Description du royaume Thai ou Siam/Tome 1/Chapitre 6

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La mission de Siam (1p. 149-198).


CHAPITRE SIXIÈME.

ANIMAUX.





Je ne prétends pas ici parler de tous les animaux qu’on trouve à Siam, ni faire l’histoire de chacun d'eux ; je me contenterai seulement de donner quelques détails curieux et intéressants sur un petit nombre d’entre eux.

QUADRUPÈDES.

Je commencerai par l’éléphant qui est le plus remarquable, le plus gros, et qui atteint, comme on sait, la hauteur de onze à treize pieds. À l’état sauvage, il habite les forêts et quelquefois les plaines désertes couvertes de joncs et de broussailles. On rencontre les éléphants presque toujours en troupes, paissant ou errant çà et là, s’appelant les uns les autres. Ils n’attaquent pas l’homme, à moins qu’on ne les attaque ou qu’on ne passe trop près d’eux. La nuit, quand ils viennent boire à la rivière, s’ils trouvaient une barque de voyageurs amarrée près du rivage, ils la submergeraient infailliblement ; aussi les évite-t-on avec soin. Il est défendu de les tuer ; néanmoins, un petit nombre de hardis chasseurs s’enfoncent dans les forêts et en tuent avec le fusil chaque année un bon nombre, uniquement pour en avoir les défenses ; tous les ans aussi, les gouverneurs des provinces envoient une troupe de femelles, qu’ils lâchent dans les bois ; quelque temps après on les rappelle au son d’une corne, elles reviennent accompagnées de plusieurs éléphants sauvages qu’elles amènent jusqu’à une enceinte de murailles, et les forcent à coups de trompe d’entrer par la porte qui se ferme après eux. On les laisse quelques jours sans leur donner à manger ; on leur passe un lacet au pied ; on les attache à une colonne, après quoi on leur donne des cannes à sucre, des herbes en abondance, et au bout de quelques jours ils sont apprivoisés.

Réduit à l’état de domesticité, l’éléphant est doux, intelligent, obéit à la voix de son conducteur ; c’est la seule monture dont on puisse se servir dans de longs voyages, au milieu des forêts où souvent il n’y a pas de sentier tracé. Il se couche ventre à terre pour recevoir sa charge ou le voyageur qui doit le monter. Il casse avec sa trompe les branches qui gênent son passage. Lorsqu’il rencontre des bourbiers profonds, il se traîne sur le ventre et sur les genoux ; s’il trouve une rivière, il sonde d’abord avec sa trompe la profondeur de l’eau, il avance avec précaution, et quand il ne trouve plus de fond, il nage entre deux eaux, et respire par le bout de sa trompe qu’il tient élevée en haut. Il peut descendre dans les ravins les plus profonds, et, s’accrochant avec sa trompe, il gravit les montagnes les plus escarpées. Il fait environ une lieue et demie à l’heure, et peut marcher jour et nuit, pourvu qu’on lui laisse quelques heures pour remplir son large estomac. Quand il est fatigué, il frappe la terre avec sa trompe, et en tire un son semblable à celui du cor, pour avertir son cornac qu’il est temps de prendre du repos. Au lieu de selle, on attache sur son dos un grand panier surmonté d’un toit ; le voyageur se place dedans, et, à l’aide de coussins, peut prendre une posture assez commode. Sur cette monture, on éprouve une sorte de balancement qui fatigue un peu les premières fois, mais on y est bientôt accoutumé.

On a fait croire que les Siamois honoraient l’éléphant blanc comme un Dieu ; c’est une erreur, puisque les Siamois ne reconnaissent aucun dieu, pas même Buddha, qu’ils ne regardent que comme leur docteur et leur maître en religion. Mais comme, d’après leur système de métempsycose, les Buddhas dans leurs générations seront nécessairement singes blancs, moineaux blancs, éléphans blancs, ils ont de grands égards pour tous les animaux albinos et surtout pour l’éléphant blanc. Ils croient qu’il est animé par quelque héros ou grand roi qui deviendra un jour Buddha, et qu’il porte bonheur au pays qui le possède. De là vient que, dès les anciens temps, les rois de Siam ont toujours fait rechercher les éléphants blancs et les ont traités avec beaucoup d’honneur. Quand un roi tributaire ou quelque gouverneur de province a fait la découverte et la capture d’un éléphant blanc, de suite l’ordre est expédié de lui faire un beau chemin à travers les forêts ; une fois qu’il est parvenu au bord du fleuve, on lui prépare un vaste radeau planchéié, surmonté d’un bâtiment avec un toit en indienne, décoré de guirlandes de fleurs ; on établit l’animal au beau milieu du radeau, et on le laisse flotter en le nourrissant de gâteaux et de cannes à sucre. Bientôt un mandarin, et quelquefois même un prince, avec un cortége de cinquante à soixante barques, une troupe de musiciens et une foule de rameurs viennent à la rencontre de l’éléphant blanc le radeau s’attache à chaque barque ; on le tire avec des cris de joie qui font retentir les deux rives, et l’animal ébahi fait son entrée triomphale dans la capitale, où il est reçu par tous les grands dignitaires et par le roi lui-même qui lui impose un nom ronflant avec le titre de mandarin de premier ordre. Il est conduit en grande pompe à son écurie ou plutôt à son palais, où il trouve une cour nombreuse, des officiers et des esclaves empressés à le servir dans de la vaisselle d’or ou d’argent. Les gâteaux, les cannes à sucre, les bananes et d’autres fruits délicieux avec des herbes choisies lui sont fournis à foison. On garnit ses dents de plusieurs anneaux d’or, on met sur sa tête une espèce de diadème, on se prosterne devant lui comme devant les mandarins. Lorsqu’il va au bain, un officier étend sur sa tête un grand parasol rouge, un autre frappe de la cymbale pour qu’on fasse place à sa seigneurie, et quelques douzaines d’esclaves lui font cortége. S’il tombe malade, c’est un médecin de la cour qui vient le traiter ; les talapoins eux-mêmes viennent réciter sur lui des prières et l’aspergent d’eau lustrale pour obtenir sa guérison quand il meurt, toute la cour est dans une grande affliction et fait rendre au défunt les honneurs funèbres dus à son rang.

J’oubliais de dire qu’à Siam on se sert beaucoup des éléphants pour la guerre ; c’est sur leur dos qu’on charge les canons, la poudre et les boulets. Tous les mandarins sont montés sur des éléphants il y a eu des batailles où l’on comptait plusieurs milliers d’éléphants dans chaque armée. On les emploie aussi pour détruire les palissades et les retranchements. Il y a une douzaines d’années, les Annamites ayant envahi le Camboge, s’étaient retranchés dans une plaine ; le généralissime siamois les surprit la nuit avec quelques centaines d’éléphants à la queue desquels il avait fait attacher des torches ardentes ces animaux furieux enfoncèrent le camp, percèrent de leurs dents et broyèrent sous leurs pieds près de mille Annamites, les autres ayant eu le temps de prendre la fuite.

