Description de la Chine (La Haye)/Préface

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Scheuerleer (Tome Premierp. ix-lix).


PRÉFACE


L’EMPIRE de la Chine a été depuis fort longtemps un objet de curioſité pour l’Europe ; les prémieres connoiſſances qu’on en eût, trouverent d’abord peu de créance dans les eſprits ; la Relation que publia le Voyageur Vénitien, qui, à la ſuite des Tartares, avoit parcouru quelques Provinces de cet Empire, paſſa pour le fruit d’une imagination qui cherchoit à s’égayer ; tout ce qu’il racontoit de l’ancienneté de cette Monarchie, de la ſageſſe de ses loix & de ſon gouvernement, de la fertilité de ſes terres, des richeſſes de son commerce, de la multitude prodigieuſe de ſes habitans, de la douceur & de la politeſſe de leurs mœurs, de leur application à faire fleurir les Arts & l’Agriculture, de leur goût & de leur ardeur pour les Sciences, tout cela fût regardé comme de pures fictions, où la vraiſemblance n’étoit pas même obſervée. On ne pouvoit ſe perſuader qu’au-delà de tant de Nations à demi barbares, & à l’extrémité de l’Aſie, il se trouvât un puiſſant État, qui ne le cédait guère aux États les mieux policés de l’Europe.

Avec le temps on revint de ces préjugez, et l’on rendit plus de juſtice à la ſincérité de l’Auteur Vénitien, ſur surtout lorsqu’on vit que ce qu’il avait avancé, s’accordait avec les relations que donnèrent les premiers missionnaires, qui vers la fin du quinzième siècle pénétrèrent enfin dans la Chine, dont jusqu’alors, par des vues politiques de cette nation, l’entrée avait été fermée à tous les étrangers. On ne put pas s’empêcher de se rendre, et d’ajouter foi au témoignage de personnes, que leur état, leur droiture, leur capacité, et leur désintéressement mettaient hors de tout soupçon.

La curiosité se réveilla, et l’indifférence qu’on avait témoignée jusqu’alors pour la Chine, se changea dans un vif empressement de connaître une nation si ancienne, et dont on rapportait des choses si singulières. Mais cette curiosité-là même fit éclore un nombre de petites relations, faites sans choix ni discernement, qui donnaient les plus fausses idées de cet empire. Qu’un vaisseau européen abordât à un port de la Chine et y passât quelques mois, aussitôt les gens de l’équipage recueillaient avec avidité, et jettaient sur le papier, non seulement tout ce qui s’offrait à leurs yeux aux extrémités d’un si vaste État, mais encore tout ce qu’ils pouvaient ramasser dans les entretiens qu’ils avaient avec une populace assez peu instruite. De retour dans leur patrie, ils s’applaudissaient de leurs découvertes ; et c’est sur des mémoires si peu fidèles, qu’ils composaient leurs relations.

D’autres bien moins sincères, ont cru pouvoir amuser agréablement leurs lecteurs, en suppléant de leur propre fonds aux connaissances qui leur manquaient. C’est ce qu’a fait un voyageur italien dans un livre imprimé à Naples en l’année 1720, qui a pour titre Giro del Mondo, c’est-à-dire, Voyage autour du Monde. Il y fait une description détaillée du palais de l’empereur de la Chine, dont il n’avait d’idée que celle qu’il s’était formée lui-même ; et pour donner plus de poids à ce qu’il raconte, et le rendre plus croyable, il ne fait pas difficulté de s’autoriser du père Grimaldi, président du tribunal des mathématiques, lequel, à ce qu’il assure, voulut bien l’introduire dans le palais. Pourrait-on, après cela, se défier de la sincérité de cet auteur ?

Cependant tout ce qu’il y a de vrai, c’est qu’il vint effectivement à Peking, qu’il fit plusieurs tours dans les rues de cette grande ville, suivi d’un chinois à pied qui lui servait de valet ; qu’il rendit de fréquentes visites aux Jésuites, dont il reçut tous les bons offices qui dépendaient d’eux ; qu’il les pria de lui faire voir l’empereur, ou du moins son palais, ce qui n’était nullement en leur pouvoir ; qu’étant arrivé à un pont qu’il fallait passer pour aller au palais, il fut contraint de retourner sur ses pas parce que son valet ne voulut pas s’exposer à passer même ce pont ; qu’enfin il fut obligé de sortir de Peking sans avoir vu du palais que la porte du midi, qui est toujours fermée.

Tout cela est certain ; d’où il s’en suit que cette description qu’il fait du palais, des salles, du trône impérial, de l’audience à laquelle il se trouva, et tout le reste, est purement de son invention. Le père Grimaldi, quoique président du tribunal des mathématiques, pouvait-il, sans un ordre exprès de l’empereur, introduire dans le palais un inconnu mêlé parmi les membres d’un tribunal qui va à l’audience ? Un ministre d’État, un prince même n’aurait pas ce pouvoir.

Mais pour peu qu’on soit au fait de ce qui concerne la Chine, on est bien plus surpris qu’un auteur célèbre par son savoir, ait perdu son temps, non seulement à traduire en notre langue deux anciennes relations arabes sur la Chine, qui ne sont qu’un tissu d’absurdités et de mensonges ; mais encore à prodiguer son érudition par de longs éclaircissements qu’il a donnés sur ces Contes arabesques. Il ne fallait pas un grand fonds de critique, pour s’apercevoir que ces marchands arabes ne méritaient nulle créance, et n’avaient pas même mis le pied à la Chine : mais quand le cœur se laisse une fois préoccuper d’une passion, l’esprit est tout disposé à adopter les fables les plus ridicules, et à donner un air de vérité à tout ce qui est capable de décrier des personnes qu’on n’aime point, et qu’on se fait un mérite de ne point aimer.

Les savants n’ont pas tous cette sagacité et cette finesse de discernement qui saisit d’abord son objet, et qui sait démêler le vrai d’avec le faux, telle qu’on la trouve dans ces réflexions si sensées et si judicieuses, qu’un savant académicien[1] a fait sur la nation chinoise, et qu’il a proposées par manière de doutes au père Parrenin, dont il a reçu les éclaircissements qu’il souhaitait.

Ces sortes de relations, ou faites sans discernement, ou inventées à plaisir, ou concertées par la passion, tiennent les esprits dans l’incertitude, en rendant suspectes celles qui sont les plus vraies et les plus sincères, et faisant naître, dans des personnes même éclairées, certaines préventions, dont ils ne reviennent pas aisément. Combien en voit-on, par exemple, qui ne peuvent s’ôter de l’esprit que la nation chinoise pousse l’origine de son empire bien au-delà du déluge, et même de la création du monde ?

Si une idée si absurde a pu entrer dans l’esprit d’un très petit nombre de chinois, trompez par les feintes époques de quelques astronomes, tout le reste de la nation se récrie contre leur ignorance. Que dirait-on de ces chinois, si ayant appris qu’un auteur européen a hasardé dans un de ses ouvrages, que le monde existe de toute éternité, ils en concluaient que c’est-là une opinion commune en Europe ?

Les Chinois s’en tiennent à leur grande histoire, laquelle, bien éloignée de donner dans de pareilles rêveries, fixe le commencement de leur empire à Fo hi, encore n’assurent-ils point, quand et combien de temps ont régné Fo hi & ses successeurs jusqu’à Yao ; ce n’est que depuis cet Empereur que leur chronologie leur paraît sûre ; et en effet il y a bien peu à redire pour la durée totale et la distribution des règnes, et pour les faits importants.

De quelque idée qu’on sait prévenu, on ne peut guère disconvenir que les connaissances les plus certaines que nous ayons de la Chine, ne nous soient venues par le canal des missionnaires, qui ont passé la plus grande partie de leur vie dans la capitale et dans les provinces de ce grand empire, et qui par-là étaient à portée plus que personne, de nous en rendre un compte fidèle.

Cependant ces connaissances qu’ils nous en ont données, sont assez bornées, et quelquefois même défectueuses. La plupart occupez du grand objet qui leur a fait quitter leur patrie, et les a attiré dans cette extrémité de l’Asie, n’instruisaient guère l’Europe, que des dispositions qu’ils trouvaient dans l’esprit de ces peuples pour\r pour embrasser la foi, et des progrès que faisait l’Évangile parmi eux. Ce n’est que par occasion, et comme en passant, qu’ils ont touché légèrement quelques singularités des nouvelles contrées qu’ils habitaient.

Il y en a eu qui, fortement sollicités par les savants d’Europe, ont fait dans leurs moments de loisir des recherches assez curieuses, mais qui en certains points n’ont pas toujours été fort exactes, parce qu’ils s’en rapportaient aux livres Chinois, dont les auteurs se portent naturellement à exagérer les raretés et les merveilles de leur pays.

C’est principalement en ce qui concerne la géographie de ces vastes pays, que ces livres les ont fait tomber dans quelques méprises. Ils ont un peu trop compté sur l’exactitude des Tchi chou : on nomme ainsi certains livres qui contiennent l’histoire de chaque ville et de son district. Parmi plusieurs choses remarquables que renferment ces livres, on y trouve le plan de la ville et le nombre de bourgs et de villages qui en dépendent, avec les distances où ils sont les uns des autres. Ces distances se marquent par des lys, ou stades ; mais ces lys ont plus ou moins d’étendue dans les diverses provinces : de même qu’en Europe il y a différence de longueur dans les lieues des provinces différentes d’un même royaume. La ville de Tong tcheou par exemple, qui est à l’est de Peking, passe pour en être éloignée de quarante lys : cependant suivant les mesures dont les cartes ont été dressées par les missionnaires géographes, elle n’en est éloignée que de trente. Dans la province de Chang tong, dix lys n’en font que huit à leur compte. Dans le Nord de la province de Hou quang les mesures sont presque égales aux leurs, mais les Provinces de Kiang nan, de Fo kien, et quelques autres, comptent les lys fort différemment, comme on s’en est assuré en les comparant toutes à la même mesure. Cela seul suffit pour faire voir que les longitudes du père Martini, non plus que celles du père Noël, ne peuvent être justes, parce qu’elles n’ont été déterminées que sur des distances telles que les Chinois les comptent par leurs lys ou stades, dont il fallait du moins connaître la longueur avant que de s’en servir.

De même, par les observations que les pères Régis et Jartoux firent avec les meilleurs instruments, tant à Si ning où ils demeurèrent un mois, que dans quelques autres villes, ils trouvèrent toujours entre les hauteurs qu’ils prirent, et celles que prit autrefois le père Grueber, une différence de 29 à 30 minutes, soit que ce père eût des instruments trop courts et mal divisés, comme il est vraisemblable, soit qu’il n’ait pas eu égard au diamètre du soleil.

