Dickens - Le Mystère d'Edwin Drood (1880)/04

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette et Cie (p. 35-48).


CHAPITRE IV

M. Sapsea


Si l’on accepte, suivant l’opinion généralement répandue, l’âne comme le type de la stupidité contente de soi-même, ce qui est peut-être beaucoup plus conventionnel que juste, le grand âne de Cloisterham, c’était M. Thomas Sapsea, commissaire priseur.

M. Sapsea s’habillait comme le doyen ; il était quelquefois salué par des gens qui le prenaient pour le doyen ; il lui était même arrivé de s’entendre donner du mylord par des individus se figurant qu’il était l’évêque arrivé à l’improviste et sans son chapelain.

M. Sapsea était très-fier de cela, il était aussi très-fier de sa voix et du ton sacerdotal qu’il employait dans les actes de son ministère.

Lorsqu’il faisait une vente de propriété foncière, il cherchait des intonations dans son pupitre et s’attachait à reproduire le plus naturellement possible le ton ecclésiastique.

Il n’était pas rare à la fin d’une de ces ventes publiques de le voir terminer en donnant sa bénédiction aux marchands assemblés, avec un air de dignité que n’atteignait certainement pas le véritable doyen, un modeste et digue gentleman.

M. Sapsea a beaucoup d’admirateurs : l’opinion exprimée sur lui par le plus grand nombre et même par ceux qui n’ont pas foi en son mérite est qu’il fait honneur à la ville de Cloisterham.

Il possède deux grandes qualités : il est important et ennuyeux ; il a une manière à lui de parler et de marcher, une certaine façon d’agiter les mains qui lui donne l’air de confirmer les gens auxquels il s’adresse.

Plus près de soixante ans que de cinquante, l’estomac proéminent, et de là cette belle ligne horizontale que décrit son gilet ; passant pour riche, votant strictement dans le sens des intérêts respectables ; intimement convaincu que lui seul a grandi depuis le temps où il était enfant voilà M. Sapsea.

Comment un tel homme ne ferait-il pas honneur à Cloisterham et à la société ?

La demeure de M. Sapsea est dans la rue Haute, vis-à-vis de la Maison des Nonnes.

Sa maison à lui date à peu près de la même époque, sauf quelques travaux irrégulièrement exécutés, pour la rendre plus moderne, depuis le temps où les générations, qui suivent toujours une marche de plus en plus décroissante, en sont venues à préférer l’air et la lumière à la fièvre et à la peste.

Au-dessus de la porte est une figure en bois sculpté représentant en demi-grandeur le père de M. Sapsea, avec sa perruque et sa robe, en train de procéder à une vente.

La simplicité de l’idée, l’exécution si naturelle du petit doigt, du marteau, et du pupitre ont été toujours fort admirées.

M. Sapsea était alors assis dans son triste salon, au rez-de-chaussée, donnant directement sur une cour pavée, au delà de laquelle on apercevait le jardin séparé par un treillage.

M. Sapsea avait devant lui une bouteille de Porto, posée sur une table près du feu : le feu était à ce moment un luxe un peu prématuré, mais non sans agrément, par une fraîche soirée d’automne.

Parmi les objets qui entouraient M. Sapsea, quelques-uns étaient vraiment caractéristiques ; par exemple, son portrait, sa pendule qu’il remontait tous les huit jours, et son baromètre.

Nous disons qu’ils étaient caractéristiques, parce qu’il se croyait lui-même au-dessus de tous les humains, qu’il considérait son baromètre comme ayant toujours raison, en dépit du temps, et sa pendule, en dépit de l’heure.

Auprès de M. Sapsea, sur la table, étaient placés un pupitre et les instruments nécessaires pour écrire.

Le regard fixé sur une note manuscrite, M. Sapsea se la lisait à lui-même d’un air majestueux ; puis, se promenant à pas lents dans la chambre, les pouces engagés dans les entournures de son gilet, il en redisait les termes de mémoire, si bas d’ailleurs, quoique avec beaucoup d’emphase, que le mot d’Ethelinda était le seul qu’on put entendre sortir de sa bouche.

Il y a trois verres propres dans un plateau sur la table ; la servante entre et annonce :

« M. Jasper.

— Faites-le entrer, répond M. Sapsea, avec un geste superbe de la main. »

Et il prend sur le plateau deux verres, dont le besoin se fait, parait-il, sentir.

