Description du royaume Thai ou Siam/Tome 2/Chapitre 20

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La mission de Siam (2p. 102-294).


CHAPITRE VINGTIÈME.

HISTOIRE DE LA MISSION DE SIAM.





On peut dire avec raison que saint Francois-Xavier a été le premier missionnaire de Siam, puisqu’il a exercé son zèle à Malacca, État qui dépendait alors de Siam, aussi bien que l’île de Syngapore. Il existe encore des lettres de ce saint, datées de Syngapore, dans lesquelles il témoigne un vif désir d’aller prêcher dans l’empire de Siam. Un historien portugais rapporte que, peu d’années après la mort de saint Francois-Xavier, plusieurs navires de guerre de sa nation, faisant la chasse aux pirates, allèrent jusqu’à Siam, où le roi employa les soldats portugais dans ses expédions militaires. Deux ou trois cents d’entre eux se fixèrent dans le pays, aux environs de la capitale. Dans la suite ils obtinrent quelques jésuites, des dominicains et des franciscains, qui établirent trois petites paroisses, de quatre à cinq cents âmes chacune.

Plus tard, vers l’an 1658, monseigneur Palu, évêque d’Héliopolis, et monseigneur De la Mothe-Lambert, évêque de Bérythe, ayant fondé la congrégation des Missions étrangères, dans le but de former un clergé indigène dans la Chine et les pays voisins, par ordre du Saint-Siège, monseigneur de Bérythe, avec six ou sept missionnaires, se mit en route à travers la Syrie, la Perse, l’Inde, le Bengale et la presqu’île Malaise, et, après un voyage périlleux d’environ trois ans, il arriva, le 22 août 1662, à la capitale de Siam, qu’on nomme Juthia.

Peu de jours après son arrivée, il rendit visite au capitaine des Portugais. Cet officier le reçut avec beaucoup de politesse et de grands témoignages d’estime et de respect ; il voulut qu’il logeât dans leur camp. Les Portugais appellent camps les quartiers où villages qu’ils habitent aux environs des villes. Cet officier procura à monseigneur de Bérytbe un logement proche du sien, et fit avertir de son arrivée tous les prêtres et tous les religieux qui étaient dans la ville ; la plupart d’entre eux vinrent rendre visite au prélat, selon la coutume du pays.

Après une retraite de quarante jours, qu’il fit avec ses missionnaires, pour y reprendre l’esprit du recueillement, prévoir et préparer, les choses qui regardaient la mission, monseigneur de Bérythe commença à fréquenter les Portugais, il s’appliqua à se perfectionner dans leur langue, à les entretenir des vérités de la religion, et à former avec les plus distingués des liaisons qui pussent lui être utiles dans la suite.

Cependant, il apprit qu’on faisait courir contre lui mille bruits désavantageux. On révoquait en doute s’il était évêque, et si ses missionnaires étaient prêtres. On affectait de dire que de toutes les lettres qu’on avait reçues d’Europe, pas une ne disait un seul mot de ces prétendus envoyés du Saint-Siège ; qu’on ne devait pas croire des inconnus sur leur parole ; qu’on avait bien vu d’autres imposteurs dans le monde, qui se paraient de la dignité épiscopale et du caractère de la prêtrise, pour s’introduire et pour s’accréditer dans des pays éloignés ; qui couvraient de mauvais desseins sous de beaux dehors de religion et de piété, et qui, dans le fond, n’étaient que des fourbes, des hypocrites, des hérétiques et des espions.

La malignité de quelques particuliers sut donner à ces calomnies des couleurs si apparentes, qu’un grand-vicaire de Goa, qui se trouvait alors à Siam, crut qu’il était de son devoir d’en éclaircir la vérité. Accompagné des principaux du camp des Portugais, il alla trouver monseigneur de Bérythe dans sa maison, au nom de l’archevêque de Goa, qui prétend être primat de toutes les Indes, le priant de lui montrer ses pouvoirs par écrit, et de qui il les avait reçus.

Monseigneur de Bérythe, pour se conformer aux ordres du pape, qui avait expressément défendu aux vicaires apostoliques de montrer leurs pouvoirs à qui que ce fût, s’ils en étaient requis par voie d'autorité ou de justice, répondit au grand-vicaire que, n’étant pas sujet du roi de Portugal, encore moins de l’archevêque de Goa, il ne pouvait obéir à sa sommation sans donner atteinte aux droits du Saint-Siége, duquel il tenait ses pouvoirs, mais qu’il offrait de les lui montrer en particulier, comme à son ami. C’est ce qui fut exécuté le lendemain. Le grand-vicaire en parut très-satisfait, et en fit le rapport à tous les Portugais du camp.

Cet éclaircissement, qui devait faire la pleine et entière justification de monseigneur de Bérythe, n’apaisa pas les esprits prévenus contre lui ; et ce prélat, voyant que sa présence leur devenait de jour en jour plus odieuse, fut contraint de se retirer dans le camp des Hollandais. Là, pour employer utilement le séjour qu’il serait contraint de faire à Siam, il résolut de s’appliquer à l’étude des langues de la Chine et de la Cochinchine, où il voulait aller quand il en trouverait les moyens. Deux chrétiens, l’un Chinois et l’autre Cochinchinois, qui savaient la langue portugaise, offrirent de lui enseigner, aussi bien qu’à ses missionnaires, chacun la langue de son pays, et lui apprirent, en même temps, qu’il y avait, à une lieue du camp des Hollandais, un camp de Cochinchinois, dont les uns étaient païens, les autres chrétiens, et quelques-uns renégats. Comme la Cochinchine était renfermée dans l’administration de monseigneur de Bérythe, et que, par conséquent, ces Cochinchinois étaient de ses ouailles, il crut que son devoir l’obligeait à les instruire. Il alla à leur camp, Le capitaine de cette nation, qui était chrétien, le reçut avec beaucoup de joie et de respect. Tous les autres chrétiens, et les païens même, lui témoignèrent un ardent désir d’entendre de sa bouche les paroles du salut. Le jour de Noël 1663 il y dit la messe de minuit, et donna commencement à sa mission par un discours en langue portugaise, qui était expliqué par un interprète en cochinchinois, afin que tous pussent l’entendre. Ils furent si charmés de cette première instruction et goûtèrent si avidement la sainte parole, que, dès lors, ils quittaient leur travail ou les affaires de leur commerce pour se rendre chaque jour à la chapelle qu’on avait dressée. Ils écoutaient, avec une attention et une docilité admirables, les vérités de la foi.

À peine eut-on fait trois ou quatre instructions, que plusieurs païens demandèrent le baptême ; d’autres voulurent avoir des conférences particulières avec les missionnaires, pour proposer leurs difficultés. Tous donnèrent de grandes espérances de leur prochaine conversion.

Les chrétiens, touchés des effets que la grâce produisait dans l’âme des païens, firent éclater leur zèle et leur ferveur. Ceux qui savaient la langue portugaise, s’approchaient des sacrements avec de très-vifs sentiments de componction et d’humilité, instruisaient les catéchumènes et n’oubliaient rien pour gagner à Jésus-Christ les païens encore rebelles à la vérité. Ceux que la persécution avait fait tomber dans la Cochinchine, témoignaient, par leur confusion et par leurs larmes, un sincère repentir de leur chute et le désir qu’ils avaient de faire pénitence et de se relever.

Le départ inopiné de vingt Cochinchinois retarda quelque temps une partie du progrès que faisait cette mission naissante. Ils étaient enrôlés dans les troupes de la marine du roi de Siam, et reçurent ordre de se rendre à leurs galères mais le roi congédia bientôt ses troupes, et ils revinrent à leur camp, plus fervents qu’ils ne l’étaient à leur départ. Le capitaine et plusieurs soldats de l’équipage étaient chrétiens. Pendant la navigation, tous les matins et tous les soirs ils faisaient la prière et récitaient les points fondamentaux de notre foi. Les soldats païens furent édifiés et touchés de ce pieux exercice. Ils se prosternèrent avec les chrétiens, apprirent par cœur ce qu’ils entendaient réciter, et, le jour de leur arrivée à Siam, ayant aperçu un missionnaire, ils coururent à lui, le saluèrent avec des transports de joie en disant : Nous ne voulons plus d’idoles, nous sommes chrétiens, nous savons les principaux mystères de la foi, nous les croyons, nous demandons le baptême.

Dans ces régions orientales où l’idolâtrie, la volupté et les vices exposent les nouveaux chrétiens au danger continuel de décréditer la religion par leur inconstance, ou de la déshonorer par une vie déréglée, la prudence ne permet pas d’admettre les catéchumènes au baptême, qu’après s’être assuré, par une épreuve suffisante, de la fermeté de leur foi et de la pureté de leurs mœurs. Ces précautions si nécessaires ayant été prises, la plupart des Cochinchinois païens furent baptisés, et ceux qui étaient déjà chrétiens mieux instruits.

Il y avait aussi à Siam un petit camp de Japonnais chrétiens, qui s’y étaient réfugiés pour éviter la cruelle persécution que souffrait l’Église dans leur pays. Monseigneur de Bérythe les alla visiter, loua leur zèle pour la religion, les consola et leur offrit tous les secours et les services qui dépendaient de lui et de ses missionnaires. Ces chrétiens persécutés n’avaient jamais vu d’évêque ; il se jetèrent aux pieds de monseigneurde Bérythe pour lui marquer leur respect ; ils furent infiniment consolés et encouragés par les discours qu’il leur fitet qu’un interprète leur expliquait. Ils lui dirent que l’année précédente, trois cent soixante et dix personnes, de tout âge et de tout sexe, avaient souffert le martyre au Japon, et qu’il y en avait encore un grand nombre dans les fers ; que la ferveur des fidèles était toujours très-grande quoiqu’ils eussent perdu tous leurs pasteurs, et que cette perte les privât des secours de la sainte parole et des sacrements. Ce triste récit et l’impuissance où se trouvait monseigneur de Bérythe d’aller secourir cette Église persécutée, touchèrent. vivement son cœur et lui arrachèrent des larmes. Il leur promit qu’il informerait le Pape de l’extrême besoin où ils étaient, afin que Sa Sainteté cherchât les moyens de les secourir. Ils les avertit que s’ils avaient parmi eux quelque bon sujet, qu’on pût rendre capable du sacerdoce, ils pouvaient le lui envoyer, et qu’on l’ordonnerait après l’avoir préparé aux saints ordres.

Les éloges que les Cochinchinois et les Japonponnais faisaient de monseigneur de Bérythe, inspirèrent à un grand nombre de Siamois la curiosité de voir ce prélat ; leurs entretiens roulaient principalement sur la religion qu’il venait leur annoncer ; ils lui faisaient des questions, proposaient des difficultés, admiraient les sublimes vérités du christianisme et la pureté de sa morale ; mais ils prétendaient que leur religion n’était ni moins belle, ni moins sainte, ni moins propre à leur procurer la félicité éternelle. Voici l’idée que donnent de cette fausse religion les missionnaires les mieux instruits.

Les Siamois, disent-ils, ont des temples magnifiques, où l’on voit des statues colossales d’une figure monstrueuse ; ils les surdorent si proprement que nos Français se sont laissés persuader, plus d’une fois, que celles du palais du roi sont d’or massif. Les riches particuliers en ont aussi de fort brillantes dans leurs maisons, qu’ils embellissent par les ornements les plus précieux. Leurs prêtres, que les Portugais ont appelés talapoins, sont logés dans des cloîtres et des cellules auprès des temples. Ils ne sortent presque jamais de leur monastère que pour recevoir l’aumône ; ils la demandent sans parler et se contentent de présenter leurs marmites. Le peuple, qui sait qu’ils ne possèdent aucun bien, qu’ils vivent très-sobrement, et qu’ils distribuent aux pauvres ce qu’ils ont de superflu, leur prodigue ses charités. Leur vie est fort austère ; leur habit, fait de toile jaune, est plus modeste que celui des laïques. Ils peuvent le quitter lorsqu’il leur plaît, abdiquer la prêtrise et se marier. La science des plus habiles se réduit à entendre la langue des savants (cette langue est le bali), et à avoir l’intelligence de certains mystères impies ou fabuleux, qu’ils tiennent fort secrets. Quand les missionnaires ont voulu parler de la religion avec ceux qui passaient pour leurs plus grands docteurs, au lieu de répondre, il les ont renvoyés aux livres qu’ils révèrent comme des livres divins, et qui ne sont qu’un recueil de contes et de fables ridicules. La métempsycose est un des points fondamentaux de leur religion.

Les chrétiens, les mahométans et les païens exercent librement leur religion dans la capitate du royaume et sous les yeux de la cour. On n’en défend aucune, pourvu qu’elle n’attaque point les lois du gouvernement. La politique favorise cette tolérance. La liberté qu’on laisse à chacun de vivre comme il lui plaît attire un grand nombre d’étrangers. Ils y apportent des marchandises, ils font débiter celles du pays, ils y établissent leur commerce et y perfectionnent les arts. Ces établissements augmentent les revenus du roi et les richesses de l’État ; cette diversité de religion ne cause nul trouble, parce que chacun peut suivra, prendre ou quitter celle qu’il lui plaît. Personne n’est en droit de combattre ni de mépriser celle d’autrui.

Telle était la tolérance des religions à Siam, lorsque les vicaires apostoliques y arrivèrent. Mais, dans la suite, les talapoins voyant que, par le zèle des missionnaires, le christianisme faisait des progrès considérables, appréhendèrent qu’à la fin on n’abandonnât entièrement le culte des idoles, et qu’on ne leur retranchât les aumônes. Ils ont tâché de décrier cette nouvelle religion parmi le peuple ; ils ont fait craindre à la cour qu’elle ne causât quelque changement dans l’État. La révolution arrivée en 1688 leur a fourni des raisons spécieuses pour rendre leurs calomnies vraisemblables. Ils sont venus à bout d’obtenir du roi des défenses de prêcher l’Évangile à ses sujets, et les ouvriers évangéliques ont été souvent cruellement persécutés, comme nous le dirons plus tard.

Pour ce qui regarde l’âme de l’homme, les Siamois sont persuadés qu’elle ne meurt point avec le corps ; de là vient que chacun vit avec épargne pour amasser de l’argent qu’il cache le plus secrètement qu’il peut, afin que son âme puisse s’en servir au besoin, quand elle sera errante après s’être séparée de son corps. Cette folle opinion déroba à l’État des sommes immenses. Les princes et les grands seigneurs font élever des pyramides sous lesquelles ils enterrent leurs trésors pour l’autre vie, et quoiqu’ils croient que le plus énorme sacrilége qu’on puisse commettre c’est de voler l’argent des morts, néanmoins, pour plus grande sûreté, on commet des talapoins à la garde de ces dépôts sacrés.

La métempsycose, dont ils sont si entêtés qu’ils la regardent comme le fondement de leur religion, a donné cours à une autre opinion qui n’est pas moins extravagante que celle dont je viens de parler. Ils croient qu’après que les âmes ont passé successivement par les corps d’un certain nombre d’hommes ou d’animaux, elles ne sont plus unies qu’à des corps aériens qu’elles transportent dans les lieux les plus éloignés avec une vitesse égale à celle de la pensée, et que, par cette agilité, elles acquièrent le pouvoir de conduire toute chose dans le monde ; mais, qu’après qu’elles ont rempli ce pénible ministère pendant quelques siècle, elles sont anéanties par l’excès de leurs mérites.

Quelque difficile que parut la conversion d’un peuple si attaché aux cérémonies pompeuses de sa superstition, monseigneur de Bérythe, comptant sur la miséricorde de Dieu et sur la puissance de sa grâce, ne désespérait pas que la lumière de l’Évangile n’éclairât plusieurs Siamois. Il demandait à Dieu leur conversion par des prières et par des larmes continuelles, et cherchait les occasions de les voir et de les instruire. Sa charité le conduisait chez les malades et chez les prisonniers. Il soulageait leur misère par des aumônes, les consolait dans leurs souffrances, les exhortait à croire et à recourir au Dieu véritable, Créateur du ciel et de la terre, et à Jésus-Christ rédempteur des hommes. Les missionnaires partageaient avec le prélat ces soins charitables ; ils distribuaient des remèdes qu’ils avaient apportés d’Europe, et quand ils étaient appelés pour des enfants malades et qu’ils les voyaient moribonds, ils les baptisaient.

Cependant monseigneur de Bérythe prenait les mesures les plus justes pour le succès de sa mission. Il désirait obtenir de la sacrée congrégation et du Pape la décision des difficultés importantes qui l’embarrassaient, afin qu’il pût régler toutes choses selon l’esprit de l’Église. D’ailleurs il était surpris de n’avoir reçu aucune lettre depuis son arrivée à Siam, quoique, selon les apparences, plusieurs de ses correspondants lui en eussent envoyé. Il craignait que l’on n’eût porté à Rome des plaintes contre lui et contre ses missionnaires pour les faire rappeler. Il voyait que le nombre des missionnaires français n’était pas suffisant pour les besoins de la mission, que les secours n’étaient pas assez abondants pour pouvoir soutenir les dépenses qu’on était obligé de faire enfin, qu’il était de la dernière conséquence pour la mission, de demander au Saint-Père qu’il voulût bien. étendre l’administration des vicaires apostoliques sur les royaumes de Siam, de Pégu, de Camboge, de Ciampa, de Lao, ainsi que sur les îles et les contrées voisines.

Ces raisons firent prendre la résolution de renvoyer un missionnaire en Europe. M. de Bourges, que son mérite éleva dans la suite à l’épiscopat, parut à monseigneur de Bérythe le sujet le plus propre à faire réussir tant d’affaires si épineuses.

Il n’était pas encore de retour de Ténasserin, où il avait été envoyé pour tâcher d’apprendre des nouvelles de monseigneur d’Héliopolis ; mais, malgré les fatigues d’un voyage de plus de dix mille lieues que M. de Bourges était obligé de faire pour aller en Europe et revenir aux Indes, on se tenait si assuré de son consentement, que monseigneur de Bérythe, étant sur le point de partir pour la Chine, fit toutes les dépêches et les lettres dont il devait être porteur, afin qu’il pût profiter de la première occasion de se mettre en mer. Il fallut l’attendre assez longtemps.

Monseigneur de Bérythe, ayant donné tous ses ordres, prit congé des Cochinchinois dans le mois de juillet 1663, et partit pour la Chine avec deux missionnaires dans un vaisseau qui faisait voile pour Canton. Mais après avoir essuyé une tempête qui mit ses jours en danger, et à laquelle il n’échappa que par un miracle, monseigneur de Bérythe fut obligé de retourner par terre à Siam ; il n’y arriva qu’environ deux mois après qu’il en était parti. Pour se mettre plus en sûreté, et plus à portée d’instruire les Cochinchinois, il alla se loger dans leur camp. Les esprits prévenus contre lui, qui s’étaient flattés qu’il ne paraîtrait plus à Siam, furent très-irrités de son retour, et pour ne pas lui donner le loisir de s’y établir, peu touchés des maux qu’il avait soufferts sur la mer, du danger qu’il avait couru, et de la nécessité qui l’avait contraint de revenir sur ses pas, ils prirent la résolution de se saisir de sa personne et de l’envoyer en Europe. Un aventurier, nouvellement arrivé de Lisbonne, se chargea de l’exécution. Un jour de dimanche, sur le soir, il se rendit à la maison de monseigneur de Bérythe avec une nombreuse escorte, et affectant des airs audacieux : Qu’on avertisse, dit-il, l’évêque que je veux lui parler. Monseigneur de Bérythe averti alla avec deux missionnaires le trouver dans la salle où il se promenait, l’aborda avec politesse, le remercia de l’honneur qu’il lùi faisait de le visiter et le pria de s’asseoir. Ce n’est pas pour vous faire une visite, lui répondit brusquement l’aventurier, que je suis venu. Je viens pour vous sommer de me montrer la permission que le roi, mon maître, vous a donnée de venir aux Indes, et, si vous y êtes venu sans son ordre, je vais dans le moment vous saisir avec vos prétendus missionnaires, et vous conduire au pied de son trône. Sourd à toutes les raisons que monseigneur de Bérythe lui alléguait, il l’eût infailliblement enlevé par violence ; mais les Cochinchinois, avertis de l’insulte qu’on faisait chez eux à un évêque destiné pour leur nation, coururent aux armes, entrèrent en foule le sabre à la main dans la salle. Leur capitaine saisit l’aventurier à la gorge, le menaça de lui trancher la tête, le chassa, et si monseigneur de Bérythe n’eût arrêté l’emportement des Cochinchinois, ils l’auraient taillé en pièces avec tous ceux qui t’accompagnaient. L’aventurier, ayant manqué son coup, gagna son bateau avec précipitation et se retira.

Cette affaire pensa avoir des suites fâcheuses. On rapporta aux Cochinchinois que ce fanfaron, piqué de l’affront et des rudes traitements qu’on lui avait faits, avait juré qu’il irait brûler leur camp. Ceux-ci, à l’insu de monseigneur de Bérythe, irrités de ces menaces, armèrent deux galères que le roi de Siam leur avait confiées, et descendirent par la rivière au camp des Portugais, passèrent et repassèrent trois ou quatre fois, en les défiant d’en venir aux mains par des cris et des huées selon la coutume du pays. Les Portugais, saisis de frayeur, n’osèrent paraître. L’aventurier, blâmé par tous les habitants les plus considérables et les plus sages du camp, se déroba secrètement et disparut, et depuis, on ne l’a plus vu à Siam.

Il n’est point de nation dans les Indes plus courageuse et plus emportée que les Cochinchibois. Le capitaine du camp hollandais, qui les connaissait depuis longtemps, et qui ne voulut point se mêler de cette affaire, avertit les Portugais qu’il était à craindre que les Cochinchinois, qui avaient beaucoup de soldats parmi eux, ne vinssent quelque nuit les massacrer tous dans leurs maisons. Monseigneur de Bérythe, informé de ce qui se passait, se servit de l’ascendant qu’il avait sur l’esprit des Cochinchinois pour modérer leur colère, et par ses remontrances et ses prières, il les apaisa. Mais un service si important rendu aux Portugais ne diminua rien de l’animosité de ceux qui s’étaient déclarés contre le prélat. Ils le traitaient d’hérétique, ne parlaient que d’enlèvement, de chaînes, de prison, d’inquisition contre tous les prêtres français qui étaient venus aux Indes sans la permission du roi de Portugal.

Ces insultes réitérées firent sentir encore plus vivement la nécessité d’envoyer monseigneur de Bourges à Rome. Il partit de Siam le 14 octobre 1663, sur un vaisseau anglais, et n’arriva en Angleterre que le 20 juillet 1665. Il fut reçu à Londres avec les plus grands honneurs, de là vint à Paris, et se hâta de se rendre à Rome pour exécuter les ordres de monseigneur de Bérythe.

Ce prélat se disposant à donner la confirmation aux Cochinchinois ses ouailles, consentit, à la prière des jésuites et des dominicains, qui conduisaient deux paroisses composées de Portugais, à conférer ce sacrement aux chrétiens des autres nations qui lui seraient présentés par leurs pasteurs. On lui en lit un crime. L’affaire fut portée à Rome, et ne fut décidée que le 20 décembre 1668. Le Pape approuva et confirma toutes les fonctions que monseigneur de Bérythe et ses missionnaires avaient faites à Siam, et pour prévenir de pareilles accusations, le 7 mars 1669, Sa Sainteté permit à monseigneur d’Héliopolis (quand la nécessité ou l’utilité de l’Église le demanderait), de faire toutes les fonctions épiscopales hors de l’Europe, dans tous les lieux qui ne seraient pas soumis à la domination des princes catholiques.

Monseigneur d’Héliopolis arriva à Siam le 27 janvier 1664. Il était parti de Marseille le 2 janvier 1662, accompagné de six missionnaires, et d’un gentilhomme de Champagne d’une grande piété, nommé M. de Foissy de Chamesson, qui, quoique laïque, s’était consacré à la mission. MM. Perigot, de Mauvole, Danville et Cheveau étaient morts des fatigues du voyage. M. Lanneau, qui futévéque de Métellopolis, et M. de Chamesson, restaient seuls de la suite du prélat. Quelle fut la joie des deux vicaires apostoliques et des missionnaires, de se voir réunis, contre leur attente, dans un même lieu par un pur effet de la Providence !

À peine monseigneur d’Héliopolis se fût-il délassé pendant quelques jours à Siam, qu’il se mit en devoir de passer au Tong-King qui était le lieu. principal de son vicariat. Mais un marchand mahométan à qui il avait prêté cinq cents écus pour le transporter dans cette contrée, lui manqua de parole et lui vola son argent, ce qui l’obligea à séjourner à Siam. Messeigneurs les vicaires apostoliques résolurentalors de fonder à Siam un séminaire mais le manque d’argent les empêcha de mettre ce projet à exécution. De concert avec le les missionnaires, ils firent alors divers règlements, et monseigneur d’Héliopolis consentit à partir pour Rome afin de les faire approuver par le-Pape, et d’obtenir divers brefs nécessaires au bien de la mission. Il partit donc de Siam le 19 janvier 1665, trois ans après son départ de France.

Vers le même temps, le roi de Siam, qui avait souvent entendu parler avantageusement des missionnaires français, eut la curiosité de les voir. Par son ordre, ils se rendirent au palais et furent introduits en particulier àl’audience de Sa Majesté. Quoique ce prince fût grand en tout et magnifique à l’excès, quand il paraissait en public, il n’affectait point dans les audiences particulières cette grandeur fastueuse, ni ces manières hautaines qui rendent inaccessibles la plupart des souverains de l’Asie. Humain, poli, bienfaisant, il savait associer à la majesté royale les agréments de la vie civile, et se familiariser quelquefois, sans rien perdre de sa dignité. Il aimait ses sujets en père, et il en étaient aimé jusqu’à l’adoration. Tous les étrangers étaient reçus par lui avec bonté, jouissaient de sa protection et affluaient de toutes parts dans son royaume. Ses ports étaient remplis de vaisseaux de toutes les parties du monde. On entendait parler tant de langues, on voyait tant de différentes nations dans sa capitale, qu’il semblait, dit un voyageur français, qu’elle fût la ville de tous les peuples et le centre du commerce de tout l’univers.

Les missionnaires se présentèrent sans crainte devant un roi si chéri, et si digne de l’être. Il les reçut avec sa politesse ordinaire. Monseigneur de Bérythe le remercia, par une courte harangue, de la bonté avec laquelle il leur permettait de rester dans ses États, et de la grâce qu’il leur accordait de paraître en sa présence. Le roi parut satisfait du discours du prélat, et lui fit plusieurs questions sur l’étendue de la France, sur son commerce, ses richesses et ses armées, sur le caractère de la nation et sur la puissance du-souverain. Faisant ensuite tomber la conversation sur le dessein qui les avait amenés aux Indes ; Pensez-vous, leur dit-il, que la religion que vous venez prêcher soit meilleure que celle dont les Siamois font profession ? Monseigneur de Bérythe prit de là occasion de lui expliquer les principales vérités du christianisme. Il développa les maximes fondamentales de la morale chrétienne, il parla de la vie et de la mort de Jésus-Christ, de ses miracles et du pouvoir qu’il avait donné à ses apôtres et à leurs successeurs.

S’il en est ainsi, reprit le roi, obtenez de votre Dieu, par vos prières, la guérison d’un de mes frères qui, depuis plusieurs années, est entièrement perclus de ses bras et de ses jambes. Si vous me donnez cette preuve sensible de la vérité de votre religion, nous l’embrasserons volontiers. Nous ne sommes pas assez saints, répliqua monseigneur de Bérythe, avec une profonde humilité, pour mériter que Dieu exauce nos prières ; mais, Sire, puisque Votre Majesté promet d’embrasser la religion chrétienne si son frère guérit, j’espère, avec une humble connance, que Jésus-Christ voudra bien renouveler, en sa faveur, le miracle qu’il opéra autrefois à Jérusalem sur un paralytique, et comptant sur la promesse que fait Votre Majesté de se rendre à la vérité, nous allons nous mettre en prières avec tous les chrétiens pour obtenir la guérison qu’elle désire. Le prélat prit congé, fit assembler les fidèles dans sa chapelle, leur déclara la demande et la promesse du roi, et les exhorta à se joindre à lui et aux missionnaires, à veiller, à jeûner, à prier, à demeurer prosternés nuit et jour aux pieds de Jésus-Christ, jusqu’à ce que, par leurs prières et par leurs larmes, ils eussent obtenu une grâce si importante pour le progrès de la foi.

Après cette exhortation courte et pathétique, le Saint-Sacrement fut exposé. Le prélat et les missionnaires se mirent en prières. Les chrétiens, pénétrés jusqu’au fond du cœur de ce qu’ils venaient d’entendre, furent saisis d’une ferveur et d’un zèle si extraordinaires qu’ils ne pouvaient venir que de Dieu. Les uns élevaient les mains vers le ciel, les autres demeuraient prosternés la face contre terre. Ceux-ci frappaient leur poitrine, ceux-là faisaient éclater leurs soupirs et leurs gémissements. Tous formaient des vœux ardents pour la conversion du roi et pour la guérison de son frère. Pendant trois jours et trois nuits la prière fut continuée avec la même ardeur. Le jeûne fut si rigoureux qu’à peine les fidèles se permettaient les uns après les autres d’aller prendre quelque nourriture pour ne pas tomber en défaillance.

