Description historique et géographique de l’Indostan/Mélanges/1

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RECHERCHES
sur
LES INDIENS.[1]


De tous les ouvrages qui ont paru sur l’histoire de l’ancien monde et sur la manière dont notre globe a été peuplé, celui de Mr. Jacob Bryant est peut-être le meilleur[2]. On y trouve l’ingénieux emploi d’une érudition profonde, et il a su faire briller en faveur de sa théorie, la lumière d’une multitude de rayons convergens, qui partent d’une circonférence très-étendue. Cependant cet ouvrage est, comme tout ce qui sort de la main des hommes, encore loin de la perfection ; et il me semble peu satisfaisant dans ce qui a rapport aux mots qui dérivent des langues asiatiques.

Les étymologies ne sont pas, sans doute ; inutiles dans les recherches historiques ; mais les preuves qu’elles peuvent fournir sont si incertaines, que, lorsqu’elles servent à éclaircir un fait, elles en obscurcissent mille, et qu’elles mènent plutôt au ridicule qu’à des conclusions justes. Rarement elles sont convaincantes par une ressemblance de sons, ou une égalité de lettres ; mais leur avantage est quelquefois d’avoir à leur appui une tout-autre évidence. Par exemple, nous savons, par la nature des différens idiomes, que fitz[3] et hijo[4] sont dérivés de filius ; qu’oncle vient d’avus ; étranger d’extra ; que jour tire son origine de dies ; rossignol de luscinia, le chantre des bocages ; et qu’enfin sciuro, écureuil, et squirrel sont composés de deux mots grecs qui peignent cet animal.

Quoique ces diverses étymologies ne puissent pas être démontrées d’une manière irréfragable, elles suffisent pour prouver, au besoin, la connexion qui se trouve entre les membres d’un grand empire. Mais quand nous faisons dériver notre hanger[5] du persan, parce que quelques voyageurs ignorans ont mal orthographié le mot Khanjar, qui certainement signifie une autre arme ; quand nous prétendons que le bois de sandal vient du grec, dans la supposition que jadis les sandales étaient faites de bois, loin de prouver l’affinité des nations, auxquelles appartiennent ces divers mots, rions affaiblissons les argumens qui lui sont favorables.

Nous avons raison de croire que Cús, ou, comme il est certainement écrit dans un ancien dialecte Cút, et probablement dans d’autres Cás, entré dans la composition de plusieurs noms propres ; nous ne pouvons pas douter que le nom d’Algerizas ne vienne du mot arabe qui désigne une île : mais quand on écrit en Europe que des villes et des provinces de l’Inde tirent leurs noms de ces mots, nous ne pouvons nous empêcher de dire que c’est une erreur.

Le nom de la ville où nous sommes maintenant, doit s’écrire et se prononcer Calicátà[6] ; les mots cátà et cút signifient indubitablement des places fortes, et même toute espèce de clôtures. Gujaràt[7] n’est pas moins éloigné de Jezirah par le son que par la situation.

Un autre défaut de l’Analyse de l’ancienne Mythologie, et peut-être serait-il difficile d’en trouver un troisième dans ce savant OuVrage, c’est que la manière de raisonner, et l’arrangement des sujets qu’on y traite, sont plutôt synthétiques que conformes au titre ; car, bien que la synthèse soit la meilleure méthode à employer dans, une science dont les principes sont démontrés, elle semble peu propre à satisfaire complettement dans des recherches historiques, où toute assertion sans preuves est dédaignée, et toute définition combattue.

L’observation que je fais paraîtra peut-être de peu de conséquence : mais on doit tellement désirer de convaincre les hommes raisonnables, et le sujet dont il s’agit est si intéressant par lui-même, qu’il n’est pas inutile de le discuter d’une manière purement analytique ; et, après avoir présenté des faits dont l’authenticité est reconnue, de démontrer des vérités ignorées, ou du moins imparfaitement apperçues.

