Deux amies/2-05
V
Il eût été impossible maintenant à Eva Moïnoff d’oublier cette nausée de dégoût brusque qu’avait soulevée en elle la conduite de son amie. Elle n’était plus jalouse mais lassée, désenchantée, impatiente d’en finir et de chercher ailleurs ce qu’elle n’avait pas trouvé dans sa liaison si longue avec Jeanne. Elle espaça ses visites, passa des semaines sans revenir, ne répondit pas aux lettres continuelles de Mme de Tillenay. Elle lui marchanda d’abord ses caresses, l’énervant à plaisir et ta tourmentant de ses exigences fantasques, puis elle l’en sevra complètement, prête, si elle s’était rebellée, à lui dire la phrase toujours pareille des séparations voulues :
— Tu ne m’aimes donc que pour cela !
Jeanne, dans la préoccupation perpétuelle de son idée fixe d’héritage, ne s’en aperçut pas aussitôt et lorsque ses yeux se dessillèrent, lorsqu’elle vit à ne pas douter qu’Eva s’éloignait et avait assez d’elle, elle eut un grand déchirement, une souffrance qui bouleversa tout son être. Elle s’était accoutumée à cette existence jouisseuse et jamais ne se serait imaginé que cela pourrait avoir une fin, qu’il faudrait y renoncer, se contenter des semblants d’amour que lui offrait son mari.
Son orgueil de femme prit cependant le dessus de la douleur morne qui lui cuisait et elle n’essaya pas de retenir celle qui s’en allait. Elle surprit Eva par son indifférence affectée. Mais si ses lèvres demeuraient muettes et glacées, si ses yeux ne se mouillaient pas de larmes, il n’en était pas de même de son cerveau et de son cœur. Toutes les rancunes, tout le fiel s’y amassaient, s’y condensaient. Et elle reporta contre Stanislas la colère rageuse, le dépit qui l’ulcéraient.
N’était-il pas la cause première de cette brouille sans appel ? N’avait-il pas exaspéré la jalousie d’Eva par ses prétentions surannées ? N’aurait-il pas dû garder son rôle effacé d’être neutre et ne pas encombrer de sa présence l’alcôve conjugale ?
Jeanne ne se rappelait même plus qu’elle avait obligé son mari à se départir de sa réserve habituelle, qu’elle l’avait attiré et retenu volontairement dans ses bras. Et bien qu’il fût absolument innocent, elle le rendit responsable des caprices de Mlle Moïnoff. Dès lors, à l’étonnement de M. de Tillenay, qui ne s’expliquait pas cette métamorphose brusque, la camarade aimable qu’elle était fit place à une créature arrogante, irritable, nerveuse.
Stanislas ne la reconnaissait plus.
Elle geignait continuellement, donnait des ordres contradictoires, avait des fantaisies de convalescente qui ne parvient pas à se décider, dérangeait les habitudes de M. de Tillenay, invitait les gens qu’il abhorrait.
Les domestiques rudoyés s’en allaient au bout d’un mois. La maison avait un aspect d’hôtel meublé. Puis des scènes interminables finissant par des crises de nerfs, des bouderies d’une semaine durant lesquelles elle ne desserrait pas les dents et refusait de se lever. Elle l’exaspérait. Il ne pouvait sortir une heure sans qu’elle se lamentât et l’accusât de galvauder leur fortune et d’entretenir dix maîtresses. Elle le blessait dans son amour-propre en lui demandant ensuite d’ironiques pardons qui l’accablaient plus cruellement que des reproches. Comment était-elle assez bête pour le soupçonner ? Quelle femme eût accepté un tel fantoche, qui n’avait même pas le courage et la force de s’attarder dans l’alcôve conjugale ?
Cette guerre sourde dégénéra en de tels abus qu’un jour M. de Tillenay, poussé à bout, perdit la tête et, comme un dompteur de ménagerie, roua de coups de cravache le corps frêle de sa femme. Elle hurlait, demandant grâce, se tordant sur le tapis ; mais inflexible, il la fouetta jusqu’à ce que son bras engourdi n’eût plus la force de frapper.
Cet acte de mâle, cette brutalité inattendue retourna Jeanne. Elle devint soumise comme un caniche, jusqu’à l’humilité et éprouva presque de l’affection pour son mari. Eva d’ailleurs, que M. de Tillenay avait suppliée, revenait sur sa décision cruelle, revoyait son amie, moins souvent qu’autrefois, il est vrai, mais cela n’était-il pas préférable à une séparation absolue ? Stanislas, fatigué par ces orages passagers, reprit son existence inutile et paresseuse. Ils avaient renoncé tout à fait à avoir un enfant, et faisaient à nouveau chambre à part, comme le voulait Mlle Moïnoff.
Cependant ni l’un ni l’autre n’abandonnaient leur aiguillon premier, la tentation d’héritage, qui les bourrelait. Ils modifièrent seulement leur plan. Puisqu’il leur était si malaisé de combattre par un autre poupon vagissant et querelleur l’influence de l’enfant, ils détruiraient en tout cas le crédit de la mère et la rendraient odieuse à Mlle de Souville. Il s’agissait de l’attirer, de la détraquer, de la corrompre peu à peu, de lui infiltrer leur vice morbide, de jeter en pâture cette innocence trop bien conservée à quelque cajoleuse de la force d’Eva. On s’arrangerait ensuite pour apprendre habilement la chose à la vieille cousine, pour lui faire toucher la plaie du doigt.
M. Thiaucourt en mourrait peut-être. C’était un ménage excellent, enviable, qui se lézarderait, qui s’effondrerait lamentablement dans un drame noir, ensevelissant trois êtres qui s’adoraient. Qu’importaient ces considérations sentimentales à Jeanne et à son mari, du moment que ces gens-là les gênaient, qu’ils se dressaient entre eux et les maigres sacs d’écus de Mlle de Souville. Une pervertie de plus ou de moins. Un honnête homme malheureux. Un enfant abandonné. Cela devait-il peser dans la balance ? Avait-on le loisir de s’arrêter à des détails intimes aussi vulgaires, aussi insignifiants ?
Et ils n’hésitèrent pas une demi-seconde à mettre leur plan coupable à exécution.