Du reste je ne crois pas qu’on entre dans le moindre soupçon de la bonne foi de quelques missionnaires, qui n’ayant demeuré que dans ces belles provinces, où la nature semble avoir étalé toutes ses richesses, ont donné lieu de croire par les descriptions charmantes qu’ils en ont faites, que toutes les autres provinces leur étaient semblables : ils n’ont parlé que de ce qu’ils voyaient tous les jours, et si à cette occasion on a pris en Europe de fausses idées du reste de l’Empire, ils n’en sont pas responsables : ce qu’ils ont dit n’en est pas moins vrai. On n’avait pas encore parcouru toutes les provinces, comme on l’a fait depuis par l’ordre de l’Empereur, pour en dresser une carte exacte, et tâcher, par un travail si pénible de mériter de plus en plus la protection de ce grand Monarque en faveur de la religion et de ses ministres. C’est par ce travail, continué pendant une longue suite d’années, qu’on a acquis des connaissances plus particulières et plus sûres.

Enfin le père le Comte, qui a écrit avec tant d’agrément sur la Chine, s’est borné à certaines matières, et n’a pas prétendu en donner une relation régulière et universelle ; il avertit même qu’on doit regarder le recueil de ses lettres, comme des mémoires qui peuvent être utiles à ceux qui voudront dans la suite donner une description plus complète de ce grand Empire.

C’est à cette description que je travaille depuis plusieurs années : la quantité et la diversité des matières renfermées dans le projet que j’en ai donné, a fait douter si l’exécution y répondrait. Mais on trouvera, à ce que j’espère, que j’ai entièrement rempli mon dessein, tout vaste qu’il paraît, et que je tiens même au-delà de ce que j’ai promis. Au moins n’ai-je rien négligé pour faire connaître cette vaste portion de l’Univers par tous les endroits qui méritent de l’attention, et pour m’assurer de la vérité de tout ce que j’en rapporte.

J’ai eu entre les mains une quantité prodigieuse de mémoires venus de la Chine : la lecture de ces manuscrits, où la plupart des choses qu’on y traite, étaient inutiles à mon dessein, ne m’a pas rebuté, parce que j’y trouvais de temps en temps des particularités, ou qui n’étaient pas connues, ou qui confirmaient la vérité de ce qu’on avait déjà publié dans des relations imprimées. Quand des gens désintéressés, et d’ailleurs éclairés, écrivant en différents temps et de différents lieux du même Empire, racontent les mêmes choses, dont ils sont témoins oculaires, comme s’ils les eussent concertées ensemble, il faudrait être déterminé à ne rien croire, pour ne se pas fier à leur témoignage.

D’ailleurs les fréquents entretiens que j’ai eu avec quelques missionnaires revenus de la Chine, pendant le séjour qu’ils ont fait en Europe, et encore plus les correspondances nécessaires et continuelles où je suis depuis vingt-quatre ans avec les autres missionnaires répandus dans les diverses provinces de l’Empire, m’ont mis en état d’en recevoir les secours et les éclaircissements dont j’avais besoin. Quelques-uns d’eux ont eu même la complaisance de traduire avec un grand soin certains livres d’habiles Chinois, qui devaient entrer dans cet ouvrage, et qui fournissent la preuve d’une grande partie des faits que je rapporte.

Enfin, l’ouvrage étant achevé, j’aurais pris le parti de l’envoyer à la Chine, pour le faire examiner par quelques-uns des plus anciens missionnaires, si la chose eût été d’une exécution moins lente et plus aisée ; heureusement, lorsque je m’y attendais le moins, j’appris que celui sur qui principalement je jetais les yeux, était arrivé en France, et serait dans peu de jours à Paris : c’était le père Contancin que ses supérieurs avaient député en Europe pour des affaires particulières de la mission.

Ce père, habile et expérimenté, avait demeuré trente-deux ans à la Chine, dix ans à Peking où il avait été supérieur de notre maison, et le reste du temps dans les différentes provinces. Pendant plus d’une année qu’il resta à Paris, il eût tout le loisir de lire plus d’une fois cet ouvrage, et de l’examiner, comme je le souhaitais, avec l’attention la plus sérieuse, et avec la plus sévère critique. C’est en profitant de ses lumières, soit pour discuter certains faits douteux, soit pour y ajouter des particularités intéressantes, que je me suis assuré de l’entière exactitude de tout ce que j’avance.

Après ces précautions que j’ai prises pour ne rien dire que d’exactement vrai, on verra, ce me semble, avec quel soin j’ai tâché d’éviter le reproche que je fais à certains historiens modernes, de ce qu’ils ont trop compté sur des mémoires peu sûrs et peu sincères, et que par crédulité, ou sans beaucoup de discernement, ils ont donné en Europe de fausses idées de cet Empire.

Pour ce qui est de l’ordre que j’ai cru devoir garder dans la distribution de tant de matières, on le trouvera tel que je l’ai marqué dans le projet, à la réserve de l’histoire abrégée de la monarchie Chinoise que j’ai insérée dans le premier tome, parce que cette connaissance qu’on prend d’abord des Empereurs et de ce qui s’est passé sous leurs règnes, est nécessaire pour faciliter l’intelligence de tout ce que j’en dois dire dans la suite.

C’est pour cette même raison que j’ai donné d’abord une idée générale de l’Empire, qui représente sommairement et en gros tout ce que j’explique en détail dans le corps de l’ouvrage, et que j’y joins en peu de mots l’histoire de certains peuples, et entr’autres de la nation des Si fan, qui formait autrefois un État puissant et redoutable aux Empereurs mêmes, mais qui déchirée dans la suite par des guerres intestines, s’est vu forcée de s’assujettir à la domination Chinoise.

Je n’ai pas dû omettre les observations curieuses qu’ont faites quelques missionnaires en traversant ces belles provinces, où ils marquaient jour par jour, et dans un grand détail, tout ce qui s’offrait à leurs yeux, et où il semble, en les lisant, qu’on fait avec eux le même voyage. Elles disposent à la description qui suit des quinze provinces dont l’Empire est composé.

On y voit un grand nombre de villes superbes par leur situation et par leur étendue, par la multitude de leurs habitants, par le concours extraordinaire de Chinois que le commerce y attire, par la beauté des édifices publics, et par l’abondance qui y règne : on y voit ce que des terres fertiles, et qui souvent donnent chaque année une double récolte, produisent de grains, d’arbres, et de fruits singuliers ; les métaux de toutes les sortes, les minéraux, et les marbres précieux qui se tirent du sein des montagnes ; ces plantes rares, dont les racines sont si salutaires, et qui se refusent à tout autre climat ; cette quantité de lacs, de canaux, de rivières larges et profondes qui fournissent abondamment des poissons de toutes les espèces ; cette multitude surprenante de ponts hardis, solides, et embellis de divers ornements de sculpture, qui ont été élevés pour la commodité du public ; en un mot, tout ce que l’art et la nature y ont procuré d’avantages, pour les besoins et les délices de la vie.

Outre la carte la plus générale qui renferme la Chine, la Tartarie Chinoise, et le Thibet jusqu’à la mer Caspienne, on y trouvera la carte générale de la Chine seule, et les cartes particulières de chaque province, avec plusieurs Plans des villes qui sont d’une figure différente de celle des autres villes.

Enfin, ce premier tome finit par une histoire abrégée de cette grande et ancienne monarchie. Je me suis attaché, comme je le devais, au sentiment universellement reçu parmi les Chinois, qui conduisent leur chronologie depuis l’Empereur Yao jusqu’au temps présent et qui la regardent comme certaine, ainsi que je le remarque dans l’Avertissement qui précède cette histoire.

Tous conviennent que Fo hi a été le fondateur de leur Empire, mais ils ne conviennent pas également du temps qui s’est écoulé depuis Fo hi jusqu’à Yao : Plusieurs croient qu’il y a eu des règnes incertains ; d’autres doutent que les Empereurs placés entre Chin nong et Hoang ti se soient succédés les uns aux autres, parce qu’il se peut faire que ce n’était que des princes tributaires, ou de grands officiers contemporains.

Il se trouve même quelques critiques, lesquels, par rapport au temps qui s’est écoulé depuis Yao jusqu’à nous, disputent ensemble sur la durée plus ou moins longue d’un règne particulier, ou d’une dynastie entière. Je n’ai point voulu entrer dans ces sortes de discussions, qui auraient été trop longues, et qui auraient répandu de l’obscurité et de la confusion dans la suite de l’histoire. J’ai suivi sur cela le sentiment et de nos anciens[2] missionnaires les plus versés dans la littérature chinoise, et de la plupart de ceux qui vivent encore, et dont plusieurs ne le cèdent à aucun autre dans l’étude et dans l’intelligence des livres de cette nation.

Ce qu’on peut dire en général, c’est que les historiens chinois paraissent sincères, et ne chercher que la vérité ; qu’on ne voit pas qu’ils soient persuadés que la gloire d’une nation consiste dans son ancienneté, et que, comme d’autres nations, ils n’ont point eu de raisons prises du côté de l’intérêt ou de la jalousie des peuples voisins, pour altérer ou falsifier leur histoire, qui n’est qu’une > qu’une simple exposition des principaux événements, propres à servir d’instruction ou de modèle à la postérité.

On dira peut-être que le Chu king, qui contient l’histoire de ces premiers temps, et les autres Livres Canoniques, ont péri du temps de Chi hoang ti, qui ordonna sous peine de la vie, de les brûler, et qu’en conséquence, la perte de ces monuments dait rendre l’histoire fort incertaine.

L’objection serait forte, si ces livres infiniment respectés de la nation, eussent été rassemblés dans le même lieu, et qu’il n’eût falut que peu d’heures pour les réduire en cendres. mais ils étaient dispersés dans tout l’Empire et chez tous les lettrés : tous les livres ne furent pas proscrits ; on excepta entr’autres les livres de médecine, et dans le triage qu’on en fit, on trouva le moyen de mettre en sûreté plusieurs exemplaires de ceux qu’on ordonnait de proscrire. Le zèle des lettrés en sauva un bon nombre ; les autres, les tombeaux, les murailles où on les cacha, devinrent un asile contre la tyrannie : peu à peu l’on déterra ces précieux monuments de l’antiquité, et ils reparurent sans aucun risque sous l’Empereur Ven ti, c’est-à-dire, environ 54 ans après l’incendie. Ainsi furent conservés ces livres, nonobstant les ordres rigoureux d’un prince, qui par une fausse politique, ou plutôt par une vanité ridicule, voulait les exterminer de ses États.