Les cinq principales nations qui, à différentes époques, se sont partagé, comme une espèce d’héritage, le vaste continent d’Asie et les nombreuses îles qui en dépendent, sont les Indiens, les Chinois, les Tartares, les Arabes et les Persans. J’espère démontrer, dans cinq essais différens, ce que sont ces nations, d’où elles sont venues, où elles sont maintenant établies, et de quel avantage il est pour l’Europe de les connaître plus exactement. Le dernier de mes essais présentera les rapports et la différence qui se trouvent entre ces nations, et résoudra un grand problème, en déterminant si elles ont une origine commune, ou si leur origine est la même qu’on leur a jusqu’à présent attribuée.

Je commence par l’Inde, non que je croye que c’est le pays le premier peuplé et le berceau des connaissances, mais parce que c’est la contrée que nous habitons en ce moment ; et d’où nous pouvons le plus aisément observer celles qui l’entourent. Ainsi, dans le langage populaire, on parle du lever du soleil et de sa marche zodiacale, quoiqu’on ait depuis long-temps entrevu, et qu’il soit à présent démontré, que ce même soleil est le centre de notre système planétaire. Je dois observer que, dans mes recherches sur l’Inde, je ne descendrai que jusqu’au commencement du onzième siècle, époque où les Mahométans portèrent leurs conquêtes sur les bords du Gange ; mais je remonterai aussi loin qu’il est possible dans l’histoire des premiers âges du monde, et je ne me servira que des faits et des témoignages les plus certains.

L’Inde, dans sa plus grande étendue, et d’après l’idée qu’en ont eue les Anciens, comprend une aire de près de quarante degrés sur chaque face, et est presqu’aussi grande que toute l’Europe. À l’occident, elle est séparée de la Perse par les monts Arachosiens ; à l’orient, elle est bornée par la Chine ; au nord elle s’arrête aux déserts de la Tartarie, et au midi elle s’étend jusqu’aux îles de Java.

Ce vaste trapèze contient les hautes montagnes de Potyid, plus connues sous le nom de Thibet, la superbe vallée de Cachemire, tout le territoire des anciens Indo-scythes, les royaumes de Népaul, de Butánt, de Cámrùp ou d’Asam, de Siam, d’Ava, de Racan, et les diverses souverainetés qui sont limitrophes avec la Chine[8], sans compter la péninsule occidentale et la fameuse île de Sinhala [9] qui le termine du côté du sud. Enfin par l’Inde, j’entends tout le pays où la langue et la religion des Indiens se conservent encore avec plus ou moins de pureté, et où les caractères nágari sont en usage, plus ou moins différens de leur forme primitive.

Les Indiens donnent à leur pays les épithètes orgueilleuses de medhyama ou central, et de punyabhúmi, ou terre des vertus ; et ils croient qu’il était tombé en partage à Bharat, l’un des neuf frères dont le père possédait toute la terre. Ils disent qu’ils ont au nord les montagnes d’Himálaya et à l’ouest celles de Vindhya, que la Grèce appelait les monts Vindiens, et au-delà desquels le Sindhu, après s’être partagé en plusieurs bras, se jette dans la mer vis-à-vis la pointe de Dwàracà, lieu célèbre par le séjour de leur dieu berger. Ils placent au sud-est le fleuve Saravatya, par lequel ils entendent probablement la rivière d’Ava, qui, dans une partie de son cours, s’appelle aussi Airavati, et qui peut-être a donné son ancien nom au golfe de Sabara. Les Indiens regardent ce domaine de Bharat comme le centre du Jambudwipa, que les Thibétains appellent la terre de Zambu. Cette dénomination est extrêmement remarquable ; car Jambu est le nom sanscrit d’un fruit délicat appelé par les Musulmans jáman, et par nous pomme-rose. L’espèce la plus grosse de ce même fruit se distingue par le nom d’amrita, ou d’immortel ; et les mythologistes du Thibet donnent le même nom à l’arbre céleste qui produit l’ambroisie, et croît auprès de quatre grands Cochers de chacun desquels sort une rivière sacrée.