Sur la fin de la troisième nuit, des mandarins entrèrent dans la chapelle, et avec un empressement qui marquait la surprise et la joie dont ils étaient pénétrés, ils dirent à monseigneur de Bérythe, de la part du roi, que le princesentait ses bras et ses jambes se ranimer et qu’il les remuait, ce qu’il n’avait pu faire depuis plusieurs années. À cette heureuse nouvelle, l’évéque, les prêtres et le peuple se prosternèrent de nouveau pour remercier Dieu. Un missionnaire renferma le Saint-Sacrement, et monseigneur de Bérythe répondit aux mandarins : Dites au roi qu’à la prière de l’Église, Dieu lui a accordé en partie la grâce qu’il demandait. Je ne doute pas, s’il exécute sa promesse, que Dieu n’accorde au prince une guérison et une santé parfaites ; mais, s’il y manque, qu’il appréhende la justice du Dieu Tout-Puissant qui laissera retomber son frère dans son infirmité.

Les mandarins rapportèrent fidèlement au roi la réponse de l’évêque ; il en fut frappé et parut pendant quelques jours, inquiet et fort rêveur. Il voulut revoir plusieurs fois, en particulier, monseigneur de Bérythe, et lui donna de grands témoignages de l’estime et de la vénération que cet événement, qui lui paraissait miraculeux, lui avait inspirées pour le Christianisme ; mais il ajouta, qu’avant de l’embrasser, il avait de sages précautions à prendre et de grands ménagements à garder. Qu’une démarche si extraordinaire pourrait avoir des suites fâcheuses et exciter des troubles et des révolutions dans l’État.

Monseigneur de Bérythe jugea qu’il devait, pour l’établissement de la mission, profiter des offres que le roi lui avait faites. Il présenta un placet à Sa Majesté, la supplia de lui donner un terrain pour bâtir une maison. Le roi lui accorda plus qu’il n’avait osé demander. Non seulement il lui donna un ample fonds de terre, dans le camp des Cochinchinois, mais encore, par surcroît de bonté, il lui promit de faire fournir les matériaux dont ils avaient besoin pour leur bâtiment, et, en effet, les officiers de Sa Majesté ne tardèrent pas de fournir de la brique et du bois pour commencer à bâtir.

Les missionnaires n’osèrent d’abord construire que deux chambres pour y garantir leurs ornements d’église, leurs livres et leurs meubles du danger du feu et des eaux du fleuve qui inonde, chaque année, le royaume de Siam, comme le Nil inonde l’Égypte. Ensuite ils entreprirent un corps de logis, le premier étage était bâti de briques et partage en plusieurs cellules, et la chapelle était placée au plus haut étage, pour la mettre à couvert des inondations. À côté du bâtiment, ils firent un cimetière entouré d’une muraille de briques et élevé de six pieds au dessus du terrain, afin de pouvoir y ouvrir la terre malgré les débordements du fleuve. Il y avait alors, autour de la ville de Siam, plusieurs peuplades de différentes nations, dispersées dans des villages que les Portugais appelaient camp. Les missionnaires donnèrent au leur le nom de camp Saint-Joseph, en reconnaissance des grâces qu’ils croyaient avoir obtenues de Dieu, par l’intercession de ce grand saint, et en mémoire du révérend père de Rhodes, qui étant arrivé au Tong-King le jour que l’Église célèbre la fête de saint Joseph, le choisit pour protecteur et pour patron de la Mission.

Ce fut le premier établissement que les missionnaires firent dans les Indes, et il semble qu’il leur attira de nouvelles bénédictions du ciel. Les catéchumènes se multiplièrent. Un talapoin fut éclairé des lumières de la foi. Malgré les obstacles que ses collègues mirent à sa conversion, il ouvrit son cœur à la vérité, reçut le baptême de la main de monseigneur de Bérythe, et déclara hautement qu’il était chrétien. Il arrive rarement que ces religieux idolâtres renoncent à leurs superstitions ; mais plus leur conversion est rare, plus celle-ci réjouit l’Église de Siam. Des Cochinchinois furent pris, vers les côtes, par les galères du roi on les mit en prison comme des espions. Monseigneur de Bérythe alla les visiter, les consola et obtint leur liberté. Tout le camp vint, en cérémonie, le remercier, et quatre de ces prisonniers demandèrent le baptême. Des jeunes gens de différentes nations se présentèrent pour être reçus dans le nouveau séminaire. Plusieurs pères de famille offrirent leurs enfants pour y être élevés. Le roi même confia aux missionnaires l’éducation des fils de quelques mandarins. Parmi ces élèves, il s’en trouva un qui avait reçu de Dieu une grâce singulière. Quelques années auparavant il était tombé grièvement malade ; ses parents, qui le chérissaient, eurent inutilement recours aux médecins, aux idoles, aux sorciers ; le mal empirait, sa vie paraissait désespérée. Sur l’avis d’un néophyte, ils prièrent un missionnaire de voir ce petit moribond, et lui promirent que, s’il guérissait, ils consentiraient volontiers qu’il fût instruit et baptisé. Le missionnaire, attiré par cette promesse, alla réciter sur le malade le commencementde l’évangile de saint Jean. À peine eut--il prononcé ces paroles : Et verbum caro factum est, que le mourant ouvrit les yeux et regarda les assistants en souriant. Le père et la mère, frappés de cette prompte guérison, qu’on peut bien appeler miraculeuse, se jetèrent aux pieds du missionnaire et protestèrent qu’ils voulaient se faire chrétiens. Quatre autres personnes, qui étaient parentes, firent la même protestation, et ils furent en effet baptisés tous sept, dès qu’on les eût instruits. Ce fait est traduit exactement d’une lettre de monseigneur de Bérythe, écrite de Siam dans le mois de février 1664. Cet événement était tout récent, et un évêque de son caractère n’aurait eu garde de l’écrire et de le rendre public, s’il n’avait été constant et bien prouvé.

Le nombre des élèves était si grand qu’on manquait de logement pour les placer et de maîtres pour les instruire. Monseigneur de Bérythe n’avait que trois prêtres auprès de lui, dont un seul, M. Lanneau, travaillait à l’instruction des séminaristes avec un zèle et une application infatigables mais il ne pouvait, seul, former tant de sujets. Monseigneur de Bérythe n’épargnait pas les soins mais un camp de Japonnais, réfugiés à Siam, auxquels il ne pouvait refuser les secours spirituels, l’occupait souvent. Il fallait encore aller dire la messe le dimanche et les fêtes, et administrer les sacrements à des prisonniers chrétiens du royaume de Lao. Leur pauvreté, le triste état où ils gémissaient, leur naturel docile, leur attachement à la religion, l’espérance qu’ils pourraient être un jour utiles à la mission qu’on méditait d’ouvrir dans leur pays, toutes ces considérations obligeaient à exercer une charité particulière envers ces pauvres malheureux.

Dans une audience que le roi de Siam donna à monseigneur de Bérythe, au commencement de l’année 1667, ce prince lui témoigna qu’il souhaitait connaître plus parfaitement la religion chrétienne, pour pouvoir en parler plus savamment. Ce prélat, voulant lui en faciliter l’intelligence, lui fit présent d’un recueil d’images en taille douce, qu’on avait fait relier à Paris, avec des feuillets blancs entre les images, pour y écrire ce qu’elles signifiaient. Ces images représentaient tous les Mystères de la Vie et de la Passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ, les Apôtres, les Évangélistes, les principaux fondateurs des Ordres religieux, deux des plus illustres saints de chaque Ordre et les quatre fins de l’homme.

Le roi, ayant parcouru ce recueil, dit à monseigneur de Bérythe qu’il lui ferait plaisir d’en écrire l’explication en langue siamoise sur les feuillets blancs. M. Lanneau, qui savait assez bien parler, lire et écrire cette langue, fut chargé de cet ouvrage, et lorsqu’il l’eut mis dans sa perfection, il le présenta au roi. Sa Majesté le lut, l’examina avec beaucoup d’application, et voulut avoir plusieurs conférences sur ce sujet avec ce missionnaire. Il le communiqua ensuite aux plus considérables et aux plus habiles de sa cour. Chacun employa tout son esprit et toutes ses lumières pour en faire un examen exact, et pour pouvoir, après ses réflexions, dire au roi ce qu’il en pensait. Dans le rapport qu’ils en firent à Sa Majesté, tous avouèrent que la religion chrétienne était belle, et qu’elle enseignait des choses fort relevées mais ils ajoutèrent que celle dont Sa Majesté faisait profession n’était ni moins bonne, ni moins estimable. Le roi approuva les éloges que les mandarins donnèrent à la religion chrétienne, et déclara, en diverses rencontres, qu’elle lui plaisait extrêmement. L’estime qu’il en avait conçue le porta à favoriser hautement les missionnaires jusqu’à la fin de sa vie. Le second frère du roi, ayant eu la curiosité de parcourir le recueil d’images qu’on avait présenté au roi, et d’en lire l’explication, obtint de Sa Majesté la permission d’en conférer avec les missionnaires. Il fit appeler M. Lanneau au palais. Dès que ce prince l’aperçut, il lui ordonna de s’approcher, de s’asseoir auprès de lui, et le pria de l’éclaircir sur notre religion, qu’il trouvait belle. M. Lanneau profita de cette heureuse disposition ; il commença à l’entretenir de nos mystères, comme on a coutume d’en entretenir ceux qui n’en ont jamais entendu parler. Ce prince, qui ne manquait ni d’esprit, ni d’éducation, prit tant de goût dans ces entretiens, qu’il pria M. Lanneau de le venir voir de temps en temps, et, après quelques conversations, désabusé du culte des idoles, il confessa qu’il n’y avait qu’un seul Dieu, auquel seul il rendrait désormais ses adorations.

Ces heureuses dispositions de la maison royale favorisaient le progrès de la religion ; mais monseigneur de Bérythe et M. Lanneau étant seuls, se renfermaient principalement dans le soin du nombreux séminaire qu’ils avaient assemblé. L’éducation de tant de sujets, qu’on destinait, la plupart, à être un jour catéchistes, et ensuite élevés au sacerdoce, les occupait sans relâche. On leur montrait à lire et à écrire le latin ; on leur faisait apprendre les vérités de la foi, les prières chrétiennes, les cérémonies, le chant de l’église et les premiers éléments des sciences. Il fallait proportionner leur instruction à leur âge et à leur capacité, ce qui multipliait les leçons auxquelles on ajoutait les exercices de piété qui se pratiquent ordinairement dans tous les séminaires. Tant d’occupations laissaient peu de temps libre pour les fonctions de la mission.

Un mandarin, attaqué d’une maladie qui le tenait au lit depuis plusieurs mois, fit dire, le 30 janvier 1668, à monseigneur de Bérythe, qu’il souhaitait l’entendre parler de notre religion. L’évêque se rendit chez lui, et lui expliqua nos mystères. Pendant que ce mandarin écoutait ces divines vérités, la grâce agit si efficacement sur son cœur, qu’il répéta plusieurs fois qu’il était charmé de la beauté et convaincu de la vérité de notre religion, et supplia monseigneur de Bérythe de ne point différer de le baptiser, puisqu’il croyait en Jésus-Christ, et qu’il était dans la disposition de faire tout ce qu’on lui ordonnerait pour se mettre en état de recevoir ce sacrement qui donne la vie éternelle. Cette vocation parut si forte et si divine, qu’à cause de sa maladie on se hâta de l’instruire ; il fut baptisé dans sa maison, et ne vécut que cinquante jours après son baptême. Dans ce court espace de temps, il reçut la Confirmation, l’Eucharistie et l’Extrême-Onction, avec de si grands sentiments de foi et de piété, qu’il n’y a pas lieu de douter que sa mort n’ait été aussi précieuse devant le Seigneur qu’elle fut édifiante pour les chrétiens. Son épouse, qui était dame d’honneur de la reine, touchée de son exemple, se convertit aussi et fut baptisée treize jours après la mort de son époux. Ce mandarin avait demandé à être enterré dans le cimetière du séminaire, mais sa veuve fut obligée de souffrir que ses funérailles fussent faites à la manière du pays, pour ne pas choquer ses parents et le premier ministre, qui voulut assister à son convoi.

Tant de conversions éclatâmes et l’estime que le roi de Siam et son frère faisaient paraître pour la religion chrétienne, remplissaient les missionnaires de joie et d’espérances ; mais la réception magnifique que Sa Majesté fit à des ambassadeurs d’Achen et de Golconde, qui étaient venus avec quelques-uns de leurs docteurs, pour le solliciter d’embrasser le mahométisme, à l’exemple de plusieurs princes idolâtres ses voisins, fit justement appréhender que cette détestable religion, qui flatte les sens et toutes les passions, ne s’introduisît à la cour et parmi le peuple. Déjà le grand crédit que les mahométans avaient dans ce royaume, les richesses qu’ils y possédaient, les services qu’ils rendaient aux Siamois, les intrigues qu’ils ménageaient, les mesures qu’ils prenaient pour faire des prosélytes, mettaient de grands obstacles à la conversion de cette nation. On avait donc lieu de craindre que cette ambassade n’achevât de tout perdre mais la miséricorde de Dieu la rendit sans effet.

Peu de temps après, MM. de Bourges, Mahot, Bouchard, Guiaud et Savari, arrivèrent à Siam, au mois de février 1669. M. Brindeau les avait joints en chemin. Il avait été conduit de Macao à Goa, et mis dans les prisons de l’Inquisition ; mais les inquisiteurs, ayant reconnu son innocence, l’avaient traité avec beaucoup de douceur et renvoyé avec éloges. Son élargissement et son retour rendirent encore plus agréable l’arrivée des missionnaires venus de France. Ils étaient partis de La Rochelle dans le mois de mars 1666, sur un vaisseau de la nouvelle Compagnie Française. Leur voyage avait été long et fort périlleux, ayant passé près de trois ans sur mer, ou à Madagascar, ou au Brésil. La longueur du voyage, les tempêtes fréquentes, les chaleurs excessives de la zône torride, les avaient extrêmement fatigués. Quoiqu’on eût des provisions en abondance, et que, par ordre de MM. les directeurs de la Compagnie, on leur fournît tous les rafraîchissements nécessaires pour entretenir la santé, M. Lambert, un des premiers directeurs du séminaire de Paris, et frère de monseigneur de Bérythe, qu’il voulait aller rejoindre, fut attaqué d’une fièvre violente qui l’emporta en peu de jours. Il avait signalé son zèle dans tous les emplois ecclésiastiques, surtout dans les missions de la campagne auxquelles il s’était longtemps occupé, pour se rendre plus propre à celles des Indes. Sa perte sembla être réparée par un autre missionnaire, nommé M. Frachey, qui, étant parti de Paris pour Siam, l’année précédente, avait été obligé de séjourner à Madagascar. Il s’y embarqua avec M. de Bourges ; mais il n’arriva pas au terme, il tomba malade et mourut très-saintement dans le royaume de Golconde. Quelques jours s’était passés, on annonça à monseigneur de Bérythe la mort de M. Lambert. Il fut très-affligé de la perte d’un frère plein d’œuvres et de vertus, qui venait le chercher aux extrémités de la terre, pour partager ses travaux et ses tribulations ; mais l’arrivée des nouveaux missionnaires, l’espoir qu’on lui donnait qu’il en arriverait bientôt un plus grand nombre, les secours effectifs qu’on lui envoyait du séminaire de Paris, pour soutenir celui de Siam, et surtout les bonnes nouvelles que M. de Bourges lui apportait de Rome, lui furent de grands sujets de consolation. Le Pape avait reçu cet envoyé avec toutes les marques de sa bonté paternelle, et avec de grands témoignages d’estime pour les vicaires apostoliques et pour leurs missionnaires. Par une nouvelle bulle, Sa Sainteté donnait pleins pouvoirs à monseigneur de Bérythe et à monseigneur d’Héliopolis, ou à l’un d’eux, au défaut de l’autre, de choisir, parmi les missionnaires, celui qu’ils jugeraient le plus capable de l’épiscopat, et de le consacrer évêque de Métellopolis, avec la même étendue de juridiction et d’administration que son prédécesseur. Enfin, le Saint-Père avait promis de soumettre à leur juridiction le royaume de Siam et quelques États voisins, et leur avait permis et à leurs missionnaires, d’exercer leurs fonctions et de faire des établissements dans toutes les Indes, excepté dans les lieux dépendants de la domination d’Espagne ou de Portugal.

Quelque temps après, monseigneur de Bérythe partit pour le Tong-King. Pendant son absence, les missionnaires s’étaient particulièrement attachés à instruire, à consoler et à secourir des prisonniers étrangers qu’on traitait avec une extrême rigueur et dont plus de quarante, se voyant sur le point de mourir, avaient demandé et reçu le baptême avec de grands sentiments de foi et de pénitence.

À son retour à Siam, dans le mois d’avril 1670, monseigneur de Bérythe voulut partager les travaux des directeurs du séminaire. Le soin de préparer ces jeunes Indiens aux ordres, ou du moins à l’emploi de catéchistes, fut sa principale occupation le reste de cette année 1670.

Pendant un voyage que fit monseigneur de Bérythe à la Cochinchine, les trois directeurs du séminaire de Siam, animés par le bref de Clément  IX, qui avait étendu sur tout ce royaume la juridiction des vicaires apostoliques, résolurent d’établir une mission dans un lieu fort peuplé, appelé Phitsilôk, et éloigné de la ville royale d’environ cent lieues. M. Lanneau, qui parlait avec beaucoup de facilité la langue siamoise, s’y rendit dans le mois d’août 1671. Un des principaux habitants, qui connaissait sa capacité et ses vertus, vint le recevoir à son arrivée et le logea chez lui, Le bruit s’étant bientôt répandu qu’un missionnaire français, fort estimé du roi, était venu, le peuple, empressé de le voir, s’assembla chez son hôte. L’ouvrier évangélique, environné de cette multitude de gens simples et dociles, était occupé, du matin jusqu’au soir, à leur expliquer les premières vérités de la foi et les principes de la morale chrétienne. Ils l’écoutaient avec admiration et disaient hautement que la religion qui enseignait de si sublimes vérités, était la seule véritable, et qu’il fallait la préférer à toutes les autres.

Dans ce premier moment de ferveur, plusieurs demandaient le baptême, et tous lui promettaient de se convertir, s’il voulait demeurer un an chez eux. M. Lanneau, connaissant l’inconstance des Indiens, ne voulut pas hasarder le sacrement ; il ne l’administra qu’à six ou sept enfants moribonds. Les deux directeurs du séminaire lui avant donné avis que sa présence était absolument nécessaire dans la ville royale, il prit congé le 11 septembre, des habitants de Phitsilôk, les exhorta à persévérer dans leurs bons sentiments, leur promit de les visiter de temps en temps, de baptiser ceux qui, par leurs bonnes mœurs, donneraient des preuves d’une véritable conversion, et de leur procurer, dans la suite, un missionnaire qui ferait sa résidence chez eux.

Cette course apostolique lui fit sentir la nécessité de composer un catéchisme, et de traduire les prières chrétiennes en langue siamoise. Il mit la main à cet ouvrage qui fut bientôt achevé, et il y ajouta un petit traité sur l’existence de Dieu, sur les mystères de la Trinité et de l’Incarnation. Dans la suite, il composa aussi une grammaire et un dictionnaire de la langue de Siam et de celle des savants, qu’on nomme le bali dont la connaissance est absolument nécessaire pour développer les mystères impies de l’idolâtrie.

Ces occupations n’empêchaient pas M. Lanneau de prendre soin des malades qui s’adressaient à lui, et la bénédiction que bieu donnait à ses remèdes le fit considérer à la cour et dans la ville comme un habile médecin. Pour travailler à sauver les âmes, sous prétexte de guérir les corps, il fit bâtir, près du séminaire, un hospice où il recevait les pauvres attaqués de quelque maladie. Plusieurs y reçurent les lumières de la foi, le baptême et les autres sacrements, et y moururent chrétiennement. D’autres, ayant été guéris par les soins charitables des missionnaires, mirent notre sainte loi en grande estime parmi les païens qui ne pouvaient comprendre qu’on rendît au prochain des services si pénibles et si rebutants non seulement sans aucun intérêt, mais même avec beaucoup de dépenses.

Le succès qu’avait l’hospice érigé en faveur des pauvres malades porta monseigneur de Bérythe à exécuter le projet qu’il avait formé d’établir à Siam la congrégation des Amantes de la Croix. Déjà il y avait quelques vierges et quelques veuves chrétiennes qui vivaient ensemble en esprit de communauté. Elles embrassèrent avec joie ce saint institut, commencèrent leur année de noviciat à la fin de laquelle elles firent leurs vœux et s’occupèrent avec zèle à élever les jeunes filles et à exercer les œuvres de miséricorde envers les personnes de leur sexe.

Le séminaire, multiplié par les élèves venus de la Cochinchine, était composé d’environ cent personnes. L’éducation de tant de sujets qui parlaient diverses langues, le soin des malades, des captifs renfermés dans les prisons et des petits enfants moribonds, épuisaient les forces et la santé de MM. Lanneau, Bouchard et Langlois. Ils succombaient sous le poids de tant de travaux. Pour leur donner quelque soulagement, monseigneur de Bérythe rappela de Jongsélang M. Perez, quoiqu’il travaillât utilement dans cette pénible mission. Vers ce même temps, M. de Courtaulin, missionnaire, arriva de Surate. Il rapporta l’agréable nouvelle qu’il y avait laissé monseigneur d’Héliopolis qui n’attendait qu’une occasion pour se rendre à Siam.

Monseigneur d’Héliopolis arriva à Siam le 27 mai 1673. Son retour, si longtemps attendu, ramena la joie dans le séminaire. Les secours temporels qu’il apportait, ne pouvaient venir plus à propos. On en avait un si pressant besoin, que les fonds étant presque épuisés, on se serait bientôt vu dans la triste nécessité de congédier une partie des séminaristes. Dans le camp des Cochinchinois, les chrétiens ayant appris son arrivée et celle des nouveaux missionnaires qui l’accompagnaient, en firent des réjouissances publiques, et plusieurs mandarins, amis de monseigneur de Bérythe, vinrent obligeamment l’en féliciter.

Dès que les deux prélats purent conférer en particulier, monseigneur d’Héliopolis fit à monseigneur de Bérythe le récit détaillé de tout ce qui lui était arrivé et de tout qu’il avait fait à Rome et en France. Il lui raconta avec quelle bonté il avait été reçu par Clément IX et par Louis XIV, qui l’avaient chargé de lettres et de magnifiques présents pour le roi de Siam, afin d’engager ce prince à 13 recevoir et à le considérer comme leur ambassadeur. La chose tourna effectivement comme on l’avait prévu et souhaité. Monseigneur de Bérythe ayant fait savoir au roi de Siam, par le Barcalon, qu’un vicaire apostolique, nouvellement arrivé de l’Europe, lui apportait des lettres du Pape et du roi de France, qu’il avait été contraint de laisser à Bantan des riches présents que ces deux grands potentats lui envoyaient ; et qu’il n’attendait que les ordres de Sa Majesté pour se présenter à son audience, ce prince, dis-je, instruit de la grandeur et de la puissance de ces deux grands souverains qui lui envoyaient de l’extrémité de la terre des gages si obligeants et si honorables de leur estime, déclara sur-le-champ qu’il voulait recevoir leur ambassadeur avec une magnificence et des honneurs extraordinaires.

Cette déclaration, que le roi fit de sa propre bouche, causa une extrême joie aux évêques. Il était d’une grande conséquence que le roi donnât ces marques publiques de son estime pour la religion chrétienne, pour les souverains qui la professent et pour les ministresévangéliques qui l’enseignent. Mais le cérémonial qu’il fallait observer fit naître des difficultés qu’il n’était pas aisé de lever. À Siam c’est une coutume, dont les ambassadeurs même des rois ne sont pas affranchis, que personne ne peut se présenter à l’audience publique de Sa Majesté, que nu-pieds et prosterné le visage contre terre. Les évêques, voulant s’exempter de tout ce qui pouvait blesser la religion ou l’honneur du Pape et du roi de France, firent représenter qu’il y avait, dans les cérémonies qui leur avaient été marquées, plusieurs points qu’il ne leur était pas permis de suivre. Les mandarins, au contraire, et les ministres du roi de Siam voulaient que toutes les coutumes fussent observées, ou que le roi ne donnât point audience publique aux vicaires apostoliques. Cette affaire demeura trois ou quatre mois indécise.

Tandis qu’on travaillait à la régler, les évêques résolurent de procéder à l’élection de l’évêque de Métellopolis. Le Pape leur avait accordé, par deux brefs, le pouvoir d’élire et de consacrer celui des missionnaires qu’ils trouveraient le plus digne de l’Épiscopat. Monseigneur de Bérythe proposa M. Lanneau, et monseigneur d’Héliopolis, M. Chevreuil. M. Lanneau fut nommé. Ce choix fut universellement approuvé parce que, quel que fût le mérite de M. Chevreuil, M. Lanneau avait de grands avantages sur lui par rapport au royaume de Siam, où le nouvel évêque devait faire sa résidence ordinaire. Il savait parler et écrire en langue siamoise ; il entendait les langues de plusieurs nations qui avaient des camps autour de la ville. Il avait un grand crédit parmi le peuple, et jouissait d’une grande estime à la cour et même dans l’esprit du roi, Ce prince, par une grâce qui est rarement accordée aux étrangers et aux plus considérablesdu royaume, lui avait permis d’approcher de sa personne royale et de lui parler toutes les fois qu’il le voudrait.

Après cette élection, les vicaires apostoliques renouvelèrent leurs instances à la cour pour obtenir l’audience qui leur avait été promise. Le roi, par considération pour le Pape et pour le roi de France, voulut bien exempter les évêques des cérémonies qui leur paraissaient blesser la pureté de la religion ou la dignité des souverains dont ils portaient les lettres. Sa Majesté décida qu’ils se présenteraient de la manière dont les ambassadeurs se présentent en Europe à l’audience des rois vers lesquels ils sont envoyés. Toutes les difficultés étant levées par cette décision, le jour de l’audience fut fixé au 18 d’octobre. La veille, monseigneur de Métellopolis, accompagné des missionnaires et de sept autres Français, porta les lettres du Pape et du roi très-chrétien dans un lieu où on a coutume de mettre en dépôt celles des rois étrangers. Des officiers, députés du palais, vinrent les prendre, les mirent séparément dans des corbeilles d’or, et les portèrent à la salle du conseil où le ministre et un grand nombre de mandarins s’étaient rendus pour être présents à l’interprétation que monseigneur de Métellopolis fit de ces lettres en langue siamoise. Ensuite elles furent posées sur une espèce de trône, porté par deux mandarins, soutenu par plusieurs autres grands du royaume, et environné de soldats armés qui tenaient un grand parasol sur les corbeilles. On les porta ainsi au palais au son des hautbois, des tambours et des trompettes.

Le lendemain, sur les cinq heures du matin, un bateau à cinquante rames, suivi de quatre autres plus petits, vint prendre les évêques au camp de Saint-Joseph pour les conduire au palais avec toute leur suite. Jamais on n’avait fait à des ambassadeurs une réception aussi magnifique. Tout ce que la cour avait de plus riche et de plus grand fut étalé. Le roi voulut recevoir les évêques dans un corps de logis tout doré par dehors, et dans une salle dont l’entrée n’avait jamais été permise à aucun étranger, et dans laquelle jamais aucur ambassadeur n’avait été reçu. Cette faveur singulière ne causa pas peu d’étonnement à toute la cour ; mais on fut encore plus étonné lorsqu’on vit les évêques, en présence du roi, s’asseoir sur des tapis brodés qu’on leur avait préparés, tandis que tous les mandarins dont la salle était remplie, demeuraient prosternés la face contre terre. Dès que les évêques furent assis, ils firent, sans se lever, trois inclinations au roi. Le ministre et les mandarins, ayant sur la tête des bonnets de forme pyramidale, dont quelques-uns étaient entourés d’un cercle d’or, se levèrent sur leurs genoux, firent trois inclinations au roi, les mains jointes et élevées sur leur tête, et se prosternèrent de nouveau, excepté le ministre, qui dit quelques paroles au roi, après lesquelles un mandarin vint se mettre devant les évêques et fit à haute voix la lecture des lettres du Pape et du roi de France. Voici la traduction de celle du Pape et la copie de celle du roi.

AU SÉRÉNISSIME ROI DE SIAM, LE PAPE CLÉMENT IX.

« Sérénissime roi, salut et lumière de la grâce divine. Nous avons appris avec plaisir que votre royaume, toujours comblé de richesses et de gloire, ne fut jamais aussi florissant qu’il l’est sous le règne de Votre Majesté. Ce qui touche encore plus sensiblement notre cœur, c’est la clémence, la justice et les autres vertus royales qui vous portent non seulement à traiter avec votre équité générale, mais encore à favoriser avec une bonté singulière les prédicateurs évangéliques qui pratiquent et qui enseignent à vos sujets les lois de la véritable religion et de la solide piété. La renommée a publié dans touts l’Europe la grandeur de votre puissance et de vos forces, l’élévation de votre génie, la sagesse de votre gouvernement et mille autres qualités éclatantes de votre auguste personne.