Je n’ignore pas qu’il parut, il y a quelques années une table chronologique de la Chine, qui ne commence qu’au règne de Lie vang, c’est-à-dire, 424 ans avant J. C. Elle a été dressée par un Seigneur Chinois qui vit encore, et qui était vice roi à Canton, lorsque les missionnaires y furent exilés. Mais ce Seigneur, ce que je sais très certainement, n’a jamais eu, et ne s’est jamais donné la réputation d’historien. Il a encore moins prétendu faire un ouvrage raisonné sur l’histoire ancienne : bien loin de discuter la question de l’antiquité Chinoise, et d’en fixer l’époque au temps où il commence sa Table, il serait véritablement offensé, s’il croyait qu’on le soupçonnât d’avoir avancé, ou d’avoir même proposé le retranchement de tous les règnes qui ont précédé celui de Lie vang. Il n’y a aucun Chinois qui osât publier un paradoxe si contraire à l’opinion reçûe de règne en règne dans toute la Chine. Cette Table Chronologique qu’il a donnée au Public, il l’a copiée d’après un livre intitulé Cang mou : ce qu’il y a uniquement de lui, c’est qu’il l’a ajustée au Cycle sexagénaire d’une manière agréable et commode.

C’est Tchu hi, écrivain de réputation, qui est auteur de l’histoire nommée Cang mou, et il a suivi pour la chronologie Se ma ouen kong, autre auteur très célèbre. mais ni l’un ni l’autre de ces fameux écrivains n’a pensé à retrancher les trois premières familles, ni même à insinuer que les Empereurs nommés dans le Chu king n’aient pas réellement existé, et ne saient que des personnages feints et allégoriques. Si quelqu’un à la Chine s’avisait de leur attribuer une pareille opinion, il serait regardé comme un visionnaire, et peut-être que sa témérité lui coûterait cher. Tous deux commencent leur histoire par Fo hi, et l’on a les commentaires de Tchu hi sur le Chu king, et sur le Chi king, où il parle toujours en homme qui suppose la réalité des règnes et des princes dont il est fait mention.

Confucius, dont le temps est assez connu, parle en termes exprès des trois premières dynasties, nommées Hia, Chang et Tcheou et assure qu’il suit dans la pratique les Rits de la dynastie Tcheou. Ce seul témoignage suffirait à la Chine pour faire couper la tête à quiconque oserait dire qu’il faut retrancher ces trois premières familles impériales de l’histoire Chinoise. Je ne crois pas même qu’on osât proposer sérieusement ce système en Europe : car, ou il faut faire aussi de Confucius un personnage fabuleux, qui n’a ni existé, ni dit ce qu’on lui attribue ; ou il faut avouer qu’on a, dans la personne de ce philosophe, un témoignage irréfragable de la réalité des trois premières dynasties, qui forment le corps du Chu king.

Ainsi on ne doit pas croire que Se ma ouen kong et après lui Tchu hi aient prétendu réduire l’époque de l’histoire chinoise au règne de Lie vang, ni en exclure les règnes précédents ; ils ont distingué dans l’histoire, des temps où ils ne croient pas que la chronologie, du moins en ce qui concerne le commencement et la fin des règnes, et la suite des années, par rapport aux Kia tse, ou cycles chinois, soit assez certaine, et elle ne leur paraît telle que depuis l’Empereur Lie vang : c’est leur extrême exactitude qui les a portés à ne pas donner, quant à la suite des années, la chronologie entière pour également certaine.

D’autres critiques moins scrupuleux assurent que le commencement des années de chaque règne se peut marquer distinctement, à commencer depuis l’onzième Empereur de la dynastie Tcheou. Or depuis ce temps-là jusqu’à l’Empereur Lie vang, où commence la table chronologique en question, on compte dix-sept Empereurs.

Quoi qu’il en soit des différentes opinions de ces critiques, la chronologie de l’histoire chinoise ne se conduit pas moins sûrement depuis Yao jusqu’au temps présent en ce qui regarde la suite des Empereurs, et les faits les plus importants de leurs règnes. C’est ce qui se développera encore mieux, lorsqu’on entendra parler dans la suite de cet ouvrage les Empereurs, et tout ce qu’il y a eu de plus illustres Chinois dans chaque dynastie, dont les discours auparavant dispersés, ont été ramassés et recueillis par le feu Empereur Cang hi.

Après ces notions générales que je donne de la Chine, j’entre dans un plus long détail de tout ce qui concerne cette nation, de son caractère, de ses mœurs, de ses usages, de son gouvernement, de ses progrès dans les sciences, de sa religion, de sa morale, etc. et je traite toutes ces matières en autant d’articles séparés, auxquels je crois avoir donné la juste étendue que chaque sujet demande.

Je parle d’abord de l’antiquité et de l’étendue de cette monarchie, de l’autorité de l’Empereur, de ses dépenses, de ses revenus, de ses équipages, de la magnificence de son palais, et de son cortège lorsqu’il sort ; de la forme de son gouvernement, soit civil, soit militaire ; des fonctions propres des mandarin, de leur pouvoir, et des honneurs qu’on leur rend ; des forces de l’Empire, des forteresses, des gens de guerre, de leurs armes, et de leur artillerie ; de la police qui s’observe, soit dans les villes, pour y maintenir le bon ordre, soit dans les grands chemins pour la sûreté et la commodité des voyageurs.

J’expose ensuite le génie et le caractère de ces Peuples, leur air, leur physionomie, leurs modes, leurs maisons, les meubles dont elles sont ornées ; les châtiments dont on punit les criminels, et l’ordre qui s’observe dans les prisons où on les renferme.

La noblesse ne se donne à la Chine qu’au mérite : je fais voir comment elle s’acquiert, et combien elle est différente de celle d’Europe. Comme les Grands sont ennemis du luxe, en ce qui concerne leur personne, ils n’en sont que plus magnifiques pour tout ce qui parait au-dehors : l’on verra quelle est leur magnificence dans leurs voyages, dans leurs fêtes, dans les ouvrages publics, tels que sont les ponts, les arcs de triomphe, les portes, les tours, les murs des villes, etc.

Tout est réglé à la Chine, jusqu’aux devoirs les plus communs de la société, et c’est ce qui m’a fait parler des cérémonies qu’ils observent dans leurs devoirs de civilité ; dans leurs visites, et les présents qu’ils se sont les uns aux autres ; dans les lettres qu’ils s’écrivent, dans leurs festins, dans leurs mariages, et dans leurs funérailles.

Pour ce qui est du peuple, il est tout occupé, ou à la culture des terres, ou aux arts mécaniques, ou au commerce ; il m’a donc fallu parler de l’estime qu’on fait de l’agriculture, et de ceux qui s’y appliquent ; de l’adresse et de l’industrie des artisans ; du commerce incroyable qui se fait au-dedans de l’Empire ; de la quantité de lacs et de rivières qui arrosent les provinces, et y produisent l’abondance et la fertilité ; des barques et des sommes, ou vaisseaux, sur lesquels on transporte tant de richesses d’une province à l’autre ; des monnaies anciennes, et de celles qui ont cours maintenant dans l’Empire.

Le commerce principal qui se fait au-dehors, surtout avec les Européens, consistant dans les ouvrages de vernis, dans la porcelaine, et dans les soieries ; j’explique d’où l’on tire le vernis, et comment se fait la porcelaine, et je donne la traduction d’un ancien auteur Chinois qui nous apprend la manière de nourrir et d’élever les vers à soie, pour la rendre et meilleure, et plus abondante.

Les diverses estampes, où une partie de toutes ces choses seront représentées au naturel, les rendront encore plus sensibles.

Les sciences, par lesquelles seules on parvient aux honneurs et aux emplois, et qui consistent principalement dans une parfaite connaissance des lois, de l’histoire et de la Morale, méritaient une attention toute particulière. C’est aussi à quoi je me suis attaché.

Je commence d’abord par l’idée qu’on doit se former de la langue Chinoise, si différente de toutes les autres langues mortes ou vivantes ; et pour cela je fais connaître quel en est le génie, de quelle manière se prononcent les mots, qui ne sont que d’une seule syllabe ; et j’y joins un petit abrégé de la grammaire de cette langue. Après quoi j’expose la manière dont ces peuples font leur encre, et leurs différentes sortes de papier, et comment ils impriment et relient leurs livres.

Puis je viens aux études des jeunes Chinois, aux divers degrés par où ils passent, et aux examens qu’ils doivent subir pour obtenir ces degrés, et parvenir enfin au doctorat. Un livre chinois, dont je donne l’extrait, nous en instruit encore mieux. On y voit l’ordre qu’on doit garder pour enseigner les jeunes gens, le choix qu’on doit faire des maîtres, les traits d’histoire qu’on doit leur faire apprendre pour les former aux bonnes mœurs, l’examen des étudiants qui aspirent aux divers degrés ; le modèle du discours qui se fait dans l’assemblée des lettrés, et le projet d’une académie, ou société de savants.

Ce ne sont-là que comme des préliminaires qui conduisent naturellement à la littérature Chinoise, c’est-à-dire, à la connaissance de ces livres si anciens et si respectés des Chinois, et qu’ils appellent King. Ils entendent par ce mot une doctrine sublime, solide, et fondée sur des principes inébranlables. Ils en comptent cinq qu’ils regardent comme canoniques du premier ordre, et qu’ils appellent Ou king, c’est-à-dire, les cinq livres par excellence.

Je donne le précis de ces cinq livres ; savoir, 1o De l’Y king, qui est un ouvrage purement symbolique. 2o Du Chu king qui contient ce qui s’est passé de mémorable sous les premiers Empereurs et législateurs de la nation, leurs instructions sur le gouvernement, leurs lois et leurs règlements pour les mœurs, dont ces premiers Héros ont été autant de modèles ; et j’en rapporte quelques extraits. 3o Du Chi king qui renferme des Odes ou des poésies, où l’on fait l’éloge des Hommes illustres, et où l’on établit les lois et les coutumes de l’Empire. On verra quelques-unes de ces Odes, dont on a fait choix, et qui sont fidèlement traduites. 4o Du Tchun tsiou, qui est inférieur aux trois premiers, mais qui ne laisse pas d’être fort estimé des savants. Il continue les Annales du royaume de Lou qui est maintenant la province de Chan tong, 5o Du Li ki, qui est comme un mémorial des lois, des cérémonies, et des devoirs de la vie civile.