« Enchanté de vous voir, monsieur. Je me félicite d’avoir l’avantage de vous recevoir ici pour la première fois. »

C’est ainsi que M. Sapsea faisait les honneurs de sa maison.

« Vous êtes bien bon. L’honneur est pour moi, et c’est à moi de m’en féliciter.

Cela vous plaît à dire, monsieur ; mais je vous assure que ce m’est une bien grande satisfaction de vous recevoir dans mon humble demeure. Et je ne dis pas cela à tout le monde. »

M. Sapsea mit une si solennelle majesté dans la manière dont il accentua ces paroles remarquables, qu’on pouvait facilement comprendre que sa pensée était celle-ci :

« Vous devez croire difficilement que votre société puisse être une satisfaction pour un homme tel que moi, et pourtant cela est.

— Depuis longtemps, j’avais le désir de vous connaître, monsieur Sapsea.

— Et moi, monsieur, je vous connais depuis longtemps comme un homme de goût. Permettez-moi de remplir votre verre et de vous dire, ajouta-t-il en remplissant le sien,

Quand les Français viendront
Puissions-nous les rencontrer à Douvres !

C’était un toast patriotique contemporain de l’enfance de M. Sapsea, et le commissaire priseur était convaincu que ce toast convenait à toutes les époques.

« Vous ne pouvez dissimuler, M. Sapsea, fit observer Jasper en examinant le commissaire priseur avec un sourire tandis que ce dernier étendait ses jambes devant le feu, « que vous connaissez bien le monde.

— Ah ! monsieur, dit M. Sapsea, en poussant un petit rire à son tour, je pense le connaître un peu… quelque peu.

— La réputation que vous avez de posséder cette connaissance m’a toujours intéressé et surpris. C’est ce qui m’a donné le désir de vous connaître ; car Cloisterham est une petite ville… Claquemuré comme je suis dans son enceinte, je ne sais rien du reste du monde… Oh ! je t’aperçois fort bien que Cloisterham est une très-petite ville.

— Je n’ai pas visité les pays étrangers, jeune homme, dit M. Sapsea ; puis il s’arrêta… Vous m’excuserez de vous appeler jeune homme, M. Jasper ?… Mais, vous êtes de beaucoup plus jeune que moi.

— J’en conviens.

— Si je n’ai pas visité les pays étrangers, jeune homme, les pays étrangers sont venus à moi. Ils sont venus à moi par la voie des affaires et j’ai profité de ces occasions. Supposez que je fasse un inventaire ou que je rédige un catalogue ; je vois une pendule française… je n’en avais jamais vu auparavant… mais à l’instant je mets le doigt dessus et je dis : Paris. Je vois des tasses et des soucoupes de fabrique chinoise qui me sont également inconnues, je mets le doigt sur ces tasses et sur ces soucoupes, et je dis : Pékin, Nankin, Canton. Il en est de même pour les choses du Japon et de l’Égypte ; pour les coupes de bambou et de bois de santal qui viennent des Indes. Je mets le doigt sur tout. Il m’a passé dernièrement par les mains des articles du pôle Nord et j’ai dit : Voilà une lance fabriquée par les Esquimaux et qui a été donnée à quelque voyageur pour une demi-pinte de sherry.

— Vraiment !… Oh ! voilà un remarquable moyen d’acquérir la connaissance des hommes et des choses, monsieur Sapsea.

— Je mentionne ceci, monsieur, reprit M. Sapsea avec une indicible complaisance, parce que, suivant moi, il ne suffit pas de se vanter de ce qu’on est, il faut encore montrer comment on est arrivé à cela, et alors on prouve quelque chose.

— Très-intéressant. Mais nous devions parler de la défunte Mme  Sapsea. »

M. Sapsea remplit les deux verres et met le flacon en sûreté.

« Avant de vous demander votre opinion comme homme de goût, sur cette petite misère, dit-il en prenant la note manuscrite, car ce n’est qu’une bagatelle, quoiqu’elle ait exigé, monsieur, quelque réflexion et une certaine concentration de la pensée, je devrais peut-être vous décrire le caractère de Mme  Sapsea, dont la mort remonte maintenant à neuf mois environ. »

M. Jasper, qui dissimulait un bâillement derrière son verre, le repose sur la table et s’efforce de paraître attentif ; mais il n’y réussit qu’imparfaitement : il se sentait obligé d’étouffer un nouveau bâillement qui amena des larmes dans ses yeux.