« Mais nul n’a publié plus hautement vos louanges en cette ville que l’évêque d’Héliopolis. C’est de sa bouche que nous avons appris que Votre Majesté a donné à notre vénérable frère l’évêque de Bérythe un terrain et des matériaux pour bâtir une maison et une église, et que votre libéralité a ajouté à ce bienfait d’autres grâces signalées que nos mission naires qui travaillent depuis si longtemps dans vos États n’avaient jamais obtenues. Monseigneur d’Héliopolis, plein de reconnaissance et brûlant d’un saint zèle pour le salut des âmes, nous demande de retourner dans votre royaume. Nous lui accordons volontiers cette permission, et nous vous conjurons de protéger et de mettre ces deux vénérables évêques à couvert de la haine des méchants et des insultes de leurs ennemis, par votre autorité, par votre justice et par votre clémence.

« Ce prélat vous offrira de notre part quelques présents. Ils ne sont pas d’un grand prix ; mais je vous prie de les recevoir comme des gages de la parfaite bienveillance et de la grande estime que j’ai conçues pour vous. Il vous dira que nous prions jour et nuit le Dieu tout-puissant, et que, dans ce moment même, nous lui adressons nos prières, dans toute l’effusion de notre cœur, pour obtenir de sa bonté et de sa miséricorde, qu’il répande sur vous la lumière de la vérité, et que, par ce moyen, après vous avoir fait régner longtemps sur la terre, il vous fasse régner éternellement dans le ciel.

« Donné à Rome, le 24 août 1669, etc. »


LETTRE DE LOUIS XIV AU ROI DE SIAM.

« Très-haut, très-excellent, très-puissant prince, notre très-cher et bon ami, ayant appris le favorable accueil que vous avez fait à ceux de nos sujets qui, par un zèle ardent pour notre sainte religion, se sont résolus de porter la lumière de la foi et de l’Évangile dans l’étendue de vos États, nous avons pris plaisir de profiter du retour de l’évêque d’Héliopolis pour vous en témoigner notre reconnaissance, et vous marquer, en même temps, que nous nous sentons obligé du don que vous lui avez fait, et au sieur évêque de Bérythe, non seulement d’un champ pour leur habitation, mais encoré de matériaux pour construire leur église et leur maison ; et comme ils pourront avoir de fréquentes occasions de recourir à votre justice dans l’exécution d’un dessein si pieux et si salutaire, nous avons cru que vous auriez agréable que nous vous demandassions, pour eux et pour tous nos autres sujets, toutes sortes de bons traitements, vous assurant que les grâces que vous leur accorderez nous seront fort chères, et que nous embrasserons avec joie les occasions de vous en marquer notre gratitude ; priant Dieu, très-haut, très-excellent, très-puissant prince, notre très-cher et bon ami, qu’il veuille augmenter votre grandeur avec fin heureuse.

« Votre très-cher et bon ami,

« Signé : LOUIS.

« Et plus bas :                    Colbert. »

Cette lecture étant finie, le roi parla aux prélats, par interprètes. Il adressait la parole à son ministre qui rapportait à monseigneur de Métellopolis ce que le roi disait, et celui-ci rendait au ministre la réponse des évêques. Tout le discours du roi roula sur l’estime qu’il avait pour le Pape et pour le roi de France, et sur le plaisir que lui causaient les témoignages que ces grands princes lui donnaient de leur amitié, et il finit en disant à monseigneur de Bérythe : C’est vous qui avez commencé cette agréable liaison, c’est aussi à vous à trouver moyen de l’entretenir. Alors, les hautbois, les trompettes et d’autres instruments commencèrent à jouer. Des officiers du roi présentèrent, dans des coupes d’or, l’arec et le bétel aux évêques ; d’autres leur offrirent des confitures dans plusieurs bassins d’or, et, peu de temps après, un autre officier apporta dans une caisse deux habits violets de soie de la Chine pour les prélats, et un habit noir pour monseigneur de Métellopolis, qui n’était pas encore sacré. On tira des rideaux qui cachèrent la personne du roi et le trône. Les mandarins se levèrent, firent beaucoup d’honnêtetés et de grandes félicitations aux évêques, sur l’honneur que le roi leur avait fait, et les prélats s’en retournèrent dans le même équipage qui les avait amenés.

Peu de jours après l’audience publique, le ministre écrivit aux évêques que le roi avait pris la résolution d’envoyer des ambassadeurs en Europe. L’officier qui leur remit cette lettre les avertit, de la part du roi, qu’ils pouvaient venir à Louvo, où le roi se rendait pour prendre le divertissement de la chasse des tigres et des éléphants, leur promettant de leur donner une audience particulière, et le gouverneur de la ville eut ordre de leur fournir un ballon pour aller par la rivière à Louvo.

Ils s’embarquèrent le 19 de novembre et arrivèrent, le 21, à une maison que le ministre leur avait fait préparer. Le lendemain matin, ils montèrent sur des éléphants que le roi leur envoyait, et allèrent au parc où le roi s’était déjà rendu et voyait dompter un éléphant nouvellement pris. Le roi était aussi monté sur un éléphant noir paré très-magnifiquement. Une foule de seigneurs et de mandarins accompagnaient Sa Majesté. Sa garde suivait en bon ordre, et des écuyers conduisaient plusieurs éléphants et des chevaux de main.

Dès qu’on aperçut les évêques, le ministre vint au devant d’eux et les présenta au roi. Sa Majesté les reçut très-obligeamment et les fit approcher fort près de sa personne pour leur parler. Ce premier entretien dura environ trois heures, qui fut le temps qu’on employait à dompter cet éléphant furieux. Le roi ne se lassait point de leur faire des questions sur le caractère, le gouvernement, les finances et les armées du roi de France, ainsi que sur les États et l’autorité du Pape. Le 27, le roi envoya aux évêques deux chevreuils et un grand régal de confitures de la Chine, du Japon et de Siam. Le ministre imita aussi la libéralité de son maître par ses présents. Le jour suivant, le roi les fit inviter à un combat d’un tigre contre un éléphant ; mais ils firent supplier Sa Majesté de les dispenser d’assister à ce spectacle, où il y a toujours quelque chose de cruel. Le roi reçut leur excuse et les manda pour le lendemain matin, ou il leur donna encore une audience publique qui dura environ une heure et demie. La curiosité du roi en fournit presque tout le sujet. Il voulut savoir combien il y avait de rois et de royaumes chrétiens, comment on les nommait, s’il n’y avait nulle différence entre eux par rapport à la religion, et plusieurs autres choses semblables. À la fin de l’audience, il demanda fort obligeamment aux évêques s’ils voulaient passer quelque temps à Louvo. Ils s’en excusèrent, remercièrent Sa Majesté, et le soir ils s’embarquèrent pour retourner à Siam.

À tant de grâces pour les évêques et les chrétiens, le roi voulut en ajouter une nouvelle encore plus signalée. Le jour étant arrivé auquel Sa Majesté se montre chaque année à son peuple dans tout l’éclat, tout l’appareil et toute la magnificence que ses richesses immenses et sa puissance peuvent lui fournir, ce prince, suivi de sa cour, à la vue de toutes les nations qui se trouvaient alors à Siam, et d’un peuple innombrable qui couvrait le rivage de la belle rivière de Më-Nam, sur laquelle se fait cette auguste cérémonie, ordonna aux rameurs de quitter la route ordinaire et de le conduire vers le camp des Cochinchinois. Dès qu’il fut arrivé vis-à-vis le Séminaire, il s’arrêta pour considérer cet édifice et l’emplacement qu’il avait donné aux vicaires apostoliques. Sa Majesté trouva que ce terrain n’était pas assez grand ; elle y ajouta une partie du camp des Cochinchinois, et ordonna à ceux qui y étaient logés d’aller camper plus loin. Elle déclara de nouveau qu’elle voulait faire bâtir une magnifique église, proche du séminaire, dans laquelle elle voulait que rien ne fût épargné ni pour la beauté, ni pour la grandeur du dessin, ni pour la solidité et les ornements.

Cependant les ouvriers évangéliques manquaient. Monseigneur de Bérythe, voyant que le séminaire de Paris ne pouvait en fournir un assez grand nombre, avait envoyé M. Bouchard à Manille, solliciter les religieux de Saint-Dominique et de Saint-François de s’unir à la mission. Ce missionnaire fut d’abord pris pour un espion et mis en prison ; mais il fut bientôt relâché. Les dominicains promirent qu’ils enverraient de leurs religieux, et un franciscain, nommé le père Louis de la Mère de Dieu, vint à Siam avec M. Bouchard. Le père Louis, homme plein de zèle et de charité, fut employé pendant plusieurs années à diriger avec succès la seconde classe du séminairede Siam.

Sur la fin de cette année 1673, M. de Chaudebois, entièrement guéri de son hydropisie par les eaux minérales de Rajapour, arriva aussi à Siam avec un jacobin qui fut employé dans les missions qu’on établit en diverses contrées du royaume.

M. Lanneau, évêque, fut sacré évêque de Métellopolis le 25 mars 1674, et il fut déclaré vicaire apostolique de Nankin, de tout le royaume et de la ville capitale de Siam. Monseigneur de Métellopolis, se voyant chargé du salut des Siamois, envoya M. Perez à Ténasserim, et il alla lui-même à Bangkok pour y établir une résidence. Il obtint du roi un terrain pour y bâtir une église et une maison, et en peu de temps il y érigea une paroisse sous le titre de l’Immaculée-Conception. Comme les habitants n’avaient pas encore été instruits des vérités de la foi, ils commencèrent par murmurer de ce qu’on voulait introduire dans le pays une religion étrangère ; mais le roi de Siam, d’après la requête des vicaires apostoliques, ayant déclaré dans une assemblée publique qu’il permettait à tous ses sujets d’embrasser la religion chrétienne, il se fit un grand changement, et le nombre des catéchumènes augmenta de jour en jour. Monseigneur de Métellopolis confia le soin de cette mission à M. de Chaudebois, qui commençait à parler la langue siamoise, et lui-même alla dans d’autres endroits du royaume prêcher les vérités de la foi, et partout ses efforts furent couronnés du succès.

Les vicaires apostoliques, craignant que la faveur du roi de Siam pour les chrétiens ne se ralentît, si les présents qui lui étaient envoyés par le Pape et par le roi de France, et qui avaient été laissés à Bantan, tardaient à arriver, allèrent trouver le ministre et lui représentèrent que, la guerre étant déclarée entre la France et la Hollande, on n’osait les faire venir sur un vaisseau français, de peur qu’il ne fût capturé par les Hollandais. Le ministre, qui savait avec quelle impatience le roi attendait ces présents, fit partir une jonque pour les aller prendre. Le roi de Bantan fit porter sur cette jonque tous les présents destinés au roi de Siam mais à peine le bâtiment fut-il sorti du port qu’il fut capturé par les Hollandais. Ce fut en vain que l’on fit des réclamations et des menaces, les Hollandais gardèrent leur prise, et ne rendirent qu’un corps saint que monseigneur d’Héliopolis avait apporté de Rome et un miroir.

Monseigneur de Bérythe, étant de retour à Siam d’un voyage qu’il avait fait à la Cochinchine, obtint du roi de Siam une audience dans laquelle il lui demanda un passe-port en bonne forme pour la Cochinchine, et un décret par lequel il permettait à tous ses sujets d’embrasser la religion chrétienne. Le roi lui dit qu’un pareil décret était une affaire très-importante il lui promit de le donner par la suite, et, en attendant, il déclara de nouveau en public qu’il permettait à tous ses sujets de se faire chrétiens. Pour le passe-port, il dit à monseigneur de Bérythe qu’il avait jeté les yeux sur lui pour accompagner les ambassadeurs qu’il voulait envoyer en Europe au Pape et au roi de France. Le prélat répondit qu’il était entièrement à ses ordres ; mais que ses ambassadeurs ne pouvaient pas partir dans ce moment à cause de la guerre entre la France et la Hollande ; il lui promit d’être de retour dans un an, et sur cette promesse le roi lui fit délivrer un passe-port. Monseigneur de Bérythe revint à Siam sur la fin du mois de mai 1676, amenant avec lui M. Mahot. Le 23 juin de la même année, M. l’abbé Sevin arriva aussi à Siam avec quatre missionnaires, MM. Thomas, Clergues, Lanoir et Geffard.

Pendant le voyage de monseigneur de Bérythe à la Cochinchine, monseigneur de Métellopolis avait fait plusieurs courses apostoliques dans le royaume de Siam, et, ayant trouvé, en divers endroits, le peuple disposé à écouter l’Évangile, il résolut d’établir une résidence à Phitsilôk, comme il l’avait promis aux habitants de cette ville la première fois qu’il les visita. Il y envoya M.  Langlois, qui avait travaille quelques années dans le séminaire, et lui donna pour adjoint M. Gaime, nouvellement arrivé de Bantan. Il fit un second établissement dans un camp de quatre cents Pégouans, situé à dix lieues au dessous de la ville royale, et en confia le soin à M. Clergues, qui avait appris la langue de cette nation avec une facilité surprenante. M. Langlois, à son arrivée à Phitsilôk, y trouva quarante habitants blessés depuis peu dans une querelle avec des Malais, qui sont des mahométans fort répandus dans les Indes. Le missionnaire avait appris, dans l’hôpital de Siam, à panser les plaies ; il avait des onguents apportés de France, avec lesquels il guérit presque tous les blessés. Cette cure, le désintéressement et la charité qu’il fit paraître, lui attirèrent l’estime et l’affection du peuple. Il bâtit en peu de temps une église, un petit hôpital et une maison. Bientôt il eut la consolation de voir dans son église plusieurs néophytes fervents, dans son hôpital plusieurs malades guéris par ses remèdes, et dans sa maison une nombreusejeunesse qu’il catéchisait. Si l’on avait eu des ouvriers et des fonds suffisants pour les entretenir, on ne se serait pas contenté d’avoir établi cinq résidences dans un si vaste royaume ; mais on était contraint de proportionner ses entreprises aux moyens qu’on avait en main.

Les lettres de monseigneur de Bérythe et de monseigneur de Métellopolis assurent que l’état spirituel de la mission de Siam, en 1677, était assez heureux ; qu’à Ténassérim, à Phitsilôk, à Bangkok, au camp des Pégouans, les conversions se muitipliaient ; que plus de quarante villages infidèles s’instruisaient des vérités de la foi, et qu’un plus grand nombre demandaient d’en être instruits ; mais qu’on manquait de catéchistes, parce qu’on n’avait pas de quoi fournir à leur subsistance. Les fonds qu’on avait en main suffisaient à peine pour les dépenses du séminaire, pour l’entretien des missionnaires et d’un grand nombre d’écoliers qu’on instruisait dans toutes les résidences, pour les rendre capables des ordres sacrés, ou du moins, pour en faire d’habiles catéchistes.

Tandis que les vicaires apostoliques gémissaient sur cette disette d’ouvriers, si préjudiciable à l’œuvre de Dieu, MM. Paumard et Leroux, missionnaires, avec un chirurgien nommé Charbonneau, qui s’était consacré au service de la mission, arrivèrent à Siam. M. Leroux, qui était attaqué du scorbut, mourut le 24 octobre 1677. M.  Charbonneau fut employé à panser les malades dans un hôpital que le roi de Siam avait fait bâtir, et dont il avait confié le soin aux vicaires apostoliques. Outre les pauvres qui y étaient reçus, chaque jour il en venait deux ou trois cents de la ville et des camps voisins, pour se faire panser. Monseigneur de Métellopolis s’y rendait presque tous les jours, pour aider le chirurgien. Le remède le plus fréquent et le plus efficace dont on se servait, était de l’huile et de l’eau bénite. Les guérisons qui s’opéraient tous les jours paraissaient miraculeuses à ceux qui se trouvaient guéris, et plusieurs embrassaient la foi. Les autres, qui persistaient dans leur idolâtrie, publiaient partout ces prodiges, ce qui faisait un grand honneur à la religion. M. de Chaudebois, qui gouvernaitla résidence voisine de Bangkok, guérit tant de maladies, qu’on croyait incurables, que le bruit s’en répandit dans tout le royaume, et on amenait chez lui des malades des provinces les plus éloignées. Ce don des guérisons était, en quelque sorte, la récompense de sa vie austère et laborieuse. Peu de missionnaires ont égalé sa pénitence, son zèle et ses travaux.

Le roi de Siam ayant appris que M. Paumard avait apporté aux vicaires apostoliques des lettres de France, leur envoya un mandarin, pour s’informer si on y avait reçu les dépêches données à M. de Chamesson, en 1673. Les évêques répondirent que ces dépêches n’avaient été remises au roi qu’en 1675, à cause de la mort de M. de Chamesson, à Golconde ; que Sa Majesté avait fait paraître une extrême satisfaction en apprenant la réception magnifique que le roi de Siam avait faite à monseigneur d’Héliopolis, lorsqu’il lui présenta sa lettre et celle du Pape, et qu’elle avait promis que quand les ambassadeurs, qu’on avait dessein de lui envoyer, seraient dans ses États, elle ne manquerait pas de leur témoigner, à son tour, son estime et sa reconnaissance.

Ces témoignages si obligeants et cette promesse de Louis XIV firent tant de plaisir au roi de Siam, que si on n’avait connu la profonde politique de ce prince, on se serait persuadé qu’il était déterminé à embrasser la religion chrétienne. Sur la fin de l’année 1677, il défendit à tous ses sujets d’aller aux temples des idoles, et en fit punir quelques-uns qui n’avaient pas obéi à cette défense. Il voulut entretenir en particulier plusieurs fois les évêques sur la religion. Il fit achever un grand corps de logis du séminaire, donna aux évêques une chaire dorée pour annoncer la parole, déclara de nouveau publiquement qu’il permettait à ses peuples d’embrasser le christianisme, et ordonna à ses ministres de choisir, parmi les mandarins, ceux qu’ils jugeraient les plus propres pour l’ambassade de Rome et de France, qu’il méditait d’envoy r dès que la paix serait publiée en Europe.

En 1679, la mission fit à Siam, par la mort de monseigneur de Bérythe, premier vicaire apostplique, la plus grande perte qu’elle pouvait faire. La nouvelle de sa mort s’étant répandue dans la ville et dans les camps des différentes nations qui l’environnent, le lendemain, tandis qu’on se préparait à faire ses funérailles, on vit arriver au séminaire les prêtres, les religieux, les plus notables du camp des Portugais. Les Français, les Anglais, les Hollandais, les Japonais, les Arméniens, les Maures, les Siamois, y abordèrenten grand nombre. Le roi y envoya de ses principaux mandarins. Les plus considérables même des talapoins vinrent assister à son convoi. Cette pompe funèbre, quelque extraordinaire et magnifique qu’elle fût, honora moins ce pieux prélat que ne l’honoraient les larmes des missionnaires et de tous les séminaristes qui le pleurèrent comme un père, les cris et les gémissements des pauvres, qui ne cessaient de publier les secours et les aumônes dont il avait soulagé leur misère.

Dès le mois d’octobre 1679, MM. Brugnon et Pascot abordèrent à Merguy, et en moins de deux ans il arriva quatorze missionnaires par différentes voies, savoir : MM. Joseph Beugnon, François Grégoire, Joseph Duchesne, Philibert Leblanc, Bernard Martineau, Ignace Andrieux, Pierre Terin, Jean Genoud, Jérôme-Pierre Grosse, Jean-Baptiste Caponi, Antoine Monestier, Jean-Baptiste Auriers, Pierre Ferreux et Robert Noguète ; en sorte qu’on comptait dans le royaume de Siam trente-six ouvriers européens et un grand nombre de prêtres, de clercs et de catéchistes du pays.

La nouvelle de la paix conclue à Nimègue le 10 août 1678, entre la France et les États-Généraux, ayant été portée à Siam, le roi désigna un mandarin du premier ordre et deux du second pour aller, avec une nombreuse suite, en ambassade à Rome et en France. Sa Majesté voulait envoyer des présents en or et en argent ; mais on lui fit entendre qu’il était plus convenable d’envoyer des raretés du pays ; on mit donc dans le vaisseau deux jeunes éléphants, deux petits rhinocéros, du musc, du bois de Calambac et beaucoup d’autres choses très-rares et très-estimées. M. Geaime, missionnaire, fut choisi pour accompagner les ambassadeurs et leur servir d’interprète. Ils partirent de Siam la veille de Noël 1680, sur un vaisseau de la Compagnie-Française ; mais depuis leur départ on n’a eu aucune nouvelle ni des ambassadeurs ni du vaisseau.

Un dominicain milanais, nommé de Lozeli, arriva à Siam au commencement de 1681. Monseigneur d’Héliopolis y arriva au commencement de juillet 1682 avec une lettre et des présents pour le roi de Siam. Ce prélat, ayant fait savoir à Sa Majesté siamoise qu’il lui apportait une lettre de Louis XIV, ce prince, sachant que ses ambassadeurs ne pouvaient être arrivés en France, agréablement surpris d’être prévenu une seconde fois par un roi si puissant, qui venait de donner la loi à toute l’Europe, ordonna que cette seconde lettre fût reçue avec le même appareil et la même magnificence que l’avait été la première, et ses ordres furent ponctuellement exécutés. M. Constance Falcon, qui était en grande faveur auprès du roi, et qui était déjà parvenu à une des premières dignités du royaume, donna dans cette rencontre aux vicaires apostoliques des marques très-obligeantes de sa reconnaissance. Il était originaire de l’île de Céphalonie, et devait à monseigneur de Bérythe le poste élevé qu’il occupait. Il engagea donc le roi de Siam à faire bâtir une église pour les chrétiens. Le prince envoya sur-le-champ en demander le plan. Elle fut bâtie de pierres, à trois nefs et assez vaste pour y former un chœur pour les séminaristes et pour contenir un peuple nombreux. Un particulier de Macao aborda à Siam et offrit au roi des présents qui plurent à Sa Majesté. Par reconnaissance, elle l’exempta d’une partie des droits que ses marchandises devaient à la douane. Ce bon accueil l’enhardit à parler contre les missionnaires français, et à demander qu’il lui fût permis de les enlever et de les conduire à Macao mais on lui répondit que tout ce qu’il alléguait contre eux n’était que des impostures et des calomnies, et il eut ordre de se retirer.

L’événement le plus considérable qui se passa à Siam et qui donnait les plus belles espérances pour la conversion de ce royaume, fut l’envoi de deux mandarins que le roi fit partir pour la France. Sa Majesté, n’ayant point reçu de nouvelles des ambassadeurs qu’elle avait fait partir il y avait deux ans, voulait y envoyer une seconde ambassade ; mais ses ministres lui représentèrent qu’il suffirait d’envoyer deux mandarins aux ministres de France et de leur donner les mêmes pouvoirs qu’elle avait donnés à ses ambassadeurs. Le roi suivit l’avis de ses ministres ; mais il voulut que M. Vachet à qui il donna la qualité de son premier envoyé, et M. Pascot, missionnaire, fissent le voyage avec les deux madarins, et qu’ils emmenassent avec eux six jeunes Siamois pour apprendre des métiers en France. Ces mandarins arrivèrent heureusement dans ce royaume, obtinrent audience du roi, furent reçus avec les plus grands honneurs, et M. le chevalier de Chaumont fut nommé ambassadeur à Siam, où il arriva le 22 septembre 1685. Il fit partir alors M. Vachet pour donner avis de son arrivée.

Le roi de Siam reçut cette nouvelle avec une grande joie, donna à M. Vachet une audience de trois heures, lui renouvela les assurances de sa protection et de sa reconnaissance, et ajouta ces paroles dignes d’un roi chrétien Ne soyez pas orgueilleux, père Vachet, de l’heureux succès de votre voyage, ce n’est pas vous qui avez fait de si grandes choses en si peu de temps ; c’est le Dieu du ciel et de la terre qui les a fait réussir pour sa gloire, et c’est lui que nous devons en remercier.

Du palais, M. Vachet alla au séminaire, redit à monseigneur de Métellopolis ces dernières paroles du roi qui le remplirent de consolation, et il lui remit une lettre par laquelle M. l’ambassadeur le priait de venir à son bord avec M. l’abbé de Lyonne. Monseigneur de Métellopolis et M. de Lyonne se rendirent au vaisseau le 29 ; après avoir conféré avec M. l’ambassadeur, ils retournèrent à Siam et revinrent, le 8 octobre, avec des mandarins qui complimentèrent M. l’ambassadeur de la part du roi et le prièrent de mettre pied à terre. Depuis ce moment, monseigneur l’évêque fut toujours à côté de M. l’ambassadeur dans toutes les cérémonies. Lors même que le roi lui donna son audience publique, M. l’abbé de Choisy, qui portait la lettre de Louis XIV, était assis à la droite, monseigneur l’évêque et M. de Lyonne à la gauche de son Excellence.

M. l’ambassadeur vit baptiser dans l’église du séminaire, érigée en paroisse, sous l’invocation de Saint-Joseph, deux familles siamoises, composées de douze personnes. Il voulut bien être parrain de l’un de ces catéchumènes. M. l’abbé de Choisy et des gentilshommes français présentèrent les autres au baptême. Dans toutes les provinces du royaume, où il y avait des missionnaires, il se faisait des conversions, et on priait avec ferveur pour obtenir celle du roi qui aurait entraîné la plus grande partie du royaume.

Ce prince, après avoir lu la lettre de Louis XIV, tint des discours qui donnèrent lieu de croire à sa conversion ; il chercha à sonder les mandarins et les ministres sur son changement de religion ; il lut le saint Évangile que monseigneur de Métellopolis lui avait donné, traduit en langue siamoise ; il avait de fréquentes conférences avec ce prélat ; il avait fait placer un crucifix dans sa chambre, et M. Constance, qui était chrétien, se servait de toute l’autorité qu’il avait sur l’esprit de Sa Majesté pour l’engager à embrasser la religion chrétienne.

Cependant, soit par attachement pourson sérail, soit par la crainte d’exciter des troubles dans ses États, il répondit qu’il voulait être mieux instruit, que cette affaire demandait du temps, qu’il y réfléchirait, et que dès cet instant M. l’ambassadeur pouvait lui présenter un Mémoire où il expliquerait les priviléges que le roi de France souhaitait qu’il accordât aux missionnaires apostoliques dans son royaume.

On ne perdit point de temps ; M. Constance présenta ce mémoire à Sa Majesté, elle en accorda tous les points. Voici, quelle en était la substance :

1o Que le roi de Siam fasse publier dans tout son royaume la permission qu’il accorde aux missionnaires de prêcher l’Évangile, et à ses sujets d’embrasser le christianisme ;

2o Que les missionnaires puissent enseigner leurs élèves dans leurs couvents et leurs autres habitations sans qu’on puisse les inquiéter pour cela ;

3o Que tous les Siamois qui se feraient chrétiens soient exempts, les jours de dimanches et de fêtes, des services qu’ils doivent à leurs mandarins ;

4o Que si quelques chrétiens deviennent, par vieillesse ou par infirmité, incapables de servir, ils en soient exempts en se résentant à un mandarin nommé à cet effet ;

5o Que pour éviter toutes les injustices, on nomme un mandarin, juste et qualifié, pour juger gratuitement tous les procès des nouveaux chrétiens.

Le roi ordonna que ce traité, fait avec l’ambassadeur de France, fût publié sans délai dans toutes les villes de son royaume. M. Constance avait été nommé par le roi pour traiter cette affaire avec M. l’ambassadeur, et dans cette circonstance il rendit de grands services à la mission. M. Vachet et M. de Lyonne furent choisis pour accompagner les ambassadeurs en France.

Le roi de Siam voyant les Hollandais maîtres de la presqu’île de Malacca, frontière de ses États, et craignant qu’ils ne fissent une invasion dans son royaume, avait songé à faire alliance avec le roi de France, qui venait de vaincre les Hollandais et de leur donner des lois, persuadé que ces derniers n’oseraient l’attaquer s’il était allié à un monarque si puissant, ou que, s’ils l’attaquaient, les Français lui seraient d’un grand secours pour les repousser.

En 1680, la Compagnie royale envoya un vaisseau à Siam, avec des officiers, pour y établir une factorerie. Le roi favorisa en tout cet établissement, et leur accorda plus de priviléges qu’il n’en avait jamais accordé à aucune nation. Par le retour de ce vaisseau, il fit partir trois ambassadeurs avec des présents et un nombreux équipage, et leur ordonna d’offrir de sa part au roi de France, la ville de Singor avec son territoire. Cette ville est située entre Malacca et Siam. Sa Majesté siamoisé comptait que le voisinage des Français tiendrait les Hollandais en respect.

Après plusieurs ambassades envoyées de part et d’autre, les mandarins demandèrent aux ministres du roi de France d’envoyer des troupes à Siam, leur promettant que le roi, leur maître, ne donnerait jamais aucun sujet de mécontentement au roi de France, et qu’il prendrait toutes les mesures nécessaires pour pourvoir à la sûreté de ces troupes. Sur cette assurance, on fit équiper cinq navires pour conduire les ambassadeurs et pour transporter à Siam un régiment composé de douze compagnies, commandées par M. Desfarges, maréchal de camp. On envoya en même temps deux députés, M. de Laloubère, pour les affaires du roi, et M. Cébret, pour celles de la Compagnie, dont il était un des directeurs généraux. M. l’abbé de Lyonne, nommé évêque de Rosalie ; et quelques missionnaires, s’embarquèrent avec eux. Cette flotte arriva à Siam au commencement d’octobre 1687. Les ambassadeurs siamois allèrent en diligence informer le roi du succès de leur négociation, de l’arrivée des troupes françaises et des deux députés du roi de France. Sur cet avis, le roi envoya de ses principaux officiers avec des troupes pour recevoir au bord de l’eau ces deux députés et les conduire à son audience. Les troupes demeurèrent quelques jours dans leurs vaisseaux et ne débarquèrent qu’après que le roi eut accordé, aux instances réitérées des députés, les deux forts de Bangkok. Elles y furent reçues par M. Constance, ministre d’État, qui proclama M. Desfarges général des troupes siamoises qui en composèrent la garnison avec les troupes françaises.