Après avoir fait le précis de ces Livres, qui sont d’une antiquité très reculée, je viens aux quatre Livres Classiques ou Canoniques du second ordre, appelés Sse chu. Ce ne sont, à proprement parler, que des explications et des maximes fondées sur ces anciens monuments. Ces Livres sont de Confucius, ou ont été recueillis par ses disciples des maximes et des entretiens de ce célèbre philosophe, que toute la nation regarde comme son maître. Je fais d’abord un abrégé de sa vie, après quoi ne m’attachant qu’à ce qu’il y a de plus essentiel, je suis par ordre les Chapitres ou les Articles de chacun de ses ouvrages, qui sont : 1o Le Ta hio, c’est-à-dire, la grande Science, ou la Science des adultes. 2o Le Tchong yong, c’est-à-dire, le milieu immuable, ce juste milieu qui se trouve entre deux extrémités, et en quoi consiste la vertu. 3o Le Lun yu, c’est-à-dire discours moraux et sentencieux. 4o Meng tsee, ou le Livre du philosophe Mencius, qui donne l’idée d’un parfait gouvernement.

A ces quatre livres, j’enjoins deux autres fort estimés, et que les Chinois mettent au rang des Livres Classiques ; le premier s’appelle Hiao king, c’est-à-dire du respect filial, et contient les réponses que fit Confucius à son disciple Tseng ; le second se nomme Siao hio, qui signifie la Science, ou l’école des enfants.

Voilà proprement ce qu’on appelle la Science Chinoise, qui renferme les principes fondamentaux de leur gouvernement, et qui maintient un si bel ordre dans l’Empire. Il paraît en effet que c’est là la Science la plus propre de l’homme, puisqu’elle regarde directement sa conduite, et les moyens de le rendre parfait selon son état et sa condition.

Peut-être croirait-on, et il est naturel de le penser, que le gouvernement de la Chine, appuyé d’abord sur ces principes, s’est peu à peu affaibli pendant une si longue suite de siècles, et sous tant de différents règnes. mais les Chinois nous apprendront eux-mêmes qu’ils ne se sont jamais relâchés de la sagesse de ces maximes. C’est ce qu’on verra en parcourant la plupart des dynasties dans un recueil fait par les ordres et sous les yeux de l’Empereur Cang hi, dont le règne, qui a précédé celui d’aujourd’hui, a été si long et si glorieux.

On trouve dans ce curieux recueil les discours et les réflexions de ce qu’il y a eu de plus grand, de plus habile, et de plus éclairé dans l’Etat. Ce sont différents Empereurs qui parlent dans leurs édits, dans leurs Déclarations, dans leurs Ordonnances, dans les Instructions qu’ils envoient aux Rois, aux princes tributaires, et aux Magistrats ; ce sont les discours et les remontrances faites aux Empereurs par les premiers ministres de l’Etat, et par les meilleures têtes de l’Empire. Tout ce qu’ils disent, roule principalement sur le bon ou le mauvais gouvernement, sur l’application à l’agriculture, sur les moyens de soulager les peuples, et de fournir à leurs besoins, sur l’art et la difficulté de régner, sur la guerre, sur l’avancement des lettres, etc. La plupart de ces pièces sont terminées par de courtes réflexions de l’Empereur Cang hi, prince si habile en l’art de régner, qui les a écrites du pinceau rouge, c’est-à-dire, de sa propre main.

Les mêmes matières sont traitées dans deux autres livres dont je donne de plus courts extraits : le premier est une compilation faite sous la dynastie des Ming, le second est intitulé Les Femmes illustres, où l’on voit pareillement que sous différents règnes, les dames Chinoises se sont conduites, et ont gouverné leurs familles selon ces maximes.

Par cette espèce de tradition, l’on jugera aisément que les principes fondamentaux du gouvernement s’étant toujours maintenus à la Chine par une observation constante, on ne doit pas s’étonner qu’un si vaste État ait subsisté depuis tant de siècles, et subsiste encore dans tout son éclat.

Après ces détails sur la forme du gouvernement Chinois je passe à la religion de ces peuples, à leur Morale, à la connaissance qu’ils ont des autres Sciences, à leur goût pour l’histoire, pour la poésie, et pour le Théâtre, et enfin à leur habileté en fait de médecine. Ce sont les matières que renferme le troisième volume.

Au regard des religions approuvées ou tolérées à la Chine, j’expose, selon l’ordre des temps, la doctrine des différentes Sectes de cet Empire, et je traite, 1o du culte des anciens Chinois : tout ce que j’en dis est tiré de leurs livres classiques ; mais sans entrer dans l’explication de ce qu’ils entendent par Tien[3] ou Chang ti[4], qui est l’objet de leur culte : j’en laisse le jugement au lecteur. 2o De la Secte des Tao ssee dont je décris le système. 3o De la Secte de l’Idole Foe, dont j’explique ce que ces Idolâtres appellent doctrine intérieure et extérieure. 4o Enfin de la Secte de certains Lettrés modernes, qui se sont fait une espèce de philosophie, au moyen de laquelle, en s’attachant moins au texte des anciens livres qu’à la glose et aux commentaires de quelques Auteurs récents, ils prétendent tout expliquer par les causes naturelles. Un ouvrage en forme de dialogue, où un de ces philosophes modernes expose son système sur l’origine et sur l’état du monde, fera sentir jusqu’où s’égarent ces demi-savants.

L’établissement et le progrès de la religion chrétienne dans cet Empire était un article trop intéressant pour l’omettre : je me suis donc cru obligé d’en faire l’histoire ; mais comme je ne pouvais me dispenser de parler des contestations survenues dans les derniers temps entre les missionnaires, et que ces contestations n’entrent qu’incidemment dans un ouvrage où je fais profession d’éviter toute dispute, je ne les touche que très légèrement, ne prenant ici que la qualité d’historien, et rapportant simplement et en peu de mots ce qui a été dit de part et d’autre, soit par ceux qui ont attaqué avec tant de vivacité, soit par ceux qu’on a mis dans la triste nécessité de se défendre.

La philosophie morale fut de tout temps l’étude principale des Chinois, et c’est particulièrement en s’y rendant habiles qu’ils peuvent obtenir les honneurs et les dignités de l’Empire. mais afin de bien connaître quelles sont leurs idées et leurs maximes pour le règlement des mœurs, il faut entendre parler quelques-uns de leurs sages : c’est pour cela que je donne l’extrait de deux ouvrages de Morale ; l’un assez moderne et fort estimé de la nation ; l’autre plus ancien, qui contient des réflexions, des maximes, et des exemples en matière de mœurs.

Les Auteurs de ces deux traités ne font qu’expliquer les principes répandus dans ces livres si anciens et si respectés, dont j’ai donné le précis. Quoiqu’on ne puisse disconvenir qu’il ne s’y trouve des maximes saines, des réflexions utiles, et des exemples humainement louables on n’en reprouve pas moins ce qu’il y a de vicieux ou de criminel dans les actions qu’ils rapportent, et ce qu’il y a de faux ou d’outré dans les réflexions qu’ils font et dans les maximes qu’ils débitent.

On est bien plus éloigné de vouloir introduire en Europe des Docteurs Chinois pour y donner des leçons de vertu. La lumière de l’Evangile y brille dans tout son éclat, et développe à nos yeux d’une manière sensible, ce que toute la sagesse humaine n’a jamais pû qu’entrevoir.

Dans ce que les Sages de la Chine, ainsi que les philosophes de l’antiquité, ont dit de louable, ils ont suivi les lumières de la raison, et en les suivant, ils ont eu quelques semences, et une légère participation de la vérité ; au lieu que les chrétiens connaissent la vérité dans toute sa perfection, puisqu’ils connaissent J. C. qui est la vérité même, la raison souveraine, et la sagesse subsistante de Dieu. Toute sagesse humaine n’est que folie, si elle ne conduit pas à J. C. Il n’y a que nos livres Saints, où sa doctrine est renfermée, qui portent le caractère de la Divinité, et c’est à cette doctrine céleste que tout homme qui ne veut pas s’égarer dans de vains raisonnements, doit s’attacher inviolablement, comme aux pures sources de la vérité.

Les Sages de la Chine ont véritablement connu quelques vérités, mais ni eux, ni les anciens philosophes si vantés, ne les ont connu toutes ; ce n’est que dans la Loi chrétienne que se trouve une justice consommée, et ce n’est qu’en se nourrissant de ses maximes et en les pratiquant, qu’on peut parvenir à la véritable sagesse.

Si les philosophes chinois ont parlé quelquefois de l’humilité, dont le nom a été inconnu aux Sages du paganisme, il paraît qu’ils n’ont entendu par là que cette déférence extérieure qu’on doit avoir les uns pour les autres, certains dehors d’un air composé, certaines postures que l’on peut prendre, comme de se mettre à genoux, de se prosterner par terre ; certaines marques de soumission et d’obéissance qu’on rend aux parents, aux magistrats, et à tous ceux qui sont revêtus de quelque autorité : mais cette humilité intérieure, qui nous apprend à humilier notre cœur sous la puissante main de Dieu, à reconnaître nos fautes, à ne présumer point de nous-mêmes, à n’attribuer rien à nos propres forces ; elle ne nous est enseignée, comme le remarque S. Augustin, que par la doctrine et les actions de J. C. lorsqu’il nous a dit : Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur ; lorsqu’étant infiniment grand, il s’est fait petit pour venir jusqu’à nous ; lorsque n’ayant point de péché à effacer ni à expier, il s’est anéanti, il s’est rendu obéissant jusqu’à la mort, et à la mort de la croix. Lui seul était capable de nous apprendre, et de nous faire aimer une vertu si sublime et si peu connue qui est néanmoins la base et le fondement de toutes les vertus.

Les autres Sciences n’ont pas été tout à fait négligées par les Chinois : mais y ont-ils fait de grands progrès ? C’est de quoi on sera en état de juger par ce que j’en rapporte. On saura du moins ce qu’ont fait les missionnaires jésuites pour les aider à perfectionner quelques-unes de ces Sciences, et en particulier l’astronomie, dans laquelle ils étaient le plus versés, et pour leur apprendre les autres parties des mathématiques qu’ils ignoraient.

Du reste, on ne peut nier qu’ils n’aient du goût pour la poésie, et surtout pour l’histoire, soit pour écrire fidèlement et sans partialité l’histoire de leur nation, soit pour composer de petites histoires assez semblables à nos romans, qui tiennent l’esprit en suspens par la variété des incidents bien ménagés, mais dont l’unique but est presque toujours de porter à la suite d’un vice, ou à la pratique d’une vertu. J’en rapporte quelques-unes qu’on lira, je crois, avec plaisir.

