Description de la Chine (La Haye)/Lié niu, ou Femmes illustres

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Scheuerleer (2p. 804-834).



LIÉ NIU


OU


FEMMES ILLUSTRES.



Lié illustres, Niu femmes. On trouvera peut-être que ce qui est contenu dans ce recueil, ne répond pas à un titre si magnifique. Ce qu'on en doit conclure, c'est de deux choses l'une : ou que les Chinois ne s'embarrassent pas beaucoup qu'un titre soit juste, ou que certaines choses dans leur idée sont bien plus relevées que dans celles des Européens, ce qui est assez vrai.


MONG KO étant en âge d’étudier, sa mère l’envoya à l’école. Un jour qu’il en revenait, elle lui demanda, en dévidant son fil, où il en était de ses études, et ce qu’il avait appris. L’enfant répondant ingénuement qu’il n’avait encore rien appris, elle prit sur-le-champ un couteau, et coupa comme de dépit, une pièce qu’elle avait sur le métier. L’enfant demanda en tremblant ce qu’elle prétendait faire par là. Mon fils, dit-elle, en n’apprenant rien, vous faites ce que je viens de faire, et encore pis. Quand on veut devenir sage, et se rendre illustre, il faut s’appliquer tout de bon, et profiter de ce qu’on entend. C’est l’unique moyen de vivre tranquille en son domestique, et d’entrer dans les charges sans aucun risque. Si vous négligez ainsi l’étude, vous ne serez qu’un malheureux, exposé à toutes les misères des plus viles conditions. Si vous faites si peu de cas de la sagesse, que vous perdiez ainsi le temps destiné à l’acquérir, il vaut mieux dès à présent prendre le métier de crocheteur, ou bien quelque autre semblable qui vous assure de quoi vivre. Si une femme ne sait rien faire, et si un homme dans sa jeunesse n’apprend rien, il faut qu’ils volent ou qu’ils soient esclaves. Voilà ce qu’on dit ordinairement, et rien n’est plus vrai.

Mong ko fut frappé de l’action et du discours de sa mère. Il prit Tse se pour son maître, et il profita si bien sous lui, qu’il devint un grand philosophe, et l’homme le plus célèbre de son temps. Sa mère le maria quand il fut en âge. Un jour, entrant dans la chambre intérieure où était sa femme, il la trouva peu modestement vêtue. Il en fut choqué, il sortit brusquement, et fut du temps sans la voir. Sa femme va trouver sa belle mère, et comme prenant congé d’elle : On dit communément, lui dit-elle, qu’une femme étant retirée dans sa chambre, son mari même n’y entre pas pendant le jour, ou très rarement. Dernièrement j’étais dans ma chambre vêtue assez négligemment ; mon mari m’ayant surprise en cet état, en a témoigné beaucoup de chagrin. Je vois qu’il me regarde comme une étrangère, Une femme ne peut avec bienséance demeurer du temps dans une maison étrangère, je viens donc prendre congé de vous, pour retourner auprès de ma mère.

Aussitôt Mong ko fut appelé par sa mère. Mon fils, lui dit-elle, quand un homme entre dans une maison, il doit s’informer si l’on y est. Il faut faire avertir par un domestique, ou du moins hausser la voix pour être entendu avant que d’entrer. Vous savez que c’est la coutume et c’est le moyen en effet qu’en entrant on trouve la salle en ordre. Pour ce qui est de tout autre appartement, quand on en ouvre la porte, on doit avoir la vue baissée. Vous avez manqué à cela, mon fils, c’est ne pas savoir les rits. Vous sied-il après cela d’être si rigide à l’égard d’autrui ? Mong ko reçut la réprimande humblement et avec actions de grâce, puis il se réconcilia avec sa femme.

Longtemps après Mong tse[1] étant à la cour de Tsi, parut un peu triste. Sa mère lui en demandant la cause, il évita de répondre nettement. Un autre jour qu’il était tout rêveur, il remuait son bâton en soupirant. Sa mère s’en aperçut et lui dit : Mon fils, dernièrement vous me paraissiez triste, et vous m’en dissimulâtes la cause. Aujourd’hui vous soupirez en remuant votre bâton. Qu’y a-t-il donc ? Ma mère, répondit Mong tse, on m’a appris qu’un homme sage ne doit aspirer aux emplois et aux récompenses que par les bonnes voies ; que quand les princes ne veulent pas nous écouter, il ne faut pas leur prodiguer nos conseils ; et que quand ils écoutent nos avis sans en profiter, il ne faut pas fréquenter leur cour. Je vois qu’ici la vraie doctrine est négligée : je voudrais me retirer ; mais je vous vois déjà sur l’âge. C’est ce qui fait mon embarras et le sujet de ma tristesse.

Le devoir d’une femme, reprit la mère, c’est d’accommoder à manger, de coudre, et de bien régler l’intérieur de la maison. Le dehors n’est point de son ressort. Quand nous sommes encore filles, nous sommes soumises à un père et à une mère. Quand nous sommes mariées, nous dépendons de nos maris, et nous devons les suivre où ils veulent. Enfin quand nous sommes veuves, et que nous avons des fils avancés en âge, nous devons aussi les suivre, comme nous faisions nos maris. C’est ce que prescrivent les rits à l’égard de notre sexe. Je suis âgée, cela est vrai ; mais n’importe. Faites votre devoir, mon fils, que je n’y sois point un obstacle ; je saurai faire aussi le mien.


King kiang fille de condition, fut mariée à Mou pé, qui avait le rang de ta fou à la cour de Lou. Elle en eut un fils nommé Ouen pé. Mou pé étant mort, King kiang se trouva chargée de l’éducation de son fils. Elle eut soin de le faire bien étudier : et quand les études furent finies, et qu’il revint à la maison, elle veilla avec soin sur sa conduite, Elle observa plus d’une fois que ceux qui venaient voir Ouen pé, le traitaient tous avec beaucoup de cérémonie ; elle conclut de là que son fils n’avait liaison qu’avec des gens au-dessous de lui pour l’âge et pour tout le reste ; et par conséquent qu’il se regardait comme n’ayant plus besoin d’instruction.

Un jour la compagnie s’étant retirée, elle l’appela pour lui faire une réprimande : Autrefois, lui dit-elle, Vou vang[2] sortant de la salle d’audience, une de ses jarretières se détacha, et son bas tombait ; regardant autour de soi, il n’y vit pas un seul homme, auquel il crut pouvoir ordonner de lui remettre son bas[3]. Il se baissa aussitôt et le fit lui-même. Hoen kong avait toujours à ses côtés trois bons amis. Il entretenait cinq officiers exprès pour observer ses fautes, et pour l’en reprendre : et il n’y avait point de jour qu’il n’écoutât sur ses défauts trente personnes. Tcheou kong dans un repas présentait jusqu’à trois fois des meilleurs mets aux vieillards. Il leur ajustait les cheveux : et quand se chargeant du gouvernement il fit ses visites, on compta parmi ceux qu’il visita plus de 70 vieillards pauvres, et logés dans les plus petites rues. Ces trois grands hommes étaient princes. Voilà cependant comme ils s’abaissaient. Au reste c’était à l’égard des gens plus âgés qu’eux ; ils n’en admettaient pas d’autres pour l’ordinaire. Par là il leur était plus facile d’oublier, pour ainsi dire, leur rang et leur dignité ; et ils faisaient chaque jour des progrès sensibles dans la vertu. Pour vous, mon fils, vous prenez une route bien contraire, vous êtes jeune et sans emploi. Cependant je vois que ceux avec qui vous avez des liaisons, vous cèdent en tout, et vous regardent comme leur supérieur. Ce sont sans doute des gens encore plus jeunes, et aussi peu avancés que vous. Quel avantage pouvez-vous tirer de ces liaisons ?

Ouen pé reçut cette réprimande avec actions de grâces. Il reconnut qu’il avait tort, et il changea de conduite. Il fit liaison avec des gens graves qu’il regarda comme ses maîtres. On ne le voyait ordinairement qu’avec de vénérables vieillards : il leur servait de conducteur et d’appui quand ils marchaient, et les servait même à table. King kiang en avait une vraie joie. Voilà, disait-elle alors, voilà mon fils qui se forme et qui devient homme.

Ouen pé commençant à entrer dans le gouvernement, King kiang lui fit un petit discours, dans lequel, par des comparaisons toutes tirées de l’art de faire des étoffes, auxquelles elle travaillait, elle lui exposa les qualités de ceux qui devaient remplir les principaux emplois du royaume. Quelque temps après, Ouen pé revenant du palais, et allant saluer sa mère, la trouva dévidant du fil. Ouen pé témoigna qu’il craignait que cette occupation ne fit quelque déshonneur à sa famille, et qu’on ne le soupçonnât de ne la pas traiter assez bien. King kiang, jetant un grand soupir : Ce sont ces fausses idées, s’écria-t-elle, qui ont perdu ce royaume, autrefois si florissant. Quoi, mon fils, vous qui avez tant étudié, et qui maintenant êtes en charge, est-il possible que vous l’ignoriez ? J’ai sur cela bien des choses à vous dire, écoutez avec attention. Les sages rois de l’antiquité cherchaient exprès les terres les moins grasses, pour y placer leurs sujets. Un de leurs plus grands secrets dans l’art de régner, était d’entretenir les peuples dans le travail et même dans la fatigue : ils avaient certainement raison. La fatigue et le travail rendent l’homme attentif et vertueux ; au lieu que l’oisiveté et les délices font naître le vice, et l’entretiennent. Les peuples qui habitent des pays gras et fertiles, sont ordinairement peu industrieux et fort voluptueux : au lieu que ceux dont le terroir est maigre, sont en même temps laborieux et gens de bien.

Ne vous imaginez pas au reste, que dans la sage antiquité l’occupation et le travail fussent uniquement pour le peuple. A quel travail ne se livraient pas nos empereurs mêmes ? Ils avaient à régler les finances, à examiner les magistrats, et le rapport que les magistrats leur faisaient. Il leur fallait veiller aux besoins des peuples, les pourvoir de bons maîtres et de bons pasteurs. Il fallait régler les supplices, et déterminer en dernier ressort les peines des criminels. Il fallait faire aux temps réglés les cérémonies publiques, et s’y préparer pendant plusieurs jours. Il n’était pas permis à un empereur de se reposer ou de se divertir, que tout ne fut dans l’ordre. Il en était de même à proportion des princes tributaires. Ils passaient le matin à s’acquitter de ce qui regardait le service de l’empereur, suivant les ordres qu’ils en avaient. Le milieu du jour s’employait à ce qui regardait le gouvernement de leur État particulier. Sur le soir ils donnaient un temps déterminé à l’examen des causes criminelles. La nuit ils réglaient ce qui regardait les ouvriers et les gens de journée. Les Grands de l’empire commençaient par vaquer le matin chacun à ce qui était de son ressort. Sur le haut du jour ils délibéraient ensemble sur le gouvernement de l’État. Le soir ils dressaient un mémoire des choses qui devaient se régler le lendemain ; il fallait qu’ils prissent sur la nuit le temps que pouvait exiger le soin de leur domestique. Il en était de même à proportion de toutes les conditions qui étaient au-dessus du simple peuple.

Pour passer des hommes aux femmes, ignorez-vous que les reines travaillaient de leurs propres mains ces ornements violets, qui pendaient au bonnet de l’empereur ; que ces bordures rouges, qui distinguaient les princes et les ducs, étaient de la main de leurs femmes ; que ces belles et larges ceintures dont usaient les Grands, et leurs habits de cérémonie, se travaillaient par les femmes de ceux-là mêmes qui les portaient ? A plus forte raison les femmes d’une condition inférieure travaillaient-elles de leurs mains les habits de leurs maris. Leur travail ne se bornait pas là. On offrait de ces sortes d’étoffes ou d’ouvrages aux princes, ou par redevance, quand on était dans leur domaine ; ou en présent, quand on n’en était pas. Enfin, pour les femmes comme pour les hommes, c’était un crime de mener une vie oisive. Voilà quelles étaient les coutumes de nos ancêtres, et cette maxime de nos anciens rois, qui a passé jusqu’à nous, suivant laquelle les Grands doivent travailler de l’esprit et du corps, se pratiquait alors inviolablement. Il n’est pas permis de les oublier, ces sages maximes et ces louables coutumes.