Peu de jours après, M. Desfarges, avec ses deux fils, l’un et l’autre capitaines, se rendit à la cour. Le roi, dans son audience, lui donna les marques les plus obligeantes de sa bonté royale, et, voulant montrer avec quelle satisfaction il voyait dans son royaume les troupes qu’il avait demandées à Sa Majesté très-chrétienne, il leur fit envoyer des provisions et des rafraîchissements en abondance, pour les régaler pendant un mois, et leur faire oublier les fatigues d’un si long voyage. Une réception si favorable prouve évidemment que le roi de Siam avait demandé ces troupes, et que c’est une fausseté de dire que M. Constance les avait fait venir sans ordre de Sa Majesté siamoise. Ces troupes demeurèrent en repos dans Bangkok, jusqu’au mois de janvier 1688, qu’on envoya quatre compagnies à Merguy dans le dessein de faire fortifier cette place. Un grand nombre de travailleurs fut en même temps commandé pour avancer les ouvrages avec plus de diligence.

On travailla sans trouble à ces fortifications jusqu’au mois de mai. Tout était tranquille dans te royaume mais alors deux mandarins malais ayant commis une faute, en furent très-sévèrement punis. Ce châtiment les irrita. Tout le camp de cette nation, qui était fort nombreux, entra dans leur ressentiment, prit les armes et fit craindre une révolution dans l’État. M. Constance assembla en diligence un corps de troupes, se mit à leur tête, attaqua les rebelles, en tua trois ou quatre cents, mit le reste en fuite, et fit raser ou brûler toutes leurs maisons. Cette défaite ne fit qu’augmenter le parti des rebelles, car tous ceux de cette nation qui étaient répandus dans les provinces accoururent au secours de leurs compatriotes. On en vint à un accommodement, et le roi donna amnistie à tous les coupables. Ce premier mouvement fut comme le signal des troubles de l’État. Des bruits sourds et mensongers se répandirent dans les esprits chaque mandarin faisait prendre les armes à ceux qui étaient sous sa dépendance ; on craignait quelque dessein contre le gouvernement le roi indisposé ne pouvait s’occuper des affaires. Une flotte de Cambogiens vint insulter les côtes, on la poursuivit et on la força à prendre la fuite.

Pendant ce temps, le roi de Siam tomba grièvement malade, sa maladie augmenta les troubles. Il avait deux frères qui devaient naturellement lui succéder ; mais l’un était infirme, et l’autre mauquait de génie. Il avait alors résolu de marier sa fille à un jeune seigneur bien fait et plein d’esprit, qui se nommait Monphit et de leur transmettrela couronne. Mais les mandarins, par jalousie, avaient toujours retardé ce mariage, et M. Constance s’y opposait de tout son pouvoir, et ne laissait pénétrer personne auprès du roi. Les mandarins, irrités de cela, s’assemblèrent secrètement et donnèrent à Phra-Phet-Raxa, qui commandait tous les éléphants, le titre de grand mandarin pour gouverner l’État jusqu’au rétablissement du roi qui, ne pouvant s’opposer à ce choix, fut contraint de le confirmer.

Ce premier mandarin résolut alors de reprendre la couronne qui avait autrefois appartenu à ses ancêtres ; mais il dissimula si bien ses vues ambitieuses qu’il trompa Monphit, à qui il fit croire qu’il le mettrait sur le trône, et il trompa M. Constance lui-même. Sous prétexte de ne vouloir rien changer au gouvernement, il laissa tout à la dispositions de M. Constance, et par là le rendit odieux aux mandarins et au peuple en rejetant sur lui tout ce qui pouvait déplaire. D’un autre côté, les créatures du grand mandarin murmuraient contre M. Constance, l’accusant de concussion, de trop de sévérité, et d’avoir fait venir des troupes étrangères pour l’aider à monter sur le trône.

Les amis de M. Constance l’avertirent du péril où il se trouvait ; mais ébloui par l’autorité qu’on lui laissait, il reçut fort mal ces avertissements, et ne voulut rien entendre. Cependant le grand mandarin Phra-Phet-Raxa ne se contraignait plus ; voyant que le roi baissait chaque jour, il fit poignarder Monphit dans le palais même, et ne permit plus à M. Constance d’approcher de la personne du roi. Le ministre fut alors effrayé, et voulut prendre la fuite ; mais on lui avait fermé toutes les issues. Phra-Phet-Raxa lui dit alors d’écrire à M. Desfarges, de la part du roi, de venir avec cent soldats. M. Desfarges se mit en route ; mais ayant appris en chemin l’état des affaires, et qu’on voulait entourer sa troupe et la détruire, il retourna à Bangkok. Phra-Phet-Raxa voyant que, malgré les lettres réitérées qu’il fit écrire au général par M. Constance, il ne pouvait pas le faire tomber dans le piège, fit mettre M. Constance en prison, et peu après il le fit tuer dans la forêt de Louvo. Ensuite il menaça les vicaires apostoliques de détruire et de brûler leurs églises, de massacrer tous les chrétiens, si M. Desfarges ne venait pas à Louvo. M. Desfarges, averti des menaces du grand mandarin, s’y rendit seul et lui parla avec fermeté ; mais Phra-Phet-Raxa ne voulut rien entendre. Alors la guerre fut déclarée entre les Français et les Siamois. Cependant les troupes qui étaient à Merguy ayant été attaquées par les Siamois, repoussèrent cette attaque, mirent en fuite les Thai, prirent un bâtiment anglais et un petit vaisseau siamois qui étaient dans le port, s’embarquèrent, et voyant l’impossibilité d’aller rejoindre leurs compatriotes à Bangkok, firent voile pour Pondichéry ou ils arrivèrent heureusement. Le grand mandarin, irrité de voir que ces troupes lui avaient échappé, fit prendre monseigneur de Métellopolis, et le fit conduire à Bangkok afin d’engager M. Desfarges à se rendre à Louvo avec ses troupes. Pendant le trajet, on accabla ce saint prélat de toutes sortes d’injures et de mauvais traitements et, lorsqu’il fut arrivé dans le fort vis-à-vis Bangkok, on l’exposa à découvert sur le bastion contre lequel le canon des Français faisait le plus de ravages. Les Français, apercevant monseigneur de Métellopolis, tirèrent d’un autre côté, et, au bout de huit à dix jours, les Siamois, effrayés de la valeur des Français, devinrent plus traitables.

La paix fut conclue, à condition que le grand mandarin, devenu roi, fournirait aux Français deux vaisseaux pour les conduire à Pondichery, et que monseigneur de Métellopolis et les missionnaires qui restaient à Siam répondraient sur leur tête du retour des deux vaisseaux et des matelots siamois qu’on donnait aux troupes pour les conduire. Monseigneur de Métellopolis aurait bien voulu refuser ce cautionnement ; mais il fut forcé d’y consentir. Cependant madame Constance se sauva à Bangkok pour partir avec les Français ; le roi la réclama avec ardeur, menaçant de rompre le traité si elle ne lui était pas rendue, et les Français, malgré le désir qu’ils avaient de secourir cette dame, se virent forcés de la remettre entre les mains des mandarins.

Les Français s’embarquèrent, laissant des otages et emmenant avec eux deux mandarins mais en route il s’éleva une contestation sur la reddition des otages : M. Desfarges ne voulut pas céder, malgré les lettres pressantes de monseigneur de Métellopolis. Alors les Siamois irrités se jetèrent avec impétuosité dans le balon de monseigneur de Métellopolis, se saisirent de sa personne, le chargèrent de tant de coups, qu’il est étonnant que ce prélat, déjà infirme, ne mourut pas entre leurs mains. Ils le traînèrent par la vase de la rivière, le prirent par les mains, par les pieds et par la tête, et le jetèrent demi mort sur des herbes où, pendant deux heures, il demeura exposé aux ardeurs du soleil, aux moustiques, aux insultes des soldats, des matelots, des femmes et des enfants, qui accouraient de toutes parts à ce spectacle. On lui arrachait la barbe, on lui crachait au visage, on vomissait contre lui les imprécations les plus horribles et les invectives les plus atroces. Ceux qui ne pouvait fendre la presse et s’approcher pour le frapper, lui jetaient de la boue. Il souffrit tous ces rudes traitements en présence du barcalon, qui pouvait les empêcher par un seul mot, et qui ne daigna pas jeter sur cette innocente victime un seul regard de pitié. Loin de lui donner aucun soulagement, on le chargea d’une cangue très-pesante, on lui serra si rudement les bras dans des menottes dont les trous étaient trop étroits, qu’il a avoué dans la suite que cette douleur lui avait paru plus aiguë et plus insupportable que toutes celles qu’il avait endurées pendant deux ans de prison.

En ce triste état, on le mit avec M. Dular, officier français, qui avait été traité avec la même barbarie dans une galère, où on leur fit passer le fleuve, et ils trouvèrent à l’autre bord tous les Français assommés de coups et chargés de cangues et de menottes. Le prélat, en abordant, tomba dans la vase, et il y aurait perdu la vie, si on ne se fût hâté de l’en retirer. Il passa le reste du jour et toute la nuit suivante dans ses habits mouillés et couverts de boue, ce qui le rendit pendant trois mois comme perclus de la moitié du corps.

Le lendemain matin, les Siamois le voyant moribond, lui ôtèrent la cangue, le conduisirent à Bangkok et le renfermèrent dans une cabane voisine de la maison d’une femme chrétienne fort âgée qui avait souvent ressenti les effets de sa charité. Par reconnaissance, elle lui donna tous les secours et lui rendit tous les services que sa pauvreté put lui permettre. De là, il fut conduit à la ville royale avec les autres Français ; on le sépara de la troupe et on le mit dans une autre cabane sous la garde des bras-peints, qui sont les principaux soldats du roi. Il n’avait point de cangue, mais il était enchaîné au cou et aux jambes, et, pour lui extorquer de l’argent, ses gardes lui remettaient de temps en temps la cangue, les menottes et les ceps. Les missionnaires, qui étaient au séminaire, furent, par ordre de la cour, appelés à la salle d’audience le 9 novembre. Le président leur reprocha l’ingratitude et la mauvaise foi de M. Desfarges, comme s’ils en eussent été les complices. « Vous êtes ses cautions, ajouta-t-il ; selon les lois du pays, vous méritez la mort. » Et, sans leur permettre de répondre un seul mot, il les arrêta prisonniers de la part du roi, ordonna à ses officiers d’aller faire l’inventaire de tous les effets du séminaire, et désigna MM. Martineau et Chevreuil pour y être présents. Ces officiers exécutèrent leurs ordres avec la dernière rigueur, mirent dans leur procès-verbal jusqu’aux moindres choses, et en constituèrent MM. Martineau et Chevreuil dépositaires. Le lendemain, ils firent conduire les séminaristes, les écoliers et les domestiques au Lakhonban. C’est une prison formée par une enceinte de gros pieux, sans couvert, remplie de boue, d’insectes et de puanteur, où l’on est exposé à toutes les rigueurs des saisons et surtout aux pluies qui inondent chaque année le royaume. Là, ils partagèrent les souffrances des Français qui n’étaient pas partis avec M. Desfarges. On n’eut aucun égard ni à l’âge des écoliers, dont plusieurs étaient encore enfants, ni à la dignité des missionnaires. On leur fit souffrir la faim, la soif, la nudité, les cangues, les ceps, les menottes et des coups de rotin, sans nulle compassion. Il n’y en eut pas un seul qui ne portât des marques sanglantes de la cruauté avec laquelle leurs gardiens les traitaient. Sept laïques y perdirent la vie, et plusieurs missionnaires, comme nous verrons, moururent peu de temps après qu’ils furent délivrés. De neuf jésuites français qui étaient à Siam, le seul père La Breville y était resté. On alla le saisir dans la maison des Pères portugais de sa compagnie, et on le mit en prison avec les missionnaires.

Ce fut alors qu’on vit dans les rues de Siam ce qu’on n’avait peut-être jamais vu en aucun endroit du monde : des officiers et des gentilshommes français, des ecclésiastiques et des prêtres, presque nus, semblables à des squelettes et à des cadavres, enchaînés avec les plus iniâmes scélérats, porter sur leurs épaules des paniers pleins de terre et d’immondices, exposés aux railleries et aux insultes d’un peuple irrité et insolent.

Les Maures, quoique mahométans et ennemis des chrétiens, firent une requête en leur faveur ; mais leur chef, qui était un mandarin de première classe, voyant que cette requête n’avait pas plu à la cour, demanda des prisonniers pour transporter de la terre dans son jardin ; on lui donna deux missionnaires et il les traita très-rudement. Des officiers anglais, passant dans la rue des Maures, virent ces deux missionnaires chargés de paniers ; ils furent touchés de leur état, allèrent trouver le mandarin mahométan, lui protestèrent que, s’il ne faisait cesser ce rude traitement, ils ne feraient aucun quartier aux Maures qu’ils rencontreraient dans leurs courses, et de plus ils firent porter aux missionnaires une somme assez considérable.

Le mahométan, effrayé de ces menaces, fit ôter les chaînes aux deux missionnaires, les exempta du travail et leur donna du riz et des fruits à manger.

Il y a apparence qu’il dit aux mandarins siamois que les mauvais traitements qu’on faisait aux prêtres français allaient irriter toutes les nations chrétiennes, puisque dès ce temps-là on ne les envoya plus au travail ; mais les écoliers, les séminaristes, les officiers et les soldats y furent toujours assujettis, avec ce seul adoucissement qu’on leur permettait chaque jour de mendier pendant une heure. Quelques personnes, touchées de compassion, leur faisaient des aumônes ; mais les criminels enchaînés avec eux leur en enlevaient la meilleure partie.

Pendant ce temps-là, des officiers nommés par la cour firent transporter dans les magasins du roi tous les effets du séminaire, excepté les livres, quelques ornements d’église et les habits des missionnaires, que le roi leur accorda par grâce. Tout ayant été consfiqué et enlevé, on ordonna, le 1er janvier 1689, à MM. Martineau et Chevreuil de se retirer où ils voudraient, et d’emporter les meubles qu’on leur avait laissés. Dans cette triste conjoncture, un chrétien tonquinois, sans craindre ce qui pouvait lui en arriver, leur offrit sa maison. Les jésuites qui n’étaient pas Français, et qui n’avaient, pas été arrêtés, leur portèrent des vivres. M. Paumard, missionnaire français, qui avait guéri le nouveau roi d’une maladie dangereuse, jouissait de sa liberté avec quelques domestiques du séminaire qu’on lui avait laissés sa charité lui fit trouver des ressources, et chaque jour il envoyait des provisions aux prisonniers.

On ne se contenta pas de faire souffrir les missionnaires, les séminaristes et les Français, plusieurs chrétiens, de différentes nations, furent mis en prison, exposés à des traitements barbares, et plusieurs même payèrent de leur vie leur fidélité à la religion chrétienne. Un volume entier ne suffirait pas pour faire le détail des maux que souffrirent, dans toutes les provinces, tant de chrétiens français, siamois, portugais, chinois, cafres, malabres, tonquinois et cochinchinois. L’avarice des mandarins leur enleva tous leurs biens, et leur fit souffrir mille tourments pour les contraindre à donner ce qu’ils n’avaient pas. Il y en eut qui se rachetèrent jusqu’à cinq fois, et furent ensuite réduits à l’esclavage.

Parmi tant de confesseurs de Jésus-Christ, une métisse, âgée de dix-huit ans, fit éclater un courage et une vertu extraordinaires. Elle préféra souffrir les supplices les plus cruels et les plus infâmes, plutôt que d’abjurer la religion chrétienne. Son exemple inspira les mêmes sentiments à ses compagnes, qui persévérèrent dans la foi malgré les promesses et les menaces des mandarins. À force de fermeté d’âme et de résignation, elles parvinrent à obtenir quelque adoucissement à leur cruelle position.

Les séminaristes ne montrèrent pas moins de courage. On voulait les faire travailler à une pagode, mais, malgré les mauvais traitements qu’on leur fit subir, ils refusèrent constamment, et obtinrent d’être employés à d’autres travaux.

Les Portugais se montrèrent insensibles aux persécutions que l’on faisait souffrir aux chrétiens français.

Sur la fin du mois d’août 1689, on apprit que M. Desfarges était arrivé à Jongsélang avec cinq navires. Comme on appréhendait qu’il ne vînt en ennemi, on tira monseigneur de Métellopolis de sa petite cabane, et on le mit en prison chargé de chaînes et d’une cangue. Lorsqu’on eut reçu les lettres du général, qui ne demandait que la paix, on fit sortir monseigneur de Métellopolis de sa prison, on lui ôta tous ses fers, et le lendemain on le conduisit, à travers toute la ville, mal vêtu, sans souliers, sans chapeau, dans une salle publique où l’on a coutume de traiter les affaires. On y avait aussi conduit les officiers français ; on leur fit entendre qu’ils étaient redevables au roi de n’avoir pas subi la mort, puisqu’ils la méritaient, selon les lois du pays, pour avoir faussé la parole donnée à Sa Majesté par le général. On ordonna ensuite à monseigneur de Métellopolis d’écrire à M. Desfarges comme il le jugerait à propos.

L’évêque écrivit sur-le-champ. Dans sa lettre, il priait ce général, selon le style de Siam, d’avoir égard à l’amitié royale, à la religion, au traité d’accommodement qu’il avait signé, et enfin à lui-même et à ses missionnaires, qui étaient ses cautions, et à tant de Français qui étaient détenus dans les prisons de Siam. Il finissait sa lettre par ces paroles : « Nous périrons tous misérablement si vous n’accommodez les affaires, et vous seul serez la cause de notre perte. Prêtez-vous à tout, et je ne doute pas que le roi de Siam et ses ministres ne fassent ce qui convient pour entretenir l’amitié royale. »

Le mandarin, et ensuite le roi, furent fort satisfaits de cette lettre, qui fut traduite en Siamois. On permit d’abord à monseigneur de Métellopolis, aux missionnaires et à tous les chrétiens, d’écrire et de faire le détail des maux qu’ils souffraient. Ensuite, on changea d’avis ; les mandarins firent eux-mêmes une réponse, à laquelle ils obligèrent monseigneur de Métellopolis de mettre son cachet, sans lui permettre de la lire ; et ils attendirent en repos de nouvelles réponses.

Sur ces entrefaites, le père Louis, de la Mère de Dieu, religieux franciscain, mourut des incommodités qu’on lui avait fait souffrir.

Cependant M. Desfarges, voyant qu’on ne faisait aucun accommodement pour la paix, fit voile pour le Bengale avec trois vaisseaux, et M. de Vertesale partit douze jours après. MM. Ferreux et Pinchero, interprètes, qu’il avait envoyés avec le dernier mandarin qui était ôtage, firent connaître la droiture des intentions avec lesquelles l’escadre française avait abordé à Jongsélang.

On espérait que, par suite de ces déclaration, et du renvoi des ôtages, les prisonniers seraient mis en liberté ; mais le chef de la factorerie hollandaise publia que la guerre était déclarée entre la France et la Hollande, et empêcha leur élargissement. Le seul, monseigneur de Métellopolis eut la permission d’aller demeurer avec M. Paumard, et d’y recevoir des visites, mais avec défense de sortir de sa maison.

Les prisonniers ayant fait présenter un placet dans le mois de février 1690, par lequel ils suppliaient d’adoucir la rigueur avec laquelle on les traitait, obtinrent quelque adoucissement à leur sort ; mais, par la jalousie et par les plaintes des Hollandais contre les Français, ils furent bientôt traités avec plus de rigueur qu’auparavant.

Le jour de l’Assomption 1690, tous les missions naires et les séminaristes furent tirés de la prison et conduits dans une petite île qui en est peu éloignée. Matgré la liberté dont ils jouissaient dans cette île, par suite des souffrances qu’ils avaient éprouvées, ils tombèrent presque tous dans des maladies dangereuses. MM. Gefrard, Monestier, Chevalier et Paumard, missionnaires, et cinq séminaristes, succombèrent en peu de jours. Les autres missionnaires se virent en danger de la vie, et traînèrent longtemps dans un état de langueur dont ils ne croyaient pas pouvoir revenir.

Sur la fin de 1690, le père Tachard, jésuite, débarqua au port de Merguy avec deux mandarins qu’il avait accompagnés en France et à Rome. Il écrivit au barcalon qu’il était porteur d’une lettre du roi de France, et qu’il venait par ordre de Sa Majesté pour terminer toutes les affaires et pour renouveler l’alliance entre les deux couronnes. La cour de Siam, qui redoutait encore plus les Hollandais depuis qu’ils s’étaient emparés du royaume de Bantan, et qui ne voulait point, par surcroît, avoir les Français à craindre, parut fort satisfaite de cette lettre et de ce rapport. C’est pourquoi, dans le mois d’avril 1691, on rendit le séminaire monseigneur de Métellopolis, et on lui permit d’y demeurer avec les missionnaires, les séminaristes et les écoliers. Comme les Siamois n’avaient laissé dans cette maison que les murailles et qu’ils ne rendaient rien, ce prélat fut obligé d’emprunter une somme considérable pour acheter des meubles et des ornements ; on recommença le cours des études et des exercices ecclésiastiques.

Par les prières et les sollicitations de monseigneur de Métellopolis, on mit en liberté tous les Français laïques qu’il s’était engagé à loger et nourrir, et le roi de Siam, touché de sa charité, lui fit présent de cinq cents écus. Ces dispositions favorables, dans le cœur du souverain, firent espérer au charitable prélat qu’il pourrait obtenir la liberté d’un grand nombre de chrétiens siamois qu’on avait faits esclaves. Il la demanda avec instance, quelques-uns furent relâchés, d’autres furent retenus par des maîtres avides.

La guerre étant allumée dans toute l’Europe, on trouvait rarement des voies sûres pour envoyer de l’argent aux Indes. Le séminaire de Siam, toujours fort nombreux, ne pouvait ni fournir la pension annuelle à ceux qui travaillaient dans les royaumes voisins, ni entretenir les séminaristes. Une sécheresse extraordinaire fit extrêmement renchérir les denrées à Siam. Le poisson, qui est la nourriture la plus commune après le riz et les fruits, manqua presque entièrement par un accident qui semblait tenir du prodige. Le 28 février 1693, la rivière étant fort basse et fort claire, l’eau tout à coup en devint si épaisse et si verte qu’elle était propre à teindre en cette couleur. Une espèce de crême encore plus épaisse et plus verte couvrait toute la surface de ce grand fleuve. Une quantité prodigieuse de poissons mourut, et on n’osait manger de ceux qu’on prenait vivants. Ce phénomène dura environ quinze jours, après quoi l’eau devint claire et potable. La sécheresse devint encore plus grande en 1696 mais, sur la fin du mois d’août, la pluie commença à tomber ; l’inondation se répandit dans les campagnes et ramena l’abondance. Vers la fin de l’année, la petite-vérole infecta toutes les provinces et fit mourir une grande multitude de peuple. Pendant cette épidémie, les missionnaires baptisèrent un grand nombre d’enfants moribonds. Monseigneur Louis Lanneau, évêque de Métellopolis, vicaire apostolique de Siam, et administrateur général de toutes les missions de l’Inde, termina sa pénible carrière en l’année 1697.

Après sa mort, M. Braud se trouva chargé de l’administration du séminaire et du collège. Le séminaire était composé de quarante personnes, et on élevait dans le collége vingt-cinq étudiants de diverses nations. Depuis que les cruels traitements soufferts pendant la grande Révolution avaient fait mourir tant de missionnaires, on était dans une si grande disette d’ouvriers, qu’on fut obligé de rappeler ceux qui travaillaient dans les résidences pour leur confier le soin de cette jeunesse indienne.

On ne conserva que la résidence de Merguy. Un prêtre milanais, élevé à Siam, qui régissait cette église et celle de Ténasserim, eut la consolation, en 1699, d’y voir arriver monseigneur Kemener, évêque de Sura, avec de la Balüère, Forcet, Postel, Hervé, Bernard, Henry et Okham, ecclésiastique siamois, qui avait fait ses études à Paris.

Monseigneur de Sura n’arriva à Siam que le 20 juillet 1700. Son voyage à travers les forêts fut si pénible, que M. Forcet mourut après quelques journées de chemin. M. Postel y contracta aussi une maladie dont il mourut peu de jours après son arrivée. M. de la Balüère fut dangereusement malade. Revenu en santé, il travailla avec monseigneur de Sura, dans le séminaire, jusqu’au mois d’avril 1701, qu’ils partirent pour la Chine.

Le 6 septembre 1702, arriva à Siam monseigneur de Cicé, évêque de Sabule, vicaire apostolique de Siam et administrateur général des missions des Indes. Peu de jours après son arrivée, il alla offrir au roi quelques curiosités d’Europe. Quoiqu’elles ne fussent pas d’un grand prix, Sa Majesté les trouva très-belles, assura monseigneur de Cicé de sa protection et de sa bienveillance, témoigna une grande estime pour la nation française et un sincère désir de rétablir l’ancienne union entre la France et Siam.

Le roi mourut dans le mois de février suivant. Son fils monta sur le trône et ne parut pas moins favorable à monseigneur de Cicé. Il l’obligea d’écrire, de sa part, à M. de Ponchartrain, que tous les ports de son royaume étaient ouverts aux marchands français, qu’il souhaitait que la Compagnie royale y vînt rétablir des factoreries et qu’il leur accorderait les mêmes priviléges qu’aux Hollandais.

Monseigneur de Cicé donna à M. Braud le soin de la paroisse de Saint-Joseph, composée de chrétiens siamois, cochinchinois et de quelques familles françaises établies dans le camp du séminaire. Il confia l’éducation des écoliers à M. Jarossier, et lui-même se chargea du séminaire, de la mission et des enfants moribonds. Malgré des fatigues inouïes, il remplit cette mission, au péril de sa santé et de sa vie, avec tant de zèle et de succès, qu’il lui arriva de baptiser jusqu’à cinq mille enfants dans une seule année.

Malgré son zèle pour le séminaire, la pauvreté le contraignit, en 1707, de congédier avec douleur un grand nombre de ses élèves ; mais, en 1710, ayant reçu de Paris des fonds suffisants, il repeupla le séminaire et le collége, et y introduisit la coutume de n’y parler que latin, afin que l’usage facilitât aux Indiens cette langue qu’ils ont tant de peine à apprendre par l’étude. On voit par expérience qu’en peu d’années les étudiants la parlent avec beaucoup de facilité, et en expliquent les auteurs.

Quoique monseigneur de Cicé manquât d’ouvriers, il envoya un prêtre siamois à Chanthabun, où M. Heurté avait bâti une chapelle et une maison. C’est un lieu important, éloigné de la ville royale de cent vingt lieues. On y comptait déjà un grand nombre de chrétiens.

Le nombre des chrétiens se multiplia aussi considérablement à Siam en 1711. Monseigneur de Sabule fut obligé de rappeler le prêtre qui était à Merguy. Peu de temps après son départ, un talapoin siamois, qui prétendait être de l’ancienne famille royale, arriva dans ce port avec des barques et des troupes de Pégouans qu’on nomme Thavai, s’empara de la ville et contraignit un petit vaisseau français, que la tempête y avait jeté, à le suivre à Ténasserim. Il se servit de son canon pour battre la ville. Le capitaine se plaignit hautement de la violence qu’on exerçait contre lui, et menaça le talapoin rebelle d’une escadre française qui était sur le point d’aborder à Merguy. L’escadre arriva en effet. Le talapoin et ses troupes, en ayant eu avis, laissèrent le petit vaisseau en liberté et prirent la fuite. M. le marquis de La Roques, commandant de cette escadre, écrivit au roi de Siam, et lui offrit de poursuivre les rebelles, ou, s’il y en avait de cantonnés dans le royaume, de mettreses troupes à terre pour les soumettre. Le roi fut si satisfait de cette lettre, qu’il dit devant toute la cour qu’il n’avait pas de meilleurs amis que les Français. Il envoya à M. de La Roques une robe magnifique et une veste pareille à celle que Sa Majesté portait, Il témoigna aussi être très-content de monseigneur de Sabule qui avait envoyé en diligence un prêtre à Ténasserim pour retenir les chrétiens de cette contrée dans la fidélité et dans l’obéissance.

Depuis la grande Révolution, le terrain où était autrefois bâti le collége de Mahápram avait été usurpé par un mandarin. Monseigneur d’Auren étant arrivé à Siam, et ayant amené vingt-deux écoliers tonquinois, on racheta ce terrain. On y bâtit un nouveau collége où l’on commença de cultiver ces jeunes plantes que la persécution avait arrachées de la terre natale. On leur joignit quelques Cochinchinois, et c’est de cette troupe d’élèves qu’ont été formés la plupart des prêtres tonquinois qui ont rendu de si grands services à la mission.

Monseigneur de Cicé fut bien consolé en apprenant que M. Texier de Keralais avait été nommé évêque de Rosalie et son coadjuteur. Ce nouveau prélat arriva à Merguy en 1720 avec M. Aumont, qu’il envoya de là à Siam avec un prêtre siamois nommé Innocent. Lui-même resta à Merguy, et s’occupa des soins de cette mission. Ce ne fut qu’au bout de deux ans qu’il céda aux instances de monseigneur de Cicé qui l’appelait à Siam pour le sacrer. M. Aumont fut envoyé à Merguy en qualité de pro-vicaire, et y exerça ces fonctions pendant près de dix-huit ans.

