Deux types de femmes de l’autre siècle - Mme Du Deffand - Mme Roland

La bibliothèque libre.
Deux types de femmes de l’autre siècle - Mme Du Deffand - Mme Roland
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 92 (p. 256-273).
DEUX TYPES DE FEMMES


DE L’AUTRE SIÈCLE




Mme DU DEFFAND — Mme ROLAND




On se trompe quand on parle de l’esprit du xviiie siècle comme d’une chose unique, ayant une réalité définie et son essence propre. Plus on y regarde de près, plus il devient manifeste qu’il s’y mêle bien des nuances de sentiment et même des oppositions d’idée qu’on ne saurait confondre sous un nom identique. J’y distingue surtout deux tendances marquées jusqu’à la contradiction, qui viennent se résumer tout naturellement dans le nom de deux femmes célèbres, et dont le rapprochement pourrait donner matière à un intéressant contraste. Je veux parler de Mme Du Deffand et de Mme Roland. Dans l’une se reflète l’image d’une société cultivée jusqu’au raffinement, avec son charme frivole jusqu’à une sorte de perversité, et aussi avec ses aridités et ses pauvretés de cœur, épuisant toutes les distractions et les plaisirs de l’esprit sans y trouver un instant de vrai bonheur. L’autre nous représente au vif ce siècle dans ce qu’il eut de meilleur et de plus grand, avec ses aspirations confuses gâtées par la déclamation, ses générosités d’enthousiasme mêlées aux plus étranges défaillances, dans la flamme et le feu de ses orageuses chimères. Je voudrais retracer en une sorte de parallèle ce double type qui exprime dans ses principales diversités une civilisation si complexe. Mieux que les plus savantes analyses, ce simple rapprochement fera saisir la différence profonde de ces deux aspects, de ces deux momens d’une société, trop souvent confondus dans la même appréciation, anathème ou apothéose selon les partis. == I. ==

Par un seul point de leur destinée, ces deux femmes se ressemblent. Elles ont été, chacune à son heure, les souveraines de l’esprit français. De quel prix cette royauté a été payée par Mme Roland et comme ce règne fut court, nous le savons ; mais en revanche comme ce triomphe éphémère fut brillant ! Si ces journées de popularité passèrent vite, quelles ivresses elles avaient apportées ! Plus calme et plus tempéré a été le rôle de Mme Du Deffand. Sa souveraineté s’étend sur un plus grand espace du siècle, mais c’est avec un bien moindre éclat.

L’instrument de cette double royauté, ce fut pour l’une et pour l’autre l’opinion, un pouvoir nouveau, pressenti et marqué déjà d’un trait vif par Pascal, mais dont l’avènement date du xviiie siècle, et qui naît dans la décomposition de tous les autres. Les historiens de ce siècle ont signalé les circonstances politiques et sociales qui favorisèrent en France le développement de ce pouvoir : la désorganisation des institutions, dont aucune ne garde cette foi en elle-même, principe unique de la stabilité ; la contradiction scandaleuse d’une monarchie absolue dans ses formes et dénuée de tout prestige, ne se prouvant plus à elle-même l’étendue de son autorité que par ses caprices ou par ses excès, usant sa puissance légale et, ce qui est plus grave, son autorité morale dans des alternatives d’arbitraire et de faiblesse. Ajoutez-y une aristocratie spirituelle et corrompue, héroïque encore à Fontenoy et sachant mourir quand il le fallait, mais ne sachant pas bien vivre, incapable de tourner au bien public ses loisirs ou ses richesses, la première à lancer l’épigramme sur les institutions auxquelles son existence est liée, applaudissant à toutes les entreprises de l’esprit nouveau par lequel elle va périr. Qu’y a-t-il encore pour soutenir ce chancelant édifice de l’ancien régime ? Des parlemens donnant l’exemple d’une opposition qui eût été fructueuse, si elle se fût rattachée à des principes, et qui fut stérile comme toute opposition sans idée de gouvernement et sans programme, — enfin une église mondaine, ayant comme une mauvaise honte du dogme, sécularisant de plus en plus son enseignement, faisant de la prédication un art tout laïque où le christianisme ne fait plus guère que la figure d’un système de philosophie morale. Partout se marque cet affaiblissement, cet affaissement des pouvoirs réguliers, auxquels on ne croit plus, et qui donnent le triste exemple de ne plus croire à eux-mêmes. Comme il n’y a plus de foi politique ni religieuse à laquelle se soumettent les raisons, chacun s’affranchit et s’habitue insensiblement à se faire juge de toutes choses. Ainsi se forme tout naturellement, dans le déclin des institutions politiques, une puissance jusque-là inconnue qui, née de leur ruine, se fortifie de leur faiblesse, et qui, n’étant ni définie ni constituée régulièrement, échappe aux prises de la force. Insaisissable par sa mobilité, par sa dispersion, par ses fuites habiles, irrésistible par sa ténacité mobile, par sa légère universalité, trop peu consistante pour être attaquée de front par les pouvoirs établis, elle n’en offre pas moins à la critique un point d’appui suffisant pour renverser un monde.

L’opinion, c’est l’élite de la société d’alors suivant avec curiosité le développement des événemens ou des idées, et donnant tout haut son avis dans les conversations des salons ou dans les saillies du pamphlet, applaudissant aux bons endroits de la pièce, sifflant aux mauvais. C’est le public choisi des premières loges, en attendant que le public du parterre s’en mêle à son tour, et qu’un beau jour il lui prenne fantaisie de monter sur la scène et de remplacer les acteurs.