La description que Mr. Lord a faite des habitans de l’Inde est exacte, et d’une élégance pittoresque et propre à notre ancien langage. — « Il s’est présenté à mes yeux, dit-il, un peuple, dont les vêtemens de mousseline descendaient assez bas. Ses gestes et ses manières étaient modestes, et presque semblables à ceux des femmes. Il paraissait réservé, même craintif, et cependant il souriait avec une facilité. douce et flatteuse ». Mr. Orme, qui a écrit l’Histoire de l’Inde, et qui joint à un goût exquis pour les beaux arts, la connaissance exacte des mœurs asiatiques, observe dans son discours préliminaire que, dès la plus haute antiquité, l’Inde a été habitée par une nation qui ne ressemble ni pour la figure, ni pour les mœurs, à aucun des peuples qui l’avoisinent ; et que quoique cette nation ait été conquise à différentes époques, et que les vainqueurs se soient établis dans plusieurs parties de son territoire, elle a peu perdu de son caractère original.

Les anciens écrivains ont peint les Indiens sous des traits pareils à ceux qu’en ont tracés les voyageurs modernes, et dont nous reconnaissons chaque jour l’exactitude. Je vais en fournir un exemple tiré du Poëme géographique de Denis de Carax, et que l’auteur de l’Analyse de l’ancienne Mythologie a heureusement rendu en anglais.

« À l’orient s’étend une agréable et vaste contrée, l’Inde, dont l’immense Océan baigne les côtes. En sortant du sein des ondes le soleil lui sourit, et la dore de ses premiers rayons. Le teint de ses habitans soumis à l’influence de l’astre du jour, offre les couleurs de la noire hyacinthe. Ils s’occupent de divers travaux. Quelques-uns fendent les rochers, et tirent des mines profondes l’or qu’elles recèlent ; d’autres tissent avec adresse les plus fines étoffes : ceux-ci travaillent et polissent l’ivoire ; ceux-là enlèvent les basses des rivières, et plongent pour chercher le brillant beril et le précieux diamant. Souvent ils trouvent le jaspe verd et diaphane, la topaze dont l’éclat est doux et agréable, et la charmante améthyste qui brille des teintes les plus délicates de la pourpre. Là un sol riche, arrosé par mille rivières, offre à ses habitans une abondance continuelle ».

Quoique les Indiens aient éprouvé beaucoup de révolutions, et que leur pays eut été conquis plusieurs fois, les sources de leurs richesses sont toujours fécondes. Les étoffes de coton qu’ils fabriquent, l’emportent encore sur celles du reste du monde ; ils ont encore la même figure, les mêmes traits qu’ils avaient au temps de Denis ; et quelque dépourvus d’énergie, quelqu’avilis qu’ils nous paraissent, nous ne pouvons pas douter qu’ils ne se soient jadis rendus célèbres par les armes et par les beaux arts, et qu’ils n’aient eu un gouvernement heureux, une législation sage, et des connaissances très-variées et très-étendues.

Toute la partie de leur histoire comprenant le temps qui a précédé les derniers dix-neuf siècles et demi, est enveloppée d’un nuage de fables : malgré cela, nous avons quatre moyens principaux d’en percer quelquefois l’obscurité ; le premier est la connaissance des anciens caractères et des langues de ce peuple ; le second celle de sa philosophie et de sa religion ; le troisième, le reste de ses anciens monumens de sculpture et d’architecture ; et le quatrième, ce qu’ils conservent d’écrits sur les sciences et les arts.

Il est très-fâcheux que ni les Grecs qui suivirent Alexandre dans l’Inde, ni ceux qui la visitèrent souvent sous le gouvernement des princes Bactriens, ne nous aient appris d’une manière exacte, quelle langue on y parlait de leur temps. On sait que lorsque les Mahométans firent la conquête de l’Indostan, c’est-à-dire d’une partie du vaste pays que nous avons compris, plus haut, sous le nom général d’Inde, ils trouvèrent qu’on y parlait un langage[10] d’une construction singulière, dont le dialecte le plus correct était en usage dans les environs d’Agrà, et principalement dans le district poétique de Mat’hurà. Ce langage s’appelait l’idiôme de Vraja. Les cinq sixièmes des mots qui le composaient, dérivaient du sanscrit, langue qui, comme on sait, est celle des livres sacrés et des livres scientifiques des Indiens, et qui, ainsi que le signifie sa dénomination[11], a été formée, avec une grande intelligence grammaticale, d’après quelque idiôme grossier. Mais la base du langage commun de l’Indostan, sur-tout en ce qui avait rapport aux inflexions et au régime des verbes, différait autant de ces deux langues, que l’arabe diffère du persan et l’allemand du grec.