Les deux prélats gouvernèrent la mission dans une union intime jusqu’au commencement de l’année 1727. Le 1er avril, monseigneur de Cicé mourut des suites d’une fièvre violente accompagnée d’une inflammation de poitrine et d’une dyssenterie. La pompe de ses funérailles fut honorée par la foule du peuple, des seigneurs de la cour et même des talapoins.

Un prince de l’ancienne famille royale, qui aimait les Français, emprunta de monseigneur de Rosalie des livres écrits en siamois, touchant la vérité de notre religion, dont il disait qu’il voulait s’instruire. Il en parla et les prêta au grand prince qui les lut avec attention et en fit demander d’autres à monseigneur l’évêque. On ne pouvait les lui refuser sans l’offenser, on les lui envoya donc. La lecture de ces livres fit naître de grandes disputes. Pendant quelques mois, les mandarins, les princes, le roi même n’avaient point d’autre sujet de conversation. Les talapoins ne pouvant répondre aux objections qu’on leur faisait, étaient souvent couverts de confusion et exposés aux railleries.

Pour se tirer de ce mauvais pas, ils se mirent à déclamer hautement contre la religion chrétienne, qui tournait en ridicule la religion du royaume, qui y exciterait, comme elle avait fait dans le Japon, des dissensions et des guerres intestines, et qui, à la fin, abolirait entièrement le culte de leurs ancêtres. Les déclamations de ces hypocrites inspirèrent tant d’animosité et de haine contre notre sainte religion, que la cour résolut de la détruire entièrement.

En conséquence de cette résolution, monseigneur de Rosalie, M. Lemaire, missionnaire, un diacre et un sous-diacre indiens comparurent devant le conseil souverain. On leur fit subir un interrogatoire fort long, et enfin on leur défendit 1o d’écrire en langue siamoise ou en bali des livres sur la religion chrétienne ; 2o de la prêcher à des Siamois, à des Pégouans ou à des Lao ; 3o de les tromper ou de les engager, par quelque voie que ce soit, à se faire chrétiens ; 4o de condamner la religion du royaume.

Le prélat répondit avec douceur et fermeté en même temps, et refusa de se soumettre aux défenses qu’on lui faisait. Les autres répondirent de la même manière. Le 19 octobre 1730, des mandarins vinrent au séminaire pour enlever tous les livres écrits en siamois et en bali mais comme on avait prévu cette visite, on avait caché ou brûlé tous les livres de religion ils ne trouvèrent donc que quelques volumes d’histoire profane. On craignait des violences encore plus terribles, lorsqu’un mandarin, nommé Chung-Kanam, favori du grand prince, et ami des Français, fit appeler un des prêtres, et lui dit que lorsqu’on voulait renouveler l’amitié avec Sa Majesté, la cérémonie ordinaire était de lui offrir des cierges allumés avec des couronnes de fleurs, et que monseigneur pouvait, par cette marque de respect, rentrer en grâce.

Comme cette cérémonie est purement civile et n’a aucun rapport à la religion, monseigneur de Rosalie prépara ce présent et se rendit, accompagné de sept à huit personnes, à la salle d’audience du barcalon. Celui-ci, le voyant si bien disposé, voulut en profiter pour lui faire signer les défenses qu’on lui avait signifiées quelques jours auparavant. Le prélat dit à voix basse à Chung-Khanam qu’il ne les signerait jamais ; alors ce mandarin prit et plia le papier, et il n’en fut plus question. Le barcalon reçut avec bonté les cierges et les fleurs offerts à Sa Majesté par monseigneur l’évéque, qui prit congé et retourna au séminaire.

Le barcalon, voulant accuser monseigneur de Rosalie et les missionnaires de révolte, fit graver sur trois grandes pierres les défenses, comprises en quatre articles, qu’il avait signifiées au prélat de la part du roi, et ordonna qu’on allât placer une de ces pierres dans chacune des trois églises que les chrétiens avaient auprès de la ville. Comme il en voulait principalement au séminaire, ses officiers s’y transportèrent aussitôt que les défenses furent gravées et dirent à monseigneur de Rosalie que le roi lui ordonnait de placer une de ces pierres dans son église. Le roi, lui répondit le prélat, est maître dans son royaume, il y peut faire tout ce qu’il plaît à Sa Majesté mais mon église étant un lieu saint consacré au Dieu du ciel et de la terre, je ne puis y placer une de ces pierres, ni consentir qu’elle y soit placée par autrui.

Le barcalon fit suspendre cette entreprise pour avoir lieu d’accuser de rébellion monseigneur de Rosalie, et de porter le roi à le faire périr, ou du moins à le chasser. En effet, il fit sur cette affaire des instances si vives que le roi, pour en délibérer, assembla son conseil mais, malgré les calomnies et les accusations du barcalon, la décision du conseil fut favorable aux missionnaires, et le roi conclut ainsi : Qu’on laisse l’évêque et ses missionnaires en repos, et qu’on ne me parle plus de cette affaire.

Le 1er octobre 1731, des mandarins vinrent sommer de nouveau monseigneur l’évêque de marquer un lieu dans son église pour placer la pierre où étaient gravées les défenses faites par Sa Majesté. Monseigneur l’évêque réitéra sa première réponse. Après beaucoup d’altercations, d’instances et de menaces, ces mandarins firent élever un piédestal hors de l’église, mais peu éloigné de la principale porte, et ils placèrent cette pierre comme un trophée de l’idolâtrie. Dieu ne tarda pas de venger la religion. Le roi mourut des suites d’un horrible cancer. Le grand prince et un des fils du roi prirent les armes, et la guerce civile fut déclarée. Bientôt tout le royaume fut rempli de meurtres, de pillage et d’incendies. Les deux prétendants à la couronne étant en présence, la plus grande partie des troupes du fils du roi l’abandonna et se joignit à celles du grand prince qui se trouva ainsi vainqueur sans livrer de combat, car ses ennemis effrayés prirent la fuite. L’armée du prince poursuivit les fuyards, fit prisonniers plusieurs mandarins qui furent ensuite condamnés à perdre leurs biens et la vie. Le barcalon, qui avait suivi le parti du fils du roi, se réfugia dans un monastère de talapoins et en prit l’habit mais le nouveau roi le fit arracher de cet asile, et le livra à des soldats mahométans qui le poignardèrent, lui coupèrent la tête et traînèrent son corps jusqu’à la place publique où ils le laissèrent empalé.

Le collége et le séminaire ne souffrirent aucune insulte pendant la guerre. Aussitôt que le nouveau roi eut été couronné, le vicaire apostolique alla offrir son présent à Sa Majesté et au nouveau barcalon. L’accueil honorable qu’on lui fit lui donna quelque espérance que dans ce changement de règne il pourrait obtenir qu’on otât la pierre de scandale dressée devant la porte de son église. Dans cette confiance, il présenta un placet au roi mais il demeura sans réponse. Un mois s’étant écoulé, la veuve de M. Constance Falcon vint, de la part de Sa Majesté, demander au prélat pourquoi il ne faisait pas ses processions accoutumées ? Il répondit que les processions n’étaient pas des cérémonies essentielles de la religion chrétienne, qu’il n’avait pas jugé à propos de les faire tandis que cette sainte religion était si ignominieusement traitée et défendue par des monuments publics. Cette réponse déplut au roi il protesta d’un ton plein d’indignation qu’il ferait élever encore plus haut la pierre qui portait les défenses faites par son prédécesseur.

Cette menace fut sans effet ; mais il survint deux nouvelles affaires qui ne causèrent pas peu d’embarras et de chagrin à monseigneur de Rosalie. Une barque qui conduisait quatre enfants chinois, envoyés par leurs parents pour étudier dans le collège, ayant abordé à Siam, les matelots dirent aux chefs du camp de cette nation qu’on avait amené ces quatre enfants pour les vendre aux Européens. Ces chefs, irrités par ce faux rapport, portèrent leur plainte au barcalon, qui ordonna que ces enfants seraient mis entre leurs mains, et qu’on ne leur permettrait pas même de parler aux Français. Dès que ces idolâtres les eurent entre les mains, ils n’épargnèrent ni caresses, ni menaces, ni promesses, ni mauvais traitements pour les pervertir ; mais leur constance admirable leur fit supporter tous les mauvais traitements qu’on leur fit souffrir pendant un an. Monseigneur de Rosalie engaga enfin le barcalon à examiner cette affaire, et le ministre, après avoir interrogé les chefs et les quatre enfants, persuadé, par les réponses des uns et des autres, de la mauvaise foi des premiers, remit les enfants à monseigneur de Rosalie.

La seconde affaire qui affligea ce prélat se passa à Ténasserim. L’ancien barcalon avait ordonné au vice-roi de s’informer exactement du nombre des chrétiens dans cette contrée et d’empêcher à l’avenir qu’aucun n’embrassât leur religion. Le fils du vice-roi, qui était mahométan, pour faire sa cour, persécutait sans cesse et vexait les fidèles. Le jour de la Purification, des enfants païens voulurent voler des cierges dans l’église de M. Aumont. Les enfants chrétiens les chassèrent de l’église. Les parents de ces jeunes gens allèrent se plaindre au fils du vice-roi que leurs enfants avaient été battus. Sans examiner si leur plainte était fondée, ce jeune seigneur vint avec des soldats forcer la porte de l’église, saisit deux hommes et dix femmes, les fit battre si cruellement que plusieurs en vomirent du sang, et un d’entre eux en perdit la vie. On les mit ensuite en prison, on les chargea de fers et on les mit à la question pour les obliger à déclarer que M. Aumont les avait baptisés. Il était constant et connu de tout le monde que toutes ces personnes étaient chrétiennes plus de dix ans avant que M. Aumont arrivât dans cette province. Monseigneur de Rosalie ayant exposé ces faits au barcalon, le fils du vice-roi fut mandé, et il aurait subi une peine très-humiliante si le prêtre, rendant le bien pour le mal, n’eût demandé grâce pour lui. Les chrétiens prisonniers furent mis en liberté et ne furent plus exposés à de pareilles vexations.

Monseigneur de Rosalie, quoique accablé d’infirmités, ne cessa pas de s’occuper des soins les plus pénibles de la mission, et termina sa carrière apostolique le 27 novembre 1737.

En 1749, M. Andrieu arriva à la cour de Siam pour se défendre des injustices du vice-roi de Ténasserim, et se plaindre au barcalon (ou ministre des affaires étrangères) des mauvais traitements faits aux Français. Les missionnaires obtinrent un ordre pour que ce vice-roi fût châtié et déposé, s’il se trouvait seulement un ou deux points véritables dans leur plainte. On exigea que M. Andrieu retournât à Merguy, ce qu’il fit. Il y gagna son procès contre le vice-roi de Ténasserim, et obtint, qu’après le châtiment, il serait déposé à cause des injustices faites aux Français.

Dans ce temps, la cherté des vivres dans le royaume de Siam était telle, que le char de riz, qui coûtait autrefois huit piastres, se vendit jusqu’à cent piastres. Il en a été de même, proportion gardée, pour les toiles et les autres choses nécessaires à la vie.

On reçut avis, dans le mois de mars 1758, que les Barmas avaient déjà mis en déroute une armée de quinze mille Siamois ; on fit rester les chrétiens dans la ville pour la défendre ; on la fortifia, et on fit descendre au dessous de la ville toutes les boutiques flottantes qui étaient autour des murs ; on fit aussi abattre, pour la sûreté de la ville, toutes les maisons attenantes aux murailles. On plaça les chrétiens aux bastions pour les défendre et on envoya deux nouvelles armées contre les ennemis.

Les Barmas s’avancèrent, le 8 avril, jusqu’à deux lieues de distance de la ville. On alla les observer. Les jours suivants, ils brûlèrent tous les environs de la capitale, à l’exception du camp des chrétiens.

Le roi, ne se fiant plus à personne, fit arrêter et emprisonner le barcalon et son propre père nourricier. Les chrétiens, voyant la fureur des ennemis, qui mettaient tout à feu et à sang, et qui n’épargnaient pas même les enfants à la mamelle, se crurent perdus sans ressource, et se réfugièrent tous dans l’église pour y mourir entre les bras de leurs pasteurs. Les missionnaires les disposèrent le mieux qu’ils purent à ce grand sacrifice ; après quoi, voyant l’ennemi tout proche, ils crurent que deux suffiraient pour garder le troupeau et que les deux autres pouvaient tenter de s’enfuir du côté de la mer avec tout le collége. Ce parti n’était pas moins dangereux que celui de rester au séminaire ; les barbares se répandaient de tous côtés, et commençaient à assiéger la ville. Le feu était déjà dans la plupart des faubourgs d’ailleurs, on avait fermé tous les passages et mis des garder pour ne laisser sortir personne du royaume. Malgré tout cela, MM. Kerhervé et Martin, se confiant à la divine Providence, descendirent avec tous les écoliers dans un grand balon chargé des effets les plus précieux du séminaire et de provisions pour le voyage, même sur mer, s’ils étaient poursuive par l’ennemi jusqu’à la barre de Siam. Ils ne furent pas plutôt à deux portées de fusil de leur maison, qu’ils virent la flamme s’élever tout proche ; ils crurent que le feu était déjà dans le camp de Saint-Joseph, et que c’en était fait de Monseigneur et des chrétiens. Ils continuèrentleur route à force de rames jusqu’à la douane royale, où ils furent retenus toute la nuit ; mais ils purent heureusement, le matin, continuer leur route, malgré les sentinelles qui s’opposèrent en vain à leur passage tirant sur eux quelques coups d’arbalète dont personne ne fut blessé. Ils furent mieux traités dans les autres douanes, dont les officiers semblaient plutôt favoriser leur fuite que l’empêcher, jusque-là que, étant arrivés à Bangkok, des mandarins les firent eux-mêmes passer sur des chaînes qui traversaient la rivière, et les conduisirent chez le gouverneurde la vuie pour lui donner des nouvelles de la guerre. Le gouverneur, charmé d’entendre MM. Kerhervé et Martin parler siamois, les reçut très-bien et leur fit mille politesses, jusqu’à les faire asseoir sur un tapis au dessus de tous les mandarins et leur offrir le bétel. Après avoir satisfait à toutes ses demandes, les missionnaires prirent congé de lui et se retirèrent chez quelques chrétiens qui demeuraient au dessous de la forteresse ils ne restèrent chez eux qu’autant de temps qu’il en fallut pour entendre leur confession. Ils continuèrent ensuite leur route du côté de la mer, où ils arrivèrent heureusement le sixième jour depuis leur départ de la capitale. Neuf à dix jours après leur arrivée dans cet endroit, ils apprirent que les ennemis s’étaient retirés de la ville, sans avoir pu s’en emparer, non plus que du séminaire qu’ils attaquèrent jusqu’à trois fois sans succès ; par une espèce de miracle que le Seigneur avait fait en faveur de cette maison et de ceux qui s’y étaient rassemblés. Ils ne ressentirent pas moins les effets de sa divine protection pendant le voyage, puisque près de trois mille païens, qui s’enfuyaient avec eux et par la même route, furent massacrés par les barbares pour n’avoir pas passé la douane royale aussi promptement qu’eux.

Huit jours avant le départ de MM. Kerhervé et Martin, monseigneur Brigot avait envoyé à Bangkok le père Paul, prêtre chinois, pour y avoir soin des chrétiens de sa nation. Le 12, les ennemie brûlèrent le camp hollandais et s’emparèrent, le 14, des galères du roi ils s’en servirent pour aller à la douane royale où ils pillèrent et brûlèrent quantité d’embarcations chinoises et hollandaises, blessèrent à mort le chef de la loge hollandaise, et enlevèrent plusieurs chrétiens de l’un et de l’autre sexe, dont quelques-uns s’échappèrent et revinrent après avoir perdu tous leurs biens. Ceux qui resterent dans le camp ne perdirent rien, Dieu aidant car les chrétiens de Saint-Joseph intimidèrent, par leur courage, les ennemis qui n’osèrent pas y entrer, quoiqu’il n’y eût qu’un petit ruisseau à traverser ; mais ils ne cessèrent de battre la ville à coups de canons depuis le 14 jusqu’au 16 inclusivement. Ils jetèrent même deux bombes qui, étant par bonheur tombées dans un puits, ne causèrent aucun dommage. Ces barbares commencèrentà se retirer le 16. Le 20, les Siamois envoyèrent une petite armée à leur poursuite mais cette armée se tint toujours loin des ennemis.

MM. Kerhervé et Martin, ayant appris que les choses s’étaient un peu raccommodées à Siam, prirent le parti d’y retourner. À leur arrivée, la joie fut d’autant plus grande, qu’on les avait crus enveloppés dans le massacre des fugitifs ; pour confirmer cette mauvaise nouvelle, quelques Chinois rapportèrent à Monseigneur qu’on les avait reconnus par leurs soutanes et leurs tonsures entre tous les cadavres dont la rivière était couverte. Ils pensaient, de leur côté, que monseigneur de Tabraca et M. Sirou avaient été brûlés ou massacrés dans l’église avec tous les chrétiens, vu que le feu et les ennemis en étaient si proche lorsqu’ils prirent la fuite. La joie fut donc complète de part et d’autre, et pour remercier le Seigneur de cette délivrance miraculeuse, on chanta une messe solennelle avec le Te Deum.

L’ancien barcalon, qui avait été emprisonné au mois de mars, fut délivré de prison dès le 29 avril. Le roi lui commanda de se faire talapoin pour expier ses fautes passées ; mais il quitta bientôt son habit de talapoin et reprit son premier poste. Les grands s’en réjouirent ; néanmoins, ce ne fut pour eux qu’une petite consolation, parce que le nouveau roi reprit de nouveau l’habit de talapoin, le 14 juillet, à cause des différends qu’il avait avec son frère aîné, ce qui consterna tous les grands.

Pendant l’été, le bruit se répandit que les Pegouans avaient attaqué les Barmas dans leur retraite et les avaient défaits en partie ; on disait aussi que les Barmas s’étant retirés de Merguy et de Ténasserim, l’armée siamoise de Ligor y était entrée. Malgré ces bonnes nouvelles, les vivres furent toujours extrêmement chers dans tout le royaume, en partie à cause de la guerre passée, en partie parce que la mortalité s’était mise sur les bestiaux.

Ce fut le 29 avril que MM. Kerhervé et Martin revinrent à Juthia avec le père Paul et tout le collége. Le surlendemain, monseigneur Kerhervé alla voir les décombres du pauvre collége de Mahápram, que les ennemis avaient entièrement réduit en cendres à leur retour, ce qui accabla les chrétiens de douleur, et l’on fut obligé de garder les élèves au séminaire. Dans une visite que les missionnaires firent au barcalon, le 30 mai, il descendit de son trône pour leur dire que, dans la dernière guerre, ils avaient rendu aux Siamois un plus grand service que tous leurs prédécesseurs qui leur avaient apporté des curiosités d’Europe. Le roi fit donner une petite récompense à ceux des chrétiens qui avaient défendu la ville. Il envoya aussi à monseigneur Brigot une pièce de vieux satin mais il fut trompé à l’égard des écoliers il leur fit donner de la toile de la côte, ce qu’il n’aurait certainement pas fait s’il eût su qu’ils avaient fui au port. Malgré les services rendus par les chrétiens, et ces témoignages de reconnaissance, le nouveau roi, par complaisance pour les talapoins, défendit d’appeler monseigneur Brigot évêque en termes siamois, et ne permit pas qu’il prît ce titre dans ses écrits.

Les chrétiens célébrèrent, depuis le 19 mars jusqu’au 3 avril, le jubilé qui leur avait été envové par le Saint-Père Clément XIII. Les écoliers et un bon nombre de chrétiens en profitèrent, appréhendant les effets de la guerre. Les troubles fournirent l’occasion de baptiser plusieurs enfants païens dont la plupart ne survécurent pas. On baptisa aussi quelques adultes, et la fille d’un Hollandais abjura l’hérésie et reçut les sacrements avant de mourir.

MM. Andrieu et Lefebvre s’étant enfuis de Merguy monseigneur Brigot y envoya M. Martin, qui partit le 12 mai 1761 ; mais il ne put arriver que jusqu’à Piply, faute de charrette pour le transporter plus loin ; il fut donc forcé de revenir à Juthia, où il arriva le 11 juin. Pour comble de malheur, sa santé s’étant dérangée, il fut obligé de renoncer à tout ministère, de sorte qu’il ne resta plus que M. Kerhervé pour seconder monseigneur Brigot, encore la santé de ce zélé missionnaire laissait-elle beaucoup à désirer, car il ne faisait que commencer à se rétablir d’une opilation de poitrine dont il avait failli mourir.

Le 12 février on avait appris à la cour de Siam que des Pégouans, réfugiés dans une province au nord-ouest, où on leur avait permis de rester, s’étaient révoltés après s’être saisi de la personne du gouverneur qui leur avait fait plusieurs injustices, et qu’ils se fortifiaient sur une montagne. On envoya contre eux une armée de Siamois qu’ils mirent en déroute, n’ayant pour toutes armes que des morceaux de bois pointus. Après cette défaite, on ferma les portes de la ville ; on ne laissa que les guichets ouverts, on fit placer des canons au pied des murailles, comme si l’on eût eu un nouveau siège à soutenir. Le 14 mars, des Siamois, qui venaient d’une province voisine, prirent quelques-uns de ces Pégouans, qui s’étaient écartés des autres ; ils les amenèrent au roi. Ce prince lit expédier une seconde armée qui aurait succombé comme la première, si le talapoin, frère du roi, n’eût envoyé dans cette armée plusieurs de ses anciens officiers qui, ayant pris courage, attaquèrent les rebelles jusque dans leurs retranchements, en prirent une cinquantaineet dispersèrent le reste. Ces officiers apportèrent eux-mêmes à la cour, le 28 du même mois, la nouvelle de leur victoire.

Comme les habitants de la campagne étaient venus, pendant cette affaire, se réfugier dans la ville avec leurs familles, cela donna aux missionnaires occasion de renouveler la mission des enfants moribonds dont les parents étaient païens. Plus de trois cents de ces enfants furent baptisés, soit dans la ville, soit dans les environs. Monseigneur Brigot voulut être de la partie ; mais il ne put soutenir l’ardeur du soleil, à jeun, pendant le carême. Après avoir baptisé une soixantaine d’enfants moribonds, son corps devint tout rouge ; mais, malgré sa mauvaise santé, il disait la messe les dimanches, les fêtes et les samedis. Il entendait les confessions et faisait le catéchisme, laissant à M. Kerhervé le soin du dehors. On ne baptisa cette année que six adultes, et la chrétienté diminuait à vue d’œil, à cause du malheur des temps.

M. Jacques Corre, missionnaire, arriva à Siam le 4 juillet 1762. Voyant la disette d’ouvriers évangéliques dans cette mission ; il s’y fixa et s’appliqua à la mission des enfants et à apprendre le portugais et le siamois.

Le 2 janvier 1765, la nouvelle parvint à Merguy que le Xaja, ou roi de Thavai, tributaire de Siam, s’était embarqué avec sa maison et une grande partie de ses sujets, fuyant devant les Barmas qui venaient assiéger sa ville. Toute la province de Ténasserim prit l’alarme, et une grande partie des habitants s’enfuirent. Les cruautés exercées par les Barmas dans la dernière gderre les avaient trop instruits pour qu’ils restassent tranquilles, sachant les ennemis si près.

M. Andrieu, missionnaire, qui devait partir pour Siam, et M. Alary, qui devait se rendre à Merguy, où il était nommé pro-vicaire, suspendirent leur voyage et rassurèrent de leur mieux les chrétiens. Plusieurs d’entre eux cependant prirent la fuite, avec l’approbation de ces saints missionnaires qui, dans une circonstance si difficile, voulaient bien sacrifier leur vie, mais craignaient de sacrifier celle de leurs ouailles.

La nuit du 10 au 11 janvier, on entendit tout à coup, vers minuit, un bruit confus d’une multitude qui jetait les hauts cris. On pensa que l’ennemi était déjà dans le port. Les missionnaires s’avancèrent au bout de l’enceinte qui dominait sur la rivière et s’aperçurent que ce tumulte venait des ballons qui étaient arrivés avec le roi de Thavai. Ce peuple, qui est toujours sur la rivière pour pouvoir fuir plus promptement, avait eu nouvelle que les ennemis avaient paru à l’embouchure de la rivière ; ce bruit s’apaisa bientôt après. À cette première alerte, les chrétiens commencèrent à entrer dans leurs barques. Les autres habitants avaient déjà quitté leurs maisons et s’étaient retirés dans les bois.

Vers les quatre heures du matin on entendit les mêmes clameurs qu’on avait ouïes avant minuit ; mais on entendit de plus les coups de canon qui annonçaient la présence de l’ennemi. M. Andrieu, qui avait sa chambre sur le devant, appela M. Alary en lui disant de se lever, que l’ennemi était arrivé. Il prit en même temps son surplis et descendit à l’église, où M. Alary le suivit.

Quelques chrétiens qui étaient restés chez eux vinrent les rejoindre. M. Andrieu les exhorta à faire à Dieu le sacrifice de leur vie, les disposa à recevoir l’absolution qu’il leur donna, et se retira avec M. Alary pour se confesser mutuellement, autant que le temps pouvait le leur permettre. Il fallut abréger, car le feu que les ennemis avaient mis aux maisons voisines était déjà près d’eux. M. Alary prit le peu d’argent qu’on lui avait envoyé de Siam pour son viatique, le cacha à côté d’un arbre à l’écart, pour l’y retrouver après l’incendie. Il appela en même temps un domestique et lui dit de le suivre dans les bois et de prendre son fusil pour se défendre contre les tigres.

En même temps qu’il l’appelait du bas de l’escalier, il s’aperçut que les ennemis s’en étaient déjà emparé, et qu’ils s’avançaient vers lui avec des lances et des flambeaux, soit pour mettre le feu à la maison, soit pour y voir à conduire leurs pas, car il n’était pas encore jour. Il renonça pour lors à la fuite, et, voyant qu’il n’y avait plus moyen d'échapper, il s’avança vers le premier qui se présenta, et, ayant avec lui un domestique qui connaissait sa langue, il dit à ce soldat qu’il ne voulait pas se battre. Le soldat n’avança pas sa lance, mais se contenta de lui demander son chapeau qu’il lui donna sur-le-champ. Ceux qui le suivaient ne furent pas aussi modérés ; ils montèrent avec précipitation dans le presbytère pour piller ; ils y trouvèrent M. Andrieu qui leur donna les clefs pour ouvrir son bureau et ses coffres. Ils mirent en pièces celui où étaient renfermés le calice et les ornements de la messe, et se saisirent de tout. Comme M. Alary entrait dans sa chambre pour leur ouvrir aussi sa malle, un soldat, pensant qu’il entrait pour cacher quelque chose, lui présenta sa lance en le menaçant de le tuer. Le missionnaire lui fit signe qu’il voulait le satisfaire ; pour lors, le soldat entra avec lui, et pilla tout ce qu’il trouva. M. Alary prit seulement son Bréviaire, une Bible, le Nouveau-Testament, le livre de l’Imitation de Jésus-Christ, et le concile de Trente, pour empêcher ces livres d’être brûlés. Il s’attendait aussi à sauver au moins les habits qu’il avait sur le corps ; mais dans le moment même il fut dépouillé de la tête aux pieds ; on lui laissa seulement sa chemise et sa calotte. Il eut beau représenter que la pudeur était offensée, qu’il ne pouvait paraître en cet état, toutes ses représentations furent inutiles ; il fut obligé de sortir en chemise, sans caleçon, sans souliers et avec la seule calotte qu’il avait sur la tête, portant entre ses mains les livres dont on a déjà parlé. On fit marcher en avant les deux missionnaires pour les emmener en captivité, et alors on mit le feu à leur maison.

Chemin faisant, M. Alary rencontra un soldat qui portait sous son bras une vieille soutane de M. Andrieu ; il la lui demanda pour couvrir sa nudité, lui représentant que cet habit ne pouvait lui servir à lui-même pour aucun usage. À force de prières, il l’obtint. Ayant recouvré l’habit le plus nécessaire, il se félicitait aussi d’avoir conservé la Bible ; mais il n’eut pas fait vingt pas, qu’un autre soldat lui arracha ce livre d’entre les mains, et lui fit signe de revenir sur ses pas et de descendre au bord de la mer avec M. Andrieu pour entrer dans une embarcation. Comme la mer s’était alors retirée, il fallut marcher dans la boue jusqu’aux genoux, pour aller joindre le ballon qu’on leur avait marqué. N’étant pas accoutumés à marcher d’une manière si incommode, ils n’auraient pu éviter de tomber dans la vase, sans le secours de deux domestiques du séminaire de Siam qui ne les avaient pas encore abandonnés.