Il y a, à Siam, trois espèces de tigres. Le tigre Toyal, dont la peau est rayée de bandes noires et jaunes, long de six à sept pieds, se trouve dans toutes les forêts. Il dévore les hommes, mais plus rarement qu’on ne pourrait le penser, et il se jette de préférence sur les bœufs, les buffles, les cerfs et les cochons sauvages qu’il rencontre en abondance. Sa force est telle qu’il prend un buffle auprès des maisons et le traîne à une lieue et plus au milieu des forêts pour le dévorer. Il a deux cris bien distincts l’un aigu quand il sent sa proie de loin, et l’autre grave et terrible quand il s’élance dessus. Voici une manière ingénieuse de prendre le tigre et que j’ai observée chez les Lao on fait’une petite enceinte de pieux solides et serrés dans laquelle on met un chien ; puis une autre palissade de manière à former un couloir étroit autour de la première enceinte, en ménageant une porte qui, étant ouverte, barre le couloir d’un côté. La nuit, le tigre entendant les hurlements du chien, accourt, pénètre dans le couloir, fait le tour ; à peine a-t-il touché la porte qu’elle se ferme d’elle-même ; l’animal,féroce ne pouvant faire aucun mouvement par côté, se trouve pris, et le lendemain les Lao viennent lui donner un bon coup de fusil qui lui ôte la vie.

Le tigre étoilé est beaucoup plus petit que le précédent ; il attaque rarement l’homme ; les chiens, les chevreuils, les cochons sont sa pâture sa peau, marquée de taches noires sur un fond jaune, est magnifique. La troisième espèce est le chat-tigre, deux ou trois fois gros comme un chat ; il vit d’oiseaux, de poules et de canards, et n’ose pas même attaquer un chien.

J’ai parlé ailleurs du rhinocéros et de la manière de lui faire la chasse : on dit que ce monstrueux quadrupède fait ses délices des épines de bambou, qui ne lui occasionnent probablement qu’un léger picotement dans la gueule. On attribue beaucoup de vertus à sa corne, et (chose singulière !) sa peau, quelque épaisse et coriace qu’elle soit, est regardée comme un mets délicat et fortifiant pour les personnes faibles. On grille d’abord la peau, on la ratisse, on la coupe en morceaux et on la fait bouillir avec des épices assez longtemps pour la convertir en matière gélatineuse et transparente. J’en ai mangé plusieurs fois avec plaisir, et je pense qu’on pourrait appliquer avec succès le même procédé aux peaux de quelques autres animaux.

Les chevaux sont extrêmement rares dans le royaume de Siam : le roi en nourrit environ une centaine dont on lui a fait présent ; mais les particuliers n’en ont aucun, excepté dans les provinces éloignées ; du reste, comme il n’y a pas de voitures dans tout le pays, et que le cheval est impropre à la culture du riz, ce quadrupède y serait presque inutile. Il n’en est pas de même du bœuf et du buffle : ce sont des animaux bien précieux pour le pays, aussi le gouvernement défend-il de les tuer sous peine d’une forte amende. C’est par leur moyen qu’on laboure les champs et qu’on fait tous les transports, même à travers les bois. Il y a aussi des bandes de bœufs et de buffles sauvages dans les grandes forêts pour ceux-ci, les chasseurs peuvent les tuer sans encourir aucune peine.

On s’imagine que les ours ne se trouvent que dans les pays froids, et cependant on rencontre dans les bois de Siam deux espèces d’ours, dont l’une à face de chien, l’autre à face humaine, (pour me servir de l’expression du pays). Ces ours sont moins féroces qu’en Europe : ils prennent la fuite à l’approche de l’homme, et il est inouï qu’ils aient jamais dévoré personne.

On nourrit à Siam beaucoup de cochons d’une espèce basse, dont le ventre traîne à terre : leur chair est excellente et n’est pas indigeste ; il s’en fait une grande consommation, surtout parmi la population chinoise. Les sangliers sont assez communs, au point qu’ils viennent dévaster les plantations de patates et de maïs ; mais ils sont bien plus petits qu’en Europe et n’attaquent jamais l’homme ; aussi les habitants les appellent-ils simplement cochons sauvages, et ne les craignent pas plus qu’ils ne craindraient un porc ordinaire.

Le porc-épic a le museau gros et renflé, la tête à peu près comme celle de la marmotte : tout son corps est couvert de piquants très-longs, surtout ceux du dos : quand il est attaqué par un chien, par exemple, il dresse tous ses piquants, les agite et en darde quelques uns qui percent le nez ou les oreilles du chien. Je sais que les naturalistes refusent au porc-épic la faculté de darder ses piquants ; mais le fait m’ayant été attesté par un chasseur chrétien de race Lao, qui m’a assuré en avoir été plusieurs fois témoin, je me contente de consigner ici ce fait tel qu’il m’a été rapporté.

L’élan, le cerf, le daim, le chevreuil, la gazelle, la chèvre sauvage abondent dans les forêts. Les cerfs viennent par bandes nombreuses paître dans les plaines incultes, et lorsque l’inondation les surprend, ils se dirigent vers les hauteurs et les monticules ; c’est alors qu’on leur fait une chasse impitoyable. Des hommes vigoureux montant des barques légères les poursuivent à travers les campagnes submergées ; les cerfs à moitié dans l’eau ne peuvent pas courir et s’embarrassent dans les hautes herbes ; on les atteint facilement et on les assomme par centaines à coups de gros bâtons ou bien on les tire avec le fusil à bout portant. À cette époque-là les chasseurs vous vendent un beau cerf de la plus grande taille pour une pièce de trois francs.

Les chiens et les chats sont très-multipliés à Siam, par la raison qu’on n’y tue pas les animaux. L’hydrophobie me paraît y être bien plus rare qu’en France, et la rage provenant de la morsure des chiens est un cas extraordinaire. Les Siamois ne caressent pas les chiens comme en France, parce que, par l’effet du climat chaud, il s’exhale de ces animaux immondes des émanations fétides qui s’attachent aux mains. Dans presque toutes les pagodes il y a une foule de chiens qui sont attirés par les restes abondants des repas des talapoins ; mais ils ne sont pas méchants, et au contraire, ils sont très-prévenants envers les étrangers, qui apportent toujours des provisions à la pagode. On parle aussi beaucoup de chiens sauvages et de loups qui habitent les bois ; mais je n’en ai jamais rencontré et je n’ai rien de positif à dire sur leur compte.

La civette est un joli animal au museau pointu, à peau bigarrée, plus petit qu’un chat, qui a entre les organes de la génération et l’anus une poche renfermant une matière grasse, très-odorante, qu’on appelle faux musc ou civette. Il paraît qu’il est très-friand de poisson frais, car j’en ai vu prendre plusieurs dans un piège avec cet appât. Plusieurs personnes nourrissent des civettes dans des cages pour leur divertissement, car cet animal est doué d’une forme gracieuse, d’agilité et de souplesse dans ses mouvements.

Le singe appelé orang-outang (homme des bois) se trouve dans les forêts de la presqu’île Malaise : il est d’une bonne taille et il a la faculté de marcher assez aisément sur ses deux pieds de derrière. Il y a une autre espèce de petit singe à figure noire qui ne fait que gémir en se tenant suspendu aux branches des arbres. Le singe le plus commun est de moyenne taille, à poil gris ; il va toujours par troupe ; on en compte quelquefois cent sur un seul arbre ; ils font mine de n’avoir pas peur ; mais si vous leur tirez un coup de fusil, ils jettent un cri tous en même temps, sautent d’arbre en arbre et disparaissent bien vite.

L’écureuil est très-commun, surtout dansjes jardins ; il saute d’un cocotier à l’autre, fait un trou dans les cocos tendres et en boît toute l’eau ; c’est en vain que les Siamois lui lancent des balles de terre avec un arc, il est si leste qu’il leur échappe en un clin d’œil pour revenir bientôt à la charge. L’écureuil blanc est plus rare et cause bien moins de dégâts ; celui-ci aime à venir fureter dans les maisons et ne monte jamais sur les cocotiers. Il en est encore une autre espèce qu’on appelle écureuil volant, non pas qu’il ait des ailes, mais le développement de la peau des flancs forme chez lui une sorte de parachute au moyen duquel il se soutient quand il saute d’un arbre à l’autre.