La conquête d’un pays n’en change point la nature du langage : mais elle y mêle ordinairement beaucoup de mots appellatifs, ainsi qu’on en a eu l’exemple toutes les fois que les vainqueurs n’ont pas conservé leur langue sans la confondre avec celle des vaincus, comme les Turcs dans la Grèce, et les Saxons en Angleterre. Cela doit donc nous faire croire que, soit qu’il dérivât du tartare, soit qu’il tirât son origine du chaldéen, le pur indien fut la langue primitive de l’Inde supérieure : le sanscrit y a été ensuite, quoique très-anciennement introduit par quelque conquérant ; car nous ne pouvons douter que la langue des Vedas[12] n’ait été en usage dans le vaste pays dont nous parlons, aussi long-temps que la religion de Brahma y a été dominante.

Le sanscrit, quelle que puisse être son antiquité, est un idiôme d’une structure admirable. plus parfait que le grec, plus abondant que le latin, et plus expressif que l’un et l’autre, il a pourtant, par la racine des verbes et les formes grammaticales, plus de rapport avec eux que le hazard ne semble devoir en produire. L’analogie est même si frappante, que tout philologue qui examine ces trois langues, reste convaincu qu’elles sont sorties d’une même source, qui probablement n’existe plus. Il y a aussi quelque raison de penser que, quoique mêlés avec un idiôme très-différent, le gothique et le celtique ont eu la même origine que le sanscrit : nous dirions de plus que l’ancien persan devrait être compris dans cette famille, si c’était ici le lieu de discuter ce qui a rapport aux antiquités de la Perse.

Les caractères qui servaient autrefois à écrire les idiômes de l’Inde, s’appelaient nágari d’après la ville de Nagara, où ils avaient été inventés ; et, on fesait précéder ce nom du mot déva, parce qu’on croyait que la divinité même, parlant du haut du ciel, en avait prescrit l’arrangement. Par le changement des lignes droites en lignes courbes, ces caractères ont éprouvé à peu près la même variation dans leur forme, que les lettres cufiques lorsqu’on les a transportées de l’Éthiopie dans l’Inde : mais on se sert encore des caractères dévanágari dans plus de vingt royaumes ; depuis les environs de Cashgar et de Khoten jusqu’au pont de Rama, et des bords du Sindhu jusqu’au fleuve de Siam.

Quoique les élégans caractères dévanágari ne soient pas si anciens que ceux qu’on voit dans les cavernes de Jarasandha, je ne puis m’empêcher de les croire dérivés du même prototype que les lettres quarrées des Chaldéens, qui ont servi pour la plupart des livres hébreux ; et je pense même que les caractères indiens et arabes en sont également tirés. On ne peut guère douter qu’elles n’en viennent aussi, les lettres phéniciennes, d’après lesquelles on a composé l’alphabet grec et l’alphabet romain, en y fesant beaucoup de changemens ; et enfin les inscriptions de Canárah, dont vous possédez actuellement une copie exacte, semblent écrits en caractères dévanágari et en caractères éthiopiens, qui ont beaucoup d’analogie les uns avec les autres, soit parce qu’on les écrit également de gauche à droite, soit par la manière singulière dont on y lie les voyelles aux consonnes.

Ces observations sont d’accord avec l’opinion d’un grand nombre, de personnes, qui croient que tous les symboles des sons qui, sans doute, ne furent d’abord que de grossières esquisses des objets dont on parlait, ont eu une origine commune. Les symboles des idées, lesquels sont à présent en usage à la Chine et au Japon, et qui le furent vraisemblablement autrefois en Égypte et au Mexique, sont d’une nature toute différente : mais il est à remarquer que dans la grammaire chinoise, l’ordre des sons est presque le même que dans la grammaire du Thibet, et ne diffère que très-peu de celle que les Indiens regardent comme une invention de leurs dieux.