Pendant plus de trente années, la marquise Du Deffand représenta une de ces souverainetés de l’opinion qui se déterminent par l’accord d’une personne privilégiée avec une société. Il y avait en effet comme une harmonie préétablie entre la spirituelle marquise et toute cette partie du xviiie siècle qui, sans se piquer de philosophie ni d’opposition, faisait la même œuvre que les philosophes ou les frondeurs par son indifférence railleuse. C’est là le trait spécial de la société qui se réunit chez la marquise Du Deffand. Les salons de Mme Geoffrin, de Mlle de Lespinasse, du baron d’Holbach, offraient aux idées nouvelles une hospitalité empressée et aux philosophes une sorte de tribune dont le retentissement portait loin, Mme Geoffrin était véritablement une mère de l’église des encyclopédistes. Le baron d’Holbach partageait avec Helvétius l’honneur d’être leur amphitryon. Tout autre s’offre à nous le salon de Mme Du Deffand. Il n’y avait là d’engouement ni pour les hommes ni pour les idées du temps. Sauf Voltaire, les philosophes y étaient médiocrement goûtés ; on leur trouvait un air de pédans et de déclamateurs qu’on était bien aise de tenir à distance. Certes on m’y était pas chrétien ; mais on n’était pas davantage philosophe. On était royaliste sans illusion ; de tout le reste, on se moquait volontiers. À travers son indifférence pour toutes les hautes questions, la correspondance de Mme Du Deffand nous laisse apercevoir clairement l’image d’un salon sceptique qui de son incrédulité universelle n’excepte que l’esprit. — La foi à l’esprit, c’est la dernière foi, la seule de cette pauvre femme si intelligente et si blasée, si enviée et si peu digne de l’être, qui pendant tant d’années gouverna du fond de son fauteuil une partie de la société française. Dans le mouvement d’opinion auquel ce satan fut mêlé, il représente bien la fin d’un monde ; rien n’y annonce un monde nouveau, si ce n’est la certitude qu’une société se décompose et va mourir.

Quelle singulière existence que celle qui rappelle et résume devant nos yeux les traits de cette société atteinte profondément du mal qui l’emportera, et dont elle affecte de rire ! Nous ne raconterons pas cette vie ; notre but est uniquement d’en tirer la leçon qu’elle contient. Il est inutile pour cela de suivre la brillante marquise à travers les aventures variées d’un mariage mal assorti, d’une tentative de réconciliation qui n’eut que des suites ridicules, et d’une série de liaisons sans sérieux, commencées à tort et à travers, terminées de même, par où se marque chez elle une impuissance de passion aussi clairement qu’une absence totale de préjugés. En 1750, quand M. Du Deffand mourut, sa veuve, toute consolée d’avance, restait avec quelques débris de l’héritage du pauvre homme, comme elle l’appelait, et deux ou trois pensions obtenues on ne sait trop à quel titre, — une fortune modeste, mais convenable, qu’elle consacra entièrement aux frais du culte de l’esprit, aux soupers du dimanche et du lundi, devenus bientôt célèbres à Paris et dans l’Europe entière. Elle eut un salon, ce qui était l’ambition de toutes les femmes d’esprit de cette époque, et un salon particulièrement recherché, ce qui était la gloire. C’est au couvent de Saint-Joseph que se tint cette cour plénière de l’esprit parisien. Il y eut véritablement alors un ordre de Saint-Joseph, recruté parmi les plus brillans et les plus fins causeurs jusqu’au jour où Horace Walpole parut. De ce jour-là, l’ordre fut dissous ; il n’y eut plus qu’un personnage auquel tout fut sacrifié, et une foule de comparses et de figurans qui passaient sur la scène sans l’occuper, pour la remplir dans les intervalles. Les deux seuls incidens qui, jusqu’à l’apparition du héros, avaient rompu pendant seize années la monotonie agitée de cette vie de salon, avaient été le malheur trop prévu qui arrive à Mme Du Deffand de perdre la vue en 1754, et dix ans après sa rupture avec Mlle de Lespinasse, devenue sa rivale après avoir été longtemps sa dame de compagnie. En 1766, Walpole se montre ; il vient, il parle, il est vainqueur, et désormais tout l’intérêt se concentre sur lui. Cet intérêt fût devenu aisément de la passion ; mais c’était pour la marquise s’y prendre un peu tard. Elle avait soixante-six ans. On a souvent raconté ce singulier épisode de la vieillesse de Mme Du Deffand. On a expliqué comment cette amitié si vive était la revanche d’un cœur qui n’avait jamais aimé. On a exposé la physiologie de cette âme qui se révèle tout d’un coup plus jeune que son âge, et où la faculté d’aimer se réveille avec une vivacité presque compromettante pour celle qui va en subir l’étrange tyrannie. Que pourrions-nous ajouter à ce contraste tant de fois retracé d’une affection qui a toutes les ardeurs inquiètes et jalouses, tous les emportemens à la fois et les délicatesses des affections d’un autre âge et d’un autre nom, avec l’attitude si réservée, si froide même par momens, de celui qui en est en même temps effrayé et flatté ? La correspondance, pendant quatorze années, va être remplie de ses récriminations, de ses plaintes, de ses luttes avec la prudente et circonspecte amitié de Walpole, cet homme si distingué qui ne craint rien tant qu’un ridicule. Ses craintes presque puériles et parfois, en vue d’en détruire l’objet, sa sécheresse, sa dureté à l’égard de la pauvre marquise, l’horreur des commérages du monde où son nom serait mêlé, tout cela si naturel, étant donné la personnalité d’un vieux garçon et d’un Anglais, la tendresse au contraire si expansive, bien que toujours craintive, la passion même, puisqu’il faut bien le dire, toujours si séduisante, même quand elle se trompe d’heure et qu’elle n’est qu’un attendrissement de l’amitié, toutes les grâces d’esprit et de cœur prodiguées par l’aimable septuagénaire pour cet ombrageux Hippolyte qui semble redouter non pas les ardeurs de Phèdre, mais les plaisanteries qu’on en pourrait faire au club de Londres ou à la cour, — il y a là un petit drame psychologique que des analyses exquises, sous la plume de M. Sainte-Beuve et sous celle de M. de Rémusat, ont imprimé dans toutes les mémoires.

