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Deux amies/4-05

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Victor-Havard (p. 242-245).
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V

Une vraie dînette d’amoureux devant un grand feu de bûches qui flambe et pétille dans la chambre tendue de peluche feuille-morte où personne ne les dérangera. Elles se sont déshabillées très vite en arrivant et elles ont des peignoirs pareils tout fanfreluchés de dentelles.

Quel joli cadre pour s’aimer, pour chercher le meilleur de la vie que cette pièce chaude où flotte une odeur de violette, où les glaces reflètent des groupes lascifs de Clodion, où le lit qu’enveloppent des draperies de vieilles étoffes pâles est large et bas comme un divan, où les pieds s’enfoncent dans une épaisse peau d’ours, où sur un guéridon japonais un souper exquis de gourmandes est servi dans des assiettes de la famille rose !

Et les bouchons de champagne sautent au plafond et bien qu’il n’y ait qu’une coupe pour elles deux, elles commencent à être un peu grises, à se regarder avec des yeux allumés, à caqueter comme une paire de petites perruches bavardes.

Les heures sonnent tout doucement à un cartel allégorique qui est suspendu à côté de la glace, mais Mme de Tillenay ne les compte pas. Son mari est encore à la campagne. Elle ne rentrera que demain ou après-demain, ou jamais, si Suzette le lui ordonne. L’actrice s’est assise à ses pieds dans une pose câline.

— Alors tu m’aimes un peu, beaucoup, passionnément ? dit-elle.

— Passionnément, répond Jeanne. Il me semble que je rêve, tant je suis heureuse… C’est toi, mon amour, qui es là, ce sont tes cheveux que je frôle de mes mains, tes lèvres que j’embrasse… Que tu es blonde, que tu es belle, petite chérie, ton oreille rose donne envie de dire des folies et ta bouche mignonne de les faire…

— Eh bien, ne sommes-nous pas ici pour en faire et en faire encore ?

Jeanne l’a déjà entraînée vers le lit large et bas, et les peignoirs d’abord, puis la chemise de dentelle s’en vont rejoindre les mules abandonnées sur le tapis. Et elles rient de se voir toutes nues comme des statuettes grêles de Tanagra dans la lumière rose des bougies.

— Veux-tu que je les souffle ? demande Suzette Rivière d’un air moqueur comme si elle ne devinait pas le charme puissant qui émane de sa nudité fraîche ressortant ainsi en pleine clarté avec ses fossettes grasses, ses replis, ses ombres blondes sur le couvre-pied de satin noir qui monte jusqu’aux oreilles.

— Oh non ! oh non ! dit Mme de Tillenay en la retenant, ce ne serait plus la même chose !

Et les heures douces continuent à sonner perdues dans une rumeur sourde de baisers et de paroles soupirantes qui s’arrêtent, qui reprennent et cessent enfin très tard quand depuis longtemps les bougies se sont consumées jusqu’aux bobèches, quand dans la rue réveillée passent des voitures.