Je ne m’étendrai pas beaucoup sur la religion et la philosophie dès Indiens ; car si l’on voulait faire connaître parfaitement ces deux objets, chacun exigerait au moins un volume séparé. Il suffit de dire ici ce qui peut être avancé sans contradiction, c’est que les Indiens sont les adorateurs des mêmes déités qui, sous différens noms, ont été révérées dans l’ancienne Grèce et en Italie ; c’est qu’ils professent ces maximes philosophiques que les écrivains de l’Attique et de l’Ionie ont parées de toutes les beautés de leur langue harmonieuse.

D’un côté nous voyons le trident de Neptune, l’aigle de Jupiter, les compagnons chèvre-pieds de Bacchus, l’arc et les flèches de l’Amour, et le char du Soleil ; de l’autre nous entendons les cymbales de Rhée, les chansons des Muses, et les contes pastoraux de l’Apollon Nomien. Dans des lieux plus retirés, dans des bosquets, dans des écoles, nous trouvons les Brahmes et les Sarmanes, cités par Clément d’Alexandrie, qui tantôt disputent avec toutes les formes de la logique, tantôt s’entretiennent de la vanité des plaisirs, de l’immortalité de l’âme, de son origine céleste, de ses erreurs, de sa dégradation, et de son retour à sa source.

Les six systèmes dont les principes sont expliqués dans le Dersana Sastra, comprennent toute la métaphysique de l’ancienne académie, du lycée et des autres écoles d’Athènes. On ne peut lire le Védánta et les beaux commentaires qu’on y a ajoutés, sans croire que Pythagore et Platon ont tiré leurs sublimes préceptes de la même école que les sages de l’Inde.

La doctrine et la mythologie des Scythes et des Hyperboréens, se retrouvent aussi dans les contrées de l’orient. Wod ou Odin, dont, suivant les historiens du nord, la religion fut portée dans la Scandinavie par un peuple étranger, est vraisemblablement le même que Buddha. Les rites de Buddha passèrent dans l’Inde à peu-près dans le même temps ; mais ils ont été introduits plus tard chez les Chinois, qui ont adouci le nom de Buddha en le prononçant Fo.

C’est ici le lieu de déterminer un point important dans la chronologie des Indiens. Les prêtres de Buddha ont laissé au Thibet et à la Chine, des écrits qui marquent l’époque de son apparution réelle ou imaginaire dans cet Empire ; et des missionnaires chrétiens et quelques autres savans, ont comparé cette époque avec notre ère. Couplet, Giorgi, Deguignes, Bailly diffèrent un peu dans leurs opinions à cet égard ; mais celle de Couplet paraît la plus juste. En prenant le milieu entre les quatre dates qu’ils indiquent, on trouve que la naissance de Buddha, ou la neuvième grande incarnation de Vishnou, eut lieu 1014 ans avant la naissance du Christ, c’est-à-dire, 2799 ans avant le moment[13] où nous écrivons.

Les Cachemiriens qui se vantent d’avoir vu descendre Buddha parmi eux, prétendent qu’il parut sur la terre deux cents ans après Crishna, l’Apollon indien, qui joua un si grand rôle dans la guerre du Mahabharat. Si un étymologiste avançait que les Athéniens ont ajouté à leur histoire poétique l’expulsion de Pandion et le rétablissement d’Égée, d’après la fable orientale de Pandus et Yudhisthir, noms qu’ils ne pouvaient prononcer, je me garderais bien de rire de cette assertion ; car il est certain que le Pándumandel est appelé par les Grecs le pays de Pandion.

