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Deux amies/2-04

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Victor-Havard (p. 111-118).
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IV

M. de Tillenay était au courant de tout ce qui se passait chez la cousine. Et il s’épouvantait de cette intimité croissante, des préférences bien nettes que témoignait la vieille demoiselle. Les visites fréquentes des Thiaucourt, les soins, les tendresses dont ils entouraient leur parente, le mettaient de méchante humeur.

Toute la fortune s’en irait de ce côté. Il eût fallu être idiot pour ne pas le pressentir. Et Stanislas croyait déjà être là-bas, dans la maison, devenue silencieuse et triste, quand le notaire déplierait le testament et lirait les dernières volontés de la morte aux membres de la famille.

D’avance il en connaissait le sens. Mlle Eudoxie de Souville léguait ce qu’elle possédait au filleul que ces intrigants avaient poussé dans ses jupes, qu’elle s’était accoutumée à adorer, à choyer. Et ils n’auraient alors — lui et Jeanne — qu’à se retirer les mains vides, frustrés de l’héritage espéré.

Cependant la cousine pouvait vivre encore longtemps. M. de Tillenay n’était pas disposé à abandonner ainsi sa part aux autres sans se débattre, sans lutter de toutes les façons et jusqu’au dénouement. Mais avec quelles armes combattrait-il l’influence acquise par cette petite bourgeoise et son baby rieur ?

Ah ! s’ils avaient eu un enfant, eux aussi, comme ces Thiaucourt ! Un enfant frêle, à la jolie figure poupine, dont les cheveux passent ainsi que des floches de soie légères sous les dentelles du béguin, dont les lèvres balbutient d’incertaines syllabes. Comme ils eussent, à leur tour, supplié la cousine de venir, d’être la marraine de celui-là puisqu’elle l’était de l’autre ! Que de prétextes ils eussent allégués pour la faire jouer à la maman, pour lui confier le petit être inconscient du rôle odieux que lui imposaient ses parents ! On se serait rapproché. On l’eût attirée, retenue et peu à peu emmaillée comme une mouche dans les fils d’une toile d’araignée.

Jeanne s’était d’abord rebellée. Elle avait peur d’accoucher et ne se découvrait au cœur aucun goût pour la maternité. Il lui déplaisait de s’imaginer qu’elle ne pourrait plus monter à cheval, qu’il faudrait éviter toutes les excitations, se soigner perpétuellement, dissimuler sa grossesse en des toilettes flottantes. Les enfants l’ennuyaient comme des objets encombrants et incommodes. Et elle eût volontiers répété à Stanislas la boutade pimentée de cette actrice du dernier siècle qui répondait à un abbé de ruelle :

— Les enfants n’ont jamais donné de plaisir aux parents que neuf mois avant leur naissance !

Ensuite elle se prêta aux désirs de son mari. L’intérêt — le miroitement de l’héritage — dominaient ses appréhensions. Ils eurent l’un pour l’autre un regain factice de passion. Ils s’épuisèrent vainement à chercher leur jeunesse, leurs forces précocement abolies. L’inanité de leurs efforts les irritait, les accablait.

Quel philtre, en effet, eût été assez vivace et puissant pour ressusciter ces deux êtres atrophiés et inféconds ? L’homme débile que, durant toute l’enfance, des domestiques roulaient pelotonné dans une petite voiture, qui s’était virilisé tardivement, entouré de médecins et ranimé par des traitements énergiques et des bains de sang. La femme éreintée par ses habitudes de débauche, plus vieille que son âge avec ses traits tirés, ses yeux que balafraient des cernures profondes, ses hanches maigres sur lesquelles la peau se plissait comme du satin qui a été mouillé.

Et ils se reprochaient mutuellement cette stérilité incurable qui entravait leurs projets. Ils se renvoyaient des injures grossières, des mots de carrefour qui soulageaient leur dépit amer. Chaque mois, M. de Tillenay et sa femme attendaient le résultat souhaité, comptaient les dates, se réjouissaient d’un retard, espéraient se tromper, goûtant, durant quelques jours, un peu d’accalmie, se reposant en une trêve peureuse au bout de laquelle recommençait ce travail décevant de Sisyphe.

Jeanne s’entêtait maintenant, empêchait son mari de se dérober, le rappelait quand il demandait grâce, surmontait son dégoût pour l’achever, pour l’obliger à avouer humblement sa défaite. C’était là sa revanche, une revanche facile et ironique qui exaspérait M. de Tillenay car la jeune femme ne lui ménageait alors aucun sarcasme, aucune humiliation.

Il l’avait insultée, rudoyée, blessée dans son orgueil de femme, traitée comme une fille de trottoir que le labeur d’amour a usée autant qu’une guitare de chanteuse errante. Elle lui rendait ses soufflets d’une main lourde qui marquait les joues. En vérité, elle lui conseillait de se plaindre, d’élever la voix, lui qui n’avait seulement pas la force de faire un enfant à sa femme et qu’une chiquenaude abattait. La cousine Eudoxie n’aurait pas souvent l’occasion de se déranger pour des baptêmes, et les Thiaucourt pouvaient attendre tranquillement l’héritage !

Jeanne s’échauffait en parlant, finissait par crier et sangloter, accusant son mari de l’avoir trompée, faisant un tableau lamentable de son existence à côté, de ce qu’elle appelait le « ratage » de sa vie. Et M. de Tillenay ne lui répliquait pas, laissait ses larmes se sécher, la crise se terminer, avec une philosophie paresseuse de forçat qui a renoncé à s’évader de son bagne.

Eva Moïnoff vivait trop auprès d’eux pour ne pas remarquer ces orages continuels. Elle voulut en connaître la cause et essaya d’interroger son amie. Mme de Tillenay lui fit des réponses évasives, mettant une sorte de pudeur à ne pas révéler ces secrets d’alcôve à Eva et craignant surtout que celle-ci n’y trouvât le sujet de mordantes railleries. Mais la jeune fille insista tellement, revint si souvent à la charge, l’enveloppa de tant de câlineries rusées que Jeanne s’épancha dans ses bras avec une entière confiance.

Tous les torts étaient du côté de M. de Tillenay. Elle se donnait nécessairement le beau rôle dans son aventure équivoque. Son mari se conduisait avec elle comme un malhonnête homme. Il avait violé ses promesses. Il l’obligeait à subir ces semblants d’amour qui l’énervaient et la froissaient. Il expérimentait ses forces sur elle.

Jeanne n’ajoutait pas qu’elle avait accepté d’être la complice, l’interprète principale de cette bouffonnerie ridicule, qu’après avoir été l’instrument docile de son mari, elle l’avait à son tour retenu, ramené, rivé sur l’oreiller, et qu’elle tenait autant que lui à l’héritage de la cousine Eudoxie.

Eva la regarda avec un mauvais sourire.

— Tu n’aurais pas dû supporter cela, ma chère ! lui dit-elle froidement.

Cette phrase brève était comme l’écho de la désillusion qui refluait de sa tête à son cœur, un de ces reproches polis et glacés qui précèdent une rupture lorsque l’amant ne peut plus douter des défaillances de sa maîtresse et, à moitié guéri, s’aperçoit qu’elle est changée, qu’elle n’est plus aussi jolie, plus aussi tendre qu’autrefois et compare au présent les belles années enfuies, le temps où on l’adorait, où l’on eût tenté les plus folles folies pour lui baiser seulement les cheveux de la nuque…