Laissons de côté cet épisode, qui fut le supplice et le châtiment d’un cœur trop longtemps frivole, éveillé trop tard. Mme Du Deffand mérite d’être étudiée non assurément comme un type de passion, mais comme un des, plus rares et des plus précieux modèles de l’esprit de finesse. Ce qu’elle possède au plus haut degré, ce qui attache à sa correspondance, malgré tant de lacunes d’âme et de vraie sensibilité, c’est la précision, la légèreté dans le trait, un des styles les plus naturels et les plus vifs de ce siècle, qui en a produit tant d’excellens en ce genre ; c’est aussi une sorte de génie d’observation appliqué aux nuances de la vie mondaine et des caractères qui s’y développent. Je ne pense pas qu’il y ait en ce genre de littérature beaucoup de morceaux qui puissent être mis en comparaison avec des portraits comme celui-ci. — « On dirait que l’existence de la divine Emilie (Mme du Châtelet) n’est qu’un prestige. Elle a tant travaillé à paraître ce qu’elle n’est pas, qu’elle ne sait plus ce qu’elle est en effet. Ses défauts mêmes ne lui sont peut-être pas naturels ; ils pourraient tenir à ses prétentions, son impolitesse à l’état de princesse, sa sécheresse à celui de savante, et son étourderie à celui de jolie femme… Quelque célèbre qu’elle soit, elle ne serait pas satisfaite, si elle n’était pas célébrée. C’est à M. de Voltaire qu’elle devra de vivre dans les siècles à venir. En attendant, elle lui doit ce qui fait vivre dans le siècle présent. » Et Mme la duchesse de Chaulnes, qui peut l’avoir oubliée, si on l’a une seule fois rencontrée dans la galerie de Mme Du Deffand ? « Son esprit est si singulier qu’il est impossible de le définir : il ne peut être comparé qu’à l’espace ; il en a pour ainsi dire toutes les dimensions, la profondeur, l’étendue et le néant ; il prend toute sorte de formes et n’en conserve aucune ; c’est une abondance d’idées toutes indépendantes l’une de l’autre, qui se détruisent et se régénèrent perpétuellement. Il ne lui manque aucun attribut de l’esprit, et l’on ne peut dire cependant qu’elle en possède aucun : raison, jugement, habileté, on aperçoit toutes ces qualités en elle ; mais c’est à la manière de la lanterne magique, elles disparaissent à mesure qu’elles se produisent… Mme la duchesse est un être qui n’a rien de commun avec les autres êtres que la forme extérieure ; elle a l’usage et l’apparence de tout, et elle n’a la propriété ni la réalité de rien. » Je crois qu’en cherchant bien on trouverait encore quelque belle dame qui ressemblerait suffisamment à la duchesse de Chaulnes ; mais où trouverait-on le don de tracer cette esquisse, de l’enlever en traits si légers et si vifs ?

Le désenchantement perce à travers ces ivresses superficielles de l’esprit ; c’est la triste moralité de cette correspondance, image de tant d’autres existences dévorées, comme celle-ci, d’un mal profond, incurable : le sentiment de l’inutilité, le tourment du vide. Voilà donc à quoi se réduit, vue de près, une des existences les plus enviées d’une des époques les plus brillantes de la société française ! Avec cette souveraineté de l’esprit, la plus flatteuse pour une femme qui n’est plus jeune, royauté reconnue par l’estime déférente de Voltaire, consacrée par la colère même de Jean-Jacques Rousseau, qui n’avait pas eu le don de plaire et s’en vengea par une boutade grossière, saluée par les princes et les souverains de passage à Paris, qui ne manquaient pas de faire leur cour à la célèbre marquise, — avec toutes ces amitiés illustres des Choiseul, des Luxembourg, des Boufflers, de cent autres grands seigneurs ou femmes charmantes qui se disputaient ses lettres et son affection, dans cette vie qui ne fut qu’une fête en apparence, et dont l’éclat ne diminua pas un instant jusqu’au voisinage de la mort, pas un jour, pas une heure où l’on ne sente au fond de cette âme un secret dégoût de vivre, une lassitude infinie de soi et des autres. Quel flot d’amertumes se répand à travers les pages de cette correspondance ! « Vous voulez, s’écrie-t-elle quelque part, que j’espère vivre quatre-vingt-dix ans ? Ah ! bon Dieu ! quelle maudite espérance ! Ignorez-vous que je déteste la vie, que je me désole d’avoir tant vécu, et que je ne me console pas d’être née ? Je ne suis point faite pour ce monde-ci ; je ne sais pas s’il y en a un autre. En cas que celui-ci soit, quel qu’il puisse être, je le crains. On ne peut être en paix ni avec les autres ni avec soi-même ; on mécontente tout le monde, les uns parce, qu’ils croient qu’on ne les aime pas assez, les autres par la raison contraire. Il faudrait se faire des sentimens à la guise de chacun, ou du moins les feindre, et c’est ce dont je ne suis pas capable… On connaît tout cela, et malgré cela on craint la mort, et pourquoi la craint-on ? Ce n’est pas seulement pour l’incertitude de l’avenir „ c’est par une grande répugnance qu’on a pour sa destruction, que la raison ne saurait détruire. Ah ! la raison ! la raison ! Qu’est-ce que c’est que la raison ? Quel pouvoir a-t-elle ? quand est-ce qu’elle parle ? quand est-ce qu’on peut l’écouter ? quel bien procure-t-elle ? Elle triomphe des passions ? Cela n’est pas vrai, et si elle arrêtait les mouvemens de notre âme ; elle serait cent fois plus contraire à notre bonheur que les passions ne peuvent l’être ; ce serait vivre pour sentir le néant, et le néant (dont je fais grand cas) n’est bon que parce qu’on ne le sent pas. »

C’est la note habituelle de la correspondance, quand la marquise pense pour son propre compte, quand elle nous entretient d’elle-même, de la vie, du monde, de l’impression qu’elle en reçoit. « Quel monde que ce monde-ci ! » tel est le refrain de chaque lettre. La Rochefoucauld ne nous offre pas de plus désolantes peintures. Pourquoi, connaissant le monde ainsi, l’attire-t-elle autour de son fauteuil ? pourquoi va-t-elle le trouver quand il ne vient pas ? pourquoi lui donne-t-elle toute sa vie ? Elle nous le dit à chaque instant : c’est pour se fuir elle-même ; elle ne peut rester en tête-à-tête une heure avec ses réflexions. Rien ne l’accable plus que la solitude. Elle est de ces personnes qui ont besoin des autres pour faire du bruit autour d’elles, pour empêcher leur pensée de se recueillir. Voilà pourquoi elle se disperse dans le tumulte, elle se perd avec une sorte de frénésie dans les dehors de la vie. Elle fait de la nuit une conversation agitée qui chasse l’insomnie ; elle réserve le jour pour le sommeil. Le soir arrivé, elle reçoit ses visites, et le souper couronne ; cette inutile et active journée. Dernière et grave occupation ! N’est-ce pas Mme Du Deffand qui disait du souper « qu’il était une des quatre fins de l’homme ? » Qui, de l’homme oisifs spirituel, riche ou ami des riches au xviiie siècle ; mais c’est avec cette théologie de l’épicurisme délicat qu’on rend les révolutions inévitables.