Nous avons déterminé une autre époque intéressante, en plaçant le siècle de Crishna près de trois mille ans avant le temps où nous vivons ; et comme les trois premières incarnations[14] de Vishnou n’ont pas moins de rapport à un déluge universel, auquel échappèrent seulement huit personnes, que la quatrième et la cinquième incarnation n’en ont à la punition de l’impiété et à l’humiliation de l’orgueil, nous pouvons assurer que la seconde, c’est-à-dire l’âge d’argent des Indiens, n’a eu lieu qu’après l’édification de la tour de Babel et la dispersion des peuples. Il ne nous reste donc qu’un obscur intervalle d’environ mille ans, intervalle rempli par l’établissement des nations, la fondation des états, et la civilisation des sociétés.

Les principaux dieux qui parurent sur la terre dans le cours de ces mille ans, sont nommés par les Indiens Ráma, mais ils leur donnent diverses épithètes. L’un de ces dieux ressemble beaucoup à Bacchus, que les Grecs appellent le vainqueur de l’Inde ; et ses conquêtes ont été le sujet de plusieurs poëmes indiens. Il était, dit-on, le descendant de Surya, c’est-à-dire du Soleil, l’époux de Sitá, et le fils d’une princesse nommée Caúselyá. Il est assez singulier que les Péruviens, dont les Incas se vantaient aussi de descendre du Soleil, appelassent leur principale fête Ramasitoa. Aussi nous avons quelque raison de croire que l’Amérique méridionale a été peuplée par la même nation qui a porté dans le fond de l’Asie orientale les rites et l’histoire fabuleuse de Rama. Ces rites et cette histoire sont extrêmement curieux. Quoique je ne sois ni de l’opinion de Newton, qui croit que l’ancienne mythologie ne contient que des vérités historiques revêtues des ornemens de la poésie ; ni de celle de Bacon, qui pense qu’elle consiste seulement en allégories morales et métaphysiques ; ni de celle dé Bryant, qui prétend que toutes les divinités du paganisme ne représentent que les différens attributs du soleil, et les ancêtres de ceux qui les ont inventées ; quoiqu’enfin je m’imagine que tout le système des fables religieuses a, comme le Nil, différentes sources, je ne peux m’empêcher de convenir qu’une des grandes causes de toute idolâtrie, dans les quatre parties du monde, est la vénération qu’a inspirée aux hommes ce vaste globe de feu, qui semble être le dieu de l’univers ; et je pense aussi que les hommes ont souvent érigé en dieux, et en descendans du soleil et de la lune, les chefs et les ancêtres vertueux que la mort leur avait ravis, surtout les fondateurs des Empires, les législateurs, les guerriers célèbres.

Les restes d’architécture et de sculpture qu’on trouve dans l’Inde, et que je citerai ici, non comme des exemples de ce qu’ont été ces arts, mais comme de simples monumens d’antiquité, semblent prouver qu’il y a eu très-anciennement des rapports entre ce pays et l’Afrique. Les pyramides d’Égypte, les statues colossales décrites par Pausanias et par d’autres auteurs, le Sphinx, l’Hermès[15] si semblable au Varahavatar, c’est-à-dire, à Vishnou sous la forme d’un sanglier, décèlent le goût et la mythologie de ces hommes infatiguables qui ont creusé les vastes cavernes de Canàrah, et à qui l’on doit les divers temples et les statues de Buddha, ainsi que les nombreuses idoles qu’on tire du sein de la terre à Gaya et dans les environs.

Les caractères gravés sur les monumens de l’Inde sont, comme je l’ai déjà observé, en partie indiens et en partie éthiopiens. De tous ces faits certains on doit conclure que le même peuple s’est établi dans l’Éthiopie et dans l’Indostan. On peut ajouter, à l’appui de cette opinion, que les montagnards du Bengale et du Bahar ressemblent singulièrement par la figure, sur-tout par les lèvres et par le nez, aux modernes Abyssins, que les Arabes appellent les enfans de Cúsh. Suivant ce que rapporte Strabon, les anciens Indiens ne différaient des Africains que parce qu’ils avaient les cheveux longs et lins, tandis que ceux des autres étaient crépus et laineux[16] ; différence qui provient principalement, sinon tout-à-fait, de ce que chez les uns l’atmosphère est humide et chez les autres sèche. Les hommes qui, suivant les connaissances peu étendues des anciens, recevaient les premiers rayons du soleil levant, sont appelés par Apulée Ariì et Étiopiens ; et par-là il veut certainement désigner certaines nations de l’Inde. Nous voyons souvent des figures de Buddha qui représentent cette divinité avec des cheveux frisés, et tels qu’il les avait sans doute naturellement.