Je ne dis pas la même chose de leurs tragédies, dont ils se sont formés des idées bien différentes des nôtres. On verra par celle que je donne de leur façon, et qui a été exactement traduite, quel est en ce genre le génie de la nation Chinoise, et ce qu’elle a su tirer uniquement de son propre fonds ; car elle n’a jamais eu de communication avec aucune autre nation polie et savante.

Il ne restait plus qu’à parler de la médecine, et de la manière dont elle a été traitée par les Chinois : c’est ce que je fais en exposant d’abord le système général de leurs médecins, et en faisant voir ensuite ce qu’ils ont de singulier, savoir leur habileté à juger des maladies par les battements du pouls, et à connaître l’utilité de leurs simples pour composer leurs remèdes. Trois de leurs ouvrages feront juger quelle idée l’on doit se former de leur science en cette matière. Le premier est un traité, intitulé Le Secret du Pouls, dont l’auteur vivait quelques siècles avant l’ère chrétienne ; le second est un court extrait de l’herbier chinois ; et le troisième est un recueil de plusieurs des recettes que ces médecins emploient pour guérir diverses maladies.

J’y joins un autre extrait d’un ouvrage, dont l’auteur n’est guère favorable aux médecins de sa nation. Il apprend à ses compatriotes le secret de se passer du secours des médecins et de leurs médicaments : moyennant un régime qu’il expose, et dont il a éprouvé lui-même le succès, il prétend avoir trouvé un moyen aisé de prolonger ses jours dans une santé parfaite, et de devenir son médecin à soi-même. C’est par-là que finissent les trois volumes, où il est parlé de la Chine, et où je crois n’avoir rien omis de ce qui est nécessaire pour donner une connaissance parfaite de cette nation.

Le quatrième et dernier volume est consacré tout entier à la description de la Tartarie Chinoise, de la Corée, et du Thibet. On n’a guère connu jusqu’ici que les noms de ces vastes pays, comme il est aisé de s’en convaincre, en jetant les yeux sur les cartes de nos plus habiles géographes : on en aura des connaissances particulières, et par les observations géographiques et historiques que je donne de ces différents États, et par les huit voyages que le père Gerbillon a fait dans la Tartarie, par ordre ou à la suite de l’Empereur. Ce père marque jour par jour, et dans le plus grand détail, ce qui concerne ces vastes contrées, qui s’étendent depuis la Chine jusqu’à la Tartarie dépendante de la Moscovie. Et je doute que les lecteurs pussent mieux s’en instruire, quand ils feraient eux-mêmes ces longs et pénibles voyages.

Je fais plus, car bien que selon mon projet je ne me sois point engagé à entrer dans cette partie de la Tartarie qui appartient aux Russes, je ne laisse pas de donner la carte et la relation des nouvelles découvertes que le Capitaine Beerings a faites dans son voyage, depuis Tobolsk jusqu’à Kamtschacka, où il fut envoyé par le feu Czar, pour examiner s’il y avait un passage qui donnât entrée dans la partie septentrionale de l’Amérique.

Tout se termine par le catalogue d’une partie des latitudes observées, et des longitudes qui résultent des mesures géométriques, dont les missionnaires se sont servis pour dresser le grand nombre de cartes qu’on donne au Public. C’est sur le méridien de Peking que sont comptées ces longitudes ; et c’est pour ne point s’exposer à tomber dans quelque erreur, qu’on n’a pas voulu les réduire au méridien de Paris. Les latitudes ont été prises et observées avec d’excellents Instruments, et faites avec un grand soin. On n’a point mis dans ce Catalogue toutes celles qu’on a prises, parce qu’on en a pris plusieurs dans des lieux qui n’ont point de nom, ou dans des endroits trop peu remarquables pour être placés dans les cartes.

Comme ces cartes sont une partie considérable et très intéressante de cet ouvrage, on s’attend sans doute que je rende compte des motifs qui portèrent l’Empereur Cang hi à faire lever la carte de son Empire, et de la manière dont les missionnaires s’y prirent, pour l’exécution du plus grand ouvrage de géographie, qui se soit encore fait selon les règles de l’art.

Ce grand prince ayant ordonné aux missionnaires de dresser une carte des environs de Peking, jugea par lui-même combien les méthodes européennes sont exactes, et c’est ce qui lui fit naître la pensée de faire tirer de la même manière les cartes de toutes les provinces de son Empire, et de la Tartarie, qui lui est maintenant soumise. En chargeant les missionnaires de ce travail, il s’expliqua avec eux de la manière la plus obligeante, protestant publiquement qu’il regardait cette grande entreprise comme une affaire très importante au bien de son Empire, et pour laquelle il ne voulait rien épargner

En effet, les jours suivants il donna ordre aux grands tribunaux de nommer des mandarin pour présider aux mesurages qui seraient nécessaires, afin de donner exactement les noms des lieux importants qu’on devait parcourir, et de faire exécuter ses ordres aux magistrats des villes, en prescrivant à chacun d’eux de venir sur les frontières de leur district avec leurs gens, et les autres secours dont on aurait besoin. C’est ce qui fut exécuté avec une exactitude surprenante ; preuve sensible du grand ordre et de la police admirable qui règne dans un si vaste Empire.

On commença l’ouvrage le 4 juillet de l’année 1708 suivant notre manière de compter, mais selon le calendrier Chinois c’était le 16 de la quatrième lune, de l’année 47 de Cang hi. Le père Bouvet, le père Régis, et le père Jartoux entreprirent cette année-là de déterminer exactement la situation de la fameuse muraille qui sépare la Chine de la Tartarie, laquelle ayant un très grand nombre de points remarquables, par les portes qui donnent entrée dans l’Empire, et par tant de villes de guerre dont elle est comme flanquée, pourrait servir à régler les longitudes des provinces boréales, qu’elle borne du côté du Nord, et par conséquent des autres qui leur sont contiguës.

Le père Bouvet étant tombé malade après deux mois de travail, les pères Régis et Jartoux continuèrent l’ouvrage, et ne revinrent à Peking que le 10 janvier de l’année 1709.

La carte qu’ils y apportèrent, et qui avait plus de quinze pieds, renfermait non seulement tous les détours de cette muraille, bâtie tantôt sur les pentes et les penchants des montagnes, tantôt dans des vallées assez profondes, selon que le comporte le terrain ; mais encore toutes les gorges des montagnes, et toutes les portes grandes ou petites, au nombre d’environ trois cens, tous les forts et toutes les places militaires, même celles qui étant construites à une certaine distance de la muraille, ne semblent avoir été bâties que pour soutenir les autres et en sont voisines. Elle comprenait enfin la position de tous les lieux voisins, tant en deçà qu’en delà, de même que de l’entrée et de la sortie des rivières tant soit peu considérables.

Cette carte fut reçue fort agréablement de l’Empereur, qui ne doutant plus du succès de l’entreprise, se sentit encore plus porté à ne rien épargner pour y réussir.

Le 8 mai de l’année 1709 le père Régis, le père Jartoux, et le père Fridelli, Allemand, que l’Empereur leur joignit, partirent de Peking pour aller au-delà de la grande muraille, commencer la géographie de la Tartarie orientale : c’est proprement le pays des Mantcheoux qui gouvernent aujourd’hui la Chine. Il y avait de la difficulté, parce que ce pays ayant été comme abandonné depuis tant d’années, il ne paraissait pas possible d’y trouver les secours nécessaires d’hommes, de montures, et de vivres, dont on ne pouvait se passer dans un travail qui devait durer plusieurs mois. Comme rien n’échappait à la prévoyance de l’Empereur, il donna de si bons ordres aux mandarin Mantcheoux, qui gouvernent les villes, dont ces pays abandonnés dépendent, et ses ordres furent exécutés si ponctuellement, que l’ouvrage ne fut jamais retardé.

En allant vers ces quartiers, on détermina les lieux principaux de la province de Leao tong, ou Quan tong car les Chinois lui donnent indifféremment ces deux noms-là : sa partie australe est bornée par la grande muraille qu’on avait mesurée l’année précédente, et qui par là servait à rejoindre les points anciens avec les nouveaux.

Ainsi la carte de cette année devait comprendre la province de Leao tong, l’ancien pays des Mantcheoux, les limites de la Corée du côté du nord, qui en est séparée par le fleuve Toumen oula, les terres des Tartares nommés Yu pi ta se, à cause des peaux de poissons dont ils s’habillent ; les habitations des Ke tchin ta se, qui vont jusqu’à l’embouchure du plus grand fleuve de la Tartarie, nommé par les Tartares Saghalien oula, et par les Chinois He long kiang, et enfin tous les districts des princes Mongous ainsi qu’ils se nomment, et que les Chinois appellent Tsao ta se, qui sont depuis le quarante-cinquième degré de latitude septentrionale, jusqu’au-dessus du quarantième par où l’on devait retourner.

Cet ouvrage fut très agréable à l’Empereur, et il ne pouvait manquer de l’être aux Mantcheoux nés à Peking qui y reconnaissaient leur ancienne patrie, et qui en pouvaient plus apprendre dans un quart d’heure, qu’ils n’en avaient ouï dire à tous les voyageurs.

Ces trois pères furent à peine arrivés à Peking, qu’ils eurent ordre d’en partir pour la province de Pé tche li, qui est la province de la Cour. Ils la commencèrent le 10 décembre de la même année 1709. et ne la finirent que le 29 juin de l’année suivante. La province est grande, et a un grand nombre de villes, dont la situation ne peut être négligée. Autrement l’on trouverait la distance des unes aux autres, ou plus grande ou plus petite qu’il ne faudrait, ou les aires de vent des lieux déjà placés, ne s’accorderaient plus avec les observations.

La carte de cette province fut d’autant mieux reçue, qu’elle contenait un pays connu. L’Empereur prit la peine de l’examiner lui-même, et voyant qu’elle marquait exactement les lieux par où il avait souvent passé et qu’il avait fait mesurer par les Mantcheoux, dont l’office est de marquer les chemins lorsqu’il va en campagne ; il fit dire aux pères, qu’il répondait de la justesse de cette carte ; et que si les autres cartes, qui étaient à faire, lui ressemblaient, il serait content de leur travail, et que leur ouvrage serait hors d’atteinte de la critique.