Faites réflexion, mon fils, que je suis veuve, et que pour vous, vous êtes tout récemment mis en place. La paresse et l’oisiveté nous conviennent-elles ? Pour moi, je tâche de n’avoir rien à me reprocher sur cela, et vous paraissez le trouver mauvais ? Que peut espérer le prince, d’un homme qui est dans ces dispositions ? Je crains fort que mon mari ne m’ait laissé en vous un fils peu digne d’un tel père, et que sa postérité ne finisse en votre personne. En effet, peu de temps après Ouen pé mourut sans enfants. King kiang dans le deuil pleurait le matin son mari, et le soir son fils.

Ki kang frère de Mou pé et oncle de Ouen pé, se trouva chef de la famille, ainsi King kiang devait passer chez lui, selon la coutume. Il l’alla donc prendre et en l’invitant, il parla avec beaucoup de respect. King kiang le suivit en silence. Lorsqu’elle fut arrivée à la maison de Ki kiang, elle entra de même, sans dire un seul mot, dans l’appartement qu’on lui avait destiné. Depuis, quoi que Ki kang la traitât comme sa mère, elle ne lui parla que très rarement, toujours de son appartement et d’assez loin. Confucius, à qui on fit part de cette conduite, loua fort King kiang de ce qu’elle gardait si bien les rits.


Tsou et Tsin étant en guerre l’un contre l’autre, le roi de Tsou mit une armée en campagne, dont il donna le commandement à Tse fa. Ce général manquant de vivres, dépêcha un courrier au roi, pour lui en donner avis. Il profita aussi de cette occasion pour faire saluer sa mère. Le courrier étant donc allé chez elle : Comment va l’armée, demanda-t-elle ? Les pauvres soldats sont-ils bien ? Madame, dit le courrier, les vivres manquent. Chaque soldat a cependant eu jusqu’ici sa ration de pois, mais bien petite, et on les compte. Et votre général, ajouta-t-elle, comment vit-il ? Madame, répondit le courrier, il se sent aussi de la disette : il n’a soir et matin que des herbes, un peu de méchante viande, et du riz fort noir. L’entretien n’alla pas plus loin. Quelque temps après, Tse fa revenant vainqueur, sa mère lui ferma la porte de sa maison.

Tse fa fort surpris de ce mauvais accueil, pria des personnes de connaissance d’en demander la raison à sa mère. Mon fils ignore-t-il, dit-elle alors, ce que fit autrefois le roi de Yué dans la guerre qu’il eut contre Ou ? Ne sait-il pas que ce prince ayant reçu sur sa route un présent de vin, il le fit boire à ses soldats ; que dans une autre rencontre, il en fit autant du sac de riz sec et rôti qu’on lui donna, et que du vin et du riz il ne se réserva rien pour lui-même ? Comment mon fils a-t-il eu le cœur de manger soir et matin ce qui lui a été servi, sans le partager avec ses soldats réduits à quelques pois par jour ? Tse fa tout vainqueur qu’il est, est à mes yeux un pauvre général ; je ne le reconnais point pour mon fils. On rapporta le tout à Tse fa. Il reconnut qu’il avait tort, il demanda pardon à sa mère, et la remercia de cette instruction. Alors la porte lui fut ouverte.


Une veuve du royaume de Lou, ayant tout préparé chez elle pour les Fêtes du nouvel an et du dernier jour, appela neuf fils qu’elle avait, et leur dit : Mes enfants, je sais qu’une femme veuve doit se tenir dans la maison de feu son mari, et que les rits le prescrivent. Mais je considère que dans ma propre famille, il n’y a personne d’un âge mur ; sans doute que dans ce temps solennel, les cérémonies s’y négligent, ou s’y font bien mal. Je veux, si vous le trouvez bon, y faire un tour aujourd’hui. Comme il vous plaira, ma mère, dirent les neuf fils à genoux. Vous devez savoir, reprit-elle, que nous autres femmes, nous ne sommes point maîtresses de nous-mêmes. Dans la jeunesse nous sommes soumises à notre père et à notre mère. Dans un âge plus avancé nous dépendons d’un mari. Dans la vieillesse et le veuvage, nous devons suivre nos enfants, et dépendre d’eux en bien des choses. Mes fils trouvent bon qu’aujourd’hui je fasse un tour à la maison de mon père : c’est une petite liberté que je prends qui n’est pas tout à fait selon la rigueur des rits. Mais je le fais pour mettre quelque ordre, où probablement il n’y en a point. Redoublez aujourd’hui votre vigilance, tenez la porte bien fermée ; je ne reviendrai que sur le soir.

Elle part aussitôt accompagnée d’un vieux domestique qu’on avait envoyé pour l’inviter. Elle se pressa de régler toutes choses et le temps étant couvert, il lui parut qu’il était tard. Elle se met donc en chemin pour s’en retourner : mais avant qu’elle arrivât, le temps s’étant éclairci, elle vit que l’obscurité du ciel l’avait trompée, et qu’il était encore de bonne heure. Elle prit le parti d’attendre dans un endroit écarté au dehors de l’habitation ; et le soir venu elle entra. Un seigneur, qui de dessus une terrasse l’avait remarqué, trouva la chose extraordinaire, et eut la curiosité de la faire suivre, et de faire examiner sous quelque prétexte, ce qui se passait chez elle. Ceux qui furent chargés de la commission, rapportèrent que c’était une maison d’honneur ; qu’il n’y avait rien qui n’y fût dans l’ordre, et même dans l’exacte observation des rits.

Alors ce seigneur fit venir la veuve : Tel jour, lui dit-il, venant du côté du nord, vous vous arrêtâtes un temps considérable en tel endroit hors des barrières, et vous n’entrâtes chez vous qu’à nuit fermée ? J’ai trouvé la chose extraordinaire, et je suis curieux de savoir ce qui vous a porté à en user de la sorte. Monsieur, répondit la veuve, j’ai perdu mon mari il y a longtemps, je demeure avec neuf fils qu’il m’a laissés. Sur la fin de l’année, ayant mis tout en ordre pour le nouvel an, avec l’agrément de mes fils, je fis un tour à ma maison paternelle. Je dis en partant à mes fils et à mes brus, que je ne reviendrais qu’à nuit close. Partie erreur, partie appréhension de rencontrer quelque ivrogne, il n’en manque pas, comme vous savez, en ce temps-ci, je partis trop tôt pour m’en revenir. Je m’en aperçus en chemin et ne voulant pas prévenir le temps que j’avais marqué à mes brus pour mon retour, je me tins dans cet endroit écarté pour attendre[4] l’heure à laquelle j’avais promis de me rendre. Ce Seigneur la loua beaucoup, et l’honora du titre de Mou[5].


Mang lou homme du royaume Hoei, épouse en secondes noces la fille de Mong yang son compatriote. Il avait eu cinq fils de sa première femme, et il en eut trois de celle-ci. Les cinq fils du premier lit ne pouvaient souffrir leur belle-mère : elle avait beau les bien traiter et leur témoigner de l’affection, elle ne gagnait rien. Craignant que ce ne fût la faute de ses propres fils, elle les sépara entièrement ; de sorte qu’ils n’avaient rien à démêler pour le logement, les habits, et le vivre : tout cela fut inutile. Ces cinq fils du premier lit continuèrent à témoigner toujours beaucoup d’aversion pour leur belle-mère. Il arriva que le troisième de ces cinq frères, pour avoir négligé un ordre du prince, fut fait prisonnier, et il y allait de sa tête. La belle-mère en parut inconsolable : elle n’omit rien de tout ce qui pouvait lui adoucir sa prison ; et de plus elle se donna tous les mouvements imaginables pour empêcher qu’il ne fût condamné. Bien des gens lui témoignèrent leur surprise, de ce qu’elle se tourmentait si fort pour un jeune homme, qui n’avait pour elle que de l’aversion.

N’importe, leur disait-elle, je le regarde comme s’il était mon propre fils. Je ferai jusqu’à la fin tout ce que je pourrai pour lui. Quelle vertu et quel mérite y a-t-il à aimer ses propres enfants ? Quelle est la mère qui ne les aime ? Je ne puis me borner là. Le père de ces jeunes gens les voyant privés de leur mère, m’a épousée pour leur en tenir lieu. Je dois donc me regarder comme leur propre mère. Peut-on être mère sans tendresse ? Si celle que j’ai pour mes propres enfants, me faisait négliger ceux-ci, ce serait manquer d’équité. Une mère qui n’a ni équité, ni tendresse, que fait-elle au monde ? S’il n’a pour moi que de l’aversion, sa haine et ses mauvaises manières ne me dispensent pas de faire mon devoir. Les réponses de cette femme devinrent publiques. Le roi en eut connaissance : en considération d’une telle mère, il lui accorda la grâce de son fils. Depuis ce temps-là, non seulement ce fils peu soumis, mais encore ses quatre frères, n’eurent pas moins de soumission et de respect pour leur belle-mère, qu’en avaient ses avaient ses trois propres fils. Elle les instruisit si bien tous huit, qu’ils occupèrent tous avec honneur les premiers emplois du royaume.


Tien tsi tse ministre dans le royaume de Tsi, tira de ceux qui dépendaient de lui une somme assez modique, et la vint remettre à sa mère. Mon fils, lui dit-elle, il n’y a que trois ans que vous êtes en place : je sais à quoi se montent vos appointements ; vous avez eu des dépenses à faire. D’où peut venir cette somme que vous m’apportez ? Ma mère, répondit Tsi tse, je vous avoue que je l’ai reçue des officiers subalternes. Mon fils, reprit aussitôt la mère, un bon ministre doit servir son prince avec affection et sans intérêt : du moins doit-il se conserver les mains nettes, et n’user point de mauvais artifices pour s’enrichir. Quand il lui en vient dans l’esprit, il doit au plus tôt les rejeter. Enfin il doit éviter jusqu’au soupçon d’être facile à recevoir un argent, qui ne vient point par les bonnes voies ; être réellement aussi désintéressé qu’il souhaite de le paraître au dehors, et donner par sa conduite de l’autorité à ses paroles. Le prince vous a fait l’honneur de vous mettre en place ; vos appointements sont considérables : c’est par une conduite irréprochable qu’il faut répondre à ses bienfaits. Sachez, mon fils, que les devoirs d’un sujet, et surtout du ministre d’un prince, ne sont pas moins inviolables, que ceux d’un fils à l’égard de son père. Il doit au prince qu’il sert, un attachement sincère, un zèle ardent, une fidélité à toute épreuve. Il doit donner des preuves de toutes ces vertus, même au péril de sa vie, si l’occasion le demande. Et comme ces occasions si périlleuses sont peu fréquentes, il faut du moins qu’il se distingue par une constante droiture, et par un désintéressement parfait. Outre les autres avantages d’une telle conduite, elle seule peut mettre à couvert de ce qui s’appelle méchantes affaires. En prenant une autre route, vous devenez méchant ministre, comment seriez-vous bon fils ? Allez, retirez-vous de ma présence ; je ne vous reconnais point pour mon fils. Faites de cet argent ce qu’il vous plaira : jamais bien mal acquis n’entrera chez moi.

Tien tsi tse se retira plein de confusion et de repentir. Il rendit l’argent de ceux dont il l’avait tiré, alla s’accuser lui-même aux pieds du prince, et lui demander le châtiment qu’il méritait. Suen vang, qui régnait alors dans le royaume de Tsi fut charmé de la vertu de cette femme, li lui fit donner de son trésor une grosse somme, pardonna à Tien tsi tse, et le conserva dans son emploi.


Kiang, fille du roi de Tsi, fut donnée pour femme à Suen vang, un des empereurs de la dynastie Tcheou. Cette princesse était également spirituelle et vertueuse. Jamais on ne remarqua rien qu’on pût blâmer dans ses actions et dans ses paroles. Elle souffrait de voir dans le prince une indolence et une paresse peu dignes de lui. Il se couchait tous les jours de fort bonne heure, et se levait à proportion encore plus tard. Voici l’expédient dont elle s’avisa pour le corriger.

Un jour elle quitta ses pendants d’oreilles, ses aiguilles, et ses autres ornements de tête ; elle se mit à l’écart dans une ruelle en posture de criminelle, et par la bouche d’une suivante, elle parla au prince en ces termes. Prince, j’ai l’honneur d’être votre servante : je sais depuis longtemps que je ne le mérite par aucun endroit. Mais à quoi je n’avais pas fait attention jusqu’ici, c’est qu’apparemment je suis une voluptueuse. C’est sans doute moi qui suis cause que Votre Majesté contre les rits, paraît tous les jours si tard, et qu’on vous regarde comme un prince qui préfère son plaisir à son devoir. Cette réputation vous fait d’autant plus de tort, que la volupté de tout temps a passé pour être la source d’une infinité de désordres. Le mal, tel qu’il puisse être, vient de moi sans doute. Mettez-y ordre promptement je vous en prie, et réparez votre réputation en punissant la coupable.