Il est bien malheureux qu’on ait si long-temps négligé ce Silpi sástra, ou Collection des Traités sur les arts et métiers. Cette négligence est cause qu’on n’a plus que quelques fragmens de ce livre, qui devait contenir des instructions précieuses sur la teinture, la peinture et la métallurgie. Mais les travaux de la navette et de l’aiguille indiennes ont été généralement célébrés ; et il est très-probable que la belle mousseline n’a été appelée Sindon qu’à cause de la rivière près de laquelle on la tissait avec le plus de perfection. Le peuple de la Colchide s’était aussi rendu fameux par ce genre de manufacture ; et les Égyptiens l’étaient encore plus, ainsi que nous l’apprennent plusieurs passages de l’écriture, et sur-tout un beau chapitre d’Ézechiel, contenant, l’apperçu le plus authentique de l’ancien commerce, dont Tyr était le principal marché.

De temps immémorial les Indiens ont fabriqué la soie ; et cependant on en fait communément honneur aux habitans de la Serique ou du Tancùt, parmi lesquels il est assez vraisemblable que le mot Sèr, que les Grecs ont appliqué aux vers à soie, signifiait de l’or, comme il le signifie encore au Thibet.

Tout semble prouver que, dès les premiers âges du monde, les Indiens étaient aussi un peuple commerçant. Dans le premier de leurs livres sacrés, qu’ils prétendent leur avoir été révélé par Mena, il y a plusieurs millions d’années, on trouve un passage très-curieux sur l’intérêt de l’argent, sur la fixation de cet intérêt en différens cas, à l’exception de ceux où il y a risque de mer, exception que le bon sens approuve, et que le commerce exige absolument, mais que la jurisprudence anglaise n’a admise que depuis le régna de Charles Ier.

Les auteurs grecs nous apprennent que les Indiens étaient le plus sage des peuples ; et il est certain que leur morale est sublime. Ils ont conservé leur N’iti Sastra[17], ainsi que les fables de Vishnuserman, que nous appelons ridiculement les fables de Cilpay, et qui sont, sinon la plus ancienne, au moins la plus belle collection d’apologues qu’il y ait au monde. Dans le sixième siècle de l’ère chrétienne, ces fables furent traduites du sanscrit, par ordre de Buzerchumihr[18], qui, de premier médecin, devint visir du grand Anashirevan ; et elles ont passé sous divers noms dans plus de vingt langues. Leur titre original est Hitópadésa, c’est-à-dire Instruction amicale. Comme il est très-douteux qu’Ésope ait existé, je suis porté à croire que les premières fables morales qui parurent en Europe, venaient de l’Inde ou bien de l’Éthiopie[19].

Les Indiens se vantent de trois inventions, toutes trois vraiment, admirables. La première est l’art d’instruire par apologues ; la seconde, le calcul décimal, maintenant adopté par toutes les nations civilisées ; et la troisième le jeu des échecs, sur lequel ils ont quelques traités fort curieux : mais si les nombreux ouvrages qu’ils ont conservés sur la grammaire, la logique, la rhétorique, la musique, étaient traduits dans une langue généralement connue, on verrait, qu’ils ont bien d’autres droits au titre d’inventeurs. Leurs poésies légères sont agréables et élégantes ; leurs poèmes épiques pompeux et sublimés. Leurs Puranas contiennent une suite d’histoires mythologiques en vers blancs, depuis la création du monde jusqu’à la prétendue incarnation de Buddha. Leurs Vedas, autant qu’on peut en juger d’après l’abrégé intitulé Upanishat, sont remplis de grandes idées métaphysiques, et de magnifiques discours sur l’existence et les attributs de Dieu.