Sur les bords des rivières et des canaux il y a beaucoup de loutres, dont la peau est très-recherchée par les Chinois. Voici le moyen qu’on prend pour en tuer un grand nombre. On se procure une jeune loutre qu’on emporte en cage à la tête de la barque on ne lui donne pas de poisson à manger ; sentant la faim, elle se met à crier presque continuellement les loutres accourent en foule à ses cris ; les gens de la barque leur lâchent deux ou trois coups de fusil, prennent les loutres qu’ils ont tuées et vont un peu plus loin recommencer leur opération. Quelqu’un m’a dit avoir tué de cette façon cent cinquante loutres dans une tournée de huit jours.

Le lièvre est très-commun aux alentours des bois ; mais pour les Siamois c’est un gibier si petit que personne ne songe à le chasser ; j’en ai cependant mangé plusieurs que mon chien m’apportait d’un petit bois voisin de notre église à Juthia. À propos de lièvre, disons en passant que les Siamois lui attribuent beaucoup d’esprit et d’astuce : ils ont sur le lièvre une foule de contes qui le représentent comme le plus adroit et le plus rusé de tous les animaux ; c’est encore un lièvre qu’ils voient dans les taches de la lune.

Les rats pullulent dans ce pays ; il n’y a pas de maison qui n’en soit infestée. Outre les souris et les rats ordinaires, il y a les rats musqués qui sont beaucoup plus gros et qui répandent une puanteur nauséabonde. L’engeance des rats fait aussi un terrible dégât dans les plantations et dans les champs. C’est là qu’on trouve une espèce de rat gros comme un chat qui fait la désolation des laboureurs ; c’est pour cela que ceux-ci recherchent son gite avec empressement, creusent jusqu’au fond de son trou et, après l’avoir tué, en font un bon régal.

oiseaux.

On ne connaît à Siam que le petit aigle de la Chine, grand ravisseur de poulets et autres petits oiseaux. Il est constamment à planer au dessus du fleuve ; on le voit s’abattre souvent pour saisir des poissons ou des matières animales qui flottent sur les eaux. Il est très-courageux et ne redoute aucun des autres oiseaux plus gros que lui. L’épervier, quoique plus petit que le précédent, s’attaque aux pigeons et même aux canards sauvages, au point que souvent, n’ayant pas la force d’emporter sa proie, il est obligé de la lâcher.

Le vautour est très-commun à Siam, et il y rend de bien grands services en dépeçant les charognes au milieu des campagnes ou les animaux crevés qui flottent dans les rivières. Le vautour royal se trouve presque toujours mêlé à l’espèce commune, quoiqu’en bien plus petit nombre. C’est un animal stupide, fétide, hideux, dégoûtant et lâche au suprême degré, car on voit tous les jours quelques corbeaux le battre et lui arracher le morceau de chair du bec sans que le vautour fasse mine de repousser son adversaire.

L’argala à tête chauve est un oiseau de haute stature qui se nourrit de serpents, de grenouilles, de poissons et, à défaut d’animaux vivants, il va se mêler aux vautours pour se gorger de la chair des animaux crevés. Il fait beau de voir de loin une troupe d’argalas, perchés sur leurs hautes jambes comme sur des échasses, rester immobiles des heures entières en attendant passer un serpent ou une grenouille.

Il est surprenant de voir dans un pays chaud une si grande multitude de corbeaux, surtout aux environs de la capitale, à Juthia et en général dans tous les lieux habités. Leur nombre est si considérable que le soir, quand ils reviennent dormir dans les pagodes de Bangkok, l’air en est pour ainsi dire obscurci. Le corbeau est d’une audace extrême ; il dévaste les jardins en dévorant tous les fruits mûrs ; il enlève les petits poussins et tous les comestibles qu’on expose au soleil ; non content de cela, il pénètre dans la maison par la porte ou par la fenêtre, il enlève les gâteaux et les bananes des mains des enfants ou même des vieilles femmes, il va dans la cuisine soulever les couvercles des pots et des marmites, et quand il a trouvé trop de butin pour un jour, il va en cacher une partie sous les feuilles du toit ou dans un creux d’arbre ; quelquefois une troupe de ces brigands se réunit pour attaquer des pigeons, des geais ou autres oiseaux un peu plus faibles qu’eux. Quand on donne à manger aux poules, aux chats ou aux chiens, ce sont toujours les corbeaux qui en prennent la meilleure part, de sorte qu’on peut dire qu’ils sont un vrai fléau pour le pays, quoique d’autre part ils soient fort utiles en purgeant le pays d’une foule d’animaux nuisibles et des matières animales en putréfaction. Mais, me direz-vous, ne peut-on pas se débarrasser de ces visiteurs importuns ? Cela n’est point du tout expédient, car si vous leur lancez une pierre, ils pirouettent un instant et reviennent se placer plus près en tirant de leur gosier une sorte de gazouillement qui a tout l’air d’une moquerie ; si vous en tuez un d’un coup de fusil, la détonation attire un millier de corbeaux du voisinage qui se mettent à crier tous ensemble en voltigeant et ils vous donnent un charivari épouvantable qui dure plus d’une heure, après quoi ils ravagent votre jardin comme pour venger la mort de leur camarade.

Parmi les oiseaux de nuit, on compte la chouette, le petit duc, qui diffèrent peu de ceux d’Europe ; une espèce d’engoulevent criard, que les habitants appellent batteur d’or ou batteur de fer, parce que pendant les nuits son cri, qui ressemble en effet à un coup de marteau sonore et qu’il répète sans cesse, retentit dans les forêts presque jusqu’au jour ; enfin le grand duc appelé thou-thou, à cause de son cri sourd et lugubre : cet oiseau vit de cancres, de rats et surtout de gros scorpions noirs qu’il attrape la nuit. Pendant les nuits pluvieuses, le mâle et la femelle, perchés sur deux gros arbres, se répondent l’un à l’autre d’un ton sourd et effrayant, au point qu’une fois un de mes Chinois me dit sérieusement le lendemain : « Père ! cette nuit j’ai entendu deux âmes des morts qui s’entretenaient ensemble. » Ici comme ailleurs, ces animaux sont regardés comme étant de mauvais augure.

Siam est riche en oiseaux aquatiques : le plus grand est le karien, du genre des échassiers ; il est plus haut qu’un homme ; son plumage est gris, blanc et noir, mais il a le cou et la calotte de la tête d’un beau rouge vif. Il plane à une grande hauteur ; son cri perçant s’entend de deux ou trois lieues à la ronde. J’ai souvent vu des troupes de kariens en rangées sur le bord des étangs et des marais, où ils pêchent les poissons, les grenouilles et autres animaux ; haut montés sur leurs jambes, ils font de si grands pas et marchent si vite, qu’un chien lancé contre eux ne peut pas les atteindre.

Après le karien vient le pélican, deux ou trois fois gros comme une oie. Cet oiseau est remarquable par la grande poche qu’il a sous la mâchoire inférieure ; on trouve presque toujours les pélicans nageant en troupes dans les grands étangs ou près des bancs de sable des rivières où ils font une pêche abondante ; ce n’est que le soir qu’ils s’élèvent dans les airs, et, formant un triangle en volant, ils vont chercher au loin quelque gros arbre solitaire sur lequel ils s’abattent pour y passer la nuit. C’est là qu’à la faveur des ténèbres, deux chasseurs munis de fusils doubles peuvent abattre cinq ou six de ces énormes oiseaux, et la bande est dispersée.