Alors Suen vang rentrant en lui-même : Levez-vous, dit-il à son épouse ; reprenez vos ornements et votre place. Il est vrai que ma vertu ne répond point à ma dignité : mais c’est uniquement ma faute, et vous n’y avez point de part. Depuis ce temps-là Suen vang s’appliqua sérieusement aux affaires de son état. Il donnait audience depuis le grand matin jusqu’au soir, et il a eu la réputation et d’un grand prince.


Chin seng, fils aîné de Hien kong roi de Tsin, fut calomnié auprès de son père par la concubine Li ki ; et n’étant point à l’épreuve d’une accusation si mal fondée, il se donna lui-même la mort. Tchong eul frère de Chin sing, et comme lui fils de la reine, craignit qu’on ne lui jouât un tour semblable. Il sortit aussitôt du royaume avec une suite de gens choisis, dont le principal était Kieou fan. Ils se retirèrent dans le royaume de Tsi. Hoen kong qui y régnait alors, reçut volontiers Tchong eul : il lui donna un équipage de vingt chariots, le traita honorablement, et lui fit épouser Tsi kiang princesse du sang, Tchong eul content de son sort, ne pensait qu’à passer ainsi le reste de sa vie, et renonçait volontiers à son droit sur le royaume de Tsin. Kieou fan ne pouvait goûter cette indifférence de Tchong eul pour un royaume dont il était l’héritier, d’autant plus que depuis sa retraite, et la mort de Hien kong son père, arrivée peu de temps après, ce royaume avait déjà changé de maître plus d’une fois, et était actuellement en trouble. Un jour que Kieou fan et les autres de la suite de Tchong eul s’entretenaient sur cela dans un endroit à l’écart, et concluaient qu’il fallait absolument que ce prince quittât sa retraite, et s’en retournât dans son royaume, pour en prendre possession, une jeune esclave les entendit, et rapporta tout à Tsi kiang. Celle-ci fait aussitôt mourir l’esclave, et va trouver Tchong eul son mari. Prince, lui dit-elle, tous ceux qui vous sont attachés trouvent fort mauvais que vous vous borniez à vivre ici. Ils sont tous d’avis que vous quittiez Tsi pour aller régner en Tsin qui vous appartient. Hier ils délibéraient des moyens de vous engager à prendre enfin cette généreuse résolution. Une jeune esclave les entendit, et me vint tout rapporter. J’ai eu peur qu’elle n’en parlât à quelque autre, et qu’il ne survînt quelque obstacle à ce dessein. J’y ai mis ordre, elle ne vit plus. Le secret vous est assuré, vous pouvez partir sans bruit. C’est l’avis de vos fidèles serviteurs, suivez-le au plus tôt. Retournez en Tsi. Depuis que vous en êtes sorti, il n’y a pas eu un moment de paix. Il vous appartient ce royaume, mettez-vous en devoir de le recouvrer. Vous éprouverez sans doute le puissant secours de Chang ti[6].

Non, répondit le prince, non, je ne sortirai point d’ici, je veux y vivre et y mourir. La princesse redoubla ses instances, et s’efforça par divers exemples, de faire naître dans le cœur de son mari le désir de régner, et l’espérance de recouvrer son royaume. Mais voyant que c’était inutilement, elle traita l’affaire avec Kieou fan. Ils convinrent qu’elle trouverait moyen d’enivrer le prince et que ses gens l’enlevant pendant son ivresse, prendraient incessamment la route de Tsin. La chose s’exécuta selon son projet. Tchong eul revenu de son ivresse, dans un premier mouvement de colère, prit une lance, et en voulut percer Kieou fan : mais celui-ci éluda le coup. Alors Tchong eul se voyant engagé, et d’ailleurs aimant Kieou fan, si l’entreprise réussit, dit-il, à la bonne heure, je te pardonne : mais si elle échoue, je te haïrai à mort[7]. On marche, on avance, on arrive à Tsin. Mou kong donna des troupes au prince Tchong eul. Il entra sur les terres de Tsin. Dès qu’on sût son arrivée, on se défit de Hoai kong qui s’était fait roi, et on déféra la couronne au prince, qui prit le nom de Ouen kong. Tsi kiang fut en même temps déclaré reine, et on l’envoya chercher dans les États de Tsi, avec les honneurs dûs à sa dignité.


Ta tse, ministre dans le royaume de Yao pensait beaucoup plus à s’enrichir, qu’à avancer les affaires de son prince, ou qu’à se faire de la réputation. Sa femme eut beau lui faire sur cela des remontrances, il s’en moqua. Il continua pendant cinq ans, au bout desquels s’étant bien engraissé du sang du peuple, il se démit de son emploi, pour aller jouir en repos de ses richesses. Elles étaient si grandes qu’il avait en se retirant une suite de cent chariots. Pendant qu’il était encore en charge, tous les gens de sa famille tuèrent à l’envi des bœufs, pour le féliciter. Sa femme au milieu de ces conjouissances, pleurait en embrassant tendrement son fils. La mère de Ta tsi était indignée du procédé de sa bru. Quel contre-temps ! disait-elle. Pourquoi troubler ainsi la fête ? Quel oiseau de mauvais augure ?

J’ai raison de pleurer, répondit la bru : tant de grandeur, et tant de richesses sans mérite et sans vertu, menacent cet enfant des plus grands malheurs. Tsu ouen autrefois ministre dans le royaume de Tsou enrichit l’État, et négligea de devenir riche. Il fut pendant sa vie honoré du prince, et adoré du peuple : sa postérité fut comblée d’honneurs et de biens, et sa réputation fut toujours la même. Hélas que mon mari lui ressemble peu. L’éclat de la grandeur présente, et la passion d’amasser, l’occupent tout entier : l’avenir ne le touche point. Il y a, dit-on, dans les montagnes du midi une espèce de léopard, qui tout féroce et tout vorace qu’il est, demeure plutôt sept jours sans manger, que de sortir par un temps pluvieux, de peur que sa peau ne perde son lustre. Plus les chiens et les cochons sont gras, plus ils sont proches de leur mort. Les misères de l’État sont encore plus grandes que les richesses de mon mari. Il ne saurait avec ce qu’il a amassé, acheter l’amour des peuples. Il me semble voir de près de grands malheurs. Je voudrais bien m’y soustraire moi et ce cher enfant.

Ce discours acheva d’irriter la mère de Ta tse  ; sa colère alla si loin qu’elle chassa sa bru. Celle-ci se retira chez sa mère avec son enfant : et cette année là même Ta tse s’étant démis de son emploi, fut malheureusement assassiné lui et ses gens, par une troupe de brigands qui enlevèrent toutes ses richesses. Il n’y eut que la mère de Ta tse à qui l’on négligea d’ôter la vie. Sa bru retourna incessamment auprès d’elle, pour la servir dans sa vieillesse. Chacun louait la prévoyance de cette bru, et la sagesse qu’elle avait fait paraître en préférant la vertu aux richesses. L’on était ravi de voir, qu’après avoir sauvé sa vie et celle de son fils, par sa résolution et sa prévoyance, elle répara par son assiduité à servir sa belle-mère, ce qu’il y avait eu de défectueux dans la manière de se retirer.


Yen tse premier ministre de Tsi, était un homme d’une fort petite taille, et avait parmi ses domestiques un géant de huit pieds de haut. La femme de ce domestique, qui servait aussi chez Yen tse, un jour que ce ministre sortit en cérémonie, fut curieuse de voir le train. Elle remarqua que son mari faisait caracoler son cheval, se dressait sur ses étriers, et enfin se donnait de grands airs, et paraissait tout fier de sa belle taille. Quand le train fut revenu, la femme de ce géant l’apostrophant en particulier. Certainement, lui dit-elle, vous êtes un pauvre homme, vous méritez bien de demeurer dans la bassesse de votre rang. Le mari surpris de ce compliment, auquel il ne s’attendait pas, lui demanda ce qu’elle vouloir dire. Voyez, reprit la femme, voyez le maître que vous servez : à peine a-t-il trois pieds de haut : cependant il a su parvenir à la première charge de l’empire, et il s’en acquitte de manière, qu’il procure à son prince beaucoup de gloire ; malgré cela il ne s’en fait point accroire. Je le regardais ce matin sortir avec tout son train, j’ai admiré son air modeste, humble, rêveur et presque timide. Au contraire j’ai pris garde que vous, qui, avec votre stature de huit pieds, n’êtes après tout qu’un esclave, vous vous donniez des airs importants et paraissiez plein de vous-même. J’en ai eu honte pour vous, et je me suis au plus tôt retirée. Cet homme reçut bien la réprimande, témoigna qu’il voulait se corriger, et demanda à sa femme comment elle croyait qu’il dût s’y prendre. Imitez, répondit-elle, imitez Yen tse votre maître. Heureux, si vous pouvez renfermer sous votre stature de huit pieds, autant de sagesse et de vertu, qu’il en possède dans un petit corps, servez-le comme il sert son prince. Si vous aimez à vous distinguer, c’est par là qu’il faut le faire. On le dit, et il est vrai, la vertu peut combler de gloire un homme jusque dans la condition la plus basse ; et cette gloire est bien plus solide, que celle de ceux que l’éclat de leur condition rend fiers et orgueilleux.

Le mari profita si bien de cette leçon, qu’il changea entièrement : on ne voyait personne plus humble, plus modeste, plus assidu au service, plus zélé pour son maître, et plus exact à remplir ses devoirs. Yen tse fut frappé de ce changement. Il lui demanda qui l’avait ainsi converti ? Le domestique répondit que c’était sa femme, et lui raconta le moyen qu’elle avait pris. Yen tse loua la sagesse de la femme, et la docilité du mari. Il fit cas d’un homme capable de prendre si promptement une résolution ferme et constante. Il lui donna un emploi : et comme il s’en acquitta fort bien, il l’avança et en fit enfin un grand officier.


Tsie yu était un homme du royaume de Tsou, qui vivait du travail de ses mains, mais qui sous un extérieur simple et pauvre, cachait une haute sagesse. Le roi qui faisait cas de la vertu, et qui connaissait celle de son sujet, voulut l’employer. Il lui envoya un homme exprès, et deux chariots chargés de présents, avec ordre de lui dire que le roi le priait d’accepter avec ces présents, le gouvernement et l’intendance générale de cette partie de ses États, qui était au midi du fleuve Hoai. Tsie yu sourit à ce compliment, mais sans répondre un seul mot ; et l’envoyé fut obligé de s’en retourner avec les présents, sans avoir eu d’autre réponse.

La femme de Tsie yu, qui était alors absente, remarqua en retournant à sa maison, des vestiges de chariots, qui ne passaient pas plus loin que sa porte. Quoi, mon mari, dit-elle en entrant, vous oubliez-vous de cette vertu et de ce désintéressement, qui ont fait jusqu’ici vos délices ? Il est venu des chariots à notre porte, et ils n’ont point passé outre. Ils étaient chargés sans doute ; car ils ont laissé de profonds vestiges. Qu’est-ce que cela, je vous prie ? C’est le roi, dit Tsie yu, qui me connaît mal, et qui croit que je vaux quelque chose. Il veut me charger du gouvernement d’une partie de ses États. Il a envoyé un homme exprès avec deux chariots chargés de présents, pour m’inviter à prendre cet emploi. Il fallait tout refuser, reprit la femme, présents et charge.

Tsie yu voulant voir si c’était sincèrement que parlait sa femme : Nous agissons tous, répondit-il, avec une inclination naturelle pour l’honneur et pour le bien. Pourquoi ne pas les accepter quand ils viennent ? Pourquoi trouvez-vous à redire que j’aie été sensible aux bienfaits du roi. Hélas ! répondit la femme toute affligée, la justice, la droiture, l’innocence, en un mot la vertu est bien plus en sûreté dans une vie retirée, et dans une honnête pauvreté, que dans l’embarras des affaires, et dans l’opulence. Était-il de la sagesse de faire un si dangereux échange ? Nous sommes ensemble il y a longtemps. Jusqu’ici votre travail nous a fourni de quoi vivre, et le mien de quoi nous vêtir : nous n’avons souffert ni faim, ni froid. Quoi de plus charmant qu’une pareille vie également innocente et tranquille ? Ne deviez-vous pas vous y tenir ? Peut-être n’avez-vous pas fait attention à la dépendance et à la servitude que traînent après eux ces présents et ces emplois : ils ôtent à l’homme une partie de la liberté, par rapport à la vertu. Ils engagent à des égards, qu’il est souvent difficile d’accorder avec une parfaite droiture et une exacte équité.