« Il y a une douzaine d’années environ, reprend M. Sapsea, quand j’eus élargi mon esprit, je ne dirai pas jusqu’au point où il est arrivé aujourd’hui, car ce serait trop dire, mais jusqu’à ce point enfin où mon esprit éprouvait le besoin d’un autre esprit à absorber en moi, je me mis en tête de chercher une compagne. Je le déclare, il n’est pas bon pour un homme de vivre seul. »

M. Jasper semblait s’occuper à fixer profondément dans sa mémoire cette pensée originale.

« Mlle  Brobity dirigeait à cette époque un établissement, je ne dirai pas rival de celui de la Maison des Nonnes qui est en face de ma demeure, mais qui pouvait au moins marcher de pair avec celui-là. On me disait qu’elle trouvait un intérêt extraordinaire à suivre mes ventes lorsqu’elles avaient lieu les jours de demi-congé et pendant les vacances. On savait dans le monde qu’elle admirait mon style. On avait même remarqué qu’il était facile d’en retrouver la trace dans les dictées faites par Mlle  Brobity à ses élèves. Croiriez-vous, jeune homme, que l’obscure malignité avait été jusqu’à faire circuler je ne sais quels bruits à ce sujet et l’on m’assure qu’un ignorant et un sot, M. Churl, un parent, s’était abaissé au point de se faire le propagateur de ces bruits calomnieux. Mais je ne le crois pas. Est-il vraisemblable qu’un homme doué de bon sens se mette dans la position de se faire montrer au doigt avec mépris ? »

M. Jasper fit un signe de dénégation qui sembla dire :

« Non ; ce n’est pas le moins du monde vraisemblable. »

M. Sapsea, tout au sujet qu’il traite avec une si pompeuse éloquence, fait le simulacre de remplir le verre de son visiteur qui est resté plein et remplit réellement le sien qui est vide.

« Toute la personne de Mlle  Brobity était profondément imbue du respect de l’esprit. Elle révérait surtout l’esprit quand il se lançait, je pourrais dire quand il se précipitait dans le champ si large de la connaissance du monde. Lorsque je lui exposai ma demande, elle me fit l’honneur d’être suffoquée par une sorte d’effroi respectueux au point de ne pouvoir articuler que ces deux mots : « Oh ! toi !… » Ses yeux, d’un bleu limpide, étaient fixés sur mes yeux ; ses mains demi-transparentes étaient jointes ; une pâleur mortelle couvrait ses traits aquilins. Je l’encourageai à continuer, mais il n’était pas en son pouvoir de prononcer un mot de plus. Je disposai du pensionnat par contrat de mariage, et nous ne fîmes plus qu’un, autant qu’il était possible de l’espérer dans ces circonstances. Mais jamais elle n’a pu trouver une phrase qui la satisfît, pour exprimer son opinion, trop favorable peut-être, sur mon intelligence, et, jusqu’au dernier instant… elle est morte d’une atrophie du foie… elle n’a jamais pu finir ses phrases en me parlant. »

M. Jasper avait fermé les yeux à mesure que la voix du commissaire-priseur devenait plus grave ; tout à coup il les rouvrit, et se mettant à l’unisson du discoureur :

« Ah ! » dit-il.

Puis il s’arrêta ; il avait été sur le point d’ajouter :

« Men… amen !

— Depuis lors, » reprit M. Sapsea, les jambes allongées et savourant les jouissances que donnent un vieux vin et un bon feu, « j’ai toujours été ce que vous me voyez : un homme s’abandonnant à sa douleur solitaire. À partir de ce funeste moment, j’ai répandu dans le désert les trésors de ma conversation du soir. Je ne dirai pas que je me suis adressé des reproches, mais je me suis quelquefois posé cette question : Que serait-il arrivé si le mari de Mme  Sapsea, c’est-à-dire moi-même, avait été placé par la nature à un niveau plus rapproché du sien ? Peut-être la pauvre créature a-t-elle toujours eu à regarder trop haut ? Cette obligation n’aurait-elle pas eu une action trop stimulante sur son foie ?

— Peut-être bien, dit M. Jasper de l’air d’un homme qui se laisse aller à quelque sombre rêverie.