Je ne fais que mentionner les grues, les hérons, les cormorans et les cigognes qui se nourrissent de grenouilles, de serpents, mais plus souvent d’écrevisses et de poissons. D’autres gros oiseaux dont j’ignore le nom européen, ne vivent que de moules et de coquillages. Dans les canaux et sur les étangs, on rencontre des bandes innombrables de corbeaux aquatiques et de canards sauvages ; les oies sauvages sont plus rares ; leur plumage est très-beau et de couleurs variées. Les plongeons, les poules d’eau, les sarcelles, les mouettes et les martins-pêcheurs ou alcyons se trouvent presque partout. De toutes les espèces d’alcyons, il n’y en a qu’une dont le plumage soit estimé des Chinois qui l’achètent fort cher pour l’envoyer en Chine ; c’est avec ce plumage, d’un bleu éclatant, que les Chinois confectionnent des manteaux pour l’empereur et les princes. Or, voici comment on va à la chasse des alcyons : on en nourrit un dans une petite cage de fils de fer très-déliés ; on lie la cage au haut d’une perche ; on adapte à droite et à gauche deux petits filets de fil blanc à larges mailles. La cage une fois établie dans un lieu découvert sur le bord d’une rivière, l’alcyon se met à chanter, et bientôt ceux de son espèce accourent pour se battre avec lui, mais d’un vol si rapide qu’ils sont pris dans le filet avant de l’avoir aperçu, et l’oiseleur, qui s’était caché, vient mettre la main dessus. Cent peaux d’alcyons sont payées par les Chinois de trois à cinq cents francs.

L’ibis blanc est un bel oiseau du genre des échassiers, qui a la moitié de la grosseur de la cigogne ; il se nourrit ordinairement d’écrevisses et de poissons ; il se tient sur les bords des rivières ou des étangs ; d’une patte il remue la boue pour en faire sortir les petits poissons qu’il attrappe fort adroitement. Dans la saison où le poisson est rare, il se nourrit de sauterelles et de grenouilles au milieu des champs. Il paraît même qu’il aime beaucoup les taons et les grosses mouches, car on en voit souvent des troupes perchées sur le dos des buffles attraper ces insectes. L’ibis blanc est tellement commun à Siam, qu’on le trouve presque partout ; il n’est pas rare de voir des touffes de bambous chargées de deux ou trois cents de ces oiseaux ; c’est vraiment une belle chose à voir qu’un grand arbre chargé d’ibis, qui, vus de loin, ressemblent à de grosses et belles fleurs d’une blancheur éclatante.

Le paon se tient dans les endroits incultes près des rivières ; il vit de graines et, quand il a à sa portée des plantations de piment rouge, il en fait son régal. Tous les soirs le mâle vole au sommet de l’arbre le plus élevé et fait entendre son cri retentissant pour rallier la troupe de ses femelles qui montent après lui.

J’ai vu dans les bois plusieurs espèces de faisans, entre autres celle que les habitants appellent poule céleste. Les coqs et les poules sauvages y sont en grand nombre, mais il n’est pas facile de les avoir, vu leur extrême agilité. On rencontre aussi dans les forêts le toucan et le calao dont le gros bec est surmonté d’une excroissance cornée qui lève en l’air ; ce qui lui a fait donner le nom d’oiseau à deux becs. Il y a dans la partie nord de Siam beaucoup de perruches ou petits perroquets verts à bec rouge ; mais dans la presqu’île (où il fait plus chaud), il y a des perroquets magnifiques et de toutes les couleurs.

La perdrix est rare ; mais les pigeons et les tourterelles abondent au point qu’on rencontre quelquefois des arbres qui en sont tout couverts.

On connaît trois espèces de merles : l’un noir aux yeux rouges, le second bigarré, qui siffle merveilleusement ; plus on le contrefait, plus il siffle fort ; la troisième espèce est noire, le bec et les oreilles sont d’un beau jaune d’or. Cet oiseau a un talent particulier pour la parole, et il imite aussi parfaitement les aboiements du chien, les miaulements du chat, le chant du coq, et en général tout ce qu’il entend ; il y en a qui sont dressés à entretenir une conversation et qui imitent si bien la voix de l’homme, qu’on croirait que c’est quelqu’un qui vous parle.

Parmi les petits oiseaux il y en a plusieurs qui ont un chant assez agréable ; le plus remarquable est le dominicain, petit oiseau blanc et noir, dont le chant est très-mélodieux et comparable à celui du rossignol ; malheureusement il reste silencieux presque tout le long de l’année et ne fait entendre ses accents modulés qu’au point du jour, à l’époque où la plupart des arbres sont en fleurs. J’ai observé dans les jardins plusieurs espèces de colibris, dont le plumage brille des plus vives couleurs ; l’espèce la plus commune et la plus belle a son plumage rouge de pourpre parsemé de points blancs : on le recherche beaucoup pour l’envoyer dans les pays étrangers.

Je finis l’article des oiseaux en disant quelques mots des chauves-souris. Il y en a de deux espèces : la petite espèce, qui habite les cavernes, sous les toits des édifices et surtout sous les dômes des vieilles pagodes inhabitées, ne vit que de moustiques et de moucherons ; la grande espèce, noire et de la grosseur d’un chat, qui se tient sur les arbres des pagodes ou sur les touffes de bambous, se nourrit uniquement de fruits et surtout de mangues et de litchis. Ces chauves-souris font un grand ravage dans les jardins où elles s’abattent par centaines et même par milliers. Souvent on recouvre l’arbre d’un filet où elles s’empêtrent avec les crochets de leurs ailes, et alors on en fait justice. Quand on les a écorchées avec soin, on en fait des ragoûts, qui seraient assez bons, s’ils ne conservaient pas une certaine odeur d’urine qu’on tâche de masquer à force de piment rouge. Le soir, quand elles viennent fondre sur les jardins de la capitale, elles présentent l’aspect d’une nuée noire qui a plusieurs lieues de longueur.

REPTILES.

Le crocodile est un animal amphibie qui, parvenu à son entier développement, a depuis dix pieds jusqu’à vingt-cinq pieds de long. Sa voracité répond à la grandeur de sa taille : sa gueule, pourvue de quatre rangées de dents, est d’un jaune de safran. Il se nourrit ordinairement des gros poissons qu’il peut attraper, et, à leur défaut, des cadavres qu’on jette à la rivière ; quelquefois aussi il dévore les hommes qui se baignent ou qui tombent à l’eau. Il y a des crocodiles dans toutes les rivières de Siam, depuis leur embouchure jusqu’à l’endroit où il n’y a plus assez d’eau pour qu’ils puissent s’y tenir, ni assez de poissons pour leur nourriture.

Les crocodiles pondent une vingtaine d’œufs blanchâtres une fois plus gros que ceux de l’oie ; ils les enterrent dans les sables sur le bord des rivières ou les déposent parmi les roseaux, et c’est la chaleur qui les fait éclore. Dès que les petits sont nés, ils vont se jeter dans l’eau la plupart deviennent la proie des poissons voraces et même, dit-on, des vieux crocodiles ; ceux qui échappent se nourrissent d’abord de petits poissons et grandissent de plusieurs pieds dans l’espace d’une année. Les œufs de crocodile sont bons à manger. Celui qui aurait fait la découverte d’une ponte de ces œufs, s’il veut les enlever, doit tenir un cheval tout prêt ; car la mère, qui ne se tient pas loin de là, s’aperçoit quelquefois de l’enlèvement de ses œufs ; alors elle sort de l’eau et, animée d’une fureur terrible, elle se met à la poursuite du ravisseur et court après presque aussi vite que le cheval.