Le 22 de juillet de l’année 1710, l’Empereur ordonna aux mêmes pères d’aller vers le fleuve Saghalien oula. Il a fait bâtir sur le bord austral de ce grand fleuve une ville, appelée Saghalien oula hotun, où sont des Mantcheoux sous un Lieutenant-Général, nommé en leur langue Maireitchain, afin de veiller sur les frontières, parce que Niptchou, ville des Moscovites est sur la même rivière, plus à l’ouest à la vérité, mais cependant si voisine, qu’en peu de jours, en suivant le cours de l’eau, ils peuvent entrer dans les terres de l’Empire.

Pour soutenir ce Lieutenant-Général, l’Empereur a encore fait bâtir deux autres villes en allant vers le sud plus avant dans ses terres ; elles ne sont éloignées que de quelques journées les unes des autres, et se joignent par une suite de villages, où sont des chevaux de poste. La plus voisine de Saghalien oula hotun, est Merghen, où il y a aussi un Lieutenant-Général avec des troupes ; la plus éloignée se nomme Tsitcikar, qui est le siège du Général et du Commandant de tout le pays.

C’est en revenant de Tsitcikar qui est au quarante-septième degré, vingt-quatre minutes, trente secondes, qu’on a eu occasion de mesurer plusieurs degrés de suite du Nord au Sud ; car ce ne sont que plaines à perte de vue, sans maisons, sans arbres, et même sans rivières bien considérables. Les Mongous de ce pays ne boivent ordinairement que de l’eau des puits qu’ils ont creusés en différents quartiers, où ils transportent leurs tentes et leurs troupeaux, suivant la saison, et l’abondance ou la disette des pâturages.

Cette carte fut achevée le 14 décembre. Quoiqu’elle fut assez vuide, elle ne laissa pas de plaire à l’Empereur, qui y voyait les nouveaux établissements qu’il avait faits, et qu’il jugeait si nécessaires à la tranquillité publique.

L’année suivante 1711 les géographes furent partagés en deux bandes, afin d’avancer l’ouvrage. Le père Régis et le père Cardoso, Portugais, nouvellement arrivé, entreprirent la carte de la province de Chan tong contigue à celle de Pe tche li. Le père Jartoux, et le père Fridelli, auxquels on joignit le père Bonjour, Augustin, déjà connu en Europe par son érudition, et qui n’était arrivé que depuis trois mois à la Chine, allèrent ensemble au-delà de la grande Muraille jusqu’à Hami, ville capitale d’un pays de même nom, et ils mesurèrent presque toutes les terres des Tartares nommés Kalka ta se. Ils revinrent ensuite par le grand chemin des provinces de Chen si et de Chan si, étant rentrés dans la Chine par la porte de la grande muraille nommée Hai yu koen du fort qui la défend, et qui n’est éloigné de Hami que d’environ quatre-vingt-dix lieues, de celles dont vingt font un degré. Ces pères n’arrivèrent à Peking qu’au mois de janvier de l’année 1712.

L’Empereur extrêmement satisfait de cette carte, et de celle de Chan tong achevée un peu auparavant, fit demander aux pères, s’ils ne pourraient point trouver dans les provinces quelques-uns de leurs compagnons, qui fussent capables de travailler à ce même ouvrage. On lui en proposa quatre qu’il agréa. Le père Cardoso alla joindre le père de Tartre, qui demeurait dans la province de Chan si, avec ordre d’en faire la carte, aussi bien que de la province voisine de Chen si. Quand ils eurent fini ces deux cartes, qui avaient chacune dix pieds en carré, ils retournèrent à Peking.

Le Mandarin qui présenta ces cartes à l’Empereur, lui dit, que si Sa Majesté souhaitait quelques éclaircissements, le père de Tartre pourrait les lui donner, et qu’il attendait ses ordres. L’Empereur le fit entrer, et prenant en main une longue baguette, il lui en fit donner une pareille pour lui montrer divers endroits que Sa Majesté avait remarqué elle même en visitant ces provinces. Ce prince dit alors plusieurs fois Y tien pou tso : il ne se trompe en rien.

Il arriva une chose assez particulière dans cette audience. L’Empereur prétendait que le cours d’une certaine rivière était mal placé dans une autre carte qu’il examinait, et qui avait du rapport aux cartes des provinces de Chan si et de Chen si. Le père de Tartre voyant que l’Empereur se trompait, soutint le sentiment de la vérité, avec la modestie et le respect qui est dû à la majesté des princes, et il le fit d’une manière si claire, que l’Empereur fut obligé d’en convenir ; Tso leao, dit-il, je me suis trompé. Aveu bien remarquable dans un Empereur de la Chine.

Les pères de mailla et Henderer eurent ordre d’aller partager le travail avec le père Régis dans la province de Ho nan, après quoi ils firent ensemble les cartes des provinces de Kiang nan, de Tche kiang et de Fo kien. Les provinces de Kiang si, de Quang tong et de Quang si furent données à faire aux pères de Tartre et Cardoso, et celles de Se tchuen et d’Yun nan aux pères Fridelli et Bonjour, qui mourut dans cette dernière province sur les frontières du royaume d’Ava et de Pegou, le vingt-cinq décembre de l’année mille sept cents quatorze.

Après la mort du Révérend père Bonjour, le 24 de mars de l’année 1715 le père Régis fut envoyé dans la province d’Yun nan pour en achever la carte ; car le père Fridelli y était tombé malade. Quand elle fut finie, il se rejoignit au même père qui avait repris ses forces, et ils dressèrent ensemble la carte des provinces de Koei tcheou et de Hou quang.

Après leur retour à Peking, qui fut le premier de janvier de l’année 1717, il ne resta plus qu’à réunir les cartes des provinces dans une carte générale : ce travail était déjà fort avancé sous la direction du père Jartoux, qui étant retenu à Peking par ses infirmités, présidait à tout l’ouvrage, qu’on offrit enfin à l’Empereur en l’année 1718.

Pour mieux comprendre avec quel détail et avec quelle précision ce grand ouvrage a été conduit jusqu’à sa fin, il suffit d’exposer la méthode qu’on a suivie pour s’en assurer le succès. Le père Régis nous en a rendu compte au nom des missionnaires, qui ont partagé avec lui un travail si long et si difficile. Voici comme il s’en explique.

« Je puis assurer, dit-il, qu’on n’a rien oublié pour faire un bon ouvrage : on a parcouru soi-même tous les endroits tant soit peu considérables de toutes les provinces ; on a examiné les cartes et les histoires que chaque ville garde dans ses tribunaux ; on a interrogé les mandarin et leurs officiers, aussi bien que les chefs des peuples dont on a parcouru les terres ; enfin on n’a jamais cessé de se servir de la mesure actuelle, afin d’avoir, à proportion qu’on avançait, des mesures toutes prêtes pour servir aux triangles des points qu’on jugeait dignes d’être remarqués. Car, après avoir bien délibéré, on crut devoir s’attacher à la méthode des triangles : toutes les autres avaient paru trop longues, eu égard aux pays immenses, dont l’Empereur voulait avoir la carte ; et peu praticables par rapport aux villes qui sont fort proches les unes des autres, puisqu’il est certain que la moindre erreur de temps, ou mal marqué par une pendule, ou déterminé peu exactement par l’immersion d’un des satellites de Jupiter, ferait une erreur considérable dans la longitude ; de sorte que si elle est d’une minute, elle donnera quinze minutes de fausse longitude, et quatre ou cinq lieues de distance erronée suivant la différence des parallèles. Ainsi il se pourrait faire absolument que l’observation ne donnât point de distance entre deux villes, qui en auraient une très réelle, quoique petite.

« Cet inconvénient de pratique n’est point à craindre dans la méthode des triangles. Comment pourrait-on errer de quatre lieues, dont deux villes seraient éloignées l’une de l’autre, lorsqu’avec une mesure actuelle qui suit toujours, et avec des demi-cercles bien divisés, on prend divers points qui sont entre les deux termes, lesquels se joignant les uns avec les autres, sont comme une chaîne de triangles ? Est-il rien de si difficile que de répondre d’une légère erreur de temps ? Les meilleures pendules se détraquent dans les voyages, et pour les mettre hors d’atteinte d’une erreur, par exemple, d’une minute, il faut réitérer au moins quelques jours les observations ; ce qui produirait dans la pratique des longueurs insupportables.

« Les observations des satellites demandent non seulement plus de temps et d’exactitude, mais encore des lunettes égales, et, pour ainsi dire, les mêmes yeux dans l’observateur et dans son correspondant, sans quoi, pour peu qu’ils paraissent à l’un plutôt qu’à l’autre, ils donneront lieu à quelque erreur qui ne sera pas tolérable dans la détermination des petites distances ; car si un satellite étant observé dans un même lieu par un même observateur, ne laisse pas de donner une différence de temps qui fait conclure des longitudes un peu différentes, et oblige à prendre un milieu entr’elles, ce qui suppose que la différence s’évanouit par la grandeur de la distance, cette pratique devient beaucoup moins certaine à l’égard de plusieurs observateurs, dont ni les instruments, ni les manières ne sauraient être les mêmes, de sorte que la différence qui se trouverait entre les observations, jetterait une incertitude sur la position des lieux voisins, qu’on ne pourrait éclaircir que par des dimensions faites selon les règles de la géométrie ; ainsi l’on serait forcé de retomber dans la méthode des triangles.

« Cette méthode a aussi cet avantage, quand elle est continuée, qu’elle donne non seulement la longitude, mais encore la latitude des villes qu’on a à placer, qui étant ensuite examinée par les hauteurs méridiennes du soleil ou des étoiles polaires, sert à corriger les opérations précédentes. C’est ce qu’on a fait autant qu’il a été possible, et on n’a trouvé très souvent aucune différence sensible entre l’observation immédiate de la latitude, et la détermination par les triangles. Si l’on a trouvé quelquefois des différences, on n’a pas cru pour cela devoir abandonner cette méthode, puisqu’on n’en trouve pas moins dans les observations astronomiques des hauteurs du pôle faites par les meilleurs astronomes dans un même lieu. C’est qu’en effet, quoique la spéculation sur ce qu’on doit faire soit infaillible, la pratique toutefois dépend de tant de légères circonstances, toutes nécessaires pour parvenir à une exactitude entière, qu’elle ne peut être constamment juste, et doit nécessairement varier entre le plus et le moins. Mais ces petits défauts de justesse se découvrent toujours, et peuvent se corriger souvent par la combinaison qu’on est obligé de faire dans un grand ouvrage, des points déjà fixés par la trigonométrie, avec ceux dont on examine la position.