Le Chereca, le plus ancien livre de médecine des Indiens, est, dit-on, l’ouvrage de Siva ; car dans leur Triad, ils attribuent au moins un de leurs livres sacrés à chacune de leurs déités. Quant aux ouvrages composés, suivant les Indiens, par des hommes de leur nation, sur l’histoire et sur la géographie, ouvrages qui, à ce qu’on prétend, existent encore dans le royaume de Cachemire, il m’a été jusqu’à présent impossible de me les procurer. J’espère que leurs écrits sur l’astronomie et les mathématiques cesseront bientôt d’être un mystère. On les trouve facilement, et l’importance n’en peut être douteuse.

Les Indiens ont eu, dit-on, un philosophe dont les ouvrages contiennent un système de l’univers, fondé sur le principe de l’attraction et de la position centrale du soleil, et il fut nommé Yavan Achárya, parce qu’il voyagea dans l’Ionîe. Si cela est vrai, il peut avoir été un de ceux qui conversèrent avec Pythagore. Mais ce qui est bien certain, c’est qu’il existe un livre sanscrit sur l’astronomie ; intitulé Yavana Jatica, titre qui signifie la Secte Ionique. Il est également sûr que les noms des planètes et des étoiles zodiacales ; que les Arabes empruntèrent des Grecs, et que nous retrouvons dans les plus anciens livres de l’Inde, furent originairement inventés par la nation ingénieuse et hardie qui à peuple l’Inde et la Grèce, et que Denis de Carax caractérise de cette manière :

« Elle fut la première qui dompta le vaste Océan, et transporta des marchandises jusques sur des bords ignorés ; cette nation qui la première aussi observa les étoiles, connut leur marche, et leur donna des noms ».

Des observations rapides que je viens de faire et auxquelles on pourrait donner bien plus d’étendue, il résulte que les Indiens ont eu des relations très-anciennes avec les Perses, les Éthiopiens, les Égyptiens, les Phéniciens, les Grecs, les premiers habitans de l’Italie, les Scythes, les Celtes, les Chinois, les Japonois, les Péruviens ; et comme il n’y a point de raison de croire qu’ils soient issus d’aucun de ces peuples, ni qu’aucun de ces peuples soient issu d’eux, nous pouvons hardiment conclure qu’ils sont tous également sortis d’un autre pays. Je tâcherai de faire connaître dans les discours suivans quel peut être ce pays ; et j’ose me flatter que mes recherches et celles de mes collègues produiront plusieurs découvertes utiles, quoique le départ de celui[20] qui le premier a ouvert la précieuse mine de la littérature sanscrite, nous prive de bien de savans éclaircissemens sur le langage et les antiquités de l’Inde.


  1. Ces Recherches sont traduites de Sir William Jones, président de la Société établie à Calcutta, pour faire des recherches sur l’origine, les sciences et les arts des anciens peuples d’Asie.
  2. L’Analyse de l’ancienne Mythologie.
  3. Ce mot est irlandais.
  4. Ce mot est espagnol.
  5. Coutelas, ou couteau de chasse.
  6. Les Européens écrivent et prononcent Calcutta.
  7. Guzarate.
  8. Les Indiens donnant à la Chine le nom de China, et les Arabes celui de’Sin.
  9. Ce mot signifie lion semblable à l’homme.
  10. Bháshá.
  11. Sanscrit signifie synthétique ou composé.
  12. Les Vedas sont les livres sacrés des Indous.
  13. En 1785.
  14. Les Indiens les appellent les Avatàres.
  15. Hermès canis.
  16. Strabon ne pouvait, sans doute, parler que des habitans de la basse Éthiopie ; car, suivant divers voyageurs, les habitans de la haute Éthiopie, c’est-à-dire les Abyssins, avaient les cheveux longs et lisses.
  17. Les Anglais appellent les actes qui ont rapport à ces sortes de cas, contracts maritimes, et les Français les nomment contracts de grosse.
  18. Ce nom signifie Brillant comme le soleil.
  19. Les Grecs ont dit qu’Ésope était Phrigien ; et les Arabes prétendent qu’il était Abyssin.
  20. Mr. Charles Wilkins venait de s’embarquer pour l’Europe.