À Bangkok il y a des enchanteurs de crocodiles. Quand un homme a été emporté par un de ces animaux, le roi donne ordre de le prendre alors l’enchanteur, accompagné de plusieurs barques de satellites avec des lances et des cordes, vient dans l’endroit où il présume trouver le crocodile ; il récite des formules superstitieuses pour le faire monter à la surface de l’eau ; dès qu’il paraît, il lui saute sur le dos, et pendant qu’il lui fourre les doigts dans les yeux, les satellites sautent à l’eau ; les uns lui lient la gueule, les autres les pattes, et l’on tire à terre le monstre palpitant qui paraît avoir perdu toutes ses forces ; on l’emporte au mandarin et on lui fait son procès. Nos Annamites chrétiens sont très-habiles à prendre les crocodiles, même sans formules superstitieuses ; ils épient le moment où cet animal dort sur le rivage, lui sautent sur le dos, lui fourrent les doigts dans les yeux, lui passent un lien à la gueule, l’attachent par le milieu du corps et le jettent dans leur barque. Un jour, visitant leur village, je vis plus de cinquante crocodiles, petits et grands, amenés de la sorte et attachés aux colonnes de leurs maisons. Ils en vendent la chair comme on vendrait de la chair de porc, mais à bien meilleur marché. Les Cambogiens ont une autre méthode bien singulière pour tuer le crocodile : au bout d’un long bambou est un croc acéré qu’ils traînent à la suite de leur barque et qu’ils font mouvoir de manière à pouvoir accrocher l’animal quelque part. Pendant qu’il se débat, on passe un nœud coulant à sa queue, dont on coupe l’extrémité, alors on enfonce un long rotin dans la moelle des vertèbres ; à mesure qu’il enfonce, le crocodile perd sa force, et à peine le rotin est-il parvenu à la moelle de la tête, que l’animal expire.

Sur le bord des rivières ou des étangs on rencontre souvent un petit crocodile terrestre de cinq à huit pieds de long ; il n’attaque pas l’homme, il se nourrit de petits quadrupèdes, de poissons et d’animaux crevés. Sa démarche est pesante, sa couleur est d’un gris qui tire sur le noir, tout son extérieur est hideux et dégoûtant. Parmi les lézards le plus grand est le takuet, qui a trois ou quatre pieds de long ; il a deux langues ou, pour mieux dire, sa langue est bifide ; selon le style du pays, il est regardé comme l’emblème d’un homme fourbe et trompeur. Le tukë a tout au plus un pied de long ; sa peau est toute pointée de rouge ; il habite surtout les toits des maisons. C’est un grand destructeur des rats et des cancrelats, aussi le laisse-t-on bien tranquille, et il est tellement hardi, qu’il se tient à côté de vous, sur votre lit, parmi vos livres, etc. Il a un cri très-fort, très-bizarre et qui provoque à rire : il chante tukë, tukë six fois ou huit fois, ou tout au plus douze fois de suite, et cela souvent dans la journée aussi bien que pendant la nuit, ce qui fait dire aux habitants qu’il sonne les heures ; c’est donc comme une horloge vivante.

Le caméléon est une espèce de lézard à tête triangulaire aplatie sur les côtés, yeux saillants, gorge gonflée, peau granulée. Il se tient sur les branches des arbres, attrapant les mouches avec sa longue langue gluante. Cet animal peut rester jusqu’à quatre mois sans manger, ce qui avait fait dire aux anciens qu’il vivait d’air. Le caméléon a la singulière propriété de pouvoir gonfler son corps et changer de couleurs : dans son état naturel il est d’un gris verdâtre ; si vous lui faites peur, s’il entre en amour avec une femelle ou s’il se bat contre un de ses semblables, alors on le voit se gonfler, sa crête se dresse depuis la tête jusqu’à la queue, sa couleur change, il devient jaune, vert, puis bleu clair, bleu foncé, violet, rose, rouge et passe ainsi graduellement par toutes les nuances de couleurs, ce qui est fort divertissant à voir. Le caméléon est très commun dans tous les jardins ; sa longueur est d’un pfed environ.

Le lézard volant ou dragon a deux ailes qui forment un triangle : elles prennent naissance auprès des pattes antérieures et vont se réunir à celles de derrière. C’est par le moyen de ces ailes qu’il saute de branche en branche pour attraper les insectes dont il fait sa nourriture. Il descend rarement à terre, mais il nage fort bien.

La famille des serpents est très-nombreuse à Siam. Le plus gros de tous est le boa constrictor qui, dans les hautes forêts, atteint quelquefois la grosseur d’une poutre et une longueur de vingt à vingt-cinq pieds. Sa peau est superbe et forme un dessin de couleurs variées. Par la grande dilatation dont sa peau est susceptible, il peut avaler les singes, les cerfs et même les buffles. On cite des exemples d’hommes qui ont été attaqués et engloutis par ce monstre en traversant les forêts. Mais les boas qu’on rencontre auprès des villes et des lieux habités sont d’une plus petite dimension ; ils sont de la grosseur de la jambe et longs de huit à douze pieds, ils avalent les petits chiens, les poules, les canards et quelquefois même les petits enfants, comme cela arriva à Juthia en 1836. Une dame, concubine du gouverneur, habitait une boutique flottante et dormait la nuit, ayant à ses côtés son petit enfant âgé d’environ huit mois. Réveillée par quelque chose de doux et froid en même temps qui lui passait sur les membres, elle appela ses domestiques qui accoururent avec une torche. Quel spectacle ! un boa avait déjà avalé la moitié de son enfant. De suite les gens de cette dame coupèrent en tronçons le vorace animal, qui dégorgea sa proie. L’enfant n’était pas mort, mais il ne survécut que d’un jour.

Le boa n’a pas de venin c’est pour cela qu’après lui avoir tiré la peau, les Siamois l’accommodent et le mangent sans répugnance. On dit que toutes les jonques chinoises nourrissent un de ces reptiles, le regardant comme un ange tutélaire de qui dépendent le bonheur et le salut des matelots et du navire ; c’est pourquoi ils lui offrent tous les jours, avec maintes prostrations, une poule ou un canard que le serpent dévore, et puis il s’en va dormir et faire la digestion dans la partie inférieure de la jonque.

Le serpent appelé trompe d’éléphant atteint quelquefois la grosseur de la cuisse, mais il n’est pas long en proportion ; il a la peau rude, tannée, et ne jouit d’une certaine agilité que lorsqu’il est dans l’eau, car si vous le mettez à terre, il avance lentement à la manière des sangsues. Il se tient surtout en embuscade à l’entrée des canaux et des étangs pour saisir au passage le poisson qui entre ou qui sort.

Il y a une espèce de vipère un peu plus petite que le bras, dont la peau est noire et luisante ; sa morsure est mortelle, à moins qu’on ne la brûle sur-le-champ. Dès qu’il aperçoit quelqu’un, ce serpent s’élève, gonfle sa tête en forme de cuiller, et fait entendre un sifflement aigü. Heureusement pour le pays, cette espèce de vipère est assez rare autour des habitations. Il y a des enchanteurs de serpents qui élèvent des vipères et les font danser en public ou bien les font battre entre elles ; ils se les entortillent autour du cou, ils les irritent, ils se font mordre et leur font exécuter différents jeux, sans en éprouver aucun mal. Ou ces jongleurs ont soin de tirer d’avance le venin des vipères à mesure qu’il se forme, ou il faut avouer qu’ils ont des antidotes bien efficaces.