Dans le même moment, on les appela du bord de la rivière, leur ordonnant de retourner sur leurs pas pour parler au général de l’armée. Il fallut, pour retourner, essuyer la même peine qu’ils avaient eue pour arriver au ballon. Revenus sur l’autre bord, on les fit asseoir à terre, par respect pour ce grand de la nation. Comme on ne leur avait pas expliqué la manière dont ils devaient placer leurs jambes, le général lui-même leur donna des coups de canne pour les leur faire abaisser. Il les interrogea au sujet des navires qui étaient mouillés à peu de distance, et qui, n’ayant pas eu le temps de lever l’ancre, avaient coupé leurs câbles pour fuir plus promptement. Après que les missionnaires eurent répondu à toutes les questions qu’on leur fit, on désigna M. Alary pour aller poursuivre ces navires avec les soldats barmas. Il répondit qu’il ne savait pas faire la guerre. Quelqu’un ayant ajouté qu’il était un Pongui, c’est-à-dire un prêtre des chrétiens, on le laissa en repos, et on prit à sa place un des domestiques qui les accompagnaient. Ensuite on leur fit signe de se lever ; on les conduisit au travers de l’incendie, qui durait encore, à l’autre extrémité de la rue, toujours au bord de la rivière, pour qu’ils fussent prêts à s’embarquer. Dans ce trajet, M. Alary trouva un vieux caleçon que quelqu’un avait jeté ou laissé tomber, ce qui lui causa une grandejoie, car, avec la vieille soutane qu’il avait obtenue, il pouvait se mettre décemment.

On les laissa au milieu du bazar, les pieds dans la boue, depuis la pointe du jour jusqu’à dix heures, sans chapeau, exposés aux ardeurs du soleil, et attendant le coup de la mort, lorsque enfin on leur fit signe d’entrer dans un ballon couvert qui était tout auprès. Ils profitèrent de cette situation un peu plus tranquille pour s’aider mutuellement, par leurs réflexions, à faire à Dieu le sacrifice de leur vie, et à gémir sur le sort des chrétiens qui, malgré leurs précautions, étaient tombés comme eux entre les mains des ennemis ; car, ayant fui trop tard, on les avait poursuivis et arrêtés. Les missionnaires les virent emmener et passer tout auprès d’eux, accablés de tristesse. Tout ce qu’ils pouvaient faire était de leur dire quelques paroles d’encouragement.

Ils eurent aussi la douleur de voir les vases sacrés et les ornements bénits courir la place publique entre les mains des païens, dont un parut habillé avec une chasuble.

Pendant qu’ils étaient ainsi entre la vie et la mort, et qu’ils n’attendaient plus rien du côté des hommes, ils virent entrer dans leur ballon un jeune homme qui demandait où était le Père. Le prenant pour un chrétien de Merguy, ils lui demandèrent où étaient les chrétiens. Il répondit qu’ils étaient d’un autre côté, que pour lui il était venu avec les Barmas tout exprès pour sauver les missionnaires qu’étant arrivé des derniers, il les cherchait avec sollicitude, craignant de ne pas les rencontrer. — Venez avec moi, ajouta-t-il, je suis chrétien, je vais vous conduire au général qui vous livrera à moi pour vous emmener.

Les missionnaires suivirent ce jeune homme comme un envoyé de Dieu, bénissant les secrets admiràbles de la Providence. Il fallut se prosterner de nouveau devant le général ils évitaient pourtant de se mettre à genoux comme les autres, mais ils restaient assis à terre. Le général accorda à cet homme la permission de les emmener avec lui et lui dit de chercher aux environs un endroit pour les loger jusqu’au départ. Ils suivirent donc ce jeune homme qui se nommait le pilote Joseph, et le prièrent de passer du côté de leur église brûlée ils y ramasseront quelques livres épars qui avaient échappé à l’incendie. M. Alary y trouva aussi le peu d’argent qu’il avait caché au pied d’un arbre et le remit au pilote qui s’en servit pour retirer quelques chrétiens d’entre les mains des ennemis.

Ils suivirent donc leur conducteur qui alla les mettre sous la juridiction d’un capitaine qui, du premier abord, les traita avec bonté ; il descendit d’un lieu élevé où il était assis pour se mettre presque de niveau avec eux. Il voulut voir leur Bréviaire, il en admira les caractères si menus ; ensuite il leur proposa d’aller jusqu’aux navires, qui étaient toujours mouillés au même endroit, pour leur porter une lettre de pacification. Les missionnaires s’excusèrent en disant que ces navires les retiendraient peut-être eux-mêmes ; et en effet, ils surent par la suite que cette lettre n’était qu’une feinte pour attirer ces vaisseaux dont on craignait l’artillerie. Aussi ceux qui les montaient ne voulurent pas s’y fier, ils firent toujours résistance, et se sauvèrent enfin à la faveur de la marée et de la nuit.

MM. Andrieu et Alary restèrent jusqu’au soir assis dans la rue. Le pilote Joseph, se souvenant qu’ils étaient à jeun, alla chercher quelque part un peu de riz qu’il leur présenta dans une assiette, les invitant à prendre un peu de nourriture. Ils acceptèrent son offre avec reconnaissance mais ensuite se souvenant qu’il y avait tout auprès d’eux plusieurs chrétiens dans un besoin aussi pressant que le leur, ils finirent leur repas pour leur envoyer ce qui leur restait. Plusieurs de ces chrétiens vinrent se jeter à leurs pieds en les priant d’avoir pitié de leur misère. Les missionnaires leur répondirent qu’ils étaient captifs comme eux, mais qu’ils feraient tous leurs efforts pour les soulager. Ils prirent de là occasion d’en parler au pilote Joseph qui leur promit de travailler à les rassembler tous. Il chercha pour cela une des maisons que le feu avait épargnées, et en quelques jours il réussit à en rassembler un bon nombre ; mais il ne put parvenir à se faire rendre les jeunes filles dont ces barbares s’étaient saisis, ce qui plongea dans la douleur ces saints missionnaires qui se voyaient dans l’impuissancede leur donner aucun secours pour les tirer du danger où elles étaient de perdre leur âme, et peut-être dans la suite leur foi.

Les autres chrétiens étant rassemblés près des missionnaires, ils restèrent quinze jours Merguy, attendant le retour de l’armée qui avait été piller Ténasserim et qui devait les emmener avec elle en retournant à Thavai. Pendant ce temps-là on mit deux fois en délibération si on les tuerait ou si on les emmènerait. On se décida à les emmener parce qu’il y avait un navire du roi qui n’était pas chargé et qu’il était bon de faire des esclaves pour Sa Majesté. Enfin l’armée arriva ; le pilote, craignant pour la vie des chrétiens, les fit embarquer avec une précipitation extraordinaire ils restèrent deux jours dans le ballon sur la rivière, et, sur le soir du second jour, on donna le signal du départ qui fut précédé de l’embrasement du reste des maisons qu’on avait conservées pour loger les soldats et les captifs jusqu’au jour de leur départ.

MM. Andrieu et Alary furent conduits à Thavai et ils eurent la consolation d’avoir dans leur ballon les chrétiens qu’ils avaient pu rassembler. Pendant ce voyage, qui ne dura que six jours, ils furent chaque jour exposés à être massacrés ; car comme leur ballon était chargé des effets pillés pour le roi, on menaçait de tuer tout le monde, s’il arrivait un accident qui causât quelque perte ; et pour augmenter leur crainte, on envoya vingt soldats pour les garder, et on les empêcha de devancer les ballons armés en guerre, qui les environnaient presque toujours, et les accompagnèrent jusqu’au port où ils arrivèrent sans accident.

Ils étaient à peine mouillés dans la rivière de Thavai, qu’il vint à leur bord deux chrétiens de Digon leur témoigner la joie qu’ils avaient de les voir en vie, et leur dire qu’ils étaient là en sûreté ; que le nacoda du vaisseau dont ils étaient pilotes eux-mêmes avait appris qu’il y avait deux prêtres et plusieurs chrétiens qu’on emmenait de Merguy ; qu’il avait demandé au vice-roi de la ville et qu’il en avait obtenu la permission de prendre les uns et les autres sur son vaisseau. Ils ajoutèrent que ce nacoda, quoique Maure ou mahométan, avait beaucoup de crédit auprès du roi d’Ava ou des Barmas, et beaucoup de compassion pour les malheureux ; qu’il avait fait déjà de grands présents pour obtenir leur délivrance et qu’il les verrait arriver avec plaisir. Ils les quittèrent aussitôt pour aller dire à ce Maure qu’ils étaient arrivés, et, vers le soir, cet homme plein d’humanité, nommé Momosadec, les ayant fait appeler, leur témoigna beaucoup de sensibilité sur leur état, leur fit donner des bonnets et des souliers, et leur promit de retirer les jeunes filles d’entre les mains de ceux qui s’en étaient emparés ; en effet, on les amena et on les réunit aux autres chrétiens.

À peine les missionnaires avaient-ils commencé à prendre un peu de repos qu’on les appela, par ordre du vice-roi qui était sur la place, pour prendre connaissance des effets qui avaient été pillés et en faire rendre compte au nom du roi d’Ava. On les fit avancer et asseoir à terre auprès de ce seigneur il tenait entre ses mains une croix de l’église, avait à son côté le calice, et à quelque distance d’autras vases sacrés et quelques ornements, Voyant les missionnaires à ses pieds, il leur présenta la croix en leur demandant s’ils la reconnaissaient, et si elle leur appartenait. Comme ils lui répondirent qu’ils la reconnaissaient et qu’on l’avait prise chez eux, il continua à leur demander si on avait pris autre chose, et, en particulier, combien d’argent on avait trouvé chez eux. M. Andrieu, qui ne voulait point nuire par sa déclaration à ceux qui avaient pillé et caché cet argent, se contenta de répondre qu’il ne savait pas assez la langue des Barmas pour s’expliquer suffisamment, mais que le missionnaire qui était auprès du roi d’Ava pourrait lui donner le détail de tout. Cette réponse ne satisfit pas le vice-roi qui voulait se faire rendre compte à lui-même ; il lui fit une autre question, et lui demanda s’il avait caché de l’argent. M. Andrieu, avant de répondre, mit sa main dans sa poche pour en tirer un brin de fil d’archal, et lui montrer que c’était tout ce qu’il avait sauvé. Le vice-roi, voyant qu’il fouillait dans ses poches, dit tout haut : — Il a de l’argent, qu’on le présente à la question. Il y avait tout auprès une chaudière avec du calain et du plomb fondu, où l’on faisait mettre la main à ceux dont on voulait tirer quelque aveu. On les conduisit donc auprès de cette chaudière bouillante on prit un instrument pour remuer la matière afin de les épouvanter ; ensuite un soldat prit la main de M. Andrieu, et la tenant sur la chaudière, attendait l’ordre du vice-roi. M. Andrieu, se tournant de son côté, protesta de nouveau qu’il n’avait rien caché. — Qu’il dise donc, répliqua le vice-roi, ce qu’on lui a pris. Alors M. Andrieu se détermina à répondre, article par article, sur ce qu’on lui avait volé. On se contenta de sa déposition et on n’alla pas plus loin. M. Alary s’attendait à subir de suite son interrogatoire mais il fut différé de quelques jours. Il craignait de compromettre le pilote Joseph qui avait en.tre les mains l’argent qu’il avait caché à Merguy et qu’il avait repris avant son départ, et dont il avait déjà distribué une partie ; il prit donc le pilote Joseph en particulier pour lui marquer son embarras ; il lui dit qu’il ne voulait point mentir quoi qu’il dût lui en coûter, et que cependant, si on venait à le questionner sur l’argent qui lui manquait, il serait obligé de dire à qui il l’avait remis. Le pilote, sentant lui-même la conséquence, trouva tout l’argent et le remit à M. Alary qui s’engagea à lui rendre ce qu’il avait dépensé. Après avoir seulement présenté les missionnaires à la question, on les fit de nouveau approcher du vice-roi qui pour lors leur fit présenter du thé ; il leur fit montrer plusieurs effets pillés pour savoir si on les avait pris dans leur maison. Ils reconnurent la boîte des saintes huiles, la petite custode pour le Saint-Sacrement, le calice et quelques ornements. — Regardez maintenant, leur dit le vice-roi, tous ces soldats qui sont là à genoux devant vous, et voyez si vous reconnaîtrez celui qui a pris cette petite boîte. Les missionnaires répondirent que les soldats étant venus chez eux pendant la nuit, il leur était impossible d’en reconnaître aucun. On ne les pressa pas davantage. Le vice-roi s’était adouci ; mais ils eurent la douleur de voir profaner la petite custode du Saint-Sacrement, car on enferma une petite idole dans ce vase sacré qui avait si souvent contenu le corps de Jésus-Christ. Le mal était sans remède, ils se contentèrent de baisser les yeux et de garder le silence. Dans ce même temps on les fit écarter. Le vice-roi leur remit la croix seulement, et quelques heures après on leur permit de se retirer ils allèrent rassurer les chrétiens qui étaient en peine, à cause du bruit qui s’était répandu qu’on leur avait tranché la tête.

Six à sept jours se passèrent avant celui du second interrogatoire ; enfin ce jour arriva. Quelques personnes malintentionnées dirent au vice-roi que les Ponguis avaient encore de l’argent ; et, au lieu de lui expliquer qu’on n’avait pas encore interrogé le second Pongui, qui était prêt à remettre le peu d’argent qu’il avait, quoiqu’il fût destiné à secourir les chrétiens, on laissa croire à ce général qu’il avait été trompé. Il se sentit piqué et envoya aux missionnaires l’ordre de lui apporter cet argent. Ce fut alors qu’ils se trouvèrent destitués de tout secours humain. Ils avaient besoin d’un interprète, et la seule personne dont ils pussent se servir était précisément le pilote Joseph qu’ils soupçonnaient de les avoir vendus. Cet homme, qui leur avait rendu tant de services, ne les regardait plus du même œil depuis que Momosadec les avait retirés de ses mains pour les prendre dans son navire. Ils entrèrent avec ce seul interprète dans la cour où était le vice-roi avec les soldats. Les ayant fait mettre à ses pieds, on lui présenta l’argent, disant que les Ponguis l’avaient apporté. M. Alary s’adressa alors à l’interprète, le priant d’expliquer que c’était lui qui apportait cet argent et qu’on ne lui avait encore rien demandé ; qu’il attendait son interrogatoire pour dire la vérité, comme son confrère l’avait dite quelques jours auparavant. Sa prière fut inutile, il ne put jamais. obtenir qu’aucune de ses paroles parvînt aux oreilles du vice-roi, qu’il voyait en colère, parce qu’il n’était pas instruit. Il ne leur fit aucune question, mais il ordonna la peine sans autre examen. En conséquence, on apporta une corde pour attacher M. Alary le premier ; on la lui avait déjà passée au bras gauche, lorsque le vice-roi ordonna. aux missionnaires de s’écarter de lui et d’aller se prosterner vis-à-vis de son trône, à une certaine distance. On retira la corde et on partit avec précipitation pour aller chercher quatre ou cinq lances, qu’on plaça devant eux, attendant les ordres du vice-roi. M. Andrieu, voyant ces préparatifs, demanda à son confrère de lui donner solution. Celui-ci le rassura un peu, lui disant qu’il ne lui paraissait pas qu’il y eût un danger assez grand. Ils attendirent un instant pour voir à quoi tout cela allait aboutir. La consolation de penser qu’ils souffraient pour la mérité leur ôtait presque la crainte. Dans le moment, un soldat prit une de ces lances, et l’approchant trois ou quatre fois de la poitrine de M. Alary, avec des yeux pleins de colère, lui dit d’avouer s’il avait de l’argent, ou bien qu’il allait le percer. Celui-ci répondit à chaque fois qu’il n’en avait plus. Ayant fait les mêmes menaces à M. Andrieu, qui répondit de même, le vice-roi prit un autre moyen et ordonna de leur donner le chabouk. Un soldat se détacha à l’heure même pour aller chercher un bâton de sept à huit pieds de long et gros à proportion. Les missionnaires étaient toujours prosternés la face contre terre ; ce soldat prit ce bâton avec les deux mains, et leur en donna assez rudement, mais trois coups seulement à chacun. Ils commencèrent alors à craindre que ces menaces ne finissent pas là ; car on les laissa à la même place, pendant quelques heures, exposés aux ardeurs du soleil, et on les regardait d’assez mauvais œil, Cependant le vice-roi se déterminant à croire qu’ils avaient tout déclaré, fit signe à l’interprète, qui les avait si mal servis, de les faire lever et de les emmener. Ils se retirèrent pour aller prendre un peu de nourriture que les chrétiens leur avaient préparée. Ils recommandèrent fortement aux fidèles de ne rien témoigner à l’interprète qui pût lui reprocher son action. Il continua à rester avec les missionnaires comme auparavant, et ceux-ci ne le quittèrent que pour s’embarquer avec Momosadec.

MM. Andrieu et Alary demeurèrent environ quinze jours dans une mauvaise cabane, ouverte de toutes parts, exposés pendant la nuit au serein et à la rosée, sans couverture, n’ayant qu’une mauvaise nourriture ; ce qui causa à M. Alary une espèce de rhumatisme, suivi d’un flux de sang. M. Andrieu était malade depuis son départ de Merguy. Le nacoda Momosadec, voyant leur misère, prit le parti de les envoyer au vaisseau qui était mouillé à quelques lieues de là. Leur santé s’y rétablit un peu. Il fit embarquer aussi les chrétiens pour les délivrer de toutes les tracasseries qu’ils essuyaient à terre ; et enfin, après cinq ou six jours, ils firent voile pour Digon ou Rangon, port de mer du roi d’Ava.

Comme le gouvernement siamois se disposait, à la fin du mois de janvier 1765, à recevoir les Barmas, M. Kerhervé se rendit au port afin de s’embarquer ; mais y ayant trouvé une embarcation cochinchinoise qui amenait à Siam des écoliers de ce pays, il crut cette occasion favorable pour sauver les anciens et les nouveaux écoliers, et, pour faciliter leur fuite, il resta au port à les attendre. Cependant, comme les ennemis n’allèrent pas pour lors au delà de la province de Ténasserim, les écoliers restèrent au collège, et M. Kerhervé, ayant perdu l’occasion de s’embarquer, retourna lui-même à Siam sur la fin de février.

Cependant les favoris du roi, sentant l’incapacité des Siamois, firent courir le bruit que l’ennemi s’était retiré à Ava. Les devins endormirent le roi par leurs contes, et lui firent donner un édit par lequel il signifiait à ses sujets qu’ils n’avaient plus rien à craindre des Barmas. On renvoya les milices en dépit du bon sens ; on permit aux soldats chrétiens de voyager sur mer, et on entretint le peuple dans des réjouissances superstitieuses. Un mandarin maure persuada à la cour qu’en mettant sur la terrasse de la ville, de distance en distance, trois poutres jointes ensemble pour soutenir, sur des cordes, des canons à une hauteur triple de celle des muraille, les ennemis n’oseraient approcher. Son conseil fut suivi et l’on se tranquillisa.

Cette fausse paix dura jusqu’au 21 avril, lorsque trois ou quatre personnes, échappées au carnage que les Barmas avaient fait de trois mille Siamois, à quelques journées de la capitale, apportèrent elles-mêmes la triste nouvelle de cette défaite. Alors l’alarme recommença ; le barcalon fit donner la paie aux soldats chrétiens, et le roi ordonna de faire la ronde de tous côtés. Enfin, le 6 mai, l’ennemi s’étant approché à la distante d’une journée de la ville royale, on envoya les soldats aux forteresses, on fit fermer les portes, placer les canons, et les habitants de la campagne vinrent se réfugier dans la ville.

Monseigneur Brigot et M. Corre, missionnaire, profitèrent de cette circonstance pour prêcher la véritable religion aux païens, et surtout pour baptiser les enfants moribonds, qui étaient en grand nombre, parce que la petite-vérole fit de grands ravages cette année à Siam. Ils furent admirablement secondés dans cette sainte mission par leurs domestiques et par tous les chrétiens. Ils baptisèrent, dans la seule année de 1765, plus de douze cents enfants moribonds. Les Siamois païens, persuadés que la valeur des chrétiens avait seule protégé la ville hors de l’invasion précédente des Barmas, vinrent en foule se mettre sous leur protection. M. Corre en profita pour les instruire et pour leur faire des sermons qu’ils écoutèrent avec avidité et même avec admiration ; mais leur caractère froid et indifférent les empêcha d’embrasser la religion chrétienne, quoiqu’ils reconnussent sa supériorité sur celle qu’ils pratiquaient. Monseigneur Brigot, voyant le danger, envoya les écoliers qu’il avait, au nombre de trente, avec deux prêtres missionnaires français, M. Kerhervé et M. Artaud, à Chantabun, province maritime qui avoisine le Camboge, à l’orient de Siam, d’où il leur était facile d’aller plus loin, comme ils firent effectivement, en se retirant quelque temps après au Camboge, auprès d’un autre évêque français, vicaire apostolique dans les royaumes de Cochihchine, du Camboge et de Ciampa. Ils partirent de Siam à la fin du mois de juin, et il était temps que les écoliers partissent, car il y eut aussitôt des ordres de la cour de Siam à tous les douaniers, de ne laisser sortir personne ; de sorte que deux bateaux chargés de livres, envoyés aux écoliers par l’évêque, furent arrêtés à la douane, et renvoyés au séminaire de Siam, et coulèrent bas en arrivant. L’ennemi s’approcha peu à peu, comptant affamer la capitale en détruisant les environs. Les Siamois auraient pu bien plus facilement couper les vivres aux ennemis ; mais ils n’en voulurent rien faire. Dans cet intervalle, un diacre chinois arriva à Siam, sur une somme, avec quatre Chinois et quatre Tonquinois, pour être étudiants au séminaire. L’évêque fut obligé de les garder et de les instruire lui-même faute de maître. Le diacre cependant fut bientôt ordonné prêtre à cause du danger pressant ; mais il ne put sortir de Siam et y acheta ses études. Quelques jours après l’arrivée de ce diacre chinois, un détachement de Barmas vint brûler les jardins de Siam, Bangkok, forteresse des Siamois, et généralement tout, depuis le port jusqu’aux faubourgs de la ville royale. Un nouveau collége, que les missionnaires avaient fait de ce côté-là, fut brûlé avec tous les bois qu’on y avait transportés pour en bâtir un plus grand. Les ennemis cependant se retirèrent promptement à la ville de Më-Khlong qu’ils avaient bâtie au confluent des deux rivières, et où ils avaient laissé leur général. Le feu n’était pas encore éteint lorsqu’un capitaine anglais, nommé M. Pauny, arriva avec deux vaisseaux chargés de marchandises. Comme il avait apporté, en présent pour le roi, un lion et un cheval d’Arabie, avec des marchandises de prix, on l’exempta des droits, mais il ne put vendre ses marchandises qu’à perte. Cependant le roi le faisait prier de rester à Siam, pour défendre la ville qui subsistait encore avec ses faubourgs. L’Anglais, voyant la faiblesse des Siamois, répugnait avec raison, et ce qui le confirma fut le départ précipité des Hollandais. Dès le commencement de l’année, ils travaillaient à faire un brigantin, et l’ayant fini au mois d’octobre, ils s’embarquèrent, la nuit du 1er novembre, avec leurs effets, forcèrent les douanes et sortirent ainsi de Siam. L’Anglais demanda pour lors de demeurer à la loge hollandaise, et sa demande fut octroyée. Mais les dépenses pour la nourriture étaient excessives, à cause de la cherté des vivres pendant le blocus de Siam. Le séminaire était pourvu de provisions pour le collège et les chrétiens ; on faisait même beaucoup d’aumônes aux gentils pour avoir leurs enfants malades et les baptiser. On en compte plus de dix mille baptisés à Siam et dans les faubourgs dans l’espace d’une année. Il ne restait cependant d’autres missionnaires que l’évêque, M. Corre et un prêtre chinois. Le gouvernement siamois envoya contre l’ennemi plusieurs détachements qui ne firent que se présenter et être défaits. Un prince siamois qui, quelque temps auparavant, avait été exilé à Ceylan, et avait été obligé d’en revenir, avait ramassé une armée dans le nord et à l’est de la capitale, et offrait ses services contre les Barmas. La cour de Siam, piquée de sa hardiesse, envoyait aussi contre lui des détachements, qui tantôt battaient ses troupes, d’autres fois étaient battus. On faisait même courir le bruit que l’armée des Barmas n’était composée que de Siamois mécontents.

Le plus gros des vaisseaux du capitaine Pauny était au bas de la rivière de Siam, vis-à-vis Bangkok, lorsque tout à coup, le 24 décembre, il fut attaqué par l’ennemi et obligé de se défendre. La résistance fut vigoureuse, mais elle n’aurait pas dure longtemps, parce que l’ennemi, étant retranche dans le fort de Bangkok, disposait déjà de gros canons pour le battre en forme. C’est pourquoi les officiers du vaisseau prirent la sage résolution de le remorquer, en remontant la rivière jusqu’à un détroit où les Anglais empêchèrent les Barmas de se fortifier, en les canonnant des deux côtés du fleuve et faisant quelquefois des descentes sur eux. Le petit vaisseau y était posté dès auparavant et le capitaine Pauny, qui jusqu’alors avait fait le difficile, consentit à rester pour défendre Siam, pourvu qu’on lui fournît des canons et de la poudre en abondance, ainsi que des fusils et des balles. Il obtint une partie de ses demandes, à condition cependant qu’il mettrait ses marchandises en dépôt au trésor du roi. Il y laissa donc trente-huit balles de marchandises, mais à contre-cœur, embarqua le reste de ses effets dans des bateaux, et se rendit en personne à son bord, où il se défendit plus d’un mois, au bout duquel il écrivit à la cour de Siam pour obtenir plus de canons, de poudre et de boulets. Les Siamois, sachant que les ennemis s’approchaientde la capitale par un autre côté, et ne se fiant pas entièrement à l’Anglais, lui refusèrent la plupart de ses demandes, ce qui le mit dans une telle colère, qu’il pilla six bâtiments chinois, descendit la rivière et mit à la voile. Après le départ de l’Anglais, les Barmas inondèrent le pays comme un torrent. Ils se tinrent toutefois à une distance respectueuse de la capitale. Ils construisirent trois forts en 1766. Cependant les provisions de la capitale n’étaient point encore épuisées ; les mendiants seuls souffraient de la faim, et quelques-uns en mouraient. Les Barmas, pour s’emparer de tout ce qui passait, vinrent enfin, le 14 septembre, se cantonner à une portée de canon de la ville.

La plus grande partie des chrétiens étaient occupés à garder les bastions, ce qui, était assez inutile, puisque toute la guerre se faisait en dehors. La cour accorda enfin trente pièces de canon avec une quantité suffisante de poudre et de boulets aux trois églises des chrétiens situées hors des mur de la ville. On en donna aussi à proportion à six mille Chinois, qui demandèrent la loge hollandaise, et une pagode élevée à côté pour s’y cantonner. On donna même aux Chinois vingt mille francs en argent, et cinq mille francs aux chrétiens des trois églises, pour y faire la garde, et s’y défendre contre l’ennemi tout le tempsde la guerre. Mais que pouvaient faire quatre-vingts chrétiens dispersés en trois églises éloignées les unes des autres au delà de la portée du canon, sans exercice et sans étude militaire ? Quoiqu’il en soit, ils eurent chacun un fusil, outre les canons et les armes blanches. On ne se battait encore qu’en escarmouche, lorsque l’ennemi vint, avec une grande partie de ses forces, s’emparer, le 13 novembre, de deux grandes pagodes voisines des églises chrétiennes. Ce fut une grande faute politique de la part des Siamois de conserver ces temples autour de la ville, surtout en si grande quantité qu’ils sont à la portée du fusil l’un de l’autre, tous en briques et entourés de bonnes murailles. Il n’en était pas ainsi des églises ni du quartier des chrétiens qu’on eut bien de la peine à entourer de planches et de pieux. Néanmoins, tout ce qu’il y avait de Siamois et de Chinois fut terrassé avant que l’ennemi eût mis le pied dans aucune église chrétienne. Une grande quantité de balles tombaient dans le quartier des chrétiens sans blesser personne, quoiqu’il en fût rempli, les gentils eux-mêmes aimant mieux s’y réfugier que dans la ville ; heureux s’ils eussent voulu se rendre aux instructions des missionnaires ; heureux les chrétiens eux-mêmes, s’ils se fussent tous convertis à la parole de Dieu qu’on ne manquait pas de leur annoncer chaque jour. Mais, hélas ceux qui depuis de longues années avaient vécu parmi les païens, n’en devinrent pas meilleurs que lorsqu’ils étaient loin de l’Église, et ils ajoutaient à tous leurs malheurs celui de différer encore leur conversion après la guerre. Il semble cependant que Dieu ne cessait de les avertir de se hâter de revenir à lui. Le 13 novembre, les Barmas s’emparèrent, malgré les efforts des chrétiens, d’une autre grande pagode située vis-à-vis le séminaire, et tirèrent des boulets sur l’église de Saint-Joseph, qu’ils percèrent de part en part. Les chrétiens percèrent aussi une de leurs pagodes, et leur prirent un éléphant ; mais ils se laissèrent surprendre le 7 mars 1767. Comme les gens de la garde dormaient, l’ennemi entra, mit le feu à la palissade et au quartier de l’évêque. Tous les chrétiens, hommes et femmes, se réfugièrent dans l’église de Saint-Joseph et dans l’enceinte du séminaire. Il n’y eut qu’un chrétien qui, retournait imprudemment à sa maison, fut pris et tué impitoyablement. La partie supérieure du camp de l’évêque résista courageusement en faisant feu sur l’ennemi qui se retira, et alla attaquer les Chinois au camp hollandais.

