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Deux poëmes couronnés/01/18

La bibliothèque libre.
P.-G. Delisle (p. 171-178).


XVIII

L’HIVER

 Emportés par le vent, de grands nuages sombres
Sur la cime des bois traînent sans bruit leurs ombres ;
Le ciel est dépouillé de sa robe d’azur.
Le fleuve en gémissant roule un flot plus obscur.
C’est novembre qui vient. Et la blanche gelée
Sous ses baisers de glace a flétri la feuillée ;

Et d’un cercle d’argent parsemé de cristaux
Elle a partout orné la rive des ruisseaux.
Les bois ne sont plus verts, mais ils charment encore
Par le feuillage sec, léger, multicolore,
Qui couvre leur sommet d’un voile diapré :
Près du sombre sapin c’est l’érable empourpré ;
Le hêtre de safran près du tilleul verdâtre.
Et près du blanc bouleau, le platane rougeâtre :
Les brises au hasard confondent ces couleurs
Et le soleil y joint de subtiles lueurs.
La forêt n’entend plus d’amoureux babillages,
Et les petits oiseaux vers de plus doux rivages
Sont allés du printemps attendre le retour.
Bien hâtive est la nuit, et bien tardif le jour !
C’est la saison des vents, l’époque des tempêtes :
Des flots impétueux vibrent les blanches crêtes ;
Les brises de la nuit ne se taisent jamais :
Sur les bords de la mer les brouillards sont épais.


 À l’aspect menaçant de l’hiver qui s’avance,
Cartier voit s’envoler une douce espérance,
L’espérance d’aller vers son roi promptement
Lui dire ses succès, lui révéler comment
La France avait acquis avec bonheur et gloire,
Par-delà l’océan un vaste territoire.
Il n’ose point voguer sur ces flots orageux
Que soulèvent toujours des vents impétueux ;
Il craint pour ses vaisseaux un terrible naufrage ;
Aux rigueurs de l’hiver qui règne en cette plage
Ne sont pas endurcis ses vaillants matelots.
Déjà les Indiens n’osent dans leurs canots
Mépriser les dangers des ondes en furie.
Dans cette angoisse amère il s’agenouille et prie.

 Près de Stadaconé, dans un vallon charmant,
Une rivière au fleuve unit son flot dormant,

Au bateau fatigué son étroite embouchure
Offre contre l’orage une retraite sûre :
Là déjà sont entrés les deux plus grands vaisseaux.
Bientôt l’Émérillon vient sur les mêmes eaux
Pour attendre, captif, la saison printanière.
Devant lui sur le fleuve une étrange barrière
S’est élevée un jour ; mais à Stadaconé
Une brise fidèle enfin l’a ramené.

 Cependant le héros n’est pas sans quelque crainte.
Les sauvages souvent agissent avec feinte ;
On ne voit de leur cœur jamais que la moitié ;
Ils vendent chèrement leur changeante amitié.
Pour se mettre à l’abri de leur perfide atteinte
Cartier fait aussitôt élever une enceinte.
Et pendant plusieurs jours les marins soucieux,
Pour élever ce fort plantent d’énormes pieux

Auprès de leurs vaisseaux, dans la terre durcie :
Par ces travaux prudents leur crainte est adoucie.

 Du haut de leur rocher les sauvages surpris
Considèrent d’abord d’un œil plein de mépris
Ces travaux menaçants que les Pâles-Visages,
Sans leur consentement, élèvent sur leurs plages.
Mais vers Donnacona vient un vieillard rusé :
— « Agouhanna, dit-il, les Blancs ont abusé
« De ta bonté trop grande et de ta complaisance.
« Nous les avons ici reçus sans défiance,
« Croyant que vers nous tous ils venaient en amis.
« Ne les redoutant pas, nous leur avions promis
« D’être toujours pour eux des alliés fidèles.
« Aujourd’hui, les vois-tu, par des ruses nouvelles,
« Devant nos propres yeux, et certes ! sans motifs,
« Travailler ardemment à nous faire captifs,

« Nous les libres enfants de cette libre terre ?
« Maintenant leurs projets ne sont plus un mystère.
« Mais d’ici ces guerriers ne peuvent plus partir.
« C*est à nous, chef vaillant, de les anéantir ! »
— « Je vois, répond le chef d’une voix indignée,
« Que de ces hommes fiers ma race est dédaignée ;
« Mais nous nous vengerons ! Dissimulons pourtant,
« Et portons devant eux un visage content.
« Lorsque l’hiver partout tendra ses molles neiges,
« Nous pourrons aisément les prendre dans leurs pièges.
« Pour les combattre alors nous nous lèverons tous,
« Et les guerriers voisins viendront s’unir à nous. »

 Le ciel est nébuleux : déjà l’hiver arrive.
Les arbres dépouillés de leur parure vive
Agitent dans les airs leurs rameaux longs et nus ;
Sur les ailes du vent des brouillards sont venus ;

Et le gazon flétri, les feuilles desséchées
Que des pâles forêts la brise a détachées,
Sous un voile d’argent se sont ensevelis.
Les nuages obscurs roulent leurs noirs replis
D’où s’échappent souvent la bise et la tempête,
Quelquefois le soleil dans les eaux se reflète
Mais son orbe frileux ne les enflamme pas.
Sur les rives du fleuve, avec un sourd fracas
S’en viennent s’échouer d’immenses bancs de glace.
Nul imprudent oiseau ne vole dans l’espace.

 Souvent le ciel chargé de nuages épais,
Comme un homme qui porte un trop pénible faix,
Semble fléchir soudain. Le vent souffle avec rage ;
Nul éclair flamboyant n’illumine la plage ;
Le tonnerre endormi ne se réveille plus ;
Mais des bruits longs et sourds, des sifflements aigus,

Dans l’air, dans les forêts se font alors entendre ;
Et sur leurs bords glacés les flots viennent s’étendre ;
Et les arbres tordus craquent lugubrement ;
Et sur le front des bois passent rapidement
Les tourbillons serrés d’une neige mouvante :
Et tout ce qui respire est saisi d’épouvante,
Car l’œil ne perce plus ce voile froid, blafard
Dont les replis épais tombent de toute part !
Et pendant plusieurs jours la neige s’amoncelle !
Et quand après longtemps le soleil étincelle,
Une couche éclatante a recouvert le sol ;
Un nuage vermeil dans le ciel prend son vol ;
Les sapins sont courbés sous les guirlandes blanches
Dont la neige a couvert leurs gigantesques branches ;
Et l’agile Indien dans la forêt poursuit
Le renard affamé qui laisse son réduit.