Deux Contes de fées pour les grandes personnes/La Pauton/CHAPITRE PREMIER

La bibliothèque libre.
Société Littéraire de France (p. 53-63).


CHAPITRE PREMIER


D’UNE VIEILLE NAINE
ET D’UNE JEUNE BEAUTÉ.


LA chaleur pèse sur les herbes, la plaine, le village, en nappes accablantes. La terre est sèche comme un gosier d’ivrogne et là-bas, au fond de la vallée, la Meurthe donne soif à ceux qui la regardent.

Une femme, sur le seuil de sa porte, crie : « Joséphine ! La soupe… » d’une voix aiguë qui perce l’air immobile. Les hommes, un à un, entrent au hameau ; ils portent sur l’épaule une pioche ou une bêche au bout desquelles, humble trophée, pend leur blouse. Ils marchent, respectueux des prés en fleurs, par le chemin qui rampe au long des murs de vigne et déjà ils se réjouissent de trouver leurs maisons fraîches et pleines de ténèbres comme des celliers.

Le curé passe, à pas prudents de myope, tenant son bréviaire tout près de ses yeux. Sa soutane soulève de minuscules nuages de poussière qui retombent sur les feuilles blanchies des pissenlits et sur celles des orties.

Puis, à l’ombre du lavoir, quelque chose remue, circonspect, attentif, et entre dans le soleil pour se chauffer, comme le font, sous des pierres, de petites bêtes affreuses et craintives.

C’est une naine. Une de ces créatures sordides et lamentables que l’on rencontre aux abords des villages et qui vivent sur les routes ou à l’abri des haies dans l’inquiétude des enfants méchants. Elle est vieille. La tête énorme semble aussi grosse que le corps ; la face aplatie est coupée par la bouche, qui s’ouvre en gueule de four ; le corps, fluet comme celui d’une gamine de huit ans, porte la charge d’un ventre devenu monstrueux sous la poussée d’une hernie. Mais rien n’est plus troublant que ses bras, ses jambes, ses pieds, à cause de leurs proportions exactes et réduites.

Elle se nomme Marie, et Hurteau du nom de son père (qui fut le père Christophe, ivrogne célèbre par toute la contrée, de Champigneules à Malzéville et jusqu’à Liverdun). Mais d’habitude on l’appelle « la pauton ».

Elle fait le tour du bassin et s’assied dans l’herbe, près d’une mince rigole. Elle attend. Elle redoute qu’il survienne quelqu’un ; elle épie et tourne de droite et de gauche sa tête pesante, grumeleuse comme une écorce de citrouille. Puis elle tire de sa poche son couteau, un morceau de pain, une gousse d’ail et se met à manger. Elle mâche lentement, avec une joie de bête, entière et sensuelle. Parfois elle se penche vers l’eau et en boit une gorgée dans le creux de sa main. Parmi les boutons d’or, sa robe fait une tache bleue.

Elle ouvre son livre de prières. Son doigt suit, sur les pages grasses, les mots qu’elle ne comprend pas ; elle les sait pleins d’amour et gros de menaces ; ils évoquent un paradis fastueux, pareil à une auberge toujours pourvue et un enfer où l’on brûle éternellement, sans parvenir à se consumer jamais. Elle marmonne : « Marie, Mère de Dieu, priez pour nous. » Sa voix est grave comme celle d’un homme. Elle parle haut, étant sourde.

Des paysans passent, qui retournent aux champs après la sieste. Quelques-uns, apercevant la vieille, lui crient bonjour. Un gamin lui jette une pomme verte. Elle riposte par un juron et continue de dire son chapelet.

Elle niche dans le haut du village avec son frère Charles, le forgeron. Mais c’est un mauvais forgeron, un forgeron sans clientèle, car il est toujours à la pêche. Il se soucie de sa sœur comme d’un goujon manqué, ne s’inquiète pas de savoir si elle a faim ou soif, pourvu qu’il ait la panse pleine, lui, et des sous pour faire ribotte. La Céline, une femelle chauve et qui fume le cigare, lui tient lieu de servante et d’épouse. Elle hait Marie. Elle tape sur la naine et, pendant des jours entiers, la prive de nourriture, la jette dehors, la nuit, parce qu’elle pue ferme aux époques de grande chaleur. Alors la pauton va se cacher dans les granges. Elle dérobe du pain, l’arrose comme elle peut, ou le trempe dans les eaux grasses des voisins.

Souvent elle entre à l’église. Elle y reste pendant des heures, le cerveau vide, les yeux fixés sur la lampe qui brûle éternellement, les doigts joints sous la bosse de son ventre. D’un mouvement régulier, elle balance son crâne comme font les bêtes en cage. Elle est demoiselle de la Congrégation.