Les chrétiens du camp portugais, s’étant unis aux Chinois pour les défendre, les Barmas trouvèrent d’abord de la résistance à la loge hollandaise ; voyant cela, ils attaquèrent la grande pagode où deux mille Chinois étaient renfermés ; et, coupant la communication avec la loge, ils les obligèrent de sortir pour aller chercher des vivres et les taillèrent pour lors en pièces. Ensuite, s’étant emparés de cette pagode, ils passèrent à une autre auprès du camp des Portugais, d’où ils venaient à une portée de fusil de l’église. C’est alors qu’un père jésuite portugais, pressé par la peur et en partie par la faim, vint trouver l’évêque afin de chercher au séminaire quelque remède à ses maux. On lui donna une chambre et la table, comme aux missionnaires, ce qui lui valut mieux que les médecines. Les Barmas vinrent ensuite à bout d’enlever aux Siamois la dernière forteresse qu’ils avaient hors de la ville, et brûlèrent enfin la loge hollandaise après environ huit jours de siège. Ils passèrent de là au quartier portugais où un père dominicain et un père jésuite, qui en étaient les curés, se rendirent avec leurs chrétiens, le 21 mars ; leurs églises et leurs effets furent conservés pendant deux jours, afin d’engager l’évêque à se rendre également avec ses chrétiens et que pouvaient-ils faire sans soldats et sans forteresse contre un corps d’armée de cinq mille hommes qui vint assiéger le séminaire ? Cependant, pour ne pas répandre de sang en vain, le général fit écrire à l’évêque, par le père dominicain, que, s’il se rendait, on ne prendrait autre chose que les armes, et qu’on ne toucherait ni à l’église, ni au séminaire, ni aux effets. Un des chrétiens de l’évêque fut envoyé pour parlementer ; il fut retenu par le général à sa tente, et il fallut que l’évêque y allât en personne. Après bien des honneurs, le général lui réitéra les mêmes promesses, sans cependant faire aucun écrit, et ajouta à la fin qu’il irait dans la nuit mettre le feu au reste du quartier des chrétiens, qu’ils eussent à se retirer tous dans l’église ou dans l’enceinte du séminaire, et que l’évêque eût à rester dans une pagode qu’il lui assigna. Il fallut se lever et en passer par là. Le 23 mars, le feu fut mis au reste du quartier des chrétiens. L’incendie se communiqua malheureusement à l’église qui fut réduite en cendres avec les ornements, les tableaux et les autres effets. Le général entra ensuite au séminaire, où il commença à piller, malgré ses promesses précédentes ; prêtres, étudiants et chrétiens, tous furent menés au camp des ennemis et dépouillés de tout. Un prince le l’ancienne famille des rois d’Ava était capitaine de ce district, et fournissait aux prêtres et aux chrétiens du riz et de la viande de bœuf pour leur nourriture, et les faisait garder par ses gens, afin que personne ne s’enfuît. Mais, parce que l’évêque ne voulut jamais déclarer ce que les Barmas soupçonnaient avoir été caché dans la terre, il fut exilé de ce quartier et envoyé à une demi-lieue de là à la tour haute, auprès du général, où le père jésuite le suivit. M. Corre, missionnaire français, qui restait sous une tente avec les chrétiens, vint le voir après la prise et l’incendie de la ville royale, arrivée la nuit du 7 au 8 avril. Ce cher confrère comprit alors qu’on l’emmènerait prisonnier au Pégu, et peut-être même toute la chrétienté. Comme tous les chrétiens avaient été faits prisonniers des Barmas, il leur fut permis d’apporter du riz de la ville au quartier des prêtres et des écoliers, et M. Corre eut la bonté de faire préparer à l’évêque des vivres pour un mois. Quelques jours après, l’ordre fut publié dans l’armée de s’en retourner au Pégu, et d’y mener prisonniers le roi de Siam ; les princes et le peuple. Le général envoya un ordre pour accorder à l’évêque douze chrétiens en qualité de porteurs. Comme les chrétiens n’étaient guère propres à ce service, on lui donna neuf Chinois et quatre écoliers. Deux domestiques du séminaire, échappés à la fureur des barbares, allèrent le rejoindre, et ils furent tous consignés entre les mains du pilote Joseph. Celui-ci leur donna, le 24 avril, une galère où il y avait un canon, et il y ajouta un interprète maure qui leur fut utile pour les mettre à l’abri de bien des insultes ; car, dans les détroits, il y eut beaucoup de bateaux submergés et d’hommes noyés, par l’effet des chocs des Barmas qui, venant derrière, voulaient à toute force gagner les devants. L’interprète maure, étant au service des Barmas, se fit écouter et empêcha qu’on ne touchât à la galère de l’évêque, quoique ses gens fussent de très-mauvais rameurs. La galère arriva à Banxang en même temps que le général, le 2 mai. Il avait fallu se nourrir de poisson salé pendant le voyage. À cet endroit, on leur donna du poisson frais, de la viande de bœufet des fruits. Malgré ces bons traitements, un écolier chinois, déjà malade auparavant, y expira ; on fut obligé de le laisser agonisant sous une tente, avec d’autres malades.

Le pilote Joseph, qui accompagnait l’évêque, fut renvoyé à la ville de Siam pour y prendre des canons qu’on n’avait pu apporter. L’évêque fut obligé d’attendre son retour l’espace de quinze jours. Le détachement des Barmas qui veillait sur l’évêque, et dont le chef, nommé par avance gouverneur de Thavai, était un homme assez aimable, se trouva presque à la queue des autres barques. Un certain nombre de chrétiens furent envoyés à Ava pour y servir en qualité de soldats du roi ; les autres, sous la conduite de M. Corre, trouvèrent le moyen de s’échapper et se retirèrent au Camboge. Les chrétiens du quartier portugais furent aussi emmenés avec leurs prêtres.

Après le retour du pilote Joseph, il fallut que l’évêque partit de Banxang et qu’il abandonnât son écolier agonisant. Les vivres étant épuisés, le pilote qui conduisait l’évêque et les chrétiens leur envoyait du riz, du poisson et quelquefois des fruits ; il eut même la bonté d’acheter un cheval pour le voyage de terre. Les deux prêtres portugais furent obligés de partir avant l’êvêque, et d’aller à pied avec la plus grande partie de leurs chrétiens. Ils ne voyagèrent pas trois jours, qu’ils se virent obligés de se retirer dans les bois ; les chrétiens firent main basse sur leurs conducteurs, prirent un éléphant, quelques chevaux et s’en retournèrent. Des Barmas, qui s’échappèrent de leurs mains, allèrent donner cette nouvelle aux bataillons qui étaient devant, et les deux généraux des Barmas permirent de massacrer les autres chrétiens portugais qu’on rencontrerait. Ils écrivirent cette affaire au gouverneur de Thavai qui commença à se méfier des chrétiens. Le pilote Joseph lui fit-entendre heureusement raison, lui représentant que les Barmas de l’avant-garde étaient trop violents, principalement à l’égard des femmes ; que, sans leurs mauvaises manières, les chrétiens ne se seraient pas révoltés ; que pour lui, étant si éloigné de ces sortes de violence, il n’avait rien à craindre des chrétiens, principalement de l’évêque qui, au contraire, pourrait le servir en engageant les Français à venir à Thavai et même à Merguy, s’il jugeait àpropos de peupler ce port. Le gouverneur, content de ces raisons, envoya de chez lui un dîner à l’évêque, et lui fit donner dix mesures de riz de plus. Avec ce riz l’évêque nourrit une douzaine de femmes portugaises qui, étant infirmes, n’avaient pu suivre l’armée.

Le 6 de juin fut fixé pour le départ chacun s’embarqua dans son bateau. Après dix jours de navigation, on arriva, le 16 juin, à l’endroit où il fallait quitter les bateaux. Comme on attendait ces canons qu’on amenait derrière, on fut obligé de bâtir sur une petite montagne des cabanes faites avec les planches des bateaux. L’évêque resta là jusqu’au 23 du mois, après quoi il se remit en route à cheval, quoique souffrant d’une violente dyssenterie. Ses gens suffisaient à peine pour porter le riz et les hardes, ce qui l’obligea de renvoyer ses livres ; il les remit à un Chinois chrétien dont il n’entendit plus jamais parler. Le chemin de terre fut très-pénible ; car, outre qu’il n’y a pas un seul village, ce ne sont que des montagnes escarpées et boisées ; des vallées pleines de boue, avec une rivière à passer et à repasser, soit à gué, soit sur deux bambous quand elle est trop profonde. L’évêque aimait mieux aller à la nage sur son cheval, que de se hasarder sur ces ponts de roseaux fragiles. Les animaux mêmes mouraient de la fatigue de tant de montées et de descentes. Le chemin était, en bien des endroits, bordé des deux côtés de corps morts, et des nuées de mouches fatiguaient les voyageurs lorsqu’ils se reposaient. Le riz commençait à manquer lorsqu’on arriva bien fatigué aux environs de Thavai, le 6 de juillet. Le pilote monta à cheval et alla avertir les grands de l’armée. On lui permit de bâtir des maisonnettes hors de la ville, le long de la rivière. Un Arménien, qui était là depuis onze mois avec quelques chrétiens de Merguy, pour faire ravitailler un navire que les Barmas avaient pris sur les Anglais, fit donner à l’évêque une maison de bambous pour le loger avec son monde, qui consistait en quatre écolier et onze chrétiens. Il fallut dîner ce jour-là chez cet Arménien, nommée Babaïan, qui fit bien des offres de services et donna les premiers jours du riz à l’évêque et à ses gens. Le gouverneur arriva trois jours après et donna pour subsistance à chaque homme un boisseau de riz avec la balle. L’Arménien ne continua plus ses charités qu’à l’évêque, qui fut obligé de réduire ses gens une tasse de riz pilé par jour, parce qu’un boisseau de riz coûtait jusqu’à vingt-cinq et trente piastres. L’évêque employait son Ipisir à baptiser les enfants malades.

On gardait l’evéque à Thavai pour ne pas lui faire courir les risques d’une navigation périlleuse et à contre-temps. Cependant la famine était si grande, que l’évêque fit présent de sa bague pontificale à l’Arménien pour l’engager à secourir les chrétiens dans leur misère. Ce fléau cessa quelque temps après par l’arrivée de trois bâtiments chargés de riz. L’évêque s’embarqua le 31 août, et fut reçu à bord par un Anglais, nommé Rivière, qui lui fit un accueil si gracieux, qu’il aima mieux y rester que de retourner à terre. Ainsi il y resta avec son monde jusqu’au 26 octobre, qu’on fit voile pour le Pégu. Comme il y eut beaucoup de calme en mer, ils n’arrivèrent à Rangon que le 26 novembre. L’évêque voulut descendre de suite à terre, parce qu’il avait besoin d’un médecin, ayant les cuisses, les jambes et les pieds enflés. Il alla à l’église des pères barnabites et y salua don Juan Marie Perloto, missionnaire vénitien, élu évêque de Maxula, vicaire apostolique d’Ava ; il vit aussi le curé, don Melchior Carpani, qui l’assura que ses ulcères n’étaient que des sels âcres du sang jetés sur la peau, et qui le guérit en partie par ses bons soins. Aprèsavoir terminé un différend entre les pères franciscains portugais et les pères barnabites, monseigneur Brigot sacra l’évêque de Maxula le 31 janvier 1768.

Le roi d’Ava avait, dès le mois d’octobre, envoyé ordre au gouverneur de Thavai de retourner à Siam avec son peuple armé, pour achever d’y détruire ce qui y restait, et massacrer les Siamqis s’il y en avait de révoltés. Ce gouverneur partit effectivement avec son armée, comptant sur les Siamois qu’il avait nommés lui-même chefs de la ville de Banxang, qu’il leur avait laissée ; mais il se trouva trompe à son arrivée. Les Siamois, non contents de lui fermer les portes, tirèrent le canon sur son armée. Il fit chercher des vivres dans les environs ; l’on ne trouva pas même un arbre ni un fruit ; et voyant qu’il ne restait plus de vivres que pour trois jours, il s’en retourna à Thavai et envoya la relation de son expédition au roi d’Ava, qui n’attendait que la belle saison et la fin d’une guerre qu’il avait contre la Chine, pour renvoyer une plus grande armée à Siam. L’évêque, accablé d’affliction d’entendre dire qu’on voulait faire un désert de Siam, cherchait à être délivré, et obtint, par l’entremise d’un Malabarre néophyte, qui avait été son disciple, la permission de s’embarquer pour la côte de Coromandel avec trois écoliers et un domestique ce qu’il fit le 17 mars, et il arriva le 14 avril à Pondichéry. Il apprit avec bien des regrets la mort de MM. Kerhervé et Andrieu, et l’état d’épuisement et de faiblesse de MM. Artaud et Corre ; il avait nommé celui-ci son vicaire-général dès le blocus de Siam.

En 1767, un prince fugitif de Siam ayant passé par Hondât, petite île du gouvernement de Cancao, où le collége de Siam avait été transféré, et s’étant retiré de là au Camboge qui en est tout voisin, les missionnaires du collège, MM. Artaud et Pigneaux furent faussement accusés auprès du gouverneur de Cancao d’avoir donné l’hospitalité à ce prince et de l’avoir fait passer auprès du roi de Camboge. Le gouverneur irrité envoya aussitôt des soldats, le 8 janvier 1768, à trois heures du matin, pour se saisir des deux missionnaires et les conduire en prison à Cancao. Ceux-ci les suivirent d’un air tranquille et content. On arriva bientôt au bord de la mer, où on prit un prêtre chinois, M. Jacques Xang, élève du collége de Siam, et agrégé à la mission. Les soldats avaient ordre de l’amener avec les deux missionnaires français.

Le fils du vice-roi, impatient de savoir la vérité de la bouche des Pères, envoya au devant d’eux une galère sur laquelle on les fit monter. M. Artaud répondit aux interrogations du mandarin envoyé à cet effet, que les deux Pères qui étaient avec lui ne pouvaient pas être impliqués dans cette affaire, parce que l’un (M. Pigneaux) ne connaissait pas le siamois et n’avait jamais été à Siam, et que l’autre (le prêtre chinois) résidait ordinairement à Cancao, et qu’il n’était venu au collége que depuis quelques jours seulement.

Que pour lui, lors du passage du prince siamois, il avait non seulement refusé de le recevoir au séminaire, mais qu’il n’avait pas même voulu accepter un entretien avec lui, dans la crainte d’offenser le vice-roi. L’envoyé promit de faire son rapport selon ce qu’il venait d’entendre : Les missionnaires rentrèrent dans le bateau des soldats et arrivèrent, à huit heures du matin ; à la ville qu’ils furent obligés de traverser au milieu d’une foule immense accourue pour les voir. On les jeta dans une prison où ils étaient exposés au vent et aux regards de la populace. Après plusieurs interrogatoires et plusieurs jours de prison et de souffrances, que les missionnaires supportèrent avec tant de patience et de sérénité, qu’ils s’attirèrent l’admiration même des païens, on proposa à M. Artaud d’aller au Camboge et de faire son possible pour ramener le prince siamois.

M. Artaud accepta la commission aux conditions suivantes : 1o qu’avant son départ On élargirait les deux autres missionnaires ; 2o que le gouvernement promettrait de ne faire aucun mal au prince siamois ; 3o qu’il s’engageait seulement à rapporter fidèlement la réponse du prince siamois, et qu’il n’aurait dans cette commission aucune qualité d’ambassadeur ou d’envoyé.

Ces conditions furent acceptées ; les deux missionnaires furent mis sur-le-champ en liberté et déclarés, par sentence publique, recommandables par leur vertu et leur charité.

M. Artaud n’ayant pu réussir dans sa commission, revint au bout de quelque temps sans ramener le prince siamois. On le mit de nouveau en prison et on lui mit au cou une lourde cangue. M. Pigneaux et M. Jacques Xang subirent le même supplice.

Quoique M. Pigneaux fût consumé par les ardeurs d’une fièvre brûlante, la joie et le contentement de ces trois missionnaires, au milieu de ce supplice, faisaient l’admiration de tous ceux qui les voyaient.

Après trois mois de prison, le gouverneur remit les missionnaires en liberté, publiant leur innocence. À leur retour au collège, ils trouvèrent les écoliers fervents et en bon ordre ; pas un seul ne s’était écarté de son devoir.

Pendant l’année 1769, la famine fut plus grande à Siam qu’elle ne l’avait été pendant le blocus des Rarmas. Les grands et les petits étaient obligés de mêler avec leur riz une racine insipide nommée ohak-nam. Un grand nombre de personnes périrent de faim. M. Corre, missionnaire, enterra en moins de quinze jours une famille entière de chrétiens enlevée par la misère. À ce fléau se joignit une maladie qui, dès le commencement, ôtait à la fois l’usage de la parole et celui de la raison. Le malade semblait frappé de stupidité ; par moments seulement il sortait de sa léthargie et recourrait la liberté de son jugement. Tous les matins la rivière était couverte de cadavres.

Dans cette extrémité, les Siamois, et plus encore les Chinois, se mirent à piller les pagodes ils brisèrent les idoles en briques, firent fondre celles qui étaient de cuivre ou de bronze. On trouva jusqu’à cinq jarres d’or et d’argent dans la pagode de Vat-padu. Le grand dôme de Val-Phutthai fournit de l’or pour charger trois ballons. Enfin toutes les pyramides des pagodes furent saccagées et détruites, car c’est principalement dans ces pyramides que les Siamois avaient enfoui des sommes considérables, persuadés qu’elles pourraient leur être utiles dans leur génération future. D’ailleurs le nouveau roi ne faisait aucun cas des talapoins qu’il regardait comme des fainéants ; il disait qu’il valait mieux faire l’aumône aux vagabonds qu’aux talapoins, qu’on pourrait tirer quelque service de premiers, tandis que les autres n’étaient que des bouches inutiles.

Tous les éléments semblaient conjurés contre les Siamois, la pluie ne tomba pas dans la saison accoutumée ; on fut obligé de semer le riz jusqu’à trois fois ; les rats firent le dégât sous terre et coupèrent la plante par la racine. Les moustiques furent en si grand nombre qu’ils obscurcissaient l’air et étourdissaientles oreilles le jour comme la nuit ; personne ne pouvait y tenir.

Lorsque M. Corre arriva à Bangkok, le nouveau roi, Phaja-Tak, lui accorda un emplacement sur lequel il bâtit une maisonnette en attendant qu’il pût y faire bâtir une église. Ce Phaja-Tak prévalut sur tous les prétendants à la couronne de Siam. Il sut réunir à lui tous ceux qui avaient échappé à la fureur des Barmas, il se fit aimer par ses largesses, éleva ceux qui le favorisaient et punit les rebelles. Il publia des édits très-sévères contre les malfaiteurs qui étaient très-nombreux à cette époque, et s’attira le respect du peuple qui le regarda comme le sauveur et le restaurateur de l’État.

Le 8 septembre 1769, parut à Siam une comète traînant une queue d’environ vingt brasses de longueur. On la voyait depuis environ deux heures après minuit jusqu’à l’aurore, du côté de l’orient ; sa queue allait de l’est au sud-ouest ;

Le 22 mars 1772, monseigneur Lebon, évêque de Métellopolis, coadjuteur apostolique de Siam, arriva à Bangkok, accompagné de M. Garnault. Il avait apporté pour le roi un petit présent et une lettre de M. Law, gouverneur de Pondichéry. Ces objets furent d’abord remis au barcalon, et le 25 du mois, monseigneur de Métellopolis et son missionnaire furent appelés à l’audience de Sa Majesté. Les présents étaient dans la salle, au pied du trône ; le roi leur demanda des nouvelles de M. Law ; leur fit offrir du bétel et quelques pièces d’étoffe avec une somme d’argent, selon l’usage, et il donna ordre au ministre d’ajouter un nouveau terrain à celui qu’il avait déjà accordé pour les chrétiens.

Phaja-Tak, quoique tout le monde lui donnât le nom de roi, ne prenait cependant lui-même que le titre modeste de conservateur du royaume. Il ne goûtait pas le système des rois précédents de Siam, de se rendre inaccessibles et presque invisibles à leurs sujets pour en être plus respectés ; il voulait tout voir et tout entendre. C’était un esprit entreprenant, de prompte exécution, et un brave guerrier. Il fit plusieurs entreprises heureuses contre Ligor, Cancao, et reprit tous les États qui étaient jadis sous la domination de Siam.

Le temps de prêter le serment solennel étant arrivé, en septembre 1775, trois des principaux chrétiens, mandarins en charge et officiers du roi, au lieu d’aller à la pagode trouver les talapoins pour boire l’eau du serment (cérémonie superstitieuse que les missionnaires avaient défendue à tous les chrétiens), se rendirent le matin à l’église, et là, devant l’autel, à la vue d’un concours nombreux de chrétiens, firent leur serment de fidélité au roi, en langue siamoise, sur les saints Évangiles, entre les mains de l’évêque qui leur en donna une attestation en forme. Cela ayant été su à la cour, le 22 septembre on arrêta les trois mandarins chrétiens et on les mit en prison. L’évêque et ses deux missionnaires, MM. Garnault et Coudé, furent aussi arrêtés le 23 septembre et conduits devant le roi. Les trois prisonniers chrétiens avaient été amenés dans le même lieu. Le roi, étant en colère, leur dit quelques mots avec vivacité, les fit saisir tous les six, chacun par deux bourreaux armés de cordes et de baguettes de rotin ; ceux-ci les dépouillèrent de tous leurs vêtements et les lièrent ainsi nus, par les pieds et par les mains, entre deux colonnes. Les trois mandarins chrétiens furent alors frappés, chacun de cinquante coups de rotin, par les deux bourreaux qu’ils avaient à leurs côtés, et qui frappaient alternativement. Pour l’évêque et les deux prêtres missionnaires, ils en furent quittes ce jour-là pour l’alarme et pour avoir été mis en situation de recevoir les coups. On les avait arrangés tous les six sur une même ligne de front, le dos tourné du côté du roi. Les colonnes auxquelles ils étaient attachés formaient une espèce de cangue dans laquelle ils avaient la tête passée, de manière qu’ils ne pouvaient la tourner ni à droite ni à gauche, et qu’aucun d’eux ne pouvait voir ses compagnons de supplice. Enfin on les reconduisit en prison.

La nuit du 25 au 26, les six prisonniers furentt conduits de la prison au tribunal de quelques mandarins, pour traiter de leur affaire, à quoi on employa une partie de la nuit. Ces mandarins les sollicitaient d’entrer en composition pour que l’affaire n’allât pas plus loin. Ils demandaient que les trois mandarins chrétiens consentissent à aller boire l’eau du serment, et que l’évéque et les prêtres reconnussent qu’ils étaient en faute, et en demandassent pardon au roi. Comme les six prisonniers, de concert, ne voulurent point consentir à un tel arrangement, ces mandarins piqués se retirèrent et firent un rapport qui ne servit qu’à aigrir l’esprit du roi contre les chrétiens. Dès qu’il fit jour, le roi fit amener les prisonniers en sa présence, et leur montrant encore plus de colère que la veille, il fit dépouiller l’évêque et les deux prêtres, et leur fit appliquer à chacun cent coups de rotin. Après cette exécution, qui leur mit le dos tout en sang, ils furent reconduits dans la prison des cinq fers, c’est-à-dire où l’on est retenu par cinq liens qui sont les fers aux pieds, plus les deux pieds dans un cep de bois, la chaîne au cou, une cangue par dessus autour du cou, et les deux mains passées aussi dans la cangue et dans un autre petit cep de bois. Tout cet équipage n’était guère propre à guérir leurs plaies, aussi furent-elles plus de deux mois à se fermer.

Les cinq ou six premiers jours de leur emprisonnement, on les laissa tous six ensemble dans la même prison ce qui était pour eux une grande consolation ; mais au bout de ce temps, on les sépara en deux bandes ; on laissa les trois mandarins seuls dans une prison, et l’évêque avec les deux prêtres furent conduits dans une autre. Au bout de deux mois, les trois mandarins furent délivrés de leurs liens, et malheureusement ils passèrent de la prison à la pagode pour y boire la maudite eau du serment.

Le 26 septembre, après la flagellation des missionnaires, plusieurs chrétiens et chrétiennes, tous éplorés, accoururent à la prison où ils furent conduits. On avait la liberté d’entrer ; chacun s’empressait de les soulager, d’essuyer leurs plaies et de leur rendre les services dont ils pouvaient avoir besoin dans l’état où ils se trouvaient. Une pieuse veuve, ayant étanché avec quelques linges le sang qui coulait de leurs plaies, garda ces linges teints de leur sang et les emporta dans sa maison ; d’autres chrétiens et chrétiennes, qui n’étaient pas allés à la prison, s’empressèrent d’aller voir ces linges ensanglantés dans la maison de la veuve, et plusieurs, les prenant en main, les baisèrent avec respect et vénération.

Tout cela se passait sans que l’évêque et les missionnaires en eussent aucune connaissance et dans un temps où l’état de leurs plaies, encore toutes saignantes, ne leur permettait guère de penser à autre chose qu’à leur mal, et cependant peu s’en fallut que les suites n’en fussent terribles près de trois mois après.

Uti mauvais chrétien, domestique même dans la maison des missionnaires, avait de la haine dans le cœur contre cette veuve ; et n’était pas très-bien disposé à l’égard de ses maîtres ; Vers la fin de décembre, il intenta une accusation contre elle et contre eux, disant que l’évêque et les prêtres avaient recommandé à cette femme de garder les linges teints de leur sang et de les laisser sécher sans les laver ; pour les envoyer ensuite en Europe et en France, afin d’exciter et de soulever à leur vue les Européens contre le royaume de Siam. Cette accusation fut reçue et examinée ; et, comme il y avait même alors quelques embarcations prêtes à partir pour Batavia, on prit la précaution de leur défendre de recevoir aucune lettre ni aucun effet de la part des chrétiens pour ce pays-là. L’évêque et les missionnaires furent cités et interrogés ; mais comme ils nièrent absolument le fait, dans lequel il n’y avait de vrai que ce qui vient d’être rapporté, en quoi les missionnaires n’avaient aucune part, et que d’ailleurs on ne put ni trouver ni montrer les linges ensanglantés, qu’on disait avoir si soigneusement gardés, l’affaire fut rapportée au roi comme une accusation sans fondement, aussi bien que d’autres points sur lesquels le même homme les accusait encore. Il prétendait que les missionnaires avaient dans leur maison de la poudre, des armes et des pierres à fusil, qu’ils faisaient de nouveaux chrétiens malgré les défenses, etc. Comme il ne put rien prouver sinon sur l’article des nouveaux chrétiens dont ils ne se défendaient point, l’accusation tomba d’elle-même et l’affaire n’eut pas de suite. Le juge leur demandaa même s’ils voulaient poursuivre à leur tour leur accusateur, et l’entreprendre en justice, pour les avoir accusés à faux. Ils répondirent que ce n’était pas la coutume des chrétiens d’agir ainsi que non seulement ils pardonnaientà leur accusateur, mais encore qu’ils lui remettaient sa dette et qu’ils lui permettaient de partir quand il voudrait.

Le 15 janvier 1776, le roi partit en personne pour la guerre contre les Barmas, et laissa l’évêque et les missionnaires en prison dans les fers. Le 25 juillet, d’après les instances des chrétiens et d’un officier anglais, qui était à Siam, on leur ôta la cangue et les ceps des pieds et des mains. Le 14 août, on leur ôta la chaîne et on ne leur laissa plus que les fers aux pieds. On les conduisit ainsi devant le tribunal du premier mandarin du royaume, qui exigea que les principaux d’entre les chrétiens fissent un écrit par lequel ils s’obligeraient à répondre d’eux, c’est-à-dire à se faire cautions, sur leur propre vie, qu’ils ne fuiraient pas et qu’ils n’entreprendraient rien contre le royaume. Cet écrit fut fait par les chrétiens sans aucune difficulté. Le mandarin avait fait aussi rédiger un autre écrit au nom de l’évêque et des missionnaires mais comme il y avait inséré qu’ils promettaient de se corriger, de ne pas retomber dans la même faute, de ne plus détourner les chrétiens de boire l’eau du serment et de ne rien faire contre les coutumes du royaume, lorsqu’on leur communiqua cet écrit, ils déclarèrent qu’ils ne pouvaient souscrire aux clauses qui intéressaient la religion mais que, ces clauses exceptées, ils promettaient de ne rien faire, contre les intérêts du roi ou du royaume. On les renvoya en leur disant qu’on penserait à ce qu’il y aurait à faire làdessus. Cependant on ne les reconduisit pas en prison, mais on leur fit passer la nuit du 14 au 15 dans un hangar, hors du palais, avec quelques personnes qui les gardaient.

Le 15 au matin, jour de l’Assomption, on leur ôta les fers des pieds, mais on les garda toute la journée et la nuit suivante dans le même hangar, sans leur permettre de retourner à la maison. Le 16, vers dix heures du matin, on vint leur remettre les fers aux pieds ; on les conduisit de nouveau dans la prison du palais, on les remit à la chaîne et dans les autres tourments où ils avaient été auparavant.

Enfin, le 2 septembre, on vint les délivrer tout à fait, et les élargir sans autre formalité que l’écrit des principaux d’entre les chrétiens qui se donnèrent pour cautions, sur leur vie, eux, leurs femmes et leurs enfants, qu’ils ne fuiraient point, et ne feraient rien contre le royaume.