La marquise ne transgressa jamais ce premier précepte, l’unique même de sa morale. Quand elle ne reste pas chez elle, on est sûr de la retrouver ou auprès de Mme de Luxembourg, chez qui elle veille jusqu’à quatre heures du matin, ou au Temple, chez le prince de Conti, ou chez Mme de Mirepoix, chez Mme de La Vallière, chez le président, chez Mme de Valentinois. Quand M. de Choiseul sera revenu à Paris de son long exil, auquel Mme Du Deffand aura eu la globe de rester fidèle, elle sera des petits et des grands soupers. Seulement on disposera pour la charmante aveugle une petite table à côté de la grande, et trois ou quatre amis viendront s’y asseoir près d’elle. Elle va à la comédie ; elle ne perd aucune occasion de se distraire. Si tel jour, tel soir, elle n’est pas à Paris, c’est qu’elle est en visites à Montmorency chez M. de Luxembourg, à Roissy chez les Caraman, à Rueil chez les d’Aiguillon, à Versailles chez les Beauvau, à Auteuil chez Mme de Boufflers. Elle est aveugle, elle est d’une complexion délicate, qu’importe ? Elle ne perdra pas un soir, pas une heure pour le plaisir. À toutes ces fêtes, il faut qu’elle paraisse. Sa faiblesse d’Hercule, comme elle disait plaisamment d’elle-même, suffit à toutes ces fatigues qui tueraient une autre femme. Ce qui la tuerait, elle, ce serait sa propre pensée. Avant tout, c’est sa pensée qu’il faut fuir.

Ne la croyez pas un instant dupe de cette foule brillante où elle cherche l’oubli de soi. Rien n’égale l’amertume de ses jugemens généraux sur le monde, sinon celle qui éclate dans ses jugemens particuliers sur les amis dont elle vit entourée. Quelle impitoyable maîtresse de maison ! Voyez plutôt cette esquisse de son salon ; tracée par elle-même, avec les noms propres au bas des portraits, de peur qu’il n’y ait erreur. « J’admirais hier au soir la nombreuse compagnie qui était chez moi ; hommes et femmes me paraissaient des machines à ressorts qui allaient, venaient, parlaient, riaient, sans penser, sans réfléchir, sans sentir. Chacun jouait son rôle par habitude ; Mme la duchesse d’Aiguillon crevait de rire, Mme de Forcalquier dédaignait tout, Mme de La Vallière jabotait sur tout. Les hommes ne jouaient pas de meilleurs rôles, et moi j’étais abîmée dans les réflexions les plus noires ; je pensais que j’avais passé ma vie dans les illusions, que je m’étais creusé à moi-même tous les abîmes dans lesquels j’étais tombée, que tous mes jugemens avaient été faux et téméraires, et toujours trop précipites, et qu’enfin je n’avais parfaitement bien connu personne… À qui puis-je donc avoir recours ? » (20 octobre : 1766.)

Ces plaintes, ces retours désolés sur soi, et en même temps cette fuite perpétuelle hors de soi, cette crainte de se retrouver mêlée au sentiment du néant du monde où elle cherche en vain à s’étourdir, quelle éloquente justification de la pensée de Pascal ! « On ne recherche la conversation et les divertissemens que parce qu’on ne peut demeurer chez soi avec plaisir… Quand j’ai voulu en découvrir la raison, j’ai trouvé qu’il y en a une bien effective, qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable que rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de près… De là vient que le jeu et la conversation des femmes, la guerre, les grands emplois, sont si recherchés. Ce n’est pas qu’il y ait en effet du bonheur, ni qu’on s’imagine que la vraie béatitude est dans l’argent qu’on peut gagner au jeu, ou dans le lièvre qu’on court. On n’en voudrait pas, s’il était offert. Ce n’est pas cet usage mol et paisible, et qui nous laisse-penser à notre malheureuse condition, qu’on recherche ; mais c’est le tracas qui nous détourne d’y penser et nous divertit… De là vient que les hommes aiment tant le bruit et le remuement ; de là vient que le plaisir de la solitude est une chose incompréhensible. »

Ces belles paroles de Pascal pourraient être placées au frontispice de cette correspondance. L’ennui dans le monde, ce serait le vrai titre de cette étude. Personne, durant un si long cours d’années, ne s’est plus sincèrement ennuyé que la marquise en faisant plus d’efforts pour échapper à sa destinée ; d’elle aussi on peut dire qu’elle a bâillé sa vie, comme plus tard Chateaubriand le dira de lui-même, bien qu’à vrai dire il n’y ait que des analogies superficielles entre ces deux formes de la tristesse : l’ennui de la société blasée du xviiie siècle, sans foi, sans idéal, et la mélancolie du commencement de ce siècle, celle de René, chez qui le doute se complique de véritables tourmens d’âme, de romanesque et de passion.