Mais elle préfère le gros soleil à l’ombre sonore de la maison de Dieu. Elle aime à s’asseoir au bas des murs, sur les chemins, à tendre vers la chaleur la peau froide de ses mains. Alors la douceur de la vie coule en ondes tièdes dans ses veines. Des lézards la regardent, une mésange vient picorer les grains d’avoine du crottin. Il fait chaud et les enfants ne sortent pas.

Aujourd’hui la naine est joyeuse parce que Suzon va venir au village, chez son frère Jules, et Marie, pendant plusieurs jours, sera invitée. Elle pourra manger tant qu’elle aura faim, boire tant qu’elle aura soif et de belles pièces blanches se serreront bientôt les unes contre les autres au fond de son porte-monnaie. Et plus tard, en hiver, ce sera bon d’acheter chez Madame Hinzelin, la femme du facteur, des rondelles de saucisse et du fromage de cochon. C’est que Suzon est riche, aussi riche que Monsieur le Maire, plus riche peut-être, Monsieur Hinzelin le dit bien souvent. Elle envoie des sous à son frère, des robes à la grosse Catherine, des souliers pour les enfants. Il y a deux ans, elle leur a payé une vache. Tout le pays s’est rassemblé pour voir la bête qui avait des rubans aux cornes et s’appelait Philippine.

Suzon ne vient jamais en hiver, ni au printemps. C’est alors qu’elle travaille à Paris pour gagner sa vie. Mais souvent l’été la ramène, par des journées comme celle-ci. Le Jules va à la gare avec sa carriole et on les voit revenir de loin, quand ils sont encore en bas de la côte : Suzon dans sa robe claire, Monsieur Paul, ou le Commandant, ou Monsieur le Baron, ça dépend des années ; et puis le Jules qui marche devant, à côté de sa jument.

La naine épie la route qui file jusqu’à la ville, entre ses deux rangées de pommiers.

L’après-midi bourdonne. Des filles s’en vont par les champs portant des paniers d’où sortent les goulots des bouteilles. Et toujours l’une ou l’autre lui crie quelque sottise : « Eh ! Pauton, c’est-y ton amoureux que tu guettes à c’t’heure ? » Ou bien : « Te v’là faite comme une reine aujourd’hui ; c’est-y pour le Commandant ? » Ou bien : « Méfie-toi de la Céline, qu’elle t’enferme pas chez vous, pour les quatre heures. » Et cette grande hardie de Nanette, après avoir dit des mots que la vieille ne comprend pas, trousse sa jupe et montre son derrière.

Et puis c’est l’heure du Hinzelin qui va porter le journal au café ; l’heure de Monsieur le Curé, pour le catéchisme ; l’heure des cloches… « Marie, pleine de grâces, priez pour nous. »

« La voilà ».

La pauton pousse un grognement, se lève, la face fendue par un sourire. Elle n’a pas vu la voiture qui montait et que voici, maintenant, au premier détour, toute criante sur ses deux roues, toute cahotante, toute chargée, avec Suzon sous un parasol et Monsieur Paul, celui de l’année dernière, celui qui aime à rire…

On hisse la naine sur une malle. On traverse tout le village. On s’arrête devant la maison du Jules. On entre.

La grosse Catherine a déjà tout préparé : la miche de pain, le fromage, les verres, la bouteille. Mais d’abord on s’embrasse largement, et Monsieur Paul tend sa main fine que chacun serre discrètement, après s’être essuyé les pattes au tablier ou au pantalon.

Spacieuse et bonne salle, pleine de richesses, avec ses casseroles d’or rouge, son fourneau où mijote une viande, sa pendule au ventre sonore et son pétrin luisant ! Au fond, l’escalier qui grimpe à l’étage, et là, à côté, la chambre du ménage, la chambre des parents, des grands-parents, la vieille chambre où rien ne change jamais, toute parfumée des odeurs de cuisine.

Tous, ils trinquent et boivent leur verre de vin blanc d’un seul trait. Ils se regardent et sourient et ne disent pas grand chose. C’est plus tard qu’on parle. Mais d’abord on se tait. On bourre sa pipe. On roule des cigarettes.

Suzon se retrouve, se rappelle les vieux temps, quand elle était petite fille. Et, debout, sur le seuil, elle inspecte la cour bien ordonnée avec son tas de fumier dans un coin, la charrette qui pointe ses bras maigres vers le ciel, dans un autre, la croupe blanche de la vache Philippine qu’on voit par la porte ouverte de l’étable.

Dans un angle de la salle où l’ombre est plus épaisse, la pauton tient des deux mains son verre plein, le sirote lentement, gravement, avec économie, et contemple Suzon qui, toute étincelante et blanche dans le cadre de lumière, ressemble à une Sainte Vierge familière et magnifique.