Alors Tsie yu content de sa femme : Consolez-vous, lui dit-il, je n’ai accepté ni présent, ni emploi. Je vous en félicite, dit la femme mais il reste encore une chose à faire : car être membre d’un État, et refuser de servir le prince, quand il le souhaite, il y a là quelque chose à redire. Retirons-nous, allons vivre ailleurs. Ils plièrent donc leur petit bagage : ils changèrent de nom sur la route pour n’être pas reconnus, et ils passèrent en un autre pays. Ceux qui furent instruits dans la suite du parti qu’avait pris Tsie yu, louèrent son désintéressement ; mais ils donnèrent surtout de grands éloges à sa femme, qui, sans céder à son mari dans le reste, avait montré plus de prévoyance et de grandeur d’âme.


Lai tse s’étant retiré de bonne heure de tous les embarras du monde, menait avec sa femme une vie paisible dans un endroit assez reculé. Des roseaux faisaient les murailles de sa maison : le toit était de paille. Un lit de simples planches, et une natte de jonc étaient tous les meubles de sa chambre. Lui et sa femme s’habillaient d’une toile assez grossière. Leurs mets ordinaires étaient des pois, qu’ils semaient et recueillaient de leurs propres mains. Il arriva qu’à la cour de Tsou, comme on s’entretenait des anciens sages, quelqu’un parla de Lai tse, comme d’un homme qui les égalait en vertu : il prit envie au roi de l’appeler à sa cour, et de lui envoyer des présents pour l’inviter. On laissa entendre au roi, que, selon les apparences, Lai tse ne viendrait pas. Sur quoi le roi se détermina à l’aller trouver lui-même en personne. En arrivant à sa cabane, il le trouva qui faisait des paniers propres à porter de la terre. Je suis, lui dit humblement le roi, un homme sans lumières et sans sagesse. Cependant je suis chargé du poids d’un État que m’ont laissé mes ancêtres. Aidez-moi à le soutenir. Je viens pour vous y inviter. Non, prince, répondit Lai tse, je suis un villageois et un montagnard tout à fait indigne de l’honneur, et encore plus incapable de l’emploi que V. M. daigne m’offrir. Je suis jeune et presque sans secours, lui dit le roi, faisant de nouvelles instances ; vous me formerez à la vertu : je veux sincèrement profiter de vos lumières et de vos exemples. Lai tse parut se rendre, et le roi se retira.

La femme de Lai tse revenant de ramasser un peu de bois à brûler : Que veut dire ceci, dit-elle ? Que sont venus faire ici ces chariots, dont je vois les traces ? C’est le roi lui-même en personne, dit Lai tse, qui est venu me presser de prendre sous lui le gouvernement de l’État : y avez-vous consenti, demanda la femme ? Le moyen de refuser, répondit Lai tse ? Pour moi, reprit la femme, je sais le proverbe, qui dit : qui mange le pain d’un autre, se soumet à souffrir ses coups. Il peut très bien s’appliquer à ceux qui sont auprès des princes : aujourd’hui en crédit et dans l’opulence, demain dans l’ignominie et dans les supplices ; et tout cela suivant le caprice de ceux qu’ils servent. Vous venez donc de vous mettre à la discrétion d’autrui ? Je souhaite que vous n’ayez pas lieu de vous en repentir, mais j’en doute ; et je vous déclare que pour moi je n’en veux point courir les risques : ma liberté m’est trop chère pour la vendre ainsi : trouvez bon que je vous quitte ; elle sort à l’instant, et se met en chemin. Son mari eut beau lui crier de revenir, et lui dire qu’il voulait encore délibérer ; elle ne daigna pas même tourner la tête : mais allant tout d’une traite jusqu’au midi du fleuve Kiang, elle s’y arrêta. Alors, sentant naître en son cœur quelque inquiétude sur la manière dont elle pourrait vivre, elle se répondit par ces paroles : les oiseaux et les autres animaux laissent tomber tous les ans plus de plumes et de poil, qu’il ne m’en faut pour me faire quelques habits : il se perd dans les campagnes plus de grains et plus de fruits qu’il ne m’en faut pour me nourrir.

Lai tse touché du discours et de l’exemple de sa femme, la suivit malgré son engagement. Ils s’arrêtèrent tous deux au midi du Kiang : bien des gens les y suivirent, et y transportèrent leurs familles. En moins d’un an il se forma là un nouveau village, qui dans l’espace de trois ans devint une grosse bourgade.


Le roi de Tsou ayant entendu beaucoup louer la sagesse et la vertu de Yu leng tse tchong, en voulut faire son ministre. Il lui dépêcha un homme de sa cour avec des présents, pour lui en faire la proposition. Yu leng tse tchong l’ayant entendu, pria l’envoyé d’attendre un moment, et qu’il allait lui rendre réponse. Il entre dans l’intérieur de sa maison, et s’adressant à sa femme : le roi, lui dit-il, me veut faire un de ses ministres : que vous en semble-t-il ? Si je dis oui, dès demain nous serons suivis d’un nombreux cortège, et nous aurons un pompeux équipage, nous aurons une table bien servie, et tout le reste à proportion. Encore une fois qu’en pensez-vous ? Depuis bien des années, répondit la femme, nous gagnons notre vie dans un petit commerce, et rien ne nous a manqué. Vous avez encore le loisir de lire, et de jouer de temps en temps quelque bel air. Vous n’êtes, même en travaillant, jamais sans vos livres d’un côté, sans votre kin de l’autre, et sans une joie pure au milieu. Ce train dont vous me parlez, n’est qu’une vaine parade. Pour ce qui est de la table, il est vrai qu’elle serait garnie de viandes exquises, que vous n’avez pas à présent : mais cela vaut-il la peine de vous charger de tant de soins ? Si vous acceptez ce qu’on vous offre, renoncez en même temps à cette joie pure que vous goûtez maintenant car le moyen de la conserver au milieu de tant d’inquiétudes ! Encore bienheureux, dans l’état où sont les choses, si vous évitez une mort funeste.

Tse tchong sort, et dit à l’envoyé, qu’il ne peut accepter l’honneur qu’on lui fait, qu’il prie le roi d’honorer un autre de son choix. Aussitôt il plia bagage pour se retirer ailleurs avec sa femme et pour être moins reconnu, il changea son premier métier en celui de jardinier.


Tchong eul, second fils de Hien kong roi de Tsin, sortit du royaume, pour se soustraire aux artifices de la concubine Li ki, qui par ses calomnies avait déjà fait périr Chin seng son fils aîné. Tchong eul en se retirant dans le royaume de Tsi passa par les États de Tsao. Le prince de Tsao, bien loin de lui faire honneur, se mit à l’écart dans un endroit caché, d’où il pouvait au travers d’un rideau clair, voir passer Tchong eul et son train. Le prince de Tsao ne fut pas le seul qui eut cette curiosité. Les dames du lieu l’eurent aussi. Une d’entre elles, femme de Hi fou ki Grand du royaume, ayant vu passer Tchong eul, et considéré les gens de sa suite, appela avec empressement son mari, et lui dit : Ce prince fugitif est si jeune, qu’à le voir, on ne pourrait pas juger de ce qu’il sera un jour : mais tous ceux qui l’accompagnent, sont gens d’élite. Il y en a surtout trois qui me paraissent avoir un rare mérite. Ce sont apparemment des Grands du royaume : je suis fort trompée si ces gens-là ne trouvent moyen de rétablir ce prince en ses États : s’il monte jamais sur le trône, sans doute qu’il se souviendra des bons ou mauvais traitements qu’il aura reçus dans la retraite. Notre prince qui le traite si cavalièrement, sera le premier qui éprouvera son ressentiment : en ce cas là vous auriez part à la disgrâce. Un de nos proverbes vulgaires, dit : Si vous voulez savoir quel sera le fils, voyez son père, ou celui qui tient sa place. Un autre proverbe, dit encore, qu’on peut connaître un Grand sans le voir, en voyant les gens de sa suite. Or à en juger sur ces règles, ce prince aujourd’hui fugitif deviendra un puissant roi, et sera en état de se venger des affronts qu’il aura reçus. Croyez-moi, faites-lui civilité.

Fou crut sa femme et n’ayant pas le temps de préparer autre chose, il lui fit présent d’excellent vin et pour grossir le présent, il ajusta sur le vase un diamant de prix. Tchong eul reçut le vin, et fit rendre le diamant. Il fut ensuite rétabli sur le trône de son père et sa première entreprise fut d’aller ravager Tsao, pour se venger du peu d’égard que le prince de ce pays-là avait eu pour sa personne. Mais il eut soin de donner à Fou ki une sauvegarde. Défense fut faite à quiconque, non seulement d’entrer chez lui pour y faire aucune insulte, mais même de passer les barrières de son enclos. Chacun s’empressa de mener dans sa maison l’un son père, l’autre sa mère et tous ceux qui s’y réfugièrent, y furent en sûreté. On observa si exactement ce que le roi de Tsin avait ordonné en faveur de Fou ki, qu’à la porte il y avait un marché public, où l’on vendait et l’on achetait tranquillement, comme en temps de paix. Fou ki fit honneur à sa femme du bon conseil qu’elle lui avait donné, et elle en reçut de grands éloges.


Chou ngao encore enfant rencontra un jour en se promenant un serpent à deux têtes : il le tua, et l’enterra. De retour à la maison, il va trouver sa mère en pleurant. De quoi pleurez-vous, mon fils, dit la mère ? C’est, dit l’enfant, que j’ai ouï dire, que quiconque voit un serpent à deux têtes, en meurt : j’en ai trouvé un aujourd’hui en me promenant. Qu’est devenu ce serpent, demanda la mère ? — Je l’ai tué, répondit l’enfant ; et de peur que quelque autre n’eût aussi le malheur de le voir, je l’ai enterré. Ne pleurez point, mon fils, dit alors la mère : la vue de ce serpent ne vous fera point mourir : le motif qui vous la fait enterrer vaincra ce qu’il avait de qualités malignes. Il n’y a point de malheur, dont la charité ne mette à couvert. Tien, tout élevé qu’il est au-dessus de nous, voit et entend tout ce qui se passe ici-bas. Le Chu king ne dit-il pas : Hoang tien protège la vertu où elle se trouve, sans acception de personnes ? Ne pleurez point, mon fils, soyez en repos ; vous vivrez, et vous serez grand dans l’État. En effet Chou ngao devint dans la suite un des premiers officiers de Tsou sa patrie. Cette prédiction vérifiée par l’évènement, fit grand honneur à sa mère, et on la regarda comme une personne fort éclairée dans les voies de Tien.


Pe tsong par son esprit était parvenu de bonne heure aux premiers emplois de la cour de Tsin : mais il y avait apporté un défaut dangereux partout, et encore plus dangereux à la cour qu’ailleurs. Par un excès de droiture il réfutait tout ce qu’on avançait, pour peu qu’il y entrevît la moindre apparence de fausseté, et il le faisait avec si peu de ménagement, qu’il couvrait souvent les gens de confusion. Sa femme qui lui connaissait ce défaut, l’exhortait sans cesse à s’en corriger. Mon mari, lui disait-elle, on dit que les peuples ont naturellement de l’inclination pour leur prince, avant même qu’il leur ait fait aucun bien. Mais on dit aussi qu’un voleur a naturellement de l’aversion pour celui qu’il a volé, quoiqu’il n’en ait point reçu de mal. C’est que les peuples attendent toujours du bien de leur prince, et le voleur craint toujours d’un homme qu’il a volé. Appliquez-vous cette réflexion, je vous en conjure, et soyez persuadé que s’il y a des gens qui aiment la droiture partout où ils la trouvent, il y en a encore bien plus qui la haïssent, parce qu’ils la craignent. La vôtre est redoutée, du moins de tous ceux qui n’en ont pas. Vous savez qu’ils sont en grand nombre : ce sont autant d’ennemis que vous avez, et qui vous feront sentir tôt ou tard les effets de leur haine. Ménagez un peu plus les gens.

Malgré les sages avis de sa femme, Pé tsong allait son train accoutumé. Un jour revenant du palais, il parut plus gai qu’à l’ordinaire. Il me semble, lui dit sa femme, voir sur votre visage un air de gaieté et de satisfaction que je ne vous ai pas encore vu. Peut-on savoir quelle en est la cause ? Aujourd’hui, répondit Pé tsong en s’applaudissant, je me suis trouvé au palais avec plusieurs officiers de mon rang. L’entretien a duré du temps, et j’y ai eu bonne part. Aussi tous d’une commune voix m’ont fait l’honneur de me comparer à Yang tse[8].