Si maintenant nous cherchons la raison de ce grand ennui dont la marquise souffrit toute sa vie, outre les causes générales et vraiment humaines que marque d’un trait profond l’analyse de Pascal, nous en trouverons une toute particulière et personnelle dans cette vie si stérilement agitée. Ce mal qui la dévore, c’est l’abus, l’excès de l’esprit. — Quelle erreur, cruelle pour soi et pour les autres, de penser que l’on puisse fonder sur l’esprit tout seul le bonheur ou même l’agrément d’une vie entière ! S’il ne s’y joint quelque intérêt supérieur qui nous force à nous occuper d’autre chose que de notre propre divertissement, c’est-à-dire encore de nous-mêmes, le châtiment de cet égoïsme intellectuel, si délicat, si raffiné qu’on le suppose, ne se fait pas attendre. : c’est le désenchantement irrémédiable des autres et de soi-même. En ne vivant que pour son esprit et par lui, on arrive peut-être à développer en soi une sagacité extraordinaire, une justesse de vues, une pénétration incomparables. Est-ce là un élément de bonheur ? Je ne le crois pas. On court moins de risque d’être dupe, cela est vrai ; mais n’est-ce pas une autre manière d’être dupe que de l’être de sa propre finesse, et n’a-t-on pas vu souvent une pénétration excessive aboutir à ce triste résultat, un scepticisme absolu sur la sincérité ou la grandeur des motifs par lesquels s’honore la volonté de l’homme ? Cette faculté fatale de l’analyse à outrance, on la voit ainsi se retourner contre celui même qui aime à s’en servir. Que de ravagés ce mal de l’analyse perpétuelle, irrésistible, répand parmi certaines âmes ! Comme elle épuise vite le fond de la vie ! Comme elle en tarit les sources et en décolore les aspects ! Comme tout devient terne et froid sous sa mortelle atteinte ! Comme tout s’attriste et se dessèche en nous et autour de nous ! J’ajoute que rien n’est monotone comme l’esprit tout seul réduit à lui-même. Cela vibre, cela brille, mais de quel éclat peu varié ! On se fatigue vite de ce qui n’est qu’ingénieux ou brillant sans être autre chose, sans provoquer en nous quelque noble émotion, sans exciter quelque haute idée. L’esprit n’a vraiment tout son lustre, il ne produit tout son effet et son agrément que lorsqu’il s’emploie au service de quelque chose qui soit supérieur à lui, la vérité, l’humanité, la justice. Par lui-même, il ne peut nous donner ni une joie profonde ni un plaisir durable, — à peine une minute d’éblouissement qui laisse notre âme plus dénuée et plus pauvre qu’auparavant.

C’est la loi : on n’échappe au sentiment du néant humain que par les nobles affections qui étendent ou multiplient notre être en y associant quelque autre, soit par ce large et puissant amour de l’humanité qui nous tire hors de nous-mêmes, soit par les enthousiasmes de la science ou par les certitudes enchantées de la foi. Cela seul donne du prix à notre vie qui la ravit à elle-même par la grandeur de l’idée ou du sentiment. Le moi ne peut jouir légitimement de son être qu’à la condition de le transformer dans quelque chose de plus grand que lui. Admirable loi qui résume toute morale humaine et toute religion, qui à elle seule contient la formule du bonheur et de la dignité de l’homme ! — Cette loi violée nous explique tout ce qu’il y eut de lacunes et de vide dans l’existence de Mme Du Deffand. Au vrai, elle ne vécut que pour elle-même, ne cherchant son triste bonheur que dans les jouissances exagérées de l’esprit. À cette passion exclusive, elle n’en ajouta pas une autre qui pût en agrandir ou en varier le cours. Elle est le témoignage éclatant que l’esprit qui ne se nourrit que de lui-même est condamné à périr d’inanition.

L’amitié, on peut estimer ce qu’elle en pensait, si l’on se souvient du jugement qu’elle porte sur ses amis. Encore peut-on dire qu’il s’agit là d’amis du monde. Soit ; mais le président Hénault avait été pour elle, à ce qu’on assure, un peu plus qu’un ami du monde, et voyez de quel ton elle parle de sa mort prochaine ! « Le président ne va pas bien ; il a de la fièvre, un gros rhume ; je ne crois pas qu’il passe l’hiver. Sa perte me causera du chagrin et fera un changement dans ma vie. » Mlle de Lespinasse lui avait donné de graves sujets de plainte, j’en conviens. Elle avait mortellement offensé son amour-propre : en se permettant une rivalité d’esprit tout près d’elle, et plus tard, quand la rupture arriva, en lui enlevant une partie de ses amis, décidés à suivre dans sa retraite la trop charmante exilée ; mais enfin, lorsqu’elle mourut, c’était l’heure de se souvenir de tant de dévoûment pendant dix années, d’une si grande intimité, de cette mutuelle adoration dont on avait fait grand fracas. Voici en trois lignes son oraison funèbre : « Mlle de Lespinasse est morte cette nuit à deux heures après minuit ; c’aurait été pour moi autrefois un événement, aujourd’hui ce n’est rien du tout. »

L’humanité n’est pas ce qui la touche. Ce que le xviiie siècle avait de meilleur dans sa philosophie est pour elle lettre close. Toute une partie des sentimens les plus élevés, les plus désintéressés, lui demeure comme étrangère. Il faut lire l’incroyable lettre où elle raconte avec une si cruelle désinvolture, sans un trait d’émotion, le supplice de Lally, les outrages du peuple, les odieuses inventions par lesquelles on voulut déshonorer même sa mort. « Le public, dit-elle avec une révoltante froideur, craignant que Lally n’obtînt sa grâce ou qu’on ne commuât sa peine, voulait son supplice, et on a été content de tout ce qui l’a rendu plus ignominieux, du tombereau, des menottes, du bâillon ; ce dernier a rassuré le confesseur, qui craignait d’être mordu. » Et quand Walpole, indigné, s’écrie : « Ah ! madame, madame, quelles horreurs me racontez-vous là ?… Oui, oui, vous êtes des sauvages, vous autres !… Mon Dieu ! que je suis aise d’avoir quitté Paris avant cette horrible scène ! Je me serais fait déchirer ou mettre à la Bastille ! » il faut voir avec quel sang-froid on lui répond : « Vous êtes étonnant avec votre Lally… À l’égard du bâillon et du tombereau, je les désapprouve ; mais ne croyez point qu’il y ait été fort sensible, il a fini en enragé. » Pour racheter une page pareille, tout l’esprit du monde ne suffirait pas.

On voit clairement ce qui manquait à cette société si spirituelle : une croyance, un idéal. L’indifférence affectée devient à la longue une incurable maladie. Un égoïsme presque féroce, voilà le dernier terme du mal. Le scepticisme isole l’homme de l’homme. Si j’aime mon semblable, si je le respecte, c’est que je respecte et que j’aime instinctivement en lui cette humanité supérieure à lui, à moi, à chacun, des membres qui la composent, réelle pourtant dans son apparence abstraction. Elle ne peut m’émouvoir et m’attacher par des liens si forts et si doux que si j’y vais une trame éternelle et vivante de pensées, de cœurs, de volontés libres, se déroulant à travers les siècles et reliée dans tous les élémens du divin tissu par l’unité du dessein qu’elle doit réaliser, l’œuvre du progrès par la lumière et la justice. Là est la source du sentiment social. Là seulement, dans l’union et la perpétuité des âmes immortelles et libres, est le foyer sacré de la justice et du droit, là seulement la raison suffisante de toute vertu et de tout dévoûment. Si l’homme n’est que la manifestation fortuite et passagère de forces purement physiques, donnant ou retirant la vie selon des lois mécaniques à un agrégat de molécules, j’ai beau faire, j’ai beau exciter ma sensibilité, mon imagination, tout languit, tout reste froid en moi. Je ne puis m’intéresser bien vivement à cette humanité à laquelle aucune espérance ne me rattache, avec laquelle je n’ai de commun que le supplice de la pensée dans la misère d’une destinée accidentelle, sans autre origine et sans autre issue que le néant incompréhensible. Et que l’on ne pense pas que je m’éloigne ici de mon sujet. Le malheur de Mme Du Deffand fut d’employer tout son esprit et rien que son esprit à orner sa vie. Elle en fut châtiée en ne s’intéressant à rien, ni aux personnes, ni aux choses, ni à elle-même.