Le serpent de feu est ainsi appelé parce qu’il brûle et roussit les plantes et les herbes sur lesquelles il passe, comme si le feu y avait passé ; tel est du moins le rapport qu’on m’a fait, mais je ne l’ai pas vu. Le serpent triangulaire a cela de particulier que le feu l’attire, de sorte que si quelqu’un marche la nuit avec un flambeau allumé dans un lieu où il se trouve, ce serpent court aussitôt après la flamme ; celui qui se trouve dans un pareil cas n’échappe au danger qu’en abandonnant au reptile le flambeau qu’il tient. Il est une espèce de serpent de médiocre grosseur, qui a son venin à la tête et à la queue. Une autre espèce qu’ils appellent serpent à crête de coq est rangée dans la classe des vipères et son venin est mortel. Un des plus beaux reptiles qui soient au monde, c’est le serpent appelé rayons du soleil : exposé au soleil, il brille des plus vives couleurs ; il, est petit, peu agile, et par conséquent facile à éviter ; on prétend que sa morsure est bientôt suivie d’une mort infaillible.

Le serpent vert est une couleuvre fort commune ; il y en a dans presque toutes les maisons et personne ne songe à les détruire, parce qu’elles mangent les rats et les autres animaux incommodes. Outre les serpents dont j’ai parlé, il y en a une foule d’autres, surtout, dans les marais et les étangs. À l’époque de l’inondation on en voit nager en quantité dans les eaux ; ceux qui ne se plaisent pas dans l’eau montent dans les arbres et dans les maisons ; quelquefois on en trouve jusque sous son oreiller.

Parmi les grenouilles, il en est une qui mérite qu’on en fasse mention ; elle est toute ronde et n’a pas trois pouces de long ; cependant son coassement est comparable au mugissement d’un bœuf. On ne l’entend que pendant les nuits où la pluie tombe ; dans la symphonie que font les grillons, les cigales et plusieurs autres insectes, la grenouille ùng-ang fait la basse ; son ton grave, étourdissant et monotoneest très-propre à plonger ses auditeurs dans un profond sommeil.

INSECTES.

Parmi la multitude d’insectes qui pullulent à Siam, il y en a deux qui sont très-venimeux, à savoir : le mille-pieds et le scorpion. On trouve des mille-pieds de toute grosseur, depuis la grosseur d’un fil jusqu’à celle du pouce ; ces derniers ont un pied de longueur ; ils se fourrent quelquefois jusquedans vos habits ; ils vous courentsur le corps en vous laissant des traces rouges sur la peau : dans ce cas, il faut bien se garder de faire quelque mouvement brusque, autrement ils vous mordraient. La morsure des mille-pieds est très-douloureuse ; mais la douleur s’apaise bien vite en mettant sur la plaie de la chaux vive délayée avec un peu d’eau. Il y a une petite espèce de mille-pieds phosphoriques très-minces et très-déliés ; si vous en avez écrasé un la nuit en dormant, quand vous vous réveillez il vous semble voir des flammes dans votre moustiquaire. On prétend que si cet insecte vous entre dans l’oreille, il est très-difficile de l’en faire sortir, et il peut causer de très-graves accidents.

On distingue deux espèces de scorpions. La petite espèce est d’un jaune sale ; elle monte dans les maisons, entre même dans les poches des habits, se loge dans la couverture des livres, dans les fentes des meubles, etc. ; sa piqûre est très-douloureuse et fait souffrir un ou deux jours, même en y appliquant de la chaux vive. La grande espèce, longue de six à huit pouces, est d’un noir bleu, hideuse à voir ; on l’appelle scorpion-éléphant, parce que, dit-on, il fait crier l’éléphant quand il le pique. Heureusement qu’il se tient toujours sous les briques et dans les endroits très-humides ; d’ailleurs il a une démarche très-pesante et il est très-facile de l’éviter. Jamais je n’ai entendu dire qu’il ait piqué personne.

Le cancrelat ou blatte orientale est un insecte ailé de forme ovale, mince, long de deux à trois pouces, rouge-brun, qui pullule à Siam et dans les pays voisins. Il cause de grands dégâts ; il pénètre dans les malles et autres meubles ; il ronge les livres, salit tous les comestibles ; pendant qu’on dort, il vient sucer la sueur, ronger les ongles des pieds, des mains, et, si vous le chassez, il vous lâche une liqueur visqueuse et puante. C’est surtout sur les navires qu’on en est plus incommodé qu’ailleurs : si vous mettez un peu d’eau sucrée dans une bouteille, le lendemain elle se trouve pleine de cancrelats. Les moustiques sont aussi fort incommodes ; leur piqûre fait naître des ampoules et cause une démangeaison très-cuisante. C’est surtout vers la fin de la saison des pluies qu’ils sont en plus grande quantité. Pour les chasser, on est obligé de brûler des herbes et de se tenir dans une atmosphère de fumée, remède qui ne vaut guère mieux que le mal.

Les fourmis sont encore un autre fléau du pays : il y en a partout, il y en a de blanches, de noires, de rouges, de petites, de médiocres et de grosses comme le pouce. Il y en a qui sont presque imperceptibles, elles rongent le linge qui finit par être tout troué. Quelquefois, pendant qu’on repose, un essaim de fourmis vient vous assaillir, le pantalon en est plein ; réveillé en sursaut par leurs morsures piquantes, on est obligé de se lever bien vite, de changer de linge et d’aller chercher refuge ailleurs. D’autres fois elles viennent attaquer le sucre et les gâteaux qui sont dans le buffet, et emportent morceau par morceau jusqu’à ce qu’il n’y reste rien.

Mais de toutes les espèces de fourmis, aucune n’est aussi dévastatrice que celle des fourmis blanches. La fourmi blanche est de la grosseur d’un grain de riz ; son corps est diaphane et mou, mais sa tête est armée de fortes pinces de couleur brune. Dans les jardins et dans les bois, les fourmis blanches se bâtissent, avec de la terre glaise, un tertre plus ou moins élevé qui est comme leur ville souterraine, divisée en quartiers, en rues, magasins, cases et compartiments. Au beau milieu est le palais du roi et de la reine : de la chambre du roi, qui est au moins dix fois plus gros que les fourmis communes, il y a une ouverture de communication avec l’appartement de la reine ; celle-ci a une petite tête comme les autres, mais elle a un corps énorme de deux pouces de long. Une seule de ces fourmilières contient des myriades d’individus. Quant aux fourmis blanches des maisons, elles demeurent en terre sous le pavé ; de là, maçonnant un petit conduit en terre le long d’un mur, elles montent par là dans la maison ; au moyen de leurs pinces, elles font un trou dans les malles et mettent en pièce tout ce qu’il y a dedans ; c’est de cette manière qu’elles ont souvent ruiné de grands négociants en portant la dévastation dans leurs magasins.

Les fourmis blanches étant renfermées sous terre, n’ont pas à craindre d’ennemis ; elles se multiplieraient trop si la Providence n’avait pas mis en elles-mêmes un moyen de destruction. Tous les ans, en automne elles éprouvent une métamorphose : il leur naît de grandes ailes, le besoin de paraître à la lumière se fait sentir, elles sortent en foule de leur sombre retraite, et, pendant quelques jours, l’air est rempli de ces essaims de fourmis, dont le vol incertain et embarrassé devient la cause de leur perte ; car une multitude d’oiseaux, et surtout les corbeaux, fondent sur elles en poussant des cris de joie, les attrapent au vol et en font leur pâture jusqu’à ce qu’elles soient exterminées.

