Deux amies/1-07
VII
L’hiver suivant, elles accompagnèrent leurs mères dans quelques salons, — les salons aimables où l’on s’amuse encore comme au temps passé et où les jeunes filles ont implanté la mode charmante des « bals blancs ».
C’était chez la maréchale d’Ancre, — cette spirituelle marieuse qui s’est résignée à vieillir et aime à s’entourer de figures rieuses et de robes de mousseline, comme si elle cherchait à revivre en arrière, à renouer l’écheveau brisé des souvenirs de sa jeunesse ; chez la petite baronne de Millemont, une adorable étourdie qui bavarde sans cesse comme un oiseau chante et ne se ferait pas longtemps prier pour jouer à nouveau à la poupée, et chez Mlle de Hautecloche, une chanoinesse — la dernière vraie peut-être — qui malgré son air majestueux de portrait familial et ses relations avec tous les évêques du monde, donne volontiers à danser et n’a nullement renoncé aux plaisirs profanes et aux fredons de Johann Strauss.
Eva avait un grand succès dans toutes les maisons où on la conduisait.
Elle valsait admirablement — surtout le « racket » — la valse qu’on traîne comme pris de vertige, cette danse sensuelle faite de frôlements prolongés, de paresses lasses suivies d’emballements éperdus. Elle était l’homme toujours et son corps onduleux se pliait au rythme des violons, s’enlaçait étroitement au corps de la danseuse qu’elle soutenait de ses bras nerveux, qu’elle emportait comme en un tourbillon irrésistible. Les plis de leurs robes se confondaient en quelque chose de vague qui flottait légèrement, comme un pavillon de satin gonflé par le vent.
Et avec son instinct mauvais, sa science des nervosités féminines, Mlle Moïnoff les essayait toutes comme des instruments. Elle devinait aussitôt à leur manière de valser, au contact de leurs genoux, à l’espèce de pâmoison qui fermait à demi leurs yeux noyés de langueur, qui précipitait les battements du cœur et durcissait la gorge, ce qu’elles valaient, ce qu’il y aurait à tenter, quand brisées de fatigue, chaudes encore de cette course folle, elles viendraient s’asseoir sur un fauteuil écarté dans l’ombre et jaser derrière leurs éventails éployés. Celles-là, soit les vicieuses comme elle, dont en une poignée de main prolongée elle avait senti sous le gant les ongles soigneusement rognés, soit les ignorantes dont les sens s’éveillaient, Eva ne les lâchait point, les étourdissait de déclarations passionnées, les domptait par des promesses, par des paroles détraquantes, jusqu’à ce qu’elle eût obtenu un rendez-vous et qu’elle eût ébauché une intrigue amoureuse.
Ce jeu la délectait. Jeanne ne suffisait plus à satisfaire son être assoiffé de jouissances et elle la trompait cavalièrement, mais avec mille précautions, des cachotteries adroites, une hypocrisie raffinée de fille qui mène de front plusieurs bonnes fortunes.
Mlle Moïnoff avait l’audace de son rôle. Serrée dans sa jaquette de drap, avec un petit col droit, une robe simple de cheviotte rayée, tour à tour elle s’agenouillait dans une chapelle de la Madeleine, ou faisait les cent pas au marché aux fleurs, ou même louait un cabinet particulier de restaurant, une chambre d’hôtel garni. Cependant, après ces escapades, elle revenait plus tendre, plus désirante, se jeter aux pieds de Jeanne, comme, au lendemain d’une amourette de rencontre, on retourne à la maîtresse préférée, tout heureux de savourer les caresses habituelles. Et elle exigeait de son amie une fidélité absolue, ainsi qu’au couvent.
Un article, qu’elle lut à cette époque dans une gazette galante, — article musqué et prétentieux où l’on élaborait un projet de club féminin, — ouvrit des horizons nouveaux à l’imagination démente de Mlle Moïnoff.
Pourquoi ne réaliserait-elle pas ce projet ? Pourquoi ne fonderait-elle pas avec Mlle de Luxille et avec ses autres amies, — toutes celles qu’elle avait marquées de son baiser comme les ouailles d’un troupeau, — une franc-maçonnerie secrète dont elle serait la présidente ?
Elles étaient riches, gâtées par leurs parents, qui leur donnaient autant d’argent qu’elles en désiraient. En s’alliant et se cotisant entre elles, il leur serait donc facile de réunir les fonds nécessaires pour louer un petit hôtel dans quelque quartier perdu et le meubler délicieusement comme un nid d’amoureux ou un intérieur de cocotte sérieuse. Et la vision des grandes débauches païennes, des temples de Lesbos, où, dans le parfum des myrtes, les prêtresses se pâmaient accouplées comme les colombes symboliques d’Aphrodite ; — tous les souvenirs incohérents ramassés dans les lectures hâtives des livres malsains qu’on dévore en les refermant au moindre bruit, en relisant des pages, en rêvassant entre certains chapitres, brûlaient son cerveau malade comme une flambée de bois résineux qu’avive un vent furieux…