II.[modifier]

Quand on quitte Mme Du Deffand pour Mme Roland, on subit l’impression d’un saisissant contraste. Il semble qu’on passe d’un siècle à un autre, et pourtant c’est à peine si l’on franchit l’espace de quelques années. Il y avait treize ans que Mme Du Deffand était morte dans son fauteuil, a la voix éteinte et le cœur enveloppé, » lorsque Mme Roland, dans tout l’éclat de son rôle et de sa destinée, monta sur l’échafaud triomphante plutôt que victime. Quelle opposition de natures ! Tandis que chez Mme Du Deffand tout se tourne à l’analyse, et que la vie elle-même, dans le creuset subtil de son esprit, s’évapore en un nuage insaisissable, tout chez Mme Roland est action et passion, la passion, elle-même n’étant pour elle qu’une autre manière d’agir. Quelle force d’esprit il fallut pour écrire ces Mémoires, si l’on pense que chacune de ces pages, tracée avec cette précision du souvenir et cette mâle éloquence, est un larcin fait à la surveillance des geôliers, aux rigueurs de la prison, que dis-je ? à la terreur du lendemain, à l’incertitude de l’heure présente, à la certitude de l’échafaud. De temps en temps, elle suspend son récit pour noter au courant de la plume quelques-unes des circonstances au milieu desquelles elle écrit. Et quelles circonstances ! Une fois entre autres, on vient l’interrompre pour lui apprendre qu’elle est comprise dans l’acte d’accusation de Brissot. « Je vais expédier ce cahier, dit-elle, quitte à suivre sur un autre, si l’on m’en laisse la faculté. » Vers la fin, elle résume ce qui lui restait à traiter, elle nous en donne un simple aperçu comme dernier supplément aux Mémoires. Elle se presse, elle sent le temps lui échapper, elle mesure son récit au petit nombre d’heures qui lui restent. L’expression est saisissante dans sa simplicité. « À suivre ainsi les choses pied à pied, j’aurais à faire un long travail pour lequel je n’ai plus assez à vivre. » Elle dépose enfin sa plume. « Je ne sais plus la conduire au milieu des horreurs qui déchirent ma patrie ; je ne puis plus vivre sur des ruines, j’aime mieux m’y ensevelir. Nature, ouvre ton sein !… Dieu juste, reçois-moi ! » Ainsi c’est sous le coup de la mort que cette âme vaillante se recueillait dans la sérénité de ses plus lointains souvenirs de jeunesse et d’enfance. Voilà le trait où se montre une âme rare. Cette plume, que le bourreau va lui arracher des mains, ne tremble pas un instant entre ses doigts. Le souvenir reste net, précis ; le récit est calme, plein, abondant, désintéressé des terreurs de l’heure présente, sauf quelques apostrophes. Les premières impressions y sont évoquées dans leur impérissable fraîcheur. Il n’est pas jusqu’à l’écriture du manuscrit qui ne soit ferme comme l’âme de l’auteur. Tous ces récits jaillissent si naturellement sous la plume qu’il n’y a nulle part trace de travail : pas de rature sur ces pages tracées au fond d’un cachot, dans ces journées dont chacune pouvait être la dernière.

Quel enfer pourtant que la Conciergerie à cette époque ! « On jetait indifféremment, nous disent les témoins de ces scènes abominables, on jetait sur la même paille et sous les mêmes verrous la duchesse de Grammont et une voleuse de mouchoirs, Mme Roland et une misérable des rues, une bonne religieuse et une habituée de la Salpêtrière… » Le jour où la Conciergerie s’ouvrit pour laisser passer la charrette qui conduisait Mme Roland à l’échafaud, ce jour-là il y eut comme une clarté qui s’éteignit dans cette prison déjà si sombre, et un redoublement de deuil parmi ses tristes habitans. L’héroïque républicaine avait charmé tout le monde, même les royalistes emprisonnés avec elle. Un d’eux, qui la voyait d’abord avec prévention, nous trace ce portrait de l’enchanteresse. « Elle avait la figure non pas régulièrement belle, mais très agréable… Sa taille se dessinait avec grâce, et elle avait la main parfaitement faite. Son regard était expressif, et, même dans le repos, sa figure avait quelque chose de noble et d’insinuant. Elle n’avait pas besoin de parler pour qu’on lui soupçonnât de l’esprit ; mais aucune femme ne parlait avec plus de pureté, de grâce et d’élégance. Elle avait dû à l’habitude de la langue italienne le talent de donner à la langue française un rhythme, une cadence véritablement neuve. Elle relevait alors l’harmonie de sa voix par des gestes pleins de noblesse et de vérité, par l’expression de ses yeux, qui s’animaient avec le discours, et j’éprouvais chaque jour un charme nouveau à l’entendre, moins par ce qu’elle disait que par la magie de son débit. » Ainsi longtemps après, M. le comte Beugnot, revenant sur ces jours sinistres, est encore tout ravi, ému de ce souvenir. C’était un adversaire de Mme Roland, et il était tombé sous le charme. La nature joue de ces tours à la politique et aux politiques.