— Nous ne pouvons pas le supposer, monsieur, reprend M. Sapsea. Comme je le dis, l’homme propose et Dieu dispose. Cette pensée peut ou ne peut pas être présentée sous une autre forme, mais pour moi, voilà comment je l’exprime. »

M. Jasper fit entendre un murmure d’acquiescement.

« Et maintenant, M. Jasper, continua le commissaire priseur prenant la note manuscrite, le monument de Mme  Sapsea est terminé ; la maçonnerie est sèche. Permettez-moi donc de prendre votre opinion, comme celle d’un homme de goût, sur l’inscription que j’ai rédigée, comme j’ai déjà eu l’avantage de vous le dire, non sans une certaine contention d’esprit, pour la faire graver sur le tombeau. Prenez-la… Tenez… La disposition des lignes demande à être suivie des yeux, pendant que l’esprit en pèse les termes. »

M. Jasper se rendit à ce désir et lut ce qui suit :
ethelinda
respectueuse épouse de
M. THOMAS SAPSEA
Commissaire priseur, estimateur de biens-fonds et agent
des ventes, etc., de cette ville,
Dont la connaissance du monde,
Quoique tant soit peu considérable,
Jamais ne l’a mis en relation avec
un esprit
plus capable de s’élever
jusque lui.
étranger, arrête-toi
et adresse-toi cette question :
pourrais-tu en faire autant ?
Si non,
retire-toi la rougeur au front

M. Sapsea s’était levé et se tenait debout, le dos au feu, pour suivre l’effet de ces lignes sur la physionomie d’un homme de goût ; il faisait donc face à la porte.

Cette porte s’ouvre, la servante reparaît annonçant :

« Durdles est arrivé, monsieur. »

M. Sapsea prit lentement le troisième verre sur le plateau.

« Faites entrer Durdles, dit-il.

— Admirable ! s’écria M, Jasper en lui tendant le papier.

— Vous approuvez, monsieur ?

— Impossible de ne pas approuver… C’est frappant !… C’est caractéristique !… C’est complet !… »

Le commissaire priseur inclina la tête comme un homme auquel on paie ce qui lui est dû et qui en donne reçu sans se faire prier ; puis il invita Durdles, qui entrait, à boire un verre de vin pour se donner des forces.

Durdles était un maçon ayant pour spécialité les pierres tumulaires, les tombes, et les monuments funéraires ; il avait, de la tête aux pieds, la couleur de ces tristes constructions.

Pas d’homme plus connu dans Cloisterham.

Et d’abord, c’était le débauché le plus indigne de l’endroit.

La renommée le proclamait un merveilleux ouvrier, ce qui pouvait bien être.

Mais, comment le savait-on ?

Il ne travaillait jamais.

Durdles passait aussi pour un sot fieffé.

Ceci était admis par tout le monde.

Durdles connaissait mieux la crypte de la cathédrale que qui que ce fût parmi les vivants, nous pourrions même dire parmi les morts.

On racontait que cette intime connaissance lui était surtout venue de sa vieille habitude de se réfugier dans ce lieu secret pour s’y soustraire aux polissons de Cloisterham et y cuver les fumées de l’alcool et du vin.

Il avait d’ailleurs un libre accès dans la crypte puisqu’il y était chargé des grosses réparations.

Certes, il la connaissait bien, et dans la démolition des fragments de murailles, des contreforts, et des dalles, il avait souvent vu de curieuses choses.

Durdles parlait ordinairement de fin à la troisième personne ; peut-être parce que ses idées n’étaient pas bien nettes sur son identité, quand il faisait un récit ; peut-être aussi adoptait-il d’instinct, sans s’en rendre compte, la manière dont on parlait à Cloisterham d’une notoriété si grande.

Si, par exemple, Durdles avait à parler d’un grand personnage enterré dans l’ancien temps, il disait :

« Durdles se pencha sur le vieux bonhomme en frappant avec sa pioche sur le cercueil. Le vieux bonhomme regarda Durdles de ses yeux grands ouverts, comme pour lui dire : Votre nom n’est-il pas Durdles ? Pourquoi, mon brave homme, avez-vous tardé si longtemps ? Puis, le cadavre est tombé en poussière… »

Une règle de deux pieds dans sa poche, son marteau de maçon à la main, Durdles était sans cesse occupé à sonder et à taper dans tous les alentours de la cathédrale, et quand il disait à Tope :

« Tope, il y a encore là un autre vieux ! »

Tope allait annoncer la chose au doyen, comme une découverte vérifiée.

