Dickens - Le Mystère d'Edwin Drood (1880)/15

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette et Cie (p. 200-211).


CHAPITRE XV

Accusé


Neville Landless était parti de si bonne heure et avait marché d’un si bon pas, que lorsque les cloches sonnèrent dans Cloisterham pour le service du matin, il en était à une distance de huit milles.

Comme il se sentait le besoin de déjeuner, n’ayant pris qu’une croûte de pain au moment du départ, il s’arrêta à la première taverne qu’il rencontra sur le bord de la route.

Les visiteurs en quête d’un déjeuner, à moins que ce ne fussent des déjeuneurs à cornes ou à sabots, espèce d’hôtes pour laquelle les dispositions étaient suffisamment prises, sous forme de paille et d’eau de son, étaient si peu communs à l’enseigne du Haquet, que Neville dut attendre une heure l’apparition d’un plateau supportant le thé, les rôties et le jambon.

Neville, pendant ce temps, s’était assis dans un parloir sablé, se demandant combien il faudrait de temps, après qu’il serait parti, pour que le feu de fagots mouillés, allumé à son intention, commençât à donner quelque chaleur à un voyageur qui ne serait plus lui.

En vérité, l’auberge à l’enseigne du Haquet était le séjour même des frimas ; elle était située au faîte d’une côte ; le sol devant la porte offrait un mélange de boue et de paille piétiné par les sabots des bêtes et les pieds des hommes.

Là, une acariâtre hôtesse, établie dans le comptoir, frappait un enfant qui avait un pied chaussé d’un chausson rouge et l’autre nu.

On voyait un fromage sur une tablette, en compagnie d’un torchon mouillé et d’un couteau à manche vertdegrisé ; le pain reposait sur un autre meuble à côté du linge de la famille, à demi lavé, à demi séché.

Point de verres, rien que des pots d’étain.

Cette auberge tenait plaisamment la promesse, inscrite sur sa porte, d’offrir un bon gîte aux hommes et aux bêtes.

Mais Neville n’était pas porté à la critique, en ce moment, car il était affamé ; il prit ce qu’on lui donna et se remit en route.

Il s’arrêta environ à un quart de mille de l’auberge, se demandant s’il suivrait la grande route ou s’il prendrait un sentier entre deux haies longeant le flanc d’une colline.

Il se décida pour ce dernier chemin et le suivit avec quelque fatigue, car la montée était rude et le chemin, resserré entre deux profondes ornières, était assez dégradé.

Il montait péniblement, quand il s’aperçut que quelques autres piétons le suivaient.

Comme ils avançaient d’un pas plus vif que le sien, il s’arrêta sur l’un des escarpements pour les laisser passer.

Ils firent alors une chose étrange.

Quatre seulement d’entre eux passèrent, quatre autres ralentirent le pas et s’arrêtèrent comme s’ils avaient l’intention de suivre encore Neville lorsqu’il se serait remis en marche, et le reste de la bande, une demi-douzaine de personnes à peu près, retournèrent sur leurs pas et s’éloignèrent rapidement.

Il regarda les quatre hommes qui étaient devant lui, puis les quatre qui étaient derrière, et tous lui rendirent regard pour regard.

Il se remit à marcher ; ceux qui étaient devant l’imitèrent, en regardant sans cesse derrière eux.

Les quatre de l’arrière-garde le serrèrent de près.

Lorsqu’ils débouchèrent tous de l’étroit sentier sur le versant de la colline, ils maintinrent le même ordre de marche ; il s’aperçut que, de quelque côté qu’il dirigeât ses pas, ils y allaient avec lui.

Il était sans nul doute gardé à vue par ces individus.

Il s’arrêta, pour faire une dernière épreuve ; tous s’arrêtèrent.

« Pourquoi vous attachez-vous ainsi à mes pas ? demanda-t-il à toute la bande. Que voulez-vous de moi ?

— Ne lui répondez pas ! dit l’un d’eux. (Il ne put voir lequel avait parlé.) Il vaut mieux rester tranquilles.

— Il vaut mieux rester tranquilles ? répéta Neville. Qui a dit cela ?… »

Personne ne répondit.

« C’est un bon conseil), quel que soit celui qui l’a donné, reprit-il ; puis il continua avec colère : Je n’entends pas rester ainsi prisonnier entre quatre hommes devant moi et quatre hommes derrière. Je veux passer, entendez-vous ? »

Ils s’étaient tous arrêtés, quand il s’était arrêté lui-même.

« Si huit hommes se mettent contre un seul, ajouta-t-il de plus en plus animé, celui qui est seul n’a pas d’autre chance que de faire du moins porter ses marques à l’un de ses adversaires. Et, pour Dieu ! c’est ce que je ferai si vous me barrez plus longtemps le chemin. »

Levant son lourd bâton, il fondit sur les quatre hommes placés devant lui.

Le plus grand et le plus fort d’entre eux le saisit à bras le corps avec dextérité, et tous deux roulèrent par terre, mais non avant que le lourd bâton fût retombé fortement.

« Laissez-le, dit aux autres cet homme d’une voix oppressée, pendant qu’ils luttaient ensemble sur le gazon. Combat loyal ! Il est bâti comme une fille comparativement à moi, et, de plus, il a un poids sur le dos. Je me charge de lui. »

Ils roulèrent l’un sur l’autre en se portant des coups qui leur ensanglantaient le visage à tous les deux ; puis l’homme retira son genou de dessus la poitrine de Neville.

« Voilà ! maintenant que deux d’entre vous le prennent chacun par un bras. »

Ce qui fut fait immédiatement.

« Nous ne sommes pas une bande de voleurs, M. Landless, dit l’homme en essuyant le sang qui lui couvrait le visage, mais vous serez mieux renseigné avant le milieu de la journée. Nous ne vous aurions pas touché, si vous ne nous y aviez pas forcé. Nous allons vous ramener sur la grande route, où vous trouverez assistance contre les brigands, si vous en avez besoin. Que quelqu’un lui essuie le visage et voie s’il a quelque autre blessure ! »

Lorsque son visage eut été essuyé, Neville reconnut dans celui qui portait la parole, Joe, le conducteur de l’omnibus de Cloisterham, qu’il n’avait vu qu’une seule fois, le jour de son arrivée dans la ville.

« Et ce que je vous recommande pour le moment, M. Landless, c’est de ne pas parler. Vous trouverez un ami qui vous attend sur la grande route. Il est parti en avant par l’autre chemin, quand nous nous sommes séparés en deux escouades, et vous ferez bien de ne rien dire avant de l’avoir rejoint. Que quelqu’un ramasse ce bâton, et mettons-nous en route. »

Absolument confondu, Neville regarda autour de lui ; il n’avait pas envie vraiment de dire un mot.

Marchant entre les deux conducteurs qui lui donnaient le bras, il avançait comme dans un rêve.

Arrivé sur la grande route, il se trouva au milieu d’un petit groupe d’individus, les mêmes qui étaient retournés sur leurs pas.

Parmi eux étaient M. Jasper et M. Crisparkle.

Les conducteurs de Neville le menèrent près du Chanoine Mineur et lui rendirent sa liberté par déférence pour ce gentleman.

« Que signifie tout cela, monsieur ? s’écria le jeune homme. De quoi s’agit-il ! Il me semble que j’ai perdu la raison ! »

Le cercle s’était formé autour de lui.

« Où est mon neveu ? demanda M. Jasper d’un ton farouche.

— Où est votre neveu ? répéta Neville. Pourquoi m’adressez-vous cette question ?

— Je vous le demande, répliqua Jasper, parce que vous êtes la dernière personne en compagnie de laquelle il