Pour moi, dit la femme, j’ai ouï quelquefois comparer les personnes qui parlent peu, et qui le sont d’une manière simple, à certains arbres qui n’ont nulle beauté, mais dont les fruits sont excellents. J’aimerais beaucoup mieux pour vous une comparaison semblable, que celle dont vous vous applaudissez. Car comme on vous compare à Yang tse, on peut comparer Yang tse lui-même à un bel arbre qui ne porte point de fruit. Yang tse, dit-on, parlait beaucoup, mais sans trop prendre garde à ce qu’il disait. C’est ce qui lui attira des affaires fâcheuses. Sur cet article la comparaison de vous à lui est assez juste mais je ne vois pas pourquoi vous en applaudir.

N’est-ce pas là, dit Pé tsong, votre ancienne chanson que vous rebattez sans cesse ? Vous tournez tout selon vos idées. Je veux vous en faire revenir une bonne fois : et voici le moyen qui me vient dans l’esprit. Je donnerai ici un repas à mes collègues ; nous ferons avant le repas une conférence. Vous entendrez de l’intérieur de votre appartement ce qui se dira, et vous vous désabuserez enfin par vous-même. Volontiers, dit la femme, j’y consens. Le jour fut assigné pour cela. Il y eut une longue conférence, qui fut suivie d’un plus long repas. Pé tsong plein de succès à son ordinaire, n’eut pas plus tôt reconduit la compagnie, qu’il alla trouver sa femme pour lui demander ce qu’elle en pensait. La femme sentit la disposition de son mari : elle conçut qu’il était fort inutile de le détromper. Elle prit donc le parti de dissimuler: et faisant semblant de se rendre, je vois bien qu’en effet, dit-elle, vos collègues vous estiment et vous cèdent le pas avec plaisir. Cependant comme elle demeurait très persuadée, que son mari avait tout à craindre des ennemis qu’il s’était faits, elle prit un autre tour pour l’engager, sans qu’il s’en aperçût, à se soustraire à leur vengeance, et profita pour cela de la bonne disposition où elle avait mis le mari, en paraissant être de son sentiment.

Ces louanges après tout qu’on vous donne, ajouta-t-elle, quelque sincères qu’elles puissent être, ne doivent pas vous aveugler sur l’état présent des choses. Le royaume est menacé des plus grands troubles ; prenez vos mesures pour n’y pas périr. Vous n’ignorez pas que la division est dans la maison royale, et qu’elle ne fait que croître tous les jours. Dans de semblables conjonctures, le plus sûr serait de nous retirer ailleurs sans bruit : mais cela n’est pas possible tandis que vous êtes en charge. Ainsi, quelque grosse que paraisse la tempête qui nous menace, il faut l’attendre avec courage[9], mais il ne faut pas s’endormir. La division est si grande entre nos princes, que le plus méchant parti qu’on puisse prendre, c’est celui de n’en embrasser aucun. Tcheou li est un prince d’un grand mérite : ou bien il aura le dessus, ou du moins il trouvera quelque ressource. Pour moi, si j’en étais crue, vous lieriez avec ceux qui sont à la tête de son parti et vous vous attacheriez à lui.

Pé tsong y ayant rêvé quelque temps : vous avez raison, dit-il à sa femme. En conséquence il s’unit étroitement avec Pi yang, chef du parti de Tcheou li. Dans le même temps que les ennemis de Pé tsong l’allaient perdre par une calomnie, qui lui devait faire couper la tête, la division de la maison royale éclata. Pi yang conduisit Tcheou li hors du royaume et Pé tsong se joignant à eux, évita le coup qu’on était sur le point de lui porter, sans qu’il le sut. Ceux qui furent instruits de cette conduite louèrent la sagesse et la prévoyance de la femme de Pé tsong.


Ling kong, roi de Ouei, s’entretenant un soir avec la reine jusque bien avant dans la nuit, ils entendirent un grand bruit de chevaux et de chariots, qui venaient du côte de l’orient. Quand ce train fut près du palais, le bruit cessa tout à coup, et quelque temps après il recommença, mais à l’occident. — Qui vient de passer là ? demanda le roi, comme par manière d’entretien ? C’est sans doute Ti pé you, répondit la reine. Comment le savez-vous, dit le roi, pour prononcer si affirmativement ? Je sais, dit la reine, que c’est le rit de mettre pied à terre devant la porte du palais ; et que ceux qui poussent le respect jusqu’où il peut aller, gouvernent tellement leur train, qu’il ne fait point de bruit, ou qu’il en fait très peu, quand ils passent devant la porte. Je sais encore qu’un bon sujet à l’égard de son prince, comme un bon fils à l’égard de ses pareils, ne sert point à vue d’œil, et fait exactement son devoir, dans les ténèbres comme en plein jour. Mais je ne connais que Ti pe you dans votre royaume qui ait cette exactitude : c’est pourquoi j’assure que c’est lui qui passe. Le roi fut curieux de savoir ce qui en était : il quitta la reine pour un moment, il s’informa qui avait passé, et sut qu’en effet c’était Ti pe you.

Cependant rentrant dans la chambre où était la reine : Madame, dit-il en souriant, j’en suis fâché, mais vous n’avez pas bien rencontré. La reine remplit une coupe, et la présentant au roi : puisque j’ai mal deviné, lui dit-elle, je vous dois des conjouissances, je vous les fais de tout mon cœur. A quel propos des conjouissances, demanda Ling kong ? C’est, dit la reine, que jusqu’ici il ne paraissait dans votre royaume qu’un Ti pe you ; vous en avez découvert un autre aussi exact que lui, c’est de quoi je vous félicite. La chose en vaut bien la peine ; car de la vertu de vos officiers dépend le bonheur de votre État. Cette réponse surprit le roi, et lui fit plaisir. Il le témoigna à la reine, et lui dit : il n’y a pas en effet deux Ti pe you. Vous aviez deviné juste. C’est lui qui vient de passer. La chose se divulgua, et fit honneur à la reine.


Ling kong roi de Tsi, avait d’abord épousé Ching ki du royaume de Lou. Il en avait eu un fils nommé Kuang, qu’il avait désigné son successeur. Ching ki étant morte, Ling kong prit les deux filles du prince de Song ; l’aînée Tchong tse pour épouse, et la cadette Yong tse pour concubine. Ling kong eut un fils de Tchong tse, qu’on nomma Yu. Yong tse entreprit de faire ôter à Kuang le titre de successeur, et de le faire passer à Yu, fils de la reine Tchong tse sa sœur. Yong tse vint réellement à bout de persuader à Ling kong ce changement. La reine Tchong tse tâcha de l’en dissuader, en lui représentant que ce n’était pas la coutume et que de semblables tentatives avaient ordinairement de funestes suites. Kuang est l’aîné, disait-elle, et est déclaré successeur : pourquoi le dégrader sans raison ? C’est chercher des malheurs de sang-froid. Si je m’en repens, dit Ling kong, c’est mon affaire. Tchong tse eut donc beau s’y opposer, on se moqua d’elle de ce qu’elle résistait ainsi à l’élévation de son propre fils et Ling kong poussé par l’intrigante Yong tse, déclara Kuang déchu de son rang, et désignant Yu pour son héritier, il lui donna pour gouverneur Kao lieou. Quelque temps après Ling kong tomba malade, et fut réduit à l’extrémité. Kao lieou fit quelques démarches pour préparer les esprits à l’élévation de Yu. Le succès ne fut pas tel qu’il se l’était promis. Ling kong n’eut pas plus tôt les yeux fermés, que Tsoui chu égorgea Kao lieou, et plaça Kuang sur le trône. On vit alors que la reine Tchong tse avait eu raison ; et chacun loua hautement son équité et sa sagesse.


Kong ching tse pi, du royaume de Lou, venant d’enterrer son frère aîné, fut touché et même fatigué des lamentations de sa belle-sœur ; s’étant présenté à la porte de l’appartement où était la veuve, dans le dessein de la consoler, son compliment fut, qu’elle devait modérer sa douleur, et qu’il aurait soin de la bien remarier. Cependant il laissa passer plusieurs années, sans même y penser. Le roi de Sou lui ayant fait offrir l’emploi de ministre, il demanda à sa belle-sœur, s’il devait l’accepter ou non. Non répondit-elle, ne l’acceptez point. Mais encore pourquoi, demanda Tse pi ? Pourquoi, lui dit-elle ? Mon mari étant à peine enterré, vous vîntes me dire, comme pour me consoler, que vous me remarieriez : ce fut un contretemps ridicule, et une faute énorme contre les rits. Mon deuil est fini depuis bien des années, et vous ne m’avez jamais dit, ni fait dire un mot, pour me sonder sur ma disposition présente. Le procédé n’est pas d’un homme éclairé. Celui qui est capable de ces sortes de fautes, peut-il soutenir avec honneur l’emploi de ministre ? Pour moi, il me paraît que non.

Si vous souhaitiez vous remarier, reprit Tse pi, que ne me le disiez-vous. Une femme ne doit jamais faire ces sortes d’avances, répondit la veuve ; c’est à ceux de qui elle dépend, d’y penser pour elle. Au reste, ce que j’en dis, ce n’est pas que j’aie jamais eu la moindre envie d’en venir à de nouvelles noces ; j’en ai toujours été fort éloignée. Ce n’est que pour vous faire sentir combien vous êtes peu capable de l’emploi qu’on vous présente. Celui qui voudrait à yeux clos juger des couleurs, se tromperait sans doute. N’est-il pas vrai ? Or je prétends tout de même, qu’un homme comme vous, qui n’entend rien aux affaires du monde les plus communes, s’il se fait ministre d’État, ne peut manquer d’attirer sur soi les malédictions des hommes, et les châtiments de Tien. Prenez-y garde, et croyez-moi, ne vous engagez point.

Tse pi ne crut point sa belle-sœur, qu’il n’avait écoutée que par manière d’entretien. Il accepta l’emploi de ministre, et l’année ne se passa pas, qu’il mourut dans les supplices. Il rendit justice en mourant, au zèle et à la sagesse de sa belle-sœur, dont il avait pris le conseil pour une vengeance de femme.


Ngai vang roi de Ouei voyant son fils le prince héritier en âge d’avoir des enfants, fit chercher des filles qui pussent être élevées au rang de ses épouses. Parmi celles qu’on amena, il s’en trouva une qui donna dans la vue de Ngai vang. Il envoya les autres au palais du prince héritier, et fit entrer celle-là dans le sien. Yu eul, seigneur de la cour, raconta le fait à sa mère. Cela n’est pas possible, s’écria-t-elle, c’est un étrange désordre ; vous deviez vous y opposer fortement. Hélas ! le royaume a des ennemis puissants, et n’a pas des forces égales aux leurs. Une parfaite vertu pouvait suppléer au peu de forces, elle l’a fait souvent. Mais le roi n’ayant ni vertu, ni force, que va devenir l’État ? Il ne voit pas le pauvre prince, car il n’a pas beaucoup de lumières, il ne voit pas le tort qu’il se fait. C’est à vous et à vos collègues de le lui bien faire sentir. L’intérêt de vos familles étant joint au bien commun de l’État, vous avez une double obligation de l’avertir, pour prévenir, autant qu’il dépend de vous, les suites d’un pareil désordre. Si d’autres sont trop lâches pour oser parler, vous, mon fils, ne manquez pas à votre devoir. Parlez, vous devez cela au prince que vous servez, et à l’État dont vous êtes membre.

Yu eul animé par le discours de sa mère, cherchait une occasion favorable pour parler au prince. Avant qu’il s’en présentât, il fut envoyé à la cour de Tsi pour une négociation pressante. Sa mère voyant que son fils était parti sans avoir pu parler au roi, se fit porter elle-même à la porte du palais : là elle élève en haut selon la coutume, une supplique, dont le contenu était : la vieille veuve de Kio io a dans le cœur une chose qui l’inquiète. Elle souhaite en donner connaissance à Sa Majesté. Le roi ordonna qu’on la fit entrer. Elle ne fut pas plus tôt en présence du roi, que lui adressant la parole, Prince, lui dit-elle, votre servante a toujours ouï compter parmi les choses qui importent le plus au bien de l’État, l’exacte observation des rits, et surtout de ceux qui sont d’hommes à femmes. Notre sexe a communément plus de tendresse que de fermeté. C’est sans doute pour cela, que les rits ont prescrit qu’on marie les filles de bonne heure. L’âge de quinze ans est le temps ordinaire pour les fiançailles, l’âge de vingt ans pour les noces. Mais suivant ces mêmes rits, les présents ordinaires étant reçus, la fille est censée l’épouse de celui qui les a faits. Il en est de même à proportion des secondes femmes : elles sont liées à celui pour qui on les a prises. Il y a pour tout cela des cérémonies qu’on doit observer. De tout temps les plus sages de nos princes ont regardé comme un de leurs principaux devoirs, de donner l’exemple en ce point : et l’expérience a souvent fait voir que de là dépend beaucoup le bonheur ou le malheur des États. Autant que Ton chan contribua à faire fleurir la dynastie Hia, autant Mo hi en avança la ruine. On peut dire la même chose de Sin et de Tan ki, par rapport à la dynastie Chang ; de Tai se et de Pao se, par rapport à la dynastie Tcheou. Cependant, prince, vous prenez pour vous contre les rits, une femme destinée à votre héritier, et sans faire attention que votre royaume est entouré de puissants voisins, et qu’il ne peut subsister, s’il y naît le moindre trouble, vous même y introduisez le désordre. Certainement votre État est en grand danger.