« Un autre moyen qu’on a cru devoir employer pour une plus grande exactitude, a été de revenir à un même point déjà déterminé par différentes voies, et d’y revenir d’assez loin en opérant suivant les règles. Car il est indubitable, que si par le dernier coup d’instrument on trouve encore la même situation, on a une espèce de démonstration sensible de l’exactitude des opérations précédentes. Lorsqu’en mesurant on n’a pu revenir au même point, on a cherché en passant dans le voisinage des villes déjà placées, ou des lieux commodes pour en revoir les tours qui les font remarquer, ou les montagnes qui les commandent ; et de temps en temps, on a fait mesurer, pour savoir si la distance que donnait le résultat des opérations, les corrections nécessaires étant faites, convenait avec la mesure actuelle.

« Toutes ces précautions et plusieurs autres, dont le détail serait ennuyeux, nous ont paru nécessaires pour faire un ouvrage qui ne fût pas indigne de la confiance d’un prince attentif et éclairé, lequel nous en avait chargé comme d’une chose, qui lui paraissait très importante au bien de son État. Persuadés d’ailleurs du besoin continuel que nous avions de sa protection pour le maintien et le progrès de la religion dans son empire, l’espérance de la mériter nous soutenait au milieu de tant de dangers qu’il nous a fallu courir, et parmi tant de traverses inévitables, quand on a affaire à tant de gens de si différent caractère, et dans une longue suite d’un travail tout à fait pénible.

« Pour s’assurer encore plus de la bonté de l’ouvrage, on aurait voulu pouvoir retourner sur les frontières orientales et occidentales, aussi bien qu’à quelques villes du dedans du royaume situées à des distances convenables, pour y examiner les longitudes par les observations immédiates et répétées des éclipses. Mais comme l’ouvrage étant achevé, l’empereur en parut content, on ne jugea pas à propos de s’engager dans un nouveau travail, qui d’ailleurs n’était pas fort nécessaire.

Nous nous sommes donc contentés des observations, soit de la lune, soit des satellites de Jupiter, faites avant nous, par quelques-uns de nos Pères en différentes villes. Nous en avons même abandonné quelques-unes, parce qu’elles ne pouvaient s’accorder exactement avec nos mesures, qu’en supposant quelque légère erreur de temps dans l’observation ; ce qui n’arrive que trop souvent aux plus habiles observateurs. Mais d’ailleurs nous avons observé quelques éclipses de lune arrivées dans les lieux où nous nous trouvions, et la différence qu’elles ont donnée, n’a jamais excédé la quantité dont on sait que la longitude d’un lieu déterminé prise par différentes observations des satellites ou de la lune, a coutume de différer d’elle-même dans ces sortes de variations. Quand nous n’avons pas eu des raisons pour nous attacher à un parti plutôt qu’à l’autre, nous avons pris un milieu pour errer le moins qu’il était possible.

C’est ainsi qu’ayant d’abord employé la méthode des triangles pour les distances qui se trouvent d’une ville à une autre, et l’ayant ensuite comparée avec la méthode des éclipses observées en des lieux fort éloignés de Peking, nous nous flattons d’avoir suivi la voie la plus sûre, et même l’unique qui soit praticable dans le plus grand ouvrage de géographie, qu’on ait jamais fait en suivant les règles de l’art.

« Ceux qui ont donné au public des cartes géographiques de notre Europe, ou de quelque royaume particulier, n’ont presque jamais pris la peine d’examiner la situation des lieux par eux-mêmes : ils se sont contentés de recouvrer différentes observations faites comme par hasard par des gens d’un génie et d’une habileté fort inégales ; de ramasser les mesures des grandes routes, qui ne sont presque jamais les mêmes d’une province à une autre ; de se fournir de relations des voyageurs, qui parlent presque toujours des distances sur le bruit commun ; et de ranger tout cela, partie sur quelques-unes de leurs observations, et partie sur des conjectures tirées des remarques des autres.

« Aussi ne doit-on pas s’étonner si Ptolomée même, le restaurateur de l’astronomie et de la géographie, a fait des fautes considérables, non seulement en parlant de la Chine, dont la capitale, selon lui, doit être à trois degrés de latitude australe ; mais encore par rapport à l’Afrique, si connue à Alexandrie, et à notre Europe, avec laquelle les Alexandrins avaient un commerce continuel.

« Ce n’est pas qu’il n’ait eu soin de ramasser les observations astronomiques de ceux qui l’avaient précédé, puisqu’il les cite, et qu’il les suit jusqu’à soutenir, ce qui passait alors pour un paradoxe, sur l’autorité de Pythéas, célèbre marseillais, que dans l’île de Thulé, où il était arrivé en allant des colonnes d’Hercule du sud au nord, le soleil au solstice d’été se levait peu après qu’il s’était couché.

« Ce n’est pas non plus que Ptolomée n’eût entre les mains les itinéraires les plus estimés, tel que celui qu’on attribue à l’empereur Antonin, sous le règne duquel il vivait, et qu’on prétend n’être qu’un abrégé des distances mesurées par ordre du Sénat dans tout l’empire romain, dont la description générale sous le nom du monde entier, achevée sur les Mémoires d’Agrippa, fut enfin placée à Rome du temps d’Auguste, dans un portique magnifique et ouvert à tout le monde. De plus, on ne doute guère qu’il n’eût connaissance des descriptions qu’Alexandre fit faire de ses conquêtes.

Mais après tout, il est très vrai que ces secours ne lui suffisaient pas pour faire une géographie médiocrement exacte du globe entier de la terre, ni même d’une partie considérable de l’Europe ou de l’Asie. Comment démêler dans cet amas d’anciennes observations, celles qui sont exactes d’avec les infidèles ? Ce qui est cependant nécessaire pour la bonté d’une carte ; car une erreur, qui dans l’hypothèse qu’embrasse un astronome, s’évanouit par l’éloignement immense des cieux, devient d’abord sensible dans la carte d’un géographe par le rapport qu’elle a avec les lieux voisins, et connus de tous les voyageurs. Quel moyen avait Ptolomée de savoir au juste la proportion des mesures prises depuis plusieurs siècles sous des gouvernements tout à fait différents, parmi des nations, tantôt polies, tantôt barbares, et enfin déterminées en partie par une simple estime sur des vaisseaux, qui, quoique donnés à d’habiles gens, comme à Polybe, envoyé par Scipion sur les côtes d’Afrique et d’Espagne, comme à Néarque et à Onésicrite, destinés par Alexandre à la recherche du Golfe Persique, ne sauraient diminuer que de peu l’incertitude des distances ainsi observées ?

« Quand même il plairait à quelqu’un de supposer que ces dimensions ont été faites sans erreur notable, et prises toutes sur une mesure connue, il resterait encore une difficulté comme insurmontable, à déterminer précisément, combien il faut retrancher de ces routes ainsi mesurées, pour fixer au juste la distance en ligne droite d’une ville à une autre. Que Ptolomée, par exemple, ait su dans un détail encore plus grand, qu’on ne le trouve dans le livre sixième de Pline, les mesures que prirent Diogenete et Beton, employés par Alexandre depuis la mer Caspienne jusqu’à l’océan des Indes : s’il n’est point sorti d’Alexandrie, et s’il n’est pas venu sur les lieux remarquer les détours des chemins, et les divers rhumbs de vent que la situation des terres oblige de faire, il ne lui a pas été possible de marquer exactement, ni la position des villes, ni le passage des rivières, encore moins d’en déterminer le cours entier par ses seuls points, et de conclure la grandeur d’un pays par une ou deux lignes géographiques sans avoir les points mitoyens, qui sont absolument nécessaires pour réunir l’une à l’autre.

« Mais comme toutes ces connaissances ne dépendent point de la force du génie, et que ce qu’il aurait fallu faire pour les acquérir, surpasse de beaucoup les forces d’un particulier, Ptolémée n’a point eu d’autre moyen que de s’en rapporter aux mémoires des voyageurs, de combiner leur rapport avec les observations ramassées, et de recourir aux conjectures en une infinité d’endroits ; et si cela n’a pas empêché qu’il n’ait fait un ouvrage utile au public, la description qu’il donna du monde étant très ample, et divisée pour la première fois en degrés de longitude et de latitude, il est toujours vrai que la plus grande partie de son ouvrage n’est point appuyée sur des observations faites à dessein de rectifier la géographie, mais seulement sur les relations des voyageurs d’un génie fort différent, et sur les narrations de quelques historiens, qui n’ont parlé que par occasion des distances, et toujours sur l’estime populaire.

« Il n’en est pas de même dans l’ouvrage qu’on donne au public ; tout vaste qu’il est, on n’a pas cru devoir s’en tenir ni aux cartes des gouverneurs chinois, ni aux dimensions faites presque partout, principalement dans la Tartarie, par des Mantcheoux également laborieux et exacts, ni à divers mémoires imprimés. Mais on s’est déterminé à recommencer tout de nouveau, n’usant de ces connaissances que pour se régler dans les routes qu’on avait à prendre, et dans le choix des lieux dignes de remarque, et rapportant tout ce qu’on faisait, non seulement à un même dessein, mais encore à une même mesure employée sans interruption.

« Cette mesure avait été déterminée par l’empereur quelques années auparavant : c’est le pied chinois dont on se sert pour les bâtiments et les ouvrages du palais, qui est différent des autres pieds chinois, et de celui même dont il paraît qu’on s’est servi autrefois dans le tribunal des mathématiques. C’est sur ce pied que la grandeur d’un degré, mesuré par le père Thomas, avait déjà été trouvée contenir 200 lis ou stades chinois, dont chacun comprend au juste 180 toises chinoises de dix pieds. Comme donc la vingtième partie d’un degré, suivant les mesures de l’académie, contient 2853 toises de six pieds du Châtelet, elles égalent précisément 1800 toises chinoises, ou dix lis chinois ; et conséquemment un degré de 20 de nos grandes lieues, qu’on appelle aussi lieues marines, comprend 200 lis ou stades chinois du pied, dont nous nous sommes servis dans toute la géographie de cet empire.

« Cette proportion fournit un moyen très aisé de réduire nos cartes chinoises aux mesures des cartes de France, puisqu’en prenant 10 lis ou stades chinois pour une de nos grandes lieues de France, la même partie de degré donne dans les unes et dans les autres le même nombre de lieues, tant dans les méridiens, que dans les parallèles ; car quoique ceux-ci soient diminués suivant la méthode ordinaire, ils le sont toutefois suivant la mesure des grands cercles, qu’on a supposé être tous égaux, pour ne pas s’écarter de la doctrine commune des géographes et des géomètres.