Vêtu d’un costume en grossière flanelle à boutons de corne, le cou serré dans sa cravate jaune dont les bouts étaient deux loques, son vieux chapeau rougi, et ses souliers lacés toujours couverts de la poussière des tombes, Durdles menait une vie paresseuse et vagabonde, portant son dîner avec lui dans une petite écuelle et s’asseyant sur la première pierre tumulaire qu’il rencontrait pour y prendre son repas.

Le dîner de Durdles était à Cloisterham une chose légendaire ; il le portait toujours avec lui, et, dans de certaines occasions bien connues, son écuelle l’avait suivi jusqu’en prison, lorsque, arrêté en état d’ivresse et reconnu incapable de se conduire, il avait été produit de vive force devant la Cour, dans la grande salle de justice.

Ces aventures étaient d’ailleurs assez rares et ne lui étaient arrivées qu’à de longs intervalles, car Durdles était aussi rarement ivre que complètement sobre.

Du reste, point de famille ; c’était un vieux célibataire qui habitait un vieux trou de maison jamais achevée et qu’on supposait avoir été bâtie ou avoir commencé d’être bâtie avec des pierres volées aux murs d’enceinte de la ville.

Devant cette chétive demeure s’ouvrait une sorte de cour, où les pieds s’enfonçaient dans une couche épaisse de pierres brisées.

Au milieu s’élevait un fouillis de vieux marbres, d’urnes, et de colonnes mutilées de tous les styles.

On aurait dit un petit bois pétrifié.

Là, deux ouvriers à la journée taillaient, taillaient toujours la pierre ; deux autres, assis face à face, sciaient, sciaient à l’envi sans trêve ni relâche, sortant de leurs sièges couverts, puis, y rentrant avec un mouvement aussi régulier que deux figures mécaniques et emblématiques de la Mort.

Dès que Durdles eut ingurgité son verre de Porto, M. Sapsea lui confia le précieux effort de sa muse.

Durdles, aussitôt, tira avec indifférence de sa poche sa règle de deux pieds et mesura tranquillement les lignes de l’épitaphe, tout en souillant le manuscrit de sable et de craie.

« C’est pour le monument, n’est-ce pas, M. Sapsea ?

— C’est l’inscription. Oui. »

M. Sapsea épiait doucement l’impression qu’un tel chef-d’œuvre avait pu produire sur son esprit.

« Cela fera l’affaire avec des lettres d’un huitième de pouce, dit Durdles. Serviteur, monsieur Jasper ; votre santé est bonne, je l’espère ?

— Comment allez-vous, Durdles ?

— J’ai gagné un peu de tombatisme, monsieur Jasper, mais je devais bien m’y attendre.

— Vous voulez dire du rhumatisme, dit M. Sapsea d’un ton sec. »

Il était blessé de voir sa belle composition reçue avec tant d’indifférence.

« Non, monsieur Sapsea. C’est bien tombatisme que je veux dire. Le tombatisme est une espèce particulière de rhumatisme. M. Jasper sait ce que Durdles entend par là. Descendez dans les tombes avant le jour, par une matinée d’hiver, continuez ce trafic, comme dit le catéchisme, tous les jours de votre vie, et vous comprendrez à votre tour.

— C’est un lieu terriblement froid, dit M. Jasper en frissonnant avec horreur.

— Et s’il est terriblement froid pour vous qui êtes en haut dans le chœur, au milieu de la vapeur produite par la respiration des êtres vivants, qu’est-ce que cela doit être pour Durdles qui est en bas dans la crypte au milieu des émanations humides de la terre et du souffle des morts, répliqua le maçon, c’est ce que Durdles vous laisse à juger… Ceci doit être mis en main tout de suite, monsieur Sapsea ? »

C’est avec l’empressement d’un auteur impatient de voir son œuvre publiée que M. Sapsea répondit :

« Certainement, Durdles.

— Vous ferez bien alors de me remettre la clef, monsieur Sapsea, dit Durdles.

