Dialogues des morts (Le Bouyer de Fontenelle)/III. Marie Stuart, David Riccio

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Salmon, libraire-éditeur (4p. 68-71).

DIALOGUE III.

MARIE STUART, DAVID RICCIO.


DAVID RICCIO.

Non, je ne me consolerai jamais de ma mort.

MARIE STUART.

Il me semble cependant qu’elle fut assez belle pour un musicien. Il fallut que les principaux seigneurs de la cour d’Écosse, et le roi mon mari lui-même conspirassent contre toi ; et l’on n’a jamais pris plus de mesures, ni fait plus de façon pour faire mourir aucun prince.

DAVID RICCIO.

Une mort si magnifique n’était point faite pour un misérable joueur de luth, que la pauvreté avait envoyé d’Italie en Écosse. Il eût mieux valu que vous m’eussiez laissé passer doucement mes jours à votre musique, que de m’élever dans un rang de ministre d’état, qui a sans doute abrégé ma vie.

MARIE STUART.

Je n’eusse jamais cru te trouver si peu sensible aux grâces que je t’ai faites. Était-ce une légère distinction, que de te recevoir tous les jours seul à ma table ? Crois-moi, Riccio, une faveur de cette nature ne faisait point de tort à ta réputation.

DAVID RICCIO.

Elle ne me fit point d’autre tort, sinon qu’il fallut mourir pour l’avoir reçue trop souvent. Hélas ! je dînais tête à tête avec vous, comme à l’ordinaire, lorsque je vis entrer le roi, accompagné de celui qui avait été choisi pour être un de mes meurtriers, parce que c’était le plus affreux Écossais qui ait jamais été, et qu’une longue fièvre quarte dont il relevait, l’avait encore rendu plus effroyable. Je ne sais s’il me donna quelques coups ; mais autant qu’il m’en souvient, je mourus de la seule frayeur que sa vue me fit.

MARIE STUART.

J’ai rendu tant d’honneur à ta mémoire, que je t’ai fait mettre dans le tombeau des rois d’Écosse.

DAVID RICCIO.

Je suis dans le tombeau des rois d’Écosse !

MARIE STUART.

Il n’est rien de plus vrai.

DAVID RICCIO.

J’ai si peu senti le bien que cela m’a fait, que vous m’en apprenez la première nouvelle. Ô mon luth ! faut-il que je t’aie quitté pour m’amuser à gouverner un royaume !

MARIE STUART.

Tu te plains ? Songe que ma mort a été mille fois plus malheureuse que la tienne.

DAVID RICCIO.

Oh ! vous étiez née dans une condition sujette à de grands revers ; mais moi, j’étais né pour mourir dans mon lit. La nature m’avait mis dans la meilleure situation du monde pour cela : point de bien, beaucoup d’obscurité, un peu de voix seulement, et de génie pour jouer du luth.

MARIE STUART.

Ton luth te tient toujours au cœur. Hé bien, tu as eu un méchant moment ; mais combien as-tu eu auparavant de journées agréables ? Qu’eusses-tu fait, si tu n’eusses jamais été que musicien ? Tu te serais bien ennuyé dans une fortune si médiocre.

DAVID RICCIO.

J’eusse cherché mon bonheur dans moi-même.

MARIE STUART.

Va, tu es un fou. Tu t’es gâté depuis ta mort par des réflexions oisives, ou par le commerce que tu as eu avec les philosophes qui sont ici. C’est bien aux hommes à avoir leur bonheur dans eux-mêmes !

DAVID RICCIO.

Il ne leur manque que d’en être persuadés. Un poète de mon pays a décrit un château enchanté, où des amans et des amantes se cherchent sans cesse avec beaucoup d’empressement et d’inquiétude, se rencontrent à chaque moment, et ne se reconnaissent jamais. Il y a un charme de la même nature sur le bonheur des hommes : il est dans leur propre pensée, mais ils n’en savent rien ; il se présente mille fois à eux, et ils le vont chercher bien loin.

MARIE STUART.

Laisse là le jargon et les chimères des philosophes. Lorsque rien ne contribue à nous rendre heureux, sommes-nous d’humeur à prendre la peine de l’être par notre raison ?

DAVID RICCIO.

Le bonheur mériterait pourtant bien qu’on prit cette peine là.

MARIE STUART.

On la prendrait inutilement : il ne saurait s’accorder avec elle : on cesse d’être heureux, sitôt que l’on sent l’effort que l’on fait pour l’être. Si quelqu’un sentait les parties de son corps travailler pour s’entretenir dans une bonne disposition, croiriez-vous qu’il se portât bien ? Moi, je tiendrais qu’il serait malade. Le bonheur est comme la santé : il faut qu’il soit dans les hommes, sans qu’ils l’y mettent ; et s’il y a un bonheur que la raison produise, il ressemble à ces santés qui ne se soutiennent qu’à force de remèdes, et qui sont toujours très faibles et très incertaines.