« On ne peut cependant s’empêcher de remarquer ici que cette doctrine n’est pas tout à fait certaine : puisque l’an 1710 dans le retour de Tçitcikar, où l’on mesura six degrés du nord au sud par ces plaines, dont nous avons parlé, qui sont entre le 47e et le 41e degrés, les pères Régis et Jartoux trouvèrent toujours de la différence d’un degré à l’autre ; quelque soin qu’ils prissent de faire mesurer juste, bien qu’ils examinassent plusieurs fois les cordes divisées en pieds, et qu’ils rectifiassent l’instrument dont ils se servaient pour prendre hauteur, ils trouvèrent une erreur moindre que 30 secondes. Il est vrai que cet instrument n’était que de deux pieds de rayon, et quoiqu’il fût divisé exactement, il paraît avoir donné un nombre moindre que celui qu’on aurait peut-être trouvé par un instrument plus grand de neuf à dix pieds, tel qu’était celui dont M. Picard se servit pour la dimension d’un degré. Il est vrai aussi que les cordes, dont dix faisaient un ly chinois se resserrent et s’élargissent suivant les divers changements de l’air. Mais faisant réflexion que l’instrument étant toujours le même, ne devait donner qu’une même quantité d’erreur ; que le temps était alors sec et sans variation considérable ; qu’on avait soin de mesurer souvent la corde sur une toise faite exprès ; et qu’enfin l’estime de ces défauts insensibles ne pouvait donner la différence de 258 pieds chinois qu’on trouvait en comparant le 47e degré avec les suivants jusqu’au 41e, ces deux Pères furent presque persuadés qu’il y avait quelque inégalité dans les degrés, quoiqu’elle n’ait pas été remarquée par nos géomètres, mais seulement conjecturée par quelques-uns qui ont supposé la terre semblable à un sphéroïde.

« Mais c’est cette difficulté même de changer la figure de la terre sans des observations indubitables, et continuées sous divers parallèles, qui nous a déterminés à conserver la même mesure de degrés dans tous les grands cercles et dans toutes les parties des méridiens, nous en tenant à la supposition généralement reçue de la rondeur de la terre sensiblement circulaire, et renvoyant la résolution exacte de ce nouveau problème, à ceux qui auront la commodité et le loisir que nous n’avons pas.

« Dans ces dimensions on n’a pas oublié d’observer les déclinaisons de l’aiguille aimantée, soit dans la Tartarie, soit dans la Chine. Mais puisque les déclinaisons changent en un même lieu dans un certain nombre d’années, nous n’avons pas cru devoir les insérer dans cette géographie. Il suffit qu’elles nous aient servi à déterminer au juste les rhumbs de vents des routes que nous faisions, et à nous faire connaître, par les observations faites sous le même méridien en des lieux, tantôt voisins entr’eux, et tantôt éloignés, que la géographie n’en peut tirer aucun avantage pour les longitudes, ainsi que l’ont espéré plusieurs auteurs de réputation, qui ramassant avec soin dans leur géographie les déclinaisons de boussole dont les pilotes et les voyageurs ont fait mention, n’ont pas pris garde qu’elles pouvaient avoir déjà varié dans le temps qu’ils employaient à former leur système des méridiens magnétiques, dont l’un doit passer par Canton : car nous avons trouvé soit en deçà, soit en delà les déclinaisons si différentes, qu’elles ne peuvent être réduites à aucune des hypothèses, qui ont paru jusqu’ici, encore moins à une règle constante, puisque les déclinaisons que nous avons observées dans ces endroits-là, ne seront plus apparemment les mêmes après une période d’années, à moins qu’on ne veuille supposer que la loi des variations de l’aiguille dans un même lieu, n’est pas faite pour la Tartarie ni pour la Chine. »

Par ce détail on peut juger quelle doit être la justesse et la précision de cet ouvrage, et combien il en a dû coûter d’application et de fatigues aux missionnaires, pour lever avec tant d’exactitude les cartes de toutes les provinces de la Chine et de la Tartarie chinoise, que l’empereur souhaitait avec empressement, et dont l’exécution lui tenait si fort au cœur.

Au regard du Thibet, s’il n’a pas été levé de la même manière par les jésuites, du moins il a été dressé sur divers routiers fort détaillés, et sur les mesures que prirent, dans le Thibet même, des Tartares envoyés exprès par l’empereur, qui avaient connaissance des mathématiques, et qui avaient reçu des missionnaires l’instruction et la direction nécessaires pour y réussir.

La carte particulière de la Corée a été prise d’après celle qui s’est trouvée dans le palais même du roi de ce pays, et, comme on l’explique dans les observations géographiques sur cette carte, elle a été examinée sur les frontières par les missionnaires employés à faire la carte de la Tartarie.

Toutes ces cartes, tant de la Chine et de la Tartarie, que de la Corée et du Thibet, ont été mises non seulement au même point, mais même sous une projection générale, comme si toutes les pièces n’en devaient composer qu’une seule, et effectivement on pourra les rassembler toutes, et n’en faire qu’un seul morceau. Elles ont été présentées au roi telles que les missionnaires les ont dressées eux-mêmes, et me les ont envoyées de la Chine. Sa Majesté qui en connaissait le mérite, les a agréées, et les conserve en dépôt dans sa bibliothèque particulière à Versailles.

Pour rédiger ces cartes, et les mettre en état de passer entre les mains des graveurs, j’ai jeté les yeux sur M. d’Anville, géographe ordinaire du roi : c’est ce qu’il a fait avec cette netteté et cette exacte justesse qu’on lui connaît. Après quoi des cartes particulières, il a dressé les cartes générales, et leur a donné une étendue propre à faire connaître, indépendamment même des cartes particulières, jusqu’où les missionnaires ont porté le détail et la précision dans ce grand ouvrage de géographie. Il n’a entrepris la carte générale de la Tartarie, qu’après avoir pris communication des mémoires particuliers du père Gerbillon, et les avoir combinés avec les cartes ; et même pour remplir le carré de cette carte, il y a fait entrer le Japon tout entier, et quelques terres plus septentrionales qu’il y fait paraître avec des circonstances particulières. Pour ce qui est de la carte du Thibet, il l’a conformé dans la partie qui confine à l’Indostan, aux connaissances positives qu’on peut prendre par ce côté-là.

Enfin dans la carte qui est à la tête de l’ouvrage, et qui comprend toutes les autres en général, outre la vaste étendue de pays dont on vient de parler, on se porte jusques sur la mer Caspienne. Les missionnaires en ont eu quelques connaissances qu’ils n’ont pas été en état de perfectionner : ils ont souhaité néanmoins qu’on en fît usage, après les avoir comparées et jointes aux connaissances qu’on pourrait rassembler d’ailleurs. C’est aussi ce que M. d’Anville a exécuté avec un grand soin, comme on le verra expliqué en détail dans les observations géographiques et historiques sur le Thibet.

Je ne dis rien de l’impression de cet ouvrage, ni des soins qu’on s’est donné pour l’enrichir de tous les ornements dont il était susceptible. On verra assez que rien n’a été épargné pour la beauté du papier, des caractères, et des gravures ; les vignettes, les cartouches des cartes, et les planches en taille-douce, ont été gravées sur les dessins et par la direction de M. Humblot, qui est parfaitement entré dans le goût des peintures faites par les Chinois mêmes, que je lui ai mises entre les mains, et dont une partie m’avait été communiquée par M. du Velaer, qui a demeuré plusieurs années à Canton en qualité de directeur de la compagnie des Indes. Je lui suis également redevable des connaissances très sûres qu’il m’a données de l’île de Hai nan, où il a fait quelque séjour et je me fais un plaisir et un devoir de lui en marquer ici ma reconnaissance.

Quelque attention que j’ai eu à écrire les mots chinois de la manière qu’il faut les prononcer, il est assez difficile qu’il ne se soit glissé quelques fautes dans le cours de l’impression : il sera aisé de les rectifier en consultant ces mêmes mots dans l’explication que j’en donne selon l’ordre alphabétique, à la fin du troisième et du quatrième volume, où ils sont écrits correctement. En cela j’ai eu aussi en vue la commodité des lecteurs, qui, lorsque ces mots reviennent souvent, peuvent avoir oublié l’explication que j’en ai donnée, lorsque je les ai employés pour la première fois. Ils n’auront qu’à consulter le catalogue de ces mots, et ils trouveront en un instant ce qu’ils signifient.

Je n’ai plus qu’un mot à dire pour finir cette préface qui n’est déjà que trop longue ; c’est qu’il ne faut pas s’imaginer que les noms chinois, tout étrangers qu’ils paraissent d’abord, soient aussi difficiles à prononcer en notre langue, que quelques-uns se le sont figuré : leur expérience leur apprendra qu’on se familiarise bien plutôt et plus aisément avec les noms chinois, qu’avec les noms de plusieurs nations d’Europe, et que pour peu qu’on y soit fait, on les prononce avec moins de peine. Ce qui a beaucoup contribué à la difficulté qu’on a eu de prononcer les mots chinois, c’est la façon dont les Portugais les écrivent, et qui a été suivie pendant un temps de plusieurs de nos missionnaires français, quoiqu’elle soit tout-à-fait différente de la manière dont nous devons les écrire, pour nous conformer à la prononciation des Chinois. La lettre x chez les Portugais, est ce que nous écrivons par les lettres ch ; par exemple, la ville de la Chine que nous écrivons Chan tong, ainsi que prononcent les Chinois, ils l’écrivent Xan tum ; de même la lettre m est chez eux, ce que sont chez nous les lettres ng ; pour écrire Peking, qui est la prononciation Chinoise, ils écrivent Pekim.

On trouvera dans les Cartes les noms de quelques villes, quoiqu’en petit nombre, qui sont terminez par une m à la manière Portugaise. Il faut se ressouvenir qu’ils doivent se prononcer comme s’ils étaient terminez par ng, sans appuyer sur le g, qui ne s’ajoute que pour mettre de la différence entre ces mots-là, et ceux qui finissent par une n seule, lesquels doivent se prononcer, comme si l’ n était presque suivie d’un e muet. Les premiers se prononcent comme nous prononçons sang, rang, etc. et les seconds comme nous prononçons en Latin non, et en français, profane.

Afin que le Public soit instruit des sources où j’ai puisé les connaissances que je donne, je joins ici la liste des Missionaires, dont les Mémoires imprimés ou manuscrits m’ont servi pour la composition de cet ouvrage.


  1. M. Dortous de mairan, de l’Académie des Sciences. Voyez le vingt-et-unième tome des Lettres édifiantes et curieuses pag.76.
  2. Les pères Martini, Couplet, &c.
  3. Tien, Ciel, ou esprit du Ciel.
  4. Chang ti, Être souverain, suprême Empereur.