Que l’on juge d’après cela de l’empire que devait exercer cette belle personne, cette âme éloquente, cette inspirée de la révolution, quand elle n’en pressentait pas encore les folies et les fureurs, et que, toute remplie de l’esprit nouveau, elle le répandait autour d’elle, avec la flamme de son regard et de sa parole, parmi ses amis, Vergniaud, Brissot, Guadet, Louvet, Gensonné, Buzot, dépassant en ardeur les plus enthousiastes, échauffant les indolens et les tièdes, les éblouissant tour à tour et les charmant, les guidant vers cet avenir chimérique qu’elle leur montrait tout près d’eux, à leur portée, par une sorte de magie à laquelle ils ne résistaient pas. Non, la Montagne ne se trompait pas en la frappant. Ni Danton, ni Robespierre, ne pouvaient s’imaginer que la Gironde était abattue tant que vivait celle qui en était l’âme. Eux-mêmes, Danton et Robespierre, ne savaient-ils pas bien quel prestige émanait d’elle ? Ils l’avaient connu, ce prestige, et ils se vengeaient de l’avoir subi en envoyant à l’échafaud cette femme dont le mépris leur faisait peur.

Plus on pénètre dans l’intimité de l’âme et de l’esprit de Mme Roland en relisant ses Lettres et ses Mémoires, plus on se persuade qu’elle représente avec éclat tout un côté du xviiie siècle, ces idées, ces influences dont Mme Du Deffand méconnut toujours la grandeur, à supposer qu’elle en soupçonnât même l’existence. Ce que ces idées ont d’énergique et de noble, les aspirations de ce siècle vers la générosité, vers la justice idéale, vers la rénovation sociale, tout ce qu’il contient même de chimères mêlées à de magnifiques passions, tout cela revit dans l’âme de Mme Roland. Au-dessus du doute systématique, de l’indifférence où s’arrêtaient Mme Du Deffand et ses amis, s’élevait un esprit nouveau, grave, sincère, dévoué à la justice et à la fraternité humaine, — passionné pour l’égalité, pour la liberté, mais en même temps rempli d’inexpérience, gâté par l’imitation d’une antiquité chimérique, mal étudiée, mal comprise, — conduit par l’utopie à la déclamation, tenant en horreur les dépravations d’un état social artificiel et faux, et ne trouvant pas d’autre moyen de le corriger que par l’idéal d’une nature qui n’était pas moins artificielle et moins fausse. C’était une sorte de stoïcisme rajeuni, essayant de fonder le droit nouveau en dehors des traditions, cherchant, comme l’ancienne école, à réformer la vie sociale et individuelle sur la règle de la raison pure, mais différant profondément des austères doctrines de Zénon et d’Épictète par une perpétuelle préoccupation des émotions du cœur et une affectation de sensibilité dont les vieux stoïciens de la Grèce ou de Borne auraient souri. Ce mélange de l’esprit nouveau, enthousiasme, déclamation, passions fortes et chimériques, nous explique Mme Roland. Elle porte tout cela en elle. Le xviiie siècle réformateur ne peut pas offrir de lui-même une plus belle et plus charmante image. C’est tout à fait une fille de Rousseau, avec moins de génie assurément, mais avec plus de noblesse d’âme et de sincérité, plus vraiment généreuse et mieux née.

Enfant, elle n’a pas eu d’autres institutions, par un accord instinctif entre les circonstances et sa destinée, que la nature et la philosophie. Son éducation a été livrée à d’effrayans hasards, sans direction, sans conseils, et si ces hasards n’ont pas déformé son âme, cela prouve de quelle trempe fine et forte était cette âme, naturellement droite. Son enfance fut remplie, agitée par des lectures confuses qu’elle fit, à ses risques et périls, à travers les livres qui tombaient sous sa main. Il est étrange de penser qu’à dix ans elle lisait Candide. « Au reste, ajoute-t-elle naïvement, jamais livre contre les mœurs ne s’est trouvé sous ma main. » Candide à dix ans, Diderot à treize, cela n’inquiète pas même son souvenir et ne l’étonne pas quand trente ans après elle retrace l’histoire aventureuse de ses premières lectures. À peine peut-on savoir quand elle devint philosophe, tant elle l’était de naissance. Elle nous dit que, enfant, elle aimait à réfléchir, et qu’elle songeait véritablement à se former elle-même, c’est-à-dire qu’elle étudiait les mouvemens de son âme, qu’elle cherchait à se connaître. Le hasard seul écarta de son esprit la dialectique troublante de Rousseau. Elle ne le connut que beaucoup plus tard ; elle-même avoue que cette circonstance fut heureuse. Elle serait devenue folle, si elle avait connu trop tôt son maître, son dieu.

Une année de grande dévotion dans un couvent, chez les dames de la congrégation, est un épisode à part dans cette enfance philosophique. La partie des Mémoires où elle retrace « ce temps de calme et de ravissement » est celle qui contient quelques-unes des plus belles pages du livre. Ce ne fut pourtant qu’un incident, une prise d’âme passagère. C’est après sa sortie du couvent et jusqu’à son mariage, dans cet intervalle de douze années, que se dessine et se forme cette énergique physionomie. Elle promène son esprit à travers toutes les sciences, en saisissant tout ce qu’elle peut sans maîtres. Elle se livre avec passion à l’étude de la musique. Elle développe ses sentimens politiques. C’est Plutarque qui lui a fait aimer les institutions républicaines ; c’est le spectacle de la cour qu’elle va voir à Versailles qui la confirme dans ce goût. Deux ou trois visites malencontreuses chez de grandes dames très sottes lui inspirent la passion de l’égalité, qui n’était jusqu’alors en elle qu’à l’état d’idée. La voilà toute formée, philosophe, élève de la nature républicaine. Que les événemens viennent maintenant, ils ne la prendront pas au dépourvu. C’est une âme préparée. Il semble que depuis son enfance elle se destine au rôle éclatant qu’elle va jouer. La révolution, elle la contient déjà dans son âme ; elle la portait dans ses instincts et ses révoltes d’enfant, dans ce culte des grands hommes de Plutarque, dans ces sentimens républicains qui se mêlaient si étrangement à ses rêves de jeune fille. La révolution, en passant de son cœur sur la scène du monde, ne la surprit pas. Elle eut l’enthousiasme sans la surprise.