La mouche luisante qu’on trouve à Siam est très-commune et remarquablepar l’intensité de sa lumière on voit ces insectes voler séparément d’un arbre à l’autre et dans toutes les directions ; mais le plus souvent ils sont rassemblés par milliers sur un gros arbre au bord de la rivière. C’est un spectacle magnifique de voir jaillir à la fois de toutes les branches de cet arbre comme des milliers de grosses étincelles électriques ; car ces mouches luisantes n’émettent pas une lueur continue, mais interrompue peut-être par l’effet d’une sorte de respiration ; il est difficile d’expliquer comment cette émission de lumière est simultanée pour plusieurs milliers d’individus.

TORTUES ET POISSONS.

Tout le monde sait qu’il y a des tortues de mer de toutes dimensions ; mais les tortues ordinaires varient d’un mètre à deux. Une fois que nous étions en calme, le capitaine vit deux tortues qui se débattaient et envoya un canot avec quatre hommes, qui saisirent les tortues par leurs pattes et les amenèrent à bord. Chacune pesait cent cinquante livres, et elles servirent à nourrir l’équipage pendant huit jours. Sur les côtes de Siam, il y a une espèce de tortue noire dont les pattes sont longues et tout à fait plates : elle pond sur les bancs de sable, et ses œufs sont si abondants qu’on en charge des barques entières. Ces œufs sont mous, renfermés dans une peau lisse et bien ronds tant qu’ils sont frais ; c’est un mets sain, savoureux et bien recherché pour la table des grands. C’est une tortue de mer appelée kra, qui fournit cette belle écaille dont on fait tant de jolies choses.

Les tortues de fleuve sont très-bonnes à manger et peuvent remplacer la viande avec avantage. Il y en a de trois espèces : l’une, dont la carapace est osseuse, vit des fruits qui tombent dans le fleuve et probablement de poissons. On la pêche à la ligne en mettant une banane pour amorce. L’autre espèce, qui est encore bien plus délicate, a une carapace cartilagineuse et assez molle pour pouvoir être mangée tout entière. On la prend aussi à l’hameçon en se servant de poisson pour appât. Ces tortues ont un long cou et de longues pattes tout à fait plates ; elles pèsent depuis dix jusqu’à cent livres. La troisième espèce ne se trouve que dans la partie septentrionale et dans le voisinage des bancs de sable ; c’est une espèce privilégiée qu’il est défendu de prendre et de tuer ; le gouvernement s’est réservé la récolte de ses œufs, qui ressemblent tout à fait aux œufs d’oie. Des gardiens sont postés à ces bancs de sable ; ils épient, pendant la nuit, le moment où la tortue vient pondre ; ils accourent, la renversent et lui impriment un sceau avec un fer chaud, comme signe de servitude, et afin que personne n’ait l’audace de prendre cet animal qui est devenu serviteur du roi.

La tortue noire, qui pèse environ quarante livres, habite les marais et ne vit que de cresson et de lizeron aquatique ; elle est dodue, grasse et bonne à manger, mais pas très-saine ; si l’on en mange souvent, elle donne la dyssenterie. Pendant les deux ou trois mois que les marais sont à sec, elle reste enfoncée à près de deux pieds en terre : c’est alors qu’on va sonder les marais avec un long bâton garni d’un fer pointu ; dès que le fer rencontre la carapace osseuse de la tortue, il n’y a qu’à creuser un peu pour l’avoir. Si l’on veut se procurer de ces tortues quand les marais ne sont pas encore à sec, on amasse quantité d’herbes sèches sur les cressons et lizerons qui bordent les marais, et l’on y met le feu pour faire sortir les tortues ; alors elles sont très-faciles à prendre.

La tortue des champs est toute petite ; les plus grosses ne pèsent que trois ou quatre livres ; leurs œufs sont plus petits que ceux de pigeon et en ont tout à fait la forme. La chair de ces tortues est saine et très-délicate ; elles vivent d’herbes et de fruits sauvages ; si les chiens les trouvent, ils les prennent à leur gueule et les apportent à leur maître. Quand j’étais à Juthia, j’avais un chien qui allait m’en chercher et m’en apportait presque tous les jours.

Dans le golfe de Siam, il y a des petites baleines de trente à quarante pieds de long, qui se tiennent près de l’embouchure des fleuves ; elles sont toujours entourées d’une multitude innombrable de grosses sardines. La baleine tient sa gueule ouverte, les sardines y entrent en foule pour sucer les mucosités qui en tapissent l’intérieur ; mais bientôt le monstre ferme la gueule, fait jaillir l’eau par les deux trous placés au-dessus de sa tête, et engloutit dans ses entrailles plusieurs centaines de ces poissons imprudents.

On rencontre aussi dans le golfe des souffleurs et des marsouins qui sautent par troupes autour des barques. Il y a des marsouins tout à fait blancs ; on les harponne assez facilement pendant qu’ils tournent autour d’un navire ; leur chair, bonne à manger, n’a pas de mauvaise odeur. Les poissons volants rencontrant un bâtiment la nuit, sont effrayés et prennent leur essor pour voler par dessus mais souvent ils viennent donner de la tête contre les mâts ou les cordages et deviennent la proie des matelots. Les requins sont très-communs, surtout à l’embouchure des fleuves, qu’ils remontent jusqu’à soixante lieues. Il en est de même de la scie, gros poisson dont la tête se prolonge en une saillie osseuse, aplatie, très-longue et armée de dents des deux côtés. À Bangkok, il arrive assez souvent que le requin emporte un homme qui se baigne, d’autres fois il se contente de lui couper et emporter seulement une cuisse.

Dans les détroits entre les nombreuses îles du côté de Chanthabun, les dauphins, les bonites, les dorades, etc., se rencontrent en abondance. Voici comment nos chrétiens annamistes en font la pêche : deux hommes ont sur leur barque un filet flottant à grosses mailles, long de quatre-vingts à cent toises ; par une nuit obscure, ils tendent en travers du courant leur filet, qui plonge dans l’eau de trois pieds seulement ; au bout d’une heure ou deux ils le retirent et trouvent une centaine de dorades ou bonites étranglées dans les mailles du filet. Après avoir dégagé le poisson, ils recommencent l’opération, jusqu’à l’aurore, où le poisson, voyant le filet, ne s’y prendrait plus. La raie, la sole, le saumon et autres poissons de mer se rencontrent abondamment aux embouchures des fleuves où sont établies de grandes pêcheries, surtout pour les sardines, dont j’ai déjà parlé plusieurs fois.

Les crevettes de mer sont d’une grande ressource pour le peuple, et font l’objet d’un commerce considérable. Le frai de crevettes est employé à faire une espèce de pâte en saumure qu’on appelle kapi, dont l’usage est universel dans tout le royaume. Or, voici comment on fait le kapi : au moyen de petites sennes en fil de soie, on amasse une grande quantité de petites crevettes ou de frai, on les mêle avec une certaine quantité de sel dans des petites cuves en bois, on attend qu’il s’établisse une fermentation putride ; alors, plusieurs personnes broient la matière avec les pieds, et l’on obtient une pâte qui, au bout de quelques jours, prend une couleur violette on en remplit des petits boisseaux et on la livre au commerce. Cette pâte, très-salée et un peu piquante, a une grande saveur qui est fort du goût des indigènes ; à défaut d’autre chose, il suffit d’un peu de kapi avec du riz pour faire son repas.

Il y a plusieurs espèces de crabes ou cancres ; la grosse espèce se prend avec des cerceaux qu’on tend dans le fleuve près de son embouchure ou dans les canaux qui avoisinent la mer. La petite espèce, qui pullule dans les terrains bas, se prend avec des paniers, et, comme elle a fort peu de chair, on la met dans de la saumure, où elle éprouve une demi-putréfaction ; quand on veut manger ces petits cancres, on les tire de la saumure, on les arrose de jus de citron, on leur casse les membres et on les suce.