Le roi travaillait depuis longtemps à composer un code de superstitions siamoises ; l’ayant achevé en 1778, il en voulut faire la dédicace par une procession solennelle sur la rivière. La fête devait durer trois jours. Toutes les nations reçurent ordre de s’y trouver, Siamois, Chinois, Cochinchinois, Lao, Maures, chrétiens, etc. Le roi se rendit à une salle bâtie sur le bord de la rivière pour voir la procession ; mais n’y ayant aperçu aucun chrétien, il se fâcha et dit en colère qu’il en savait la cause ; qu’il ferait cesser la cérémonie, qu’il ne lui était plus libre de disposer des chrétiens à sa volonté, que l’évêque et ses missionnaires s’y opposaient toujours, et dans le premier mouvement de sa colère il menaça de les faire mourir. Le premier mandarin de la cour, qui aimait les chrétiens, parla en leur faveur, et parvint à apaiser le roi qui se contenta de dire le lendemain à son audience. Je voudrais conduire le monde dans le bon chemin les chétiens ne veulent pas me suivre, ils se perdront ; c’est leur affaire.

Les malheureux étaient fort nombreux à Siam, parce que le roi faisait transporter dans son royaume tous les habitants des confins, et qu’on ne prenait aucun soin de leur subsistance. L’évêque et les missionnaires firent tous leurs efforts pour soulager leur misère et les instruire. Ils baptisèrent plus de neuf cents enfants, en 1779, dans la seule ville de Bangkok, et presque tous ces enfants moururent après avoir reçu la grâce du baptême. Ils convertirent aussi un grand nombre d’adultes ; mais le petit nombre d’ouvriers évangélique ne permit pas de faire tout le bien qu’on aurait pu si les missionnaires eussent été plus nombreux.

Sur la fin de juillet 1779, le jour où on devait distribuer la paie annuelle aux officiers et aux soldats chrétiens, ces officiers et ces soldats, suivant l’avis qu’on leur en avait donné, se rendirent au palais pour la recevoir. Le roi, étant informé de leur arrivée, s’écria tout à coup : À quoi bon donner la paie à ces gens-là ? ils ne veulent assister à aucune de mes cérémonies ; ils refusent même de venir jouer de leurs instruments à ma suite, aux jours de fête que nous célébrons. On ne manqua pas de mettre le tout, comme à l’ordinaire, sur le compte de l’évêque et des missionnaires français. Alors le roi manifesta l’intention de les faire sortir du royaume, mais sans permettre qu’on leur fit aucun mal. Dès que cette nouvelle fut connue, tous les fidèles, hommes, femmes et enfants, fondant en larmes, accoururent en foule dans les églises pour prier, gémir et se confesser. Peu de jours après, les Siamois firent une de leurs processions ordinaires sur la rivière. Quelques-uns des chrétiens y assistèrent par crainte du roi. Dès que l’évêque en fut informé, il porta, le dimanche suivant, sentence d’interdit contre les coupables qui avaient refusé de demander pardon à l’Église. De onze chrétiens, qui avaient encouru l’interdit, dix revinrent à résipiscence, les uns même avant que la sentence fùt publiée, et les autres le lendemain. Un seul, qui était déjà lié d’une censure pour une autre cause, demeura dans son obstination et son impénitence.

Le barcalon, Malais de nation, et de la secte de Mahomet, s’était montré dans l’affaire du mois de juillet fort opposé aux chrétiens, et avait parlé de manière à irriter le roi contre eux. Le 4 août, ce prince à l’audience lui en fit des reproches publics. Me voyant l’autre jour, lui dit-il, dans un moment de colère contre les chrétiens, vous avez cherché à m’animer davantage ; ils sont fermes dans leur religion, au lieu que vous, vous êtes comme un animal à deux faces ; vous pouvez être sûr que, si j’en étais venu à quelques excès contre eux, vous l’auriez bien payé, vous en auriez été vous-même la victime. Le monarque ajouta ensuite, en parlant des chrétiens enrôlés à son service : Il faut pourtant bien donner la solde à ces pauvres misérables ; car, autrement, comment feront-ils pour vivre ? En conséquence, le grand prince, fils du roi, fut chargé de cette commission. Dans cette séance, il ne fut pas dit un mot de l’évéque ni des missionnaires, et on ne parla plus de les renvoyer.

Le calme rendu aux missionnaires de Siam ne fut pas de longue durée. Vers la fin de la même année 1779, le roi de Siam exécuta les menaces qu’il leur avait faites de les chasser de son royaume. Monseigneur Lebon, évêque de Métellopolis, vicaire apostolique, et MM. Coudé et Garnault, ses missionnaires, furent de nouveau cités devant les tribunaux, interrogés, chargés d’opprobre, accablés de mauvais traitements, emprisonnés et enfin déportés hors du royaume de Siam. Dénués de tout en sortant de Bangkok et obligés d’errer en divers lieux avant de pouvoir parvenir dans quelqu’une des missions françaises, les trois confesseurs exilés eurent à essuyer beaucoup de fatigues et de privations. Monseigneur l’évêque de Mételloppuis, déjà courbé sous le poids des années, et épuisé par les travaux de son ministère, par les fatigues de ses fréquents et longs voyages, par les persécutions et les peines de tout genre qu’il avait éprouvées depuis trente-cinq ans, succomba à tant de misères, et mourut à Goa, le 27 octobre 1780. Ses deux compagnons d’exil se retirèrent à Pondichéry, et rentrèrent dans leur mission de Siam en 1782. M. Coudé se retira à Jongsélang et laissa M. Garnault à Quedah. Ils y trouvèrent des chrétiens fort peu instruits, car ils n’avaient eu que des aumôniers de vaisseaux portugais ou quelques franciscains, qui passaient par leur ville, pour leur enseigner les vérités de la religion chrétienne ; mais ils étaient très-bien disposés et remplis de zèle, enchantés de voir des missionnaires faire leur résidence au milieu d’eux, ce qu’ils n’avaient pas encore eu le bonheur d’obtenir jusque-là.

Depuis plusieurs années, le roi de Siam vexait extraordinairement ses sujets et les étrangers qui demeuraient dans son royaume ou allaient y faire le commerce. Dans l’année 1781, presque tous les Chinois qui y trafiquaient, avaient été obligés de cesser leur commerce. En 1782, les vexations de ce prince, plus qu’à demi fou, furent encore plus fréquentes et plus cruelles qu’auparavant ; il faisait emprisonner, mettre aux fers, rouer de coups, suivant son caprice, tantôt sa femme, tantôt son fils, héritier présomptif, tantôt ses premiers officiers. Il voulait obliger les uns à avouer des crimes dont ils étaient innocents, afin de les condamner ensuite à lui payer une amende qui était au dessus de leurs moyens ; il voulait forcer d’autres à accuser injustement tel ou tel, qui étaient riches, afin de pouvoir aussi les condamner à de grosses amendes à son profit. Deux mandarins chrétiens souffrirent cruellement de la sorte, et l’un d’eux mourut sous les coups. Tout cela faisait haïr le roi de son peuple et de ses propres officiers. Quelques-uns de ceux-ci, ayant reçu du roi des ordres pour exercer des vexations du genre de celles dont on vient de parler, prirent le parti d’ameuter eux-mêmes le peuple qui y était très-disposé, et qui suivit de suite leur avis. Ils allèrent droit au palais vers minuit, l’assiégèrent et firent tous leurs efforts pour y entrer. Mais trente-six chrétiens, chargés de la défense du palais, firent si bien servir les canons et les autres armes dont ils étaient munis, qu’ils empêchèrent les rebelles d’y entrer jusqu’au jour ; alors, ceux-ci se contentèrent de tenir le palais bloqué. Le lendemain, le roi, prévoyant qu’il ne pourrait plus résister longtemps, demanda à se faire talapoin, ce à quoi consentit volontiers le principal chef des rebelles. Le roi se coupa donc les cheveux, se revêtit des habits de talapoin, et laissa entrer dans son palais ceux qui l’assiégeaient. On donna avis de cet événement aux deux principaux mandarins du royaume, qui étaient alors occupés à faire la guerre contre le Camboge et la Cochinchine. Ceux-ci envoyèrent sur-le-champ des officiers et des soldats qui, arrivés à Siam, dépouillèrent le roi de ses habits de talapoin et le chargèrent de chaînes. Peu de jours après, ces mandarins, savoir le premier ministre du royaume et le général d’armée, arrivèrent eux-mêmes à Bangkok. C’étaient deux frères, dont l’aîné, qui était le premier ministre, fut aussitôt proclamé roi par tout le peuple. Les uns disent que ce fut par l’ordre de ce nouveau roi et de son frère, que Papa-Tak fut mis à mort, aussi bien que son fils, ses frères, leurs enfants et les principaux mandarins. D’autres attribuent ce massacre à la fureur du peuple. Quoi qu’il en soit, Papa-Tak fut tué le 7 avril 1782.

Avant la mort de l’ancien roi et l’arrivée du nouveau, les chefs qui conduisaient le peuple mutiné contre le roi, mécontents de la résistance que les chrétiens avaient faite pour défendre le palais, en firent mettre plusieurs en prison mais ils ne tardèrent pas à être relâchés. Cela n’empêcha pas que le camp des chrétiens ne fut pillé par le peuple. L’église fut entièrement dépouiHée, on enleva tout ce qu’on y put trouver, vases sacrés, ornements, vin pour la messe, etc. On n’y laissa que quelques images et le bâtiment nu. Ainsi fut récompensée la fidélité des chrétiens envers le roi, dont ils avaient plus à se plaindre que qui que ce fût.

Monseigneur Coudé, nommé evêque de Rhési et vicaire apostolique de Siam, voulut, en se rendant à Bangkok visiter ses chers chrétiens de Takua-Thung et de Jongsélang. Il prit pour cela un chemin de traverse qui l’abrégeait de huit à dix jours ; mais c’était un chemin empesté par lequel personne ne peut passer. Il mourut dans ce trajet, le 8 janvier 1785. Ce fut une perte bien grande pour cette mission dans laquelle il avait déjà fait tant de bien comme missionnaire. Après sa mort, M. Garnault fut nommé évêque de Métellopolis et vicaire apostolique de Siam. Les chrétiens essuyèrent alors une persécution d’autant plus douloureuse qu’elle fut excitée, renouvelée et continuée par des chrétiens révoltés contre leur vicaire apostolique.

Dès les premiers jours de la révolte, les rebelles, craignant un mandarin converti qui soutenait les intérêts du vicaire apostolique, accusèrent ce mandarin d’avoir abandonné, pour le christianisme, la religion de ses pères. Aussitôt le roi lui envoya l’ordre de se transporter dans un temple, et de se faire talapoin. Il trouva moyen d’éluder cet ordre ; mais il en reçut un second, accompagné d’une défense de jamais entrer dans l’église des chrétiens, et, comme il n’était pas assez instruit sur les devoirs de la religion chrétienne, il obéit à cet ordre.

Le roi avait le dessein d’élever ce magistrat à une des premières dignités de l’État. Un jour, qu’il en délibérait avec son frère, celui-ci, sous prétexte que cet homme, contre les ordres du roi, continuait à fréquenter l’église des chrétiens, l’accusa d’infidélité et de mépris pour les ordres de son souverain. Alors, le roi, plein de colère, ordonna des enquêtes, et voulut que la femme, les fils et les filles de l’accusé, ramenés par force au culte siamois, lui garantissentdésormais la fidélité de celui qu’il suspectait de félonie.

Au commencementde septembre 1795, l’épouse fut conduite plusieurs fois devant les juges, et se réponses, pleines de fermeté, durent lui mériter l’indignation du roi. On la jeta donc dans les fers. Le 10 du même mois, ses enfants furent aussi présentés au tribunal de la justice. Cette mère ivait deux fils et deux filles. Le plus jeune était m garçon âgé de quatorze ans, et, depuis deux Ou rois mois, un des plus fervents élèves du collège. Son frère et ses sœurs comparurent les premiers. Pour lui, ayant appris le sort de ses parents, il attendait tranquillement son tour ; regardant comme une lâcheté indigne d’un chrétien de fuir la persécution, il s’y prépara par sa première communion et par le sacrement de confirmation.

Presque tous les chrétiens accompagnèrent les confesseurs devant le juge, et il fallut avoir recours aux menaces et même aux coups pour les éloigner. Les missionnaires les engagèrent à ne pas se raidir contre l’autorité publique et à ne pas s’exposer témérairement au péril.

Les ordres du roi furent notinés aux prisonniers, et l’on procéda à l’interrogatoire. Telles furent l’assurance et la fermeté des deux jeunes chrétiennes, que le juge en frémissait de rage. On leur coupa les cheveux selon l’usage du pays. Leur frère fut chargé de fers. On lui mit des chaînes au cou, aux mains, aux reins et aux pieds, et on le frappa de verges ; mais bientôt on le délia, on le traîna, on le porta aux pieds d’une idole. Le jeune homme encouragé par les exhortations de sa mère, loin de rendre hommage à cette fausse divinité, ne laissa pas même tomber un regard sur elle. Après avoir en vain tenté d’intimider les confesseurs, en les menaçant des plus horribles supplices, on les reconduisit en prison.

Le soir du même jour, le plus jeune des frères fut aussi amené devant les juges qui, n’ayant pu le séduire par des promesses, ni l’ébranler par des menaces, le firent aussi conduire en prison.

La tempête s’étant apaisée, on permit à la mère de retournerà sa maison pour vaquer à ses affaires, qui regardaient l’administration du trésor public, et elle pouvait librement fréquenter l’église des chrétiens. Le plus jeune de ses fils fut aussi remis en liberté, et retourna au collége ; mais l’aîné et les filles furent retenus en prison.

Sur la fin de novembre, l’orage recommença ; on arrêta de nouveau la mère et le plus jeune de ses enfants ; on les mit dans des prisons séparées. L’aîné fut chargé de cinq sortes de chaînes, et ses sœurs furent garrottées et exposées à un soleil brûlant. Telle était la force de la chaleur, que l’officier envoyé pour questionner ces captivesétait forcé de se retirer promptement à l’ombre. On fit subir à l’aîné des supplices atroces qu’il supporta avec une patience admirable.

La mère et les filles avaient reçu chacune seulement trois coups de verges, et elles avaient souffert avec constance : on pansait leurs plaies ; les officiers eux-mêmes s’empressaient de leur donner des soins, et cherchaient à les séduire par des paroles flatteuses. Nous ne demandons qu’un mot, disaient-ils, confessez que vous êtes Thai, et à l’instant même il vous sera permis de retourner dans votre quartier. Ces infortunés succombèrent, le plus jeune seul resta fidèle à sa religion.

Le lendemain, deux jeunes chrétiennes, ayant appris cette chute, bravant les menaces qui avaient été faites contre ceux qui tenteraient d’approcher des prisonniers, s’embarquèrent dans une nacelle et se rendirent droit à la prison pour relever ceux qui étaient tombés. Dieu bénit leurs efforts, les coupables reconnurent leur faute et en gémirent. En effet, ce jour-là même on les traîna au pied d’une idole ; on les pressa de courber la tête devant cette fausse divinité, on voulut même les y contraindre ; mais ils se raidirent contre les efforts des impies et s’écrièrent constamment qu’ils n’étaient pas de la religion des Thai. La mère était grièvement malade, il semblait que sa dernière heure n’était pas éloignée ; on la transporta hors des murailles, et on lui donna son fils aîné pour la soigner. Le plus jeune fut enlevé par ses parents et envoyé au loin pour le soustraire aux recherches des officiers gentils qui brûlaient du désir de Vaincre sa générosité et de corrompre sa foi. Cependant la tempête se calma encore une fois la mère et son fils aîné revinrent au quartier des chrétiens, et le plus jeune entra au collége. Mais les deux sœurs furent retenues dans le palais du roi qui se flattait ; à force d’artifices, de triompher de leur résolution. Voyant ses efforts inutiles, il les sépara l’Une de l’autre, retint la plus jeune et fit jeter l’autre dans une noire prison. Après l’y avoir retenue longtemps, il la donna en esclave à un mandarin. Bientôt cet officier mourut, et la chrétienne fut de nouveau jetée dans un cachot. Dans le même temps, sa sœur, expulsée du palais, subit aussi le même sort. Enfin le roi désespérant de vaincre leur générosité, et voyant croître l’admiration qu’inspirait leur constante fermeté, les fit élargir. Le premier usage qu’elles firent de leur liberté fut de se rendre à l’église des chrétiens, et le 22 mai, jour anniversaire de leur arrestation, elles se retirèrent dans la maison des religieuses où elles menèrent la vie la plus austère et la plus pénitente. Il fallut même modérer leur zèle, car elles s’astreignirent à un jeûne si sévère, qu’il aurait pu altérer leur santé. Le roi défendit alors de recevoir aucune accusation contre les chrétiens, et la mission put jouir de quelque tranquillité. On ne força plus les mandarins, qui étaient ouvertement chrétiens, à boire l’eau du serment ; mais ceux qui n’étaient pas connus publiquement comme tels, avaient peine à éviter de subir cette épreuve superstitieuse, car le refus les jetait dans de grands dangers.

Vers la fin de novembre 1809, les Barmas assiégèrent la ville de Jongsélang. Après quatre semaines d’un siège très-sanglant, la forteresse, l’espérance et le refuge de tous les habitants de l’île, fut prise et réduite en cendres par l’ennemi. Quelques-unsdes habitants furent tués, les autres furent faits prisonniers ou se sauvèrent dans les forêts. M. Rabeau, missionnaire apostolique, qui resta dans la citadelle tout le temps que dura le siège, s’occupa à soigner les malades, à instruire les païens, baptisa plusieurs adultes dont deux talapoins et bon nombre de petits enfants moribonds.

Les chrétiens ayant voulu sortir de la citadelle, M. Rabeau les suivit. Dans leur marche ils rencontrèrent les Barmas, l’épée nue et la lance à la main ; M. Rabeau s’avança vers eux, tenant de la main droite le crucifix, et de la gauche une image de la Sainte-Vierge, et il leur dit : Je suis un prêtre du Dieu vivant, je n’ai fait de mal à personne. Dieu toucha le cœur des Barmas, ils mirent leurs mains sur la tête du missionnaire et sur celle des chrétiens qui le suivaient, et ils les firent asseoir ; ils les lièrent ensuite, et prirent à M. Rabeau sa soutane et son bréviaire. Bientôt après ils les délièrent, et par la protection d’un des chefs, ils les conduisirent dans le camp, leur mirent des liens aux pieds et fermèrent l’enceinte. On les laissa ainsi jusqu’à dix heures du matin, et on ne leur épargna ni les menaces ni les opprobres. Vers dix heures, un officier, Cafre d’origine, alla les voir et emmena avec lui trois des chrétiens. Au milieu de la nuit, un autre officier chrétien les envoya chercher tous et les fit passer dans un autre camp où il demeurait avec le général. Il leur procura toutes sortes de soulagements et de consolations. Les Barmas ; a prèsavoir tout saccagé Jongsélang, s’embarquèrent pour aller dans un lieu voisin. M. Rabeau, qui était un peu malade, monta sur un des meilleurs vaisseaux. Le capitaine du vaisseau était chrétien et son ami. Peu de temps après qu’il fut en mer, les matelots, qui étaient des gens du Bengale ou des Maures, saisirent le capitaine et le lièrent pour le jeter à la mer. M. Rabeau leur parla avec force pour les détourner de cet homicide, mais ils le lièrent aussi et les jetèrent tous les deux à la mer ; ainsi ce saint missionnaire mourut victime de sa charité. Ces scélérats massacrèrent encore quelques autres personnes. Une tempête violente les empêcha d’aborder à l’endroit où ils voulaient aller ; ils furent jetés du côté de Madras où on les mit en prison et on instruisit leur procès.

Quelques années avant la mort de M. Rabeau, les Anglais s’établirent à l’île de Pulopinang, où il n’y avait qu’une vingtaine de cabanes de pêcheurs. Cette nouvelle colonie, ayant pris un accroissement rapide, presque tous les chrétiens de Quédah et de Jongsélang vibrent s’y réfugier et formèrent là deux chrétientés qui subsistent encore aujourd’hui. Plus tard, le collège général des missions fut transporté dans la même île ; il compte aujourd’hui près de cent cinquante élèves de diverses nations.

Monseigneur Garnault, évêque de Métellopolis, établit aussi un collége à Bangkok, capitale de Siam ; il y entretenait plus de soixante élevés, quoiqu’il ne reçût alors aucunes ressources pécuniaires de l’Europe. Cependant un cardinal ayant envoyé à Siam une certaine somme d’argent, à condition qu’on bâtirait une église en l’honneur de la Sainte-Vierge, l’évêque fit acheter un grand jardin, y bâtit une belle église, y transféra son collége qu’il dirigea lui-même avec beaucoup de zèle jusqu’à sa mort, qui arriva le 4 mars 1811. Monseigneur Florens, nommé évêque de Sozopolis, fut obligé d’aller se faire sacrer en Cochinchine.

Pendant l’espace de vingt ans, la France n’envoya aucun renfort de missionnaires à Siam ; le vicaire apostolique, aidé seulement de cinq à six prêtres indigènes, était obligé souvent d’entreprendre de longs et pénibles voyages malgré l’asthme dont il était attaqué. Enfin, le 2 juin 1822, M. Pécot, ayant traversé les forêts de la Péninsule, arriva à Ligor, d’où il se rendit à Bangkok auprès de l’évêque. C’était un missionnaire plein de zèle et d’activité ; en quelques mois, il opéra un bien immense parmi les chrétiens de la capitale. Mais obligé de traverser de nouveau la Péninsule, à peine arrivé à Pulopinang, il mourut d’une maladie qu’il avait contractée au milieu des forêts.

Monseigneur Florens était devenu vieux et infirme il se hâta donc de sacrer pour son coadjuteur M. Bruguière, qui ne faisait que d’arriver dans la mission ; le sacre eut lieu le 29 juin 1829 ; mais le nouveau prélat, ayant été nommé vicaire apostolique de la Corée, quitta la mission de Siam, en 1831, et, après des fatigues inouïes, vint expirer à l’entrée du territoire coréen.

Le 27 février 1830, MM. Pallegoix et Deschavanes arrivèrent à Bangkok où ils s’adonnèrent pendant quelques mois à l’étude de la langue ; après quoi ils commencèrent la mission parmi les païens. M. Pallegoix s’établit dans l’ancienne capitale où il bâtit une chapelle sur les ruines de l’église Saint-Joseph ; une multitude de païens, attirés par la curiosité, y affluaient tous les jours pour entendre parler de religion. Quant à M. Deschavanes, emporté par un zèle trop ardent, il s’enfonça dans les forêts au milieu d’une peuplade Lao où il opéra la conversion d’un petit village ; mais, au moment de recueillir le fruit de ses prédications, il fut pris de la fièvre des bois et vint expirer à Bangkok 6 septembre 1831.

Le 30 novembre 1833 M. Couvezy fut sacré évêque coadjuteur de Siam, et le 30 mars de l’année suivante monseigneur Florens termina sa longue carrière apostolique.

Au commencement de cette année, les Siamois, ayant attaqué la Cochinchine par terre et par mer, en amenèrent plusieurs milliers de captifs parmi lesquels se trouvaient quinze cents chrétiens le roi leur assigna un vaste terrain dans les faubourgs de la capitale ; il leur fit bàtir des maisons et même une église en bambous, après quoi ils furent enrôlés dans la compagnie d’artillerie sous le commandementd’un mandarin chrétien.

À cette époque, les églises étaient formées de planches vermoulues et couvertes en feuilles de palmier ; l’évêque et les missionnaires ayant stimulé le zèle des chrétiens, on parvint, quoique avec beaucoup de peine, à les reconstruire en briques et à les recouvrir en tuiles ; ce qui donna à la religion un décorum qu’elle n’avait pas encore eu. Ce fut alors aussi que commença la mission parmi les Chinois ; bientôt on vit des familles entières venir se présenter au baptême, et le nombre des néophytes, qui n’était autrefois que d’une vingtaine par année, s’éleva jusqu’à deux cents et plus.

Le 3 juin 1838, monseigneur Courvezy, vicaire apostolique de Siam, donna la consécration épiscopale à M. Pallegoix, sous le titre d’évêque de Mallos. La cérémonie se fit avec une grande pompe ; le vice-roi et plusieurs princes y assistaient avec une multitude de païens. Peu de temps après, le vicariat apostolique de Siam fut partagé en deux  : monseigneur de Mallos fut nommé ficaire apostolique du royaume de Siam proprement dit, et monseigneur Courvezy, évêque de Bida, devint vicaire apostolique de la Malaisie, ayant sous sa juridiction Syngapore, Malacca, Pulopinang, Merguy, Thavai, et les royaumes Malais adjacents.

Le nombre des missionnaires s’étant accru, monseigneur de Mallos jugea le moment favorable pour tenter d’établir une mission dans les royaume Lao qui sont au nord de Siam, et, le 5 décembre 1843, il envoya MM. Grandjean et Vachal au royaume de Xieng-Mai. Les missionnaires furent d’abord fort bien reçus ; mais les bonnes dispositions du roi de ce pays ayant changé à leur égard, ils furent obligés de renoncer à leur entreprise et de revenir à Bangkok. On peut lire dans les Annales de la propagation de la foi, la relation fort intéressante qu’a donnée M. Grandjean de sa longue excursion dans cette contrée presque inconnue.

Le 15 juin 1849, le choléra fit sa terrible apparition à Siam, dans la capitale surtout la population fut presque décimée. À peine le fléau s’était-il ralenti, que le roi, par un caprice bizarre, nt chasser huit des missionnaires français qui restèrent deux ans à Syngapore et à Pulopinang, attendant patiemment que la porte de la mission leur fut ouverte de nouveau. Enfin le roi étant mort, son successeur se hâta de rappeler les missionnaires, qui revinrent à Siam le 29 juillet 1851. Le 28 février 1852, monseigneur de Mallos fut invité à une audience solennelle au palais du roi. Accompagné de ses missionnaires, et suivi de tous les chefs chrétiens en grand costume, il fut introduit dans la salle d’audience où la foule des mandarins et des pages était prosternée la face contre terre. Sa Majesté, revêtue d’une longue veste de soie blanche brochée d’or et d’un langouti précieux, tenant à la main une belle canne à épée, dont la pomme était une figure d’éléphant en or massif, s’avança au devant de l’évéque, lui tendit amicalenent la main ainsi qu’aux missionnaires qui l’accompagnaient, et les fit asseoir sur des chaises autour d’une table élégante sur laquelle étaient disposés plusieurs vases d’or contenant l’arec, le bétel, des cigares et des services en vermeil pour le thé et le café. Le roi s’étant assis dans un magnifique fauteuil, on entama la conversation partie en siamois, partie en anglais. Cependant Sa Majesté fit servir du thé et du café, et des pages, rampant sur leurs genoux, ayant offert des cigares à chacun, on se mit à fumer. La conversation, qui dura près d’une heure, roula surtout sur la religion. Le roi dit, entre autres choses : « C’est un mauvais système de persécuter la religion ; je suis d’avis de laisser chacun libre de pratiquer celle qu’il voudra. » Puis il ajouta : « Quand vous aurez fait un certain nombre de prosélytes quelque part, faites-le-moi savoir, et je leur donnerai des chefs chrétiens, de manière à ce que les gouverneurs païens ne puissent pas les vexer. » Comme monseigneur de Mallos se disposait à faire un voyage en France, il demanda et obtint l’agrément de Sa Majesté qui lui fit cadeau d’une certaine somme pour l’aider à payer les frais du voyage. Enfin l’évêque et les missionnaires prirent congé du roi en le remerciant de l’accueil exceptionnel qu’il avait daigné leur faire, car il est inoui, dans les annales de Siam qu’aucun Européen, soit évêque, soit ambassadeur, ait jamais eu à la cour une telle réception.

LISTE DES ÉVÊQUES, VICAIRES APOSTOLIQUES DE SIAM.


11. Monseigneur de La Motte Lambert, évêque de Bérythe, arrivé à Siam en 1662, mort en 1679.
12. Monseigneur Louis Lanneau, sacré évêque de Métellopolis en 1673, mort en 1696.
13. Monseigneur Louis de Cicé, sacré évêque de Sabule en 1700, mort en 1717.
14. Monseigneur Jacques Texier de Keralay, évêque de Rosalie, mort en 1736.
15. Monseigneur Jean de Lolière Puycontat, évêque de Juliopolis, mort en 1755.
16. Monseigneur Pierre Brigot, évêque de Tabraca, vicaire apostolique de Siam jusqu’en 1776, ensuite supérieur de la mission de Pondichéry, mort en 1791.
17. Monseigneur Olivier-Simon Lebon, évêque de Métellopolis, sacré à Rome en 1771, mort en 1780.
18. Monseigneur Joseph-Louis Coudé, nommé évêque de Rhési, et mort en 1785, avant d’avoir été sacré.
19. Monseigneur Arnaud-Antoine Garnault, évêque de Métellopolis, mort en 1811.
10. Monseigneur Esprit-Joseph-Marie Florens, évêque de Sozopolis, mort en 1834.
11. Monseigneur Hilaire Courvezy, sacré évêque de Bida en 1833, vicaire apostolique de Siam jusqu’en 1842, devient vicaire apostolique de la Malaisie, par suite de la division que Rome fait de la mission.
12. Monseigneur Jean-Baptiste Pallegoix, sacré évêque de Mallos en 1838, vicaire apostolique actuel de la mission de Siam.