— Mais l’inscription ne doit pas être mise dans l’intérieur du monument,

— Durdles sait où cela doit être mis, monsieur Sapsea ; personne ne le sait mieux que Durdles. Demandez à la première personne venue dans Cloisterham si Durdles connaît son métier ? »

M. Sapsea se lève, prend une clef dans un tiroir, ouvre une armoire de fer scellée dans la muraille pour y prendre une autre clef.

« Quand Durdles doit mettre la dernière main à l’un de ses ouvrages, reprit le maçon d’un ton bourru, que le travail à faire soit à l’intérieur ou soit à l’extérieur, Durdles aime à passer une inspection générale et à s’assurer que son œuvre lui fait honneur. »

La clef que lui tendait le très-poétique veuf étant de forte dimension, Durdles fourra sa règle dans l’une des poches de son pantalon de flanelle, disposée pour cet usage ; puis il déboutonna sa veste, entr’ouvrit une large poche de côté, pratiquée à l’intérieur, et déposa la clef dans ce réceptacle.

« En vérité, Durdles, s’écria Jasper, qui suivait ses mouvements avec intérêt, vous êtes criblé de poches.

— Et j’y porte un poids assez lourd, monsieur Jasper ; pesez ceci. »

Et il lui tendait deux autres clefs.

« Donnez-moi aussi celle de M. Sapsea ; elle doit être la plus lourde des trois.

— Vous trouvez qu’il y en a trop, dit Durdles ; mais toutes appartiennent aux monuments qui sont l’œuvre de Durdles. Durdles porte toujours les clefs sur lui… Ce qui ne prouve pas qu’on s’en serve bien souvent.

— À propos, s’écria Jasper tout en s’amusant à examiner les clefs, depuis plusieurs jours, j’ai à vous demander quelque chose, et je l’ai toujours oublié. Vous savez qu’on vous appelle quelquefois Stony[1] n’est-ce pas ?

— Tout Cloisterham me connaît sous le nom de Durdles, monsieur Jasper.

— Je le sais. Mais parfois les enfants…

Oh ! si vous vous occupez de ces jeunes païens…, interrompit Durdles avec humeur.

— Je ne m’inquiète pas plus d’eux que vous-même. Mais il s’est élevé l’autre jour une discussion dans le chœur, sur la question de savoir si Stony doit être pris pour Tony…

Il frappait, en parlant, deux des clefs l’une contre l’autre.

« Prenez garde de fausser les gardes, monsieur Jasper.

— Ou si Stony signifie Stephen. »

M. Jasper continuait à frapper les clefs, mais du côté de l’anneau.

« Vous n’arriverez pas à en faire un instrument de musique, monsieur Jasper, dit Durdles.

— Ou si Stony n’est pas un surnom dérivé de votre profession et tiré de stone[2]. Quelle est la véritable acception ? »

M. Jasper soupesait en même temps les trois clefs dans sa main, et, relevant sa belle tête pensive courbée vers le feu, il remit ces clefs à Durdles avec un franc et bon sourire.

Mais Stony Durdles était d’humeur maussade.

Ses idées étant toujours un peu confuses, et, d’un autre côté, la conscience de sa dignité étant toujours en éveil, il était prompt à s’offenser.

Il remit les deux clefs l’une après l’autre dans la poche de sa veste, qu’il boutonna, prit l’écuelle contenant son diner, qu’il avait accrochée au dossier d’une chaise en entrant, équilibra le poids qu’il portait, en attachant la troisième clef à son écuelle, comme si, semblable à l’autruche, il aimait à dîner d’un morceau de fer, et il sortit de la chambre sans daigner répondre à Jasper.

Alors M. Sapsea proposa une partie de tric-trac qui, assaisonnée par sa substantielle conversation, et terminée par un souper composé de roatsbeef froid et de salade, fit oublier aux deux nouveaux amis la marche du temps.

Cette heureuse soirée se prolongea jusqu’à une heure assez avancée.

La manière dont M. Sapsea transmettait sa science aux profanes étant assez diffuse, il était encore bien loin d’arriver au bout de son rouleau, mais son visiteur déclara qu’il reviendrait pour profiter d’une si précieuse occasion de s’instruire qui lui était si généreusement offerte.

M. Sapsea le laissa donc se retirer afin de lui donner la liberté de réfléchir sur tout ce qu’il avait recueilli dans cette première visite.


  1. Stony, — en pierre.
  2. Stone, — pierre.