Diane (J.-B. Rousseau)

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Diane (J.-B. Rousseau)
Œuvres de J. B. RousseauChez Lefèbvre, LibraireTome I (p. 405-408).
CANTATE[1]
CANTATE I.
DIANE.

A peine le soleil, au fond des antres sombres,
Avoit du haut des cieux précipité les ombres, [2]
Quand la chaste Diane, à travers les forêts,
Aperçut un lieu solitaire

Où le fils de Vénus et les Dieux de Cytlière
Dormoient sous un ombrage frais:
Surprise, elle s’arrête ; et sa prompte colère
S’exhale en ce discours, qu’elle adresse tout bas[3]
A ces Dieux endormis, qui ne l’entendent pas:

Vous, par qui tant de misérables
Gémissent sous d’indignes fers,
Dormez, Amours inexorables,

Laissez respirer l’univers.
Profitons de la nuit profonde
Dont le sommeil couvre leurs yeux ;
Assurons le repos au monde,

En brisant leurs traits odieux.
Vous, par qui tant de misérables
Gémissent sous d’indignes fers,
Dormez, Amours inexorables,
Laissez respirer l’univers.

A ces mots elle approche ; et ses nymphes timides,
Portant sans bruit leurs pas vers ces Dieux homicides,
D’une tremblante main saisissent leurs carquois;

Et bientôt du débris de leurs flèches perfides
Sèment les plaines et les bois.
Tous les Dieux des forêts, des fleuves, des montagnes,
Viennent féliciter leurs heureuses compagnes ;
Et de leurs ennemis bravant les vains efforts,
Expriment ainsi leurs transports :

Quel bonheur ! quelle victoire !
Quel triomphe ! quelle gloire !
Les Amours sont désarmés.

Jeunes cœurs, rompez vos chaînes :
Cessons de craindre les peines
Dont nous étions alarmés.

Quel bonheur ! quelle victoire !
Quel triomphe ! quelle gloire !
Les Amours sont désarmés.

L’Amour s’éveille au bruit de ces chants d’allégrçsse ; [4]
Mais quels objets lui sont offerts !
Quel réveil ! Dieux ! quelle tristesse,
Quand de ses dards brisés il voit, les champs couverts !
« Un trait me reste encor dans ce désordre extrême ;
» Perfides, votre exemple instruira l’univers. »
Il parle ; le trait vole, et, traversant les airs,

Va percer Diane elle-même :
Juste, mais trop cruel revers,
Qui signale, grand Dieu, ta vengeance suprême ! [5]

Respectons l’Amour[6]
Tandis qu’il sommeille ;
Et craignons qu’un jour
Ce Dieu ne s’éveille.

En vain nous romprons[7]
Tous les traits qu’il darde,
Si nous ignorons
Le trait qu’il nous garde.

Respectons l’Amour
Tandis qu’il sommeille ;
Et craignons qu’un jour
Ce Dieu ne s’éveille.

  1. La tâche du commentateur devient ici d’autant plus facile, et d’autant plus agréable, qu’il n’y a plus guère qu’à louer, qu’à rendre un constant hommage au génie créateur du poète, dans un genre où notre littérature ne lui offroit point de modèle, et dans lequel il n’a point encore trouvé de rivaux. Si la critique pouvoit, et devoit par conséquent, signaler un assez grand nombre de taches, plus ou moins graves, dans les Odes de Rousseau, elle n’a jamais eu qu’une voix, qu’une formule, celle de l’admiration, pour s’exprimer sur le mérite des Cantates. « Elles suffîroient, dit Le Brun, pour le placer au plus haut rang, parce qu’il , y développe toutes les qualités qui font le grand poète : l’invention, le coloris, la grâce et les artifices du style, portés au plus haut période. » —Laharpe regarde ces mêmes Cantates comme des morceaux achevés. « C’est là, dit-il, qu’il paroît avoir eu le plus de souplesse et de flexibilité : il sait choisir ses sujets, les diversifier et les remplir. Ce sont des morceaux peu étendus, mais finis. » Nous n’appellerons sans doute pas de l’équité de ces jugements : nous nous bornerons à les confirmer par nos remarques de détail.
  2. Précipité les ombres. C’est peindre, en l’exprimant, la rapidité
    du passage subit des ténèbres à la lumière. Le tableau opposé est
    rendu par Virgile avec la même vérité, la même précision : Ruit
    Oceano nox. (Eneid. II, 250.)
  3. S’exhale en ce discours, etc. Le Brun, qui, malgré sa profession
    de foi sur le mérite des Cantates, ne laisse pas de harceler de temps
    en temps le grand poète de ses petites remarques, ne veut pas
    qu’on exhale un discours qui s’adresse tout bas ! comme si le dépit,
    la fureur concentrés ne s’eæhaloient pas le plus souvent par des
    mots entre-coupés, sans suite, sans liaison; image fidèle du trouble
    de L4âme, et du désordre des idées !
  4. L’Amour s’éveille au bruit, etc. Tout ce petit poème est plein
    de mouvement, de chaleur et d’agrément. Il n’y a pas une de ces
    Cantates qui ne puisse offrir un joli sujet au pinceau de l’artiste,
    et une riche matière de coniposition au talent d’un grand musicien.
  5. Qui signale, grand Dieu, etc. C’étoit en effet le comble de la
    gloire pour rAmonr, d’avoir triomphé de la chaste, de l’inflexible
    Déesse, qui avoit insolemment bravé jusqu’alors le pouvoir et la
    vengeance du Dieu redoutable.
  6. Respectons P Amour, etc. Mxbot, Êpig. xvii, sur une statue de
    Vénus endormie :
    Ne l’eâveillez, elle ne vous nuyra.
    Si l’esveillez, croyez qu’elle ouvrira
    Ses deux beaux yeux, pour les vostres bender.
    C’est-à-dire, en vieux langage, mettre dans l’embarras.
  7. En vain nous romprons, etc. La brièveté des vers ne fait que
    mieux ressortir encore le choix bizarre de ces rimes.