Le roi ayant écouté attentivement cette remontrance : j’ai tort, dit-il ; et sur-le-champ il fit passer parmi les femmes du prince héritier, celle qu’il avait voulu retenir parmi les siennes. Il fit un présent considérable à cette veuve, qui seule avait eu le courage de le reprendre : et quand Yu eul fut de retour de sa commission, il l’avança en considération de sa mère. Depuis ce temps-là Ngai vang fut beaucoup plus appliqué et plus exact à tous ses devoirs. Il mit un tel ordre dans sa maison et dans son royaume, que ses voisins, quoique puissants et assez mal intentionnés, n’osèrent jamais l’attaquer. Cette action fit beaucoup d’honneur à la vertueuse mère de Yu eul.


Une fille de Chin fut promise à un jeune homme de Fong. Quand ils furent tous deux dans un âge nubile, le jeune homme et ses parents vinrent demander la fille ; mais ce fut sans avoir fait les présents réglés, et sans observer les cérémonies. La fiancée répondit nettement qu’elle ne sortirait point de la maison paternelle. Comme on la pressait de passer par-dessus ces formalités : on dit communément, répondit-elle, qu’en toutes choses il est important de bien commencer et qu’une faute, qui d’abord paraît légère, a souvent de fâcheuses suites. Ce qui est vrai en tout le reste, est-il faux en fait de mariage ? Les devoirs d’époux et d’épouses ne sont-ils pas les premiers qui aient été entre les hommes ? Ne sont-ils pas le principe des autres devoirs de la vie civile ? D’ailleurs la fin du mariage est de soutenir les familles, et de perpétuer, autant qu’il se peut, les honneurs prescrits par les rits à l’égard des ancêtres, en leur donnant une postérité. Or on dit, et il est vrai, que l’eau qui sort d’une source bourbeuse, ne peut former un ruisseau bien clair. Ainsi me marier contre les rits, c’est ce que je ne ferai jamais. On lui intenta procès, elle eut beaucoup à souffrir ; mais elle persista toujours à dire, qu’on lui ôterait plutôt la vie, que d’obtenir son consentement. Ne voulant point se relâcher, elle passa ses jours dans le célibat.


Pe y, fille de Suen kong roi de Lou, fut promise à Kong koang, prince de Song. Le temps des noces étant venu, Kong koang ne vint pas lui-même prendre Pe y. Il se contenta d’envoyer un seigneur en la place. Pe y ne voulait point partir : mais elle se rendit enfin par obéissance à son père et à sa mère. Au bout de trois mois le prince de Song, ayant fait la cérémonie accoutumée de voir la nouvelle épouse dans la salle de ses ancêtres, voulut consommer le mariage. Pe y n’y voulut point consentir, parce qu’il n’avait pas gardé le rit de l’aller prendre lui-même. Il fallut encore pour la fléchir sur cela un ordre pressant du roi son père et de la reine sa mère. Dix ans après elle devint veuve. En cet état comme auparavant elle eut toujours un extrême attachement à ce que prescrivaient les rits.

Une nuit le feu prit à son palais. Sortez, Madame, s’écria-t-on, sauvez-vous, le feu vous gagne. Suivant les rits, répondit-elle, une femme de ma condition ne doit pas paraître, même dans une salle, sans les deux dames d’honneur. Attendons-les, puis je sortirai. L’une étant venue, l’autre ne paraissait point. On pressa de nouveau la princesse de se sauver, et ce ne fut qu’à l’extrémité qu’elle se rendit ; tous les princes de son temps la louèrent et admirèrent sa constance.


Une fille de Song ayant été mariée à un homme de Tsai, le mari fut attaqué d’une maladie dangereuse. La mère de cette jeune femme voulut rappeler sa fille. Non, répondit la jeune femme, je regarde cet accident arrivé à mon mari, comme s’il m’était arrivé à moi-même. D’ailleurs la pratique est qu’une femme vive et meure dans la maison, où elle a une fois été placée. Je n’ai garde de m’en éloigner, pour une fâcheuse maladie, dont mon mari a eu le malheur d’être atteint. Quand nos parents sont malades, si les médecins leur prescrivent l’herbe feou et l’herbe y, nous les allons aussitôt cueillir. Quelque rebutante que soit l’odeur de ces herbes, nous les ramassons à pleines mains, nous en remplissons notre sein, s’il est nécessaire, puis nous en tirons le suc. Dois-je moins faire pour mon mari ? Chacun loua cette jeune femme, et sa mère en particulier prit ce qu’elle avait dit sur les herbes y et feou, pour en faire une ode à sa louange.


Mong y, fille de Hoa fut promise à Hiao kong prince de Tsi. Ce prince tenta souvent de faire venir sa fiancée sans tant de cérémonies. Jamais Mong y n’y consentit. Comme Hiao kong différait toujours de faire les présents de noces et les cérémonies ordinaires, on lui donna par dérision le nom de chaste. Cela le pressa de faire enfin les frais des noces. Il vint lui-même, selon les rits, prendre Mong y chez Hoa son père. Mong y après s’être informée jusqu’à trois fois, si Hiao kong était venu en personne, se laissa conduire chez son époux. Quand elle fut arrivée, tout s’y passa suivant les rits et sa délicatesse sur les cérémonies eut lieu d’être contente.

Mais quelques années après, Hiao kong allant à Leang sie, voulut que Mong y fut du voyage. Le chariot qui la portait, versa, et fut brisé, sans cependant que Mong y en fut blessée. Hiao kong détache aussitôt un des meilleurs chariots de sa suite, pour la reconduire à Tsi, de peur de quelque autre accident. Mais ce chariot n’étant point un chariot de femme, Mong y n’y voulut point monter, et parlant au travers d’un rideau qu’elle avait dressé, à l’officier venu de la part du roi : une femme de ma condition, lui dit-elle, ne paraît pas même dans une salle sans ses deux dames d’honneur. Passe-t-elle d’un appartement à un autre ? Il faut qu’on entende le bruit qu’elle fait faire exprès aux ornements de ses habits. Quoiqu’elle sorte rarement, les rits ont cependant prescrit quels doivent être alors ses vêtements, quel doit être son équipage. Tout cela est sagement établi tant pour la bienséance extérieure, que pour conserver l’esprit et le cœur dans la droiture. Or ce chariot qu’on m’amène, n’est point dans l’ordre ; je ne puis pas m’en servir. Demeurer ici longtemps, c’est encore pis ; mourir, c’est le plus court, et je le ferai plutôt que de rien faire contre les rits. L’officier courut en poste rapporter ce discours au roi. On fit équiper promptement un chariot tel qu’il convenait, dans lequel Mong y revint à Tsi.


Tchao vang roi de Tsou, sortant pour un voyage de plaisir, y mena une de ses femmes, fille du roi de Tsi. Un jour qu’il l’avait laissée dans une petite île assez agréable, sur le bord du grand fleuve Kiang, il eut nouvelle d’une crue d’eau fort subite. Aussitôt il dépêcha quelques seigneurs de sa suite, avec l’ordre d’amener la princesse où il était. Ces seigneurs coururent en poste vers la princesse, l’invitèrent à sortir vite de cette île, et à se rendre auprès du roi, où ils avaient ordre de la conduire. Quand le prince nous appelle, répondit-elle, il donne son sceau à ceux qu’il envoie. L’avez-vous ? La crainte que les eaux ne vous surprissent, répondirent-ils, nous a fait partir à la hâte, et négliger cette précaution. Vous pouvez vous en retourner, repartit-elle, je ne vous suivrai point sans cela. Comme on lui représentait que la crue d’eau était fort subite, et paraissait devoir être grande, que s’ils retournaient chercher le sceau, ils ne pourraient revenir à temps. Je vois bien, qu’en vous suivant, je sauve ma vie, répondit-elle, et qu’en demeurant je vais périr. Mais pour éviter la mort, passer par-dessus une condition de cette importance, c’est manquer en même temps de fidélité et de courage. Il vaut beaucoup mieux mourir. On court en poste chercher le sceau : mais quelque diligence qu’on fit, l’île était abîmée quand on revint, et la princesse et ses suivantes furent submergées ; le roi la regretta fort : mais il loua encore davantage sa fidélité et sa constance.


Pe kong roi de Tsou étant mort, le roi de Ou, qui fut instruit de la sagesse, de la vertu, et de la beauté de sa veuve, dépêcha vers elle un seigneur avec une grosse somme, deux diamants d’un très grand prix, et trente chariots bien équipés, la demandant pour épouse. Du vivant de mon mari, répondit la veuve, tandis qu’il agissait au-dehors, je réglais le mieux qu’il m’était possible l’intérieur de sa maison. Du reste je m’occupais avec toutes ses autres femmes aux ouvrages propres de notre sexe. Maintenant que j’ai perdu mon mari, je veux passer auprès de son tombeau le reste des années que Tien me donnera. Je sais ce que vaut le rang que votre maître veut bien m’offrir ; ses présents pour m’y inviter, sont magnifiques : mais je ne puis accepter l’honneur qu’il me fait, sans m’en rendre indigne. Ce serait oublier feu mon mari. Or je le veux honorer après sa mort, comme j’ai fait pendant sa vie. Le regret de l’avoir perdu aurait dû m’ôter la vie. C’est défaut de tendresse en moi, que d’avoir pu lui survivre. Je me le reproche souvent : mais je n’ai garde de l’oublier, jusqu’à prendre un second mari. Reportez au roi ses présents, et retirez-vous. Le roi de Ou loua lui-même la résolution de cette princesse, et l’honora du nom de Tchin ki[10].


Ling yang roi de Ouei mourut sans avoir eu d’enfants de la reine son épouse. Il en laissa un d’une autre de ses femmes du second ordre, qui fut aussitôt déclaré roi. Cette élévation ne produisit aucun changement dans l’esprit de sa mère, elle sut se tenir dans son rang. Elle honorait et servait la reine douairière, sans se relâcher en rien de ses attentions ; et le jeune roi en faisait autant à l’exemple de sa mère. Au bout de huit ans, la reine prenant la mère de ce prince en particulier, je suis charmée, lui dit-elle, et de la manière dont vous en usez à mon égard, et du soin que vous avez eu d’inspirer au prince votre fils les mêmes sentiments pour moi ; j’ai peut-être eu tort d’admettre si longtemps vos bons offices, du moins est-il temps de vous en remercier. Votre fils règne, et il ne convient point que la mère du roi serve encore en qualité de seconde femme. Je suis une veuve sans enfants. C’est assez pour moi qu’on me souffre ici passer tranquillement le reste de mes jours. Je veux absolument quitter cet appartement d’honneur, vous le céder, et n’y entrer désormais qu’à certain temps, pour avoir l’avantage de vous y voir.

Que me dites-vous là, Madame, reprit la mère du jeune roi ? Permettez-moi de vous dire que vous n’y avez pas bien pensé. Le roi votre époux et mon maître a eu le malheur de mourir jeune ; cela est dur pour un prince : il n’a pas été assez heureux que d’avoir un fils de son épouse, il n’en a qu’un de moi, qui n’étais que sa servante. Autre sujet de tristesse qu’il a eu en mourant. Quoi ! voudriez-vous lui en donner un troisième après sa mort, en dégradant son épouse pour honorer une servante ? Y pensez-vous ? On dit, et il est vrai, que le zèle d’un bon sujet et la piété d’un bon fils, ne doivent jamais se ralentir par le nombre des années. Il ne m’est pas plus permis de me lasser du rang que je tiens à votre égard. Vous honorer, et vous servir, c’est mon devoir. S’il y a quelque honneur d’avoir donné un successeur à votre époux, cet honneur ne me dispense pas de ce que je vous dois comme à son épouse.