Les sangsues de mer, connues dans le commerce sous le nom de bichon de mer, sont grosses et longues comme le bras ; on les vide, on les fait sécher, et elles prennent la forme de lanières de cuir, c’est un ingrédient essentiel pour les soupes chinoises.

Les étangs, les canaux et les rivières de Siam nourrissent une grande variété de poissons. Le plus gros que je connaisse s’appelle kakô ; j’en ai vu un dont les écailles étaient grosses comme des pièces de cinq francs. Le poisson appelé krai peut avoir un mètre de long il est sans écailles, aplati ; ayant de chaque côté comme trois étoiles noires. Le poisson appelé mëng-phù, du poids de vingt à trente livres, est d’une belle couleur bleue et tirant sur le vert ; il est très-vorace et très-méchant, car il s’élance quelquefois hors de l’eau pour mordre et attaque également les baigneurs. Il y a dans le fleuve un poisson fort singulier, qu’on appelle lune, et les naturalistes tetraodon ; il n’a pas de dents, mais ses deux mâchoires sont tranchantes comme des ciseaux ; il a la faculté de se gonfler de vent de manière à devenir rond comme une boule. Quoiqu’il ne soit pas très-gros, il est redoutable pour les baigneurs, car il vient vous mordre aux orteils, aux mollets ou aux cuisses, et à chaque fois il emporte la pièce, de manière que ces blessures sont très-difficiles à guérir.

Il y a trois espèces de poissons qui peuvent marcher dans les herbes pourvu qu’elles soient mouillées, et faire ainsi un trajet d’une lieue et plus. Une certaine année la grande chaleur avait desséché tous les étangs des environs de Juthia ; ensuite il arriva que pendant la nuit il tomba une pluie torrentielle ; le lendemain, étant allé me promener dans la campagne, quel ne fut pas mon étonnement de voir les étangs presque pleins et une quantité de poissons qui sautaient ! « D’où sont donc venus ces poissons ? demandai-je à un laboureur ; hier il n’y en avait pas un. » Alors il m’expliqua comment ils étaient venus à la faveur de la pluie. En 1831, le poisson étant à très-vil prix, l’Évêque de Siam crut bien faire d’acheter une provision de poissons vivants pour son séminaire ; il en lâcha cinquante quintaux dans ses étangs ; mais dans moins d’un mois, les neuf dixièmes s’étaient sauvés à la faveur d’une pluie qui survint pendant la nuit. Ces trois espèces de poissons fuyards s’appellent pla-xòn, pla-duk, pla-mò. Le premier est un poisson vorace, gros comme une carpe ; salé et séché au soleil, il se garde toute l’année ; il est tellement abondant, qu’on l’exporte en Chine, à Syngapore et à Java ; il est reconnu pour être la nourriture la plus saine et la seule convenable dans presque toutes les maladies.

Il y a un poisson qu’on appelle langue de chien ; il a absolument la même forme que la sole ; il s’attache au dessous des barques et fait entendre un bruit très-sonore et même harmonieux, ce qui est encore bien plus frappant, lorsque cinq ou six de ces animaux sont collés à la barque. Le poisson-tigre n’est remarquable que par sa belle forme, ses couleurs vives et les taches noires qui lui ont fait donner son nom.

Je pourrais citer néanmoins trente espèces d’excellents poissons qui tous offrent quelque chose de curieux ; mais il me répugne d’en faire mention à cause de leurs noms qui paraîtraient bizarres.

Les écrevisses de Siam sont tout à fait différentes de celles d’Europe ; elles sont bien plus grosses et n’ont qu’une enveloppe mince et une chair blanche abondante ; leurs deux pattes de devant sont longues de huit à dix pouces et d’une belle couleur bleue ; elles fourmillent dans les rivières et sont la nourriture la plus ordinaire du peuple. Les anguilles sont aussi très-communes ; elles ressemblent à un serpent, excepté par la tête qui est grosse et allongée ; c’est un animal bien innocent qui paraît comme endormi et se laisse manier comme on veut sans mordre, ni faire autre mouvement que de glisser dans vos mains. Apprêté en cari, c’est-à-dire avec du safran curcuma, dupoivre-longet des feuilles de menthe, c’est un mets délicieux et très-appétissant. Ces anguilles, dont le dos est brun et le ventre jaune, ont deux ou trois pieds de long et sont quatre fois grosses comme le pouce ; elles habitent surtout les marais et les petits canaux, dans des trous qu’elles se creusent elles-mêmes ; elles se tiennent à l’orifice du trou, la gueule ouverte et très-dilatée, et lorsqu’un poisson y entre imprudemment, elles referment la gueule avec un claquement sec, comparable au bruit d’un coup de fouet, et puis dilatant leur gosier, elles avalent leur proie.

COQUILLAGES.

Le littoral du golfe de Siam est très-riche en coquillages de toutes espèces. On y trouve des huîtres en quantité, mais on ne les mange pas, parce qu’on dit qu’elles sont trop froides et indigestes. Le long du rivage de la mer, on plante des milliers de pieux, auxquels viennent s’attacher les moules, qui s’y multiplient à tel point que, au bout de deux ou trois mois, quand on vient arracher les pieux, on y trouve une agglomération de moules qui pèse deux ou trois cents livres. Il y a trois espèces de moules, dont la plus petite, qui n’est pas plus grosse qu’une fève, est excellente à manger.

Les petits coquillages appelés porcelaine, dont les Siamois se servent en guise de petite monnaie, se trouvent en abondance sur les bancs de sable. Le grand coquillage appelé tridacne géant ou bénitier, se pêche sur la côte orientale du golfe ; sur les bords, il n’y en a pas de gros, et ce n’est qu’à la profondeur de quinze à vingt mètres qu’on peut en trouver d’une énorme dimension. Quand on veut en faire des bénitiers, il faut enlever la croûte et polir la surface extérieure. Dans plusieurs localités on pêche l’avicule perlière, soit pour en extraire les petites perles, soit pour faire des ouvrages en nacre, genre d’industrie auquel s’adonnent un certain nombre d’ouvriers siamois et cambogiens. Le buccin, ou conque de triton, est employé pour sonner la trompe dans les cérémonies religieuses pratiquées par les brames, qui sont les mages du roi ; il fait aussi partie de l’orchestre royal qui accompagne Sa Majesté dans ses visites aux pagodes.

Ce serait peut-être ici le lieu de parler du taret naval. On appelle ainsi un ver marin logé dans un tuyau cylindrique et tortueux, percé à son extrémité supérieure, qui se prolonge et s’élargit à mesure que l’animal grandit ; il a, aux extrémités de ce tuyau, quatre autres pièces dont la surface est hérissée de vingt-cinq rangs de petites dents semblables à celles d’une lime ; c’est par leur moyen que le taret perce les bois les plus durs. Il paraît que les tarets sont très-nombreux dans les eaux de la mer et à l’embouchure des fleuves, car, dans l’espace de deux ans, les plus grosses poutres sont toutes mangées par eux et percées de mille trous ; ils détruisent les ponts et les digues ; ils abîment toutes les barques qui ne sont pas recouvertes de cuivre ; il ne leur faut que trois ans pour mettre les plus grandes jonques hors de service ; ils sont souvent la cause que les marchandises sont gâtées par l’eau de mer, et quelquefois même que les navires font naufrage.


Deux personnes sur un éléphant
Deux personnes sur un éléphant