Ce même esprit du xviiie siècle a laissé sa marque ineffaçable sur les Mémoires : dans le style d’abord, où des mouvemens heureux d’éloquence vont se perdre dans l’emphase, où le naturel de certaines pages est gâté par la sensiblerie. Ici surtout, il faut bien se garder de provoquer d’imprudentes comparaisons. Je n’aime pas, je l’avoue, à entendre parler de Mme de Sévigné à l’occasion de Mme Roland. Oui, sans doute il y a chez elle une abondance de traits imprévus et vifs ; mais y a-t-il une page, une seule, où l’esprit du temps n’ait marqué son empreinte par quelque apostrophe aux cœurs sensibles et quelque appel à une nature de convention ? La source d’âme est pleine, le flot est abondant ; mais sur combien de prairies artificielles on le détourne, on l’épuise ! Il renaît toujours plus vif et plus libre, s’élève au-dessus de l’obstacle, et son élan, plusieurs fois renouvelé, finit par atteindre le but ; mais c’est d’un seul jet et d’un seul élan que le but est atteint par les écrivains du premier ordre, et c’est bien à ce rang et sans comparaison qu’il faut maintenir Mme de Sévigné.

Deux traits bien reconnaissables marquent encore l’influence du siècle : d’abord l’absence complète de modestie, où, si l’on aime mieux, la conscience trop peu naïve de sa supériorité et de son charme, même physique. Je sais bien que le xviiie siècle a la passion de la franchise ; seulement cette franchise dans l’éloge qu’on fait de soi-même nous choque, même quand l’objet complaisant de ces belles peintures est Mme Roland. À plus forte raison cette même sincérité nous choque-t-elle dans deux ou trois passages des Mé'moires, où des confidences fort inutiles et froidement développées marquent l’absence de tout sentiment de délicatesse en certaines matières fort délicates. On invoquerait inutilement l’exemple de Rousseau. Ce qui est insupportable dans les Confessions l’est deux fois plus dans les Mémoires. Ce genre d’histoire naturelle, qui est à sa place dans des traités impersonnels, ne se supporte pas dans les confidences d’une femme que l’art de son propre récit fait revivre trop réellement devant nous. Ce que la critique a vivement reproché à M. Michelet dans quelques-unes de ses dernières œuvres, ce n’est pas d’être physiologiste, c’est d’être physiologiste amoureux de son sujet et hors de propos. Ce qu’on doit reprocher à Mme Roland, c’est quelque chose de moins grave assurément. Elle n’aime pas ces sortes de sujets. La sincérité du récit cependant n’excuse rien ; elle n’exige pas que la femme s’expose trop elle-même. Un peu plus de réserve doublerait le charme. Il ne s’agit pas ici de pruderie, il s’agit de goût.

Tout cela lui vient du siècle ; ce qui vient d’elle, tout en prenant les formes de l’époque, c’est cette force d’éloquence et d’âme qui domine tout autour d’elle, partout et naturellement, dans les assemblées de la Gironde comme dans les préaux de la Conciergerie. On ne connaîtrait pourtant que la moitié de Mme Roland, si l’on ne disait rien de cette passion si fière et si chaste qui remplit les derniers jours de sa vie. Jamais le cœur d’une femme n’a été plus complètement révélé ; jamais l’amour n’eut de plus vifs et de plus tendres accens dans une âme vraiment haute, et qui se sent plus libre de l’exprimer, parce qu’elle est protégée contre elle-même par les murs d’une prison et par la pensée d’une mort prochaine. Parmi vingt passages, je n’en connais pas qui expriment mieux que celui-ci la passion dans une âme qui se croit encore vertueuse, qui l’est peut-être, mais avec l’exaltation et la subtilité des sentimens impossibles : « Les méchans croient m’accabler en me donnant des fers… Les insensés ! Que m’importe d’habiter ici ou là ? Ne vais-je pas partout avec mon cœur, et me resserrer dans une prison, n’est-ce pas me livrer à lui sans partage ? Ma compagnie, c’est ce que j’aime ; mes soins, d’y penser… Si je dois mourir, eh bien ! je connais de la vie ce qu’elle a de meilleur, et sa durée ne m’obligerait peut-être qu’à de nouveaux sacrifices… Je ne dirai pas que j’ai été au-devant des bourreaux, mais il est très vrai que je ne les ai pas fuis. Je n’ai pas voulu calculer si leur fureur s’étendrait jusqu’à moi ; j’ai cru que, si elle s’y portait, elle me donnerait occasion de servir X… (Roland) par mes témoignages, ma constance et ma fermeté. Je trouvais délicieux de réunir les moyens de lui être utile à une manière d’être qui me laissait plus à toi. J’aimerais à lui sacrifier ma vie pour acquérir le droit de donner à toi seul mon dernier soupir ! » Voilà Buzot immortalisé par un cri de passion. Étrange destinée ! il avait donné toutes ses forces, son talent, sa vie à un parti, et déjà son nom descendait dans l’ombre. Il eût été bientôt oublié, s’il ne l’était déjà ; mais ce nom, il est sorti comme une révélation d’une lettre perdue et tout d’un coup retrouvée. Et voilà ce nom associé à la poétique immortalité d’une page où un souffle a passé, où l’âme d’une femme vit tout entière.

Ce dernier trait achève le contraste entre Mme Du Deffand et Mme Roland : l’une n’a jamais connu que l’amour frivole et le caprice ; il n’y a pas de cœur plus fermé à la passion. Elle a exprimé dans sa vie ce qui était dans les idées et les mœurs de la société de son temps, l’horreur de tout attachement sérieux, une singulière impuissance d’aimer, et en même temps le goût du plaisir sans ombre de scrupule ou de préjugé. Mme Roland au contraire appartient à cette société qui reçoit ses leçons de Rousseau, ou même qui prend ses modèles dans les romans de Richardson ; elle commence avec éclat la série des femmes vertueuses et passionnées, souffrant de cette lutte et s’y complaisant avec une sorte d’amère volupté : habile déjà par instinct à cette casuistique qui aura plus tard ses doctrinaires, et d’après laquelle la femme, en se gardant fidèle au mari, se fait de ce sacrifice un droit pour réserver le reste à l’amant. La théorie est subtile, dangereuse, impraticable même en dehors d’une exaltation qui ne peut pas se soutenir ; mais ce n’est plus le xviiie siècle licencieux, galant et froid. C’est l’ère du romanesque qui commence, et qui s’épanouira au siècle suivant dans la littérature et dans la vie. Il y a là toute une révolution dans les mœurs, analogue à celle qui s’est faite dans les idées et les institutions, et le nom de Mme Roland y reste attaché.

E. Caro.