Ne parlons plus, dit la reine, de ce que nous étions vous et moi sous le feu roi mon mari. Son fils règne. C’est aussi le vôtre. Ainsi, tous volontaires que sont de votre part les honneurs et les services que vous me rendez, je ne puis les accepter sans faire une espèce d’injure au prince en la personne de sa mère.

La concubine ne répliqua rien : mais allant trouver le roi son fils, Prince, j’ai toujours ouï dire que le sage ne doit faire, ni permettre rien contre l’ordre. Le bon ordre ce me semble, consiste en partie, à maintenir les anciens rits, en sorte que chacun se tienne dans le rang qu’ils lui assignent. Cependant la reine épouse de votre père veut quitter son appartement, et me presse d’occuper le rang qu’elle tient à la cour. C’est me presser d’aller contre le bon ordre. J’aime mieux mourir que de le faire : et comme je vois la reine inflexible à mes remontrances, je la fléchirai par ma mort. En disant cela, elle se disposait à se donner un coup mortel. On l’arrêta et son fils fondant en larmes, s’efforça de l’apaiser, mais elle ne put consentir à vivre jusqu’à ce que la reine étant avertie de sa résolution, lui promit quoiqu’à regret, de conserver son rang, et de se laisser honorer et servir comme auparavant. Tout le monde fut également surpris et charmé de voir cet empressement dans deux femmes à user de tant de déférences l’une pour l’autre. C’est là ce qui mérite le nom de sagesse, et de vertu dignes des éloges de tous les siècles.


Une jeune femme d’une beauté rare, et d’une vertu reconnue, perdit son mari de fort bonne heure. Les plus riches du royaume la recherchaient à l’envi, mais fort inutilement. Le roi lui-même, informé de sa vertu et de sa beauté, la rechercha dans les formes, et lui députa un grand officier avec les présents ordinaires. Voici ce qu’elle répondit : mon mari m’a bien tôt laissé veuve, il est vrai ; mais je n’en aurai cependant jamais d’autre. J’aurais souhaité pouvoir le suivre mais il m’a laissé un fils qu’il faut élever. Bien des gens m’ont recherchée, tous l’ont fait inutilement, et lorsque je me croyais délivrée de ces importunes recherches, le roi lui-même les renouvelle. Est-il possible qu’on doute encore, si je ne pourrais point enfin oublier feu mon mari, pour me donner à un autre époux, et sacrifier mon devoir à une fortune éclatante ? Je veux prouver une bonne fois que je ne suis pas capable de cette lâcheté, et désabuser sur cela quiconque ne me connaît pas encore.

Après avoir parlé de la sorte, elle prend son miroir d’une main, un rasoir de l’autre, et se coupe le nez. Me voilà punie, dit-elle, d’avoir laissé tant de gens douter de ma fermeté. Allez rendre réponse au roi, et dites-lui que si je ne me donne pas la mort, c’est que je n’ai pas le courage d’abandonner mon fils dans un si bas âge. Ce que je viens de faire suffit. C’est sans doute pour ma beauté, que le roi me recherchait. Dites-lui que mon visage n’est plus qu’un reste difforme et défiguré. Il se désistera sans peine. L’officier rapporta au roi ce qu’il avait vu. Le prince loua la résolution de la jeune veuve, lui donna le titre de Kao king, et lui décerna d’autres honneurs.


Un jeune officier de Tchin venait d’épouser une fille de seize ans, lorsqu’il s’éleva tout à coup une guerre, qui l’obligea d’aller servir. Avant que de quitter sa femme : on ne sait, lui dit-il, qui meurt ni qui vit. Qui peut m’assurer que j’échapperai des dangers de cette guerre ? Je vous laisse ma bonne mère, qui n’a point d’autre enfant que moi. Au cas que je meure, que deviendra-t-elle ? Voulez-vous bien me promettre d’en avoir soin ? Oui, dit sa femme, je vous le promets.

L’officier étant effectivement mort à la guerre, la jeune veuve prit un très grand soin de sa belle-mère, travaillant elle-même de ses propres mains le jour et la nuit, pour qu’elle ne manquât de rien. Les trois ans du deuil étant finis, comme elle était jeune et sans enfants, son père et sa mère voulurent la rappeler auprès d’eux, pour la marier en secondes noces. Mais la jeune veuve en rejeta vivement la proposition. La fidélité et la justice leur dit-elle, sont nos principaux devoirs. Vous-même vous ne m’avez rien tant recommandé en me mariant, que l’attachement et l’obéissance à mon mari. Or vous saurez que ce cher mari prêt à partir pour la guerre où il a perdu la vie, me témoigna l’inquiétude que sa piété lui inspirait, sur ce que deviendrait sa mère, au cas qu’il vînt à lui manquer, et me demanda si je voulais bien lui promettre d’en avoir soin. Je le lui promis. D’ailleurs c’est le devoir d’une bru de servir sa belle-mère. Bien loin que la mort de mon mari m’en dispense, elle m’impose plutôt à cet égard une nouvelle obligation. Ne le pas faire, ce serait me rendre coupable d’infidélité et d’injustice, feu mon mari passerait pour un méchant fils, qui n’aurait pas su pourvoir efficacement à l’entretien de la mère, et qui s’en serait reposé légèrement sur une épouse peu fidèle. Plutôt mourir que d’exposer mon mari, ou de m’exposer moi-même à de semblables reproches.

Le père et la mère voyant la résolution de leur fille, ne lui parlèrent plus de se remarier. La belle-mère vécut encore vingt-huit ans. La bru fournit toujours à tous ses besoins, et la servit assidûment jusqu’au dernier soupir. Elle lui rendit après sa mort les derniers devoirs, et n’omit rien à son égard des cérémonies réglées. La constance, la fidélité, et l’assiduité de cette veuve à servir sa belle-mère, la firent beaucoup estimer. Le magistrat de Hoai yang en fit son rapport à la cour. L’empereur, qui régnait alors, lui envoya quarante livres d’or, lui donna le titre de Hiao fou[11], et lui décerna d’autres honneurs.


Vou kong, roi de Lou, étant allé rendre ses hommages à l’empereur Suen vang, se fit accompagner de son fils aîné, nommé Ko, et de son second fils nommé Hi. Suen vang ne goûtait point l’aîné des deux frères, et trouvait au contraire le cadet fort à son gré, de sorte qu’il déclara que le cadet succèderait au roi son père. En effet, quand Vou kong mourut, Hi monta sur le trône, et régna sous le nom de Y kong. Il eut un fils qui fut aussi roi dans la suite, sous le nom de Hiao kong, mais qui dans son enfance fut nommé Tching. Cet enfant étant encore au berceau, Pé yu fils de Kia, forma un parti dans le royaume, tua son oncle Y kong qui régnait, se fit lui-même proclamer roi par son parti, et fit faire irruption dans le palais, pour se défaire du petit Tching.

Au premier bruit de l’irruption, la gouvernante du petit prince le dépouilla de ses habits, en revêtit son propre enfant, et le coucha dans le berceau royal. Les gens de Pé yu tuèrent cet enfant et persuadés que c’était le prince Tching, négligèrent assez le reste ; de sorte que la gouvernante se sauva tenant le petit prince entre ses bras. A peine était-elle hors du palais, qu’elle rencontra un des grands seigneurs du royaume, oncle maternel du prince. Gouvernante, lui dit ce seigneur à l’écart, mon neveu Tching est-il mort ? Non, Monsieur, le voici, répondit-elle, j’ai mis mon fils dans le berceau du prince : on a égorgé l’un pour l’autre. Ce Seigneur donna moyen à la gouvernante de fuir sûrement avec le prince. Il demeura onze ans caché, au bout desquels tous les Grands de Lou s’adressèrent d’un commun accord à l’empereur qui régnait alors, pour lui demander la mort de Pé yu et l’élévation du jeune prince sur le trône de son père. L’empereur y consentit. Tching fut reconnu roi de Lou. En célébrant son avènement au trône, on n’oublia pas sa gouvernante, qui aux dépens de son propre sang, lui avait sauvé la vie.


Tching vang, roi de Tsou venant de monter sur le trône, se plaça sur une éminence, pour voir passer toutes les femmes, destinées à loger dans son palais. Chacune levait les yeux, les unes plus hardiment, les autres moins, pour voir en passant le prince. Une seule nommée Tse vou tint toujours les yeux baissés, et passa modestement, sans donner le moindre signe de curiosité ou d’inquiétude. Tching vang frappé de cette modestie, et voulant se divertir, jeune beauté qui passez, dit-il, une œillade, je vous en prie. Tse vou ne fit pas semblant d’entendre, et marcha son pas à l’ordinaire, tenant toujours les yeux baissés. Tching vang n’en demeura pas là : une œillade, ajouta-t-il, et je vous ferai mon épouse. Tse vou n’en leva pas plus les yeux. Le prince ajouta qu’il lui donnerait telle somme d’argent, et qu’il élèverait sa famille. Ces promesses ne la touchèrent point. Tching vang enfin descendit de cette éminence pour s’approcher d’elle, et lui parler plus commodément. Quoi ! lui dit-il, je vous offre le rang de reine, j’y ajoute encore d’autres promesses, pour vous engager à me regarder en passant ; vous vous obstinez à n’en rien faire ? estimez-vous donc si fort un de vos regards ?

Grand prince, répondit gravement Tse vou, la pudeur et la modestie sont l’ornement de notre sexe. Il m’a paru qu’il était contre la bienséance et contre mon devoir, de lever les yeux pour vous regarder sur cette éminence, où vous vous étiez placé. Voilà ce qui m’a d’abord fait tenir les yeux baissés. Si je les avais levés ensuite, sur les magnifiques promesses qu’il vous a plu de me faire, c’était agir par ambition et par intérêt, sacrifier mon devoir à ces deux passions, et par là même devenir indigne de vous servir. Voilà mes excuses, et les raisons de ma conduite. Tching charmé de cette réponse, prit Tse vou pour son épouse.


Tsi déclara la guerre à Lou. L’armée de Tsi campant sur les frontières de Lou, les sentinelles virent une femme, qui portant un enfant entre ses bras, et en traînant un autre par la main, s’enfuyait vers les montagnes. Quelques soldats coururent après elle : elle abandonna l’enfant qu’elle portait, se chargea de l’autre, et doubla le pas. L’enfant qu’elle avait laissé, la suivait de loin et pleurait d’une manière capable d’attendrir jusqu’à des soldats. La femme cependant fuyait, sans seulement tourner la tête. Le général de l’armée de Tsi, qui se trouva proche, demanda à l’enfant qu’on avait pris, si cette femme qui fuyait était sa mère ; l’enfant répondit que oui. On lui demanda encore si l’enfant que sa mère emportait, était son cadet ou son aîné ; il dit que ce n’était pas son frère. La curiosité du général fut piquée. Il ordonna à deux cavaliers de suivre cette femme à toute bride, et de la lui amener, ce qui fut bientôt exécuté.

Dès qu’elle parut, quel est cet enfant, dit le général, que tu tiens entre tes bras, et quel est celui que tu as laissé derrière toi en fuyant ? Celui que je tiens, répondit-elle, c’est le fils de mon frère aîné. Celui que j’ai laissé derrière, c’est mon propre fils. Me voyant poursuivie d’assez près, et désespérant de pouvoir sauver les deux, j’ai abandonné le mien. Quoi, répliqua le général, une mère a-t-elle rien de plus cher que son fils ? Comment abandonner le vôtre, pour sauver celui d’un frère ?

Seigneur, répondit la femme, il m’a paru qu’il était de mon devoir de sacrifier ma tendresse et mes intérêts particuliers, au bien commun de ma famille. Si prenant un autre parti, j’avais par hasard échappé à vos soldats, et sauvé mon fils, en abandonnant celui de mon frère, je passerais pour intéressée ; dès lors je serais perdue de réputation. Notre prince, et tous ses sujets ont l’intérêt en exécration.

Sur cette réponse, le général fit faire halte à son avant-garde qui marchait déjà, dit à cette femme de s’en retourner chez elle avec son fils et son neveu, et dépêcha sur-le-champ un officier à la cour de Tsi, avec ce billet pour son prince. V. M. m’a chargé de la conquête de Lou ; je prends la liberté de lui représenter, avant que de m’engager plus avant, qu’il n’est pas temps de l’entreprendre. Il n’y a pas jusque aux villageoises de ce royaume qui ne sachent et ne gardent la maxime de sacrifier au bien commun tout intérêt particulier ; que sera-ce des Grands du royaume et des officiers de guerre ? L’officier que j’envoie à Votre Majesté lui racontera une aventure qui prouve ce que j’ai l’honneur de lui écrire. » Sur ce billet et sur le récit de l’aventure, l’ordre vint à l’armée de se retirer. Le roi de Lou instruit de ce qui s’était passé, fit de beaux présents à cette femme, et la surnomma Y nei[12]. Voilà, se récrie sur cela l’historien chinois, quelle est la force du désintéressement parfait ! Il sauve un royaume entier par le moyen d’une villageoise.


Sous le règne de Suen vang, les huissiers courant la campagne, trouvèrent un homme qu’on venait de tuer, et à quelques pas deux frères qu’ils saisirent comme auteurs du meurtre. L’affaire étant examinée, on trouva que le mort n’avait qu’une plaie : d’où l’on conclut qu’un des deux frères n’avait point frappé. Il était question de savoir lequel avait donné le coup. On y fut fort embarrassé : car l’aîné disait, c’est moi. Le cadet soutenait au contraire que son aîné était innocent, que lui seul était le coupable. Les tribunaux inférieurs portèrent l’affaire au ministre, qui en fit son rapport à l’empereur.

Les élargir tous deux, dit le prince, c’est pardonner aux meurtriers, et autoriser le crime. Les condamner tous deux à mort, c’est aller contre les lois, puisqu’il est certain qu’un seul a frappé ; il me vient une pensée. Leur mère doit mieux les connaître que personne. Il faut que l’un des deux meure. Lequel des deux ? C’est sur quoi il faut s’en rapporter à leur mère. Le ministre l’ayant fait venir. Un de vos fils, dit-il, a tué un homme, et doit mourir pour expier ce crime. Chacun d’eux excuse son frère, et se dit le coupable. L’affaire est allée jusqu’au prince. Il a prononcé l’arrêt de mort contre l’un des deux, mais que du reste on s’en rapportât à vous, pour le choix qu’on devait faire.

La pauvre mère fondant en larmes : s’il faut, dit-elle, absolument qu’il y en ait un des deux qui perde la vie, que ce soit plutôt le cadet que l’autre. Le ministre faisant écrire sa réponse, ne laissa pas de lui témoigner qu’il était surpris qu’elle préférât ainsi l’aîné contre l’ordinaire des femmes, qui aiment plus tendrement leurs derniers enfants ; et il fut curieux de savoir pourquoi elle en usait autrement.

Seigneur, dit-elle, de ces deux frères le cadet seul est mon propre fils. L’aîné est d’un premier lit. Mais j’ai promis à feu mon mari de le regarder comme mon fils, et je lui ai jusqu’ici tenu ma parole. Sauver le cadet au préjudice de l’aîné, ce serait la violer, et n’écouter que les mouvements d’une tendresse intéressée. Le choix que j’ai fait me coûte, mais je crois m’y devoir tenir. Ces dernières paroles furent entrecoupées de gémissements et de sanglots. Le ministre ayant de la peine lui-même à retenir ses pleurs, se retira pour aller faire son rapport au roi. Le prince accorda la grâce aux deux fils en considération de la mère, dont il loua hautement la vertu et le généreux désintéressement.


Certain lettré de province ayant eu un emploi à la cour, laissa sa femme à la maison. Un homme du voisinage profita de cette absence pour entretenir avec elle un mauvais commerce, mais ayant su que le mari devait incessamment revenir, il parut craindre qu’à son retour il ne vînt à découvrir l’intrigue, et n’en témoignât son chagrin par quelque coup violent. J’y mettrai ordre, dit la femme, je vais préparer un vin empoisonné, dont je lui ferai boire. Peu de jours après le mari arrive. Vous avez bien fatigué, dit la femme, il faut un peu vous remettre, J’ai du vin qui vous attend. J’en ai peu, mais il est excellent. Apportez ce pot, dit-elle à sa suivante, que mon mari goûte un peu ce vin. La suivante instruite du poison se trouve embarrassée : elle n’avait pas le courage d’empoisonner son maître ; elle ne voulait pas non plus révéler le crime de la maîtresse. Voici l’expédient qu’elle imagina : ce fut de laisser tomber exprès le pot, de sorte que tout le vin se répandit par terre. Son maître naturellement colère, ignorant le service qu’elle lui rendait, la maltraita fort. Les jours suivants la maîtresse qui craignait qu’elle ne parlât, la battait cruellement sous divers prétextes, cherchant à la faire mourir sous les coups.

Sur ces entrefaites le mari fut instruit par un de ses frères de la conduite de sa femme, et du poison qu’on disait qu’elle lui avait préparé. Ce qui s’était passé dans la maison depuis son retour, était pour lui une confirmation assez sensible du rapport qu’on lui faisait. Il fit mourir sa femme sous les coups des mêmes verges dont elle maltraitait sa suivante. Ensuite il demanda à cette fille pourquoi elle n’avait pas tout découvert, plutôt que de se laisser si cruellement maltraiter. Je n’avais garde, répondit-elle ; c’était faire perdre en même temps la vie et la réputation à ma maîtresse : j’aimais mieux mourir moi-même. Son maître, partie par estime, partie par reconnaissance de ce qu’elle lui avait sauvé la vie, voulut la prendre pour femme : mais elle n’y consentit point. Ma maîtresse est morte honteusement, dit-elle, je ne devrais pas lui survivre : comment oserais-je prendre sa place. Non, je me tuerai plutôt. Son maître se contenta donc de lui faire des présents considérables, et de penser à la bien marier. Dès qu’on le sut dans le voisinage, ce fut à qui l’épouserait.


Un homme riche nommé Tchu yai ayant perdu sa femme, et n’ayant qu’une fille encore petite, se remaria. Il avait d’assez belles perles ; il les donna à sa femme, qui s’en fit des bracelets. Six ans après Tchu yai mourut mais dans une terre étrangère. Sa femme dans le fort de sa douleur et de son deuil jeta les bracelets de perles. Un fils d’environ neuf ans qu’elle avait eu du premier mari, ramassa ces bracelets qu’il trouva par terre et sans que personne en sut rien, les mit dans la cassette où sa mère avait son miroir, et d’autres petits meubles, dont elle n’usait point pendant son deuil. Quand ses frères et ses autres parents furent avertis de sa mort, ils se rendirent auprès de la veuve, pour aller chercher le corps du défunt, et le conduire à la sépulture de ses ancêtres. Sur le chemin était une douane, et il y avait peine de mort pour quiconque y serait trouvé saisi de perles. La cassette visitée, on y en trouva. Le crime est clair, dit le douanier. Il ne s’agit plus que de savoir qui en est coupable. Tsou[13] craignit pour la belle-mère, à qui appartenait la cassette, et s’adressant au douanier : c’est moi, lui dit-elle, qu’on doit punir, ne cherchez point d’autre coupable. Comment cela ? dit le douanier, car il faut faire un procès verbal. A la mort de mon père, dit Tsou, ma belle-mère a jeté les bracelets. J’ai trouvé que c’était dommage, je les ai ramassés, et mis dans cette cassette : ma belle-mère n’en a rien su. On vient dire à la belle-mère la déclaration de Tsou. Elle court aussitôt vers la jeune fille, pour savoir ce qui en était. Oui, ma mère, continua Tsou, ces bracelets que vous jetâtes, c’est moi qui les ai ramassés à votre insu, et mis dans cette cassette. On les a surpris à cette douane, et la loi prescrit pour cela, dit-on, la peine de mort : c’est moi qui la dois subir. Tsou parlait si affirmativement contre soi-même, que sa belle-mère croyait presque qu’elle disait vrai.

Cependant, par tendresse et par compassion, elle va interrompre le douanier, qui avait la déposition de Tsou. Monsieur, lui dit-elle, attendez je vous en prie : ma fille n’est point coupable ; ne vous en prenez point à elle. Ce sont mes bracelets et non les siens. A la mort de mon mari, je les pris et les mis dans cette cassette. La douleur, les soins, la fatigue, m’ont fait oublier qu’ils y étaient : c’est ma faute, qu’on me punisse. Non, reprit la fille avec fermeté, c’est moi qui ai ramassé ces bracelets. Non, dit la mère, c’est moi-même : ma fille ne parle ainsi que par tendresse pour moi, et pour me tirer du péril à ses dépens. Seigneur, disait la fille, par compassion pour moi, ma mère se charge d’une faute qu’elle n’a pas faite, elle s’expose elle-même pour me sauver la vie. Enfin l’une ne pouvant l’emporter sur l’autre dans ce généreux combat, elles s’embrassèrent toutes deux, tâchant de se vaincre mutuellement par leurs sanglots et par leurs larmes. Tous les parents étaient en pleurs à ce spectacle, les gens les plus indifférents en étaient attendris, jusqu’à ne pouvoir retenir leurs larmes. Il n’y eut pas jusqu’au commis de la douane à qui le procès tomba des mains.

Celui qui présidait à ce tribunal, pleurant lui-même ; voilà, dit-il, une aimable générosité dans la mère et dans la fille. C’est à qui mourra des deux. Pour moi, je mourrais plutôt, s’il le fallait, que de condamner l’une ou l’autre. Il jeta par terre les perles, et renvoya tout le monde, mettant cette faute au rang de celles dont on ne connaît point les coupables. Le convoi poursuivit sa route, et l’on sut bientôt après, que c’était l’enfant de neuf ans qui avait mis là ces perles, sans en dire mot à personne. On en estima d’autant plus la généreuse tendresse de Tsou, et de sa belle-mère.


Les exemples qu’on vient de rapporter, sont tirés d’un ancien recueil, dont l’auteur vivait il y a deux mille ans : on n’a fait que les traduire.

On eût pu en rapporter plusieurs autres, en feuilletant les histoires particulières des différentes villes : car comme je l’ai déjà dit ailleurs, c’est un usage à la Chine, que chaque ville imprime l’histoire et les annales de son district.

Ces histoires sont divisées en plusieurs chapitres, selon la différence des matières. Le premier contient la carte du lieu, et en expose bien ou mal la situation : un autre fait le détail des denrées que le pays produit : un troisième marque à quoi monte le tribut qui se paye à l’empereur : le quatrième déclare quel est le nombre des familles : le cinquième contient les monuments antiques, s’il y en a ; enfin les derniers chapitres font l’éloge des hommes ou des femmes illustres, qui se sont distingués par un mérite au-dessus du commun, ou par quelque action éclatante de vertu.

Le grand nombre de ces prétendues héroïnes dont on parle, sont de jeunes veuves qui se sont procuré la mort, pour ne pas consentir à un second mariage, auquel on voulait les contraindre.

On y voit aussi des exemples de plusieurs autres qui se sont signalées par la piété filiale, par leur pudeur, et par la constance avec laquelle elles ont mieux aimé périr, même dans les flammes que de courir le moindre risque d’être déshonorées.

Comme on ne s’est proposé en rapportant ces différentes histoires, que de donner la connaissance des mœurs, des coutumes, et des idées de la nation chinoise, sur l’héroïsme qu’elle attribue aux personnes du sexe, on a cru devoir se borner à ce petit nombre d’exemples d’autant plus que ceux qu’on trouve dans les registres dont je viens de parler, sont assez semblables et que d’ailleurs ils y sont racontés d’une manière sèche et ennuyeuse.


  1. Mong était son nom de famille. Ko son nom distinctif, ou petit nom, disent les Chinois. Tse, manière honorable de nommer quelqu'un.
  2. Il était empereur.
  3. C’est qu’il n’avait avec soi que des gens d’un grand âge et d’un grand mérite qu’il respectait.
  4. Elles auraient pu soupçonner d'avoir voulu les tromper et les surprendre ; cela aurait pu diminuer leur confiance et leur attachement.
  5. Mou signifie mère. Il signifie maître ou maîtresse. Ainsi suivant la construction chinoise cela peut signifier mère maîtresse, ou maîtresse des mères. Le premier est plus naturel.
  6. Chang suprème. Ti empereur, seigneur.
  7.  mot à mot, j’aurai le cœur à manger ta chair.
  8. Nom d'un philosophe.
  9. Elle jugeait que ce prince sortirait du royaume, comme il le fit en effet, et que son mari le suivant, serait à couvert de la vengeance des ennemis qu’il s’était faits.
  10. Tchin signifie chaste. Ki est le nom d’une reine fameuse dans la première antiquité.
  11. Hiao. Piété filiale, pieux, pieuse. Fou. Femme mariée, ou qui l'a été.
  12. Justice, désintéressement, désintéressée. Nei. Sœur cadette, comme qui dirait, la sœur désintéressée, ou la généreuse sœur.
  13. c’était le nom de la jeune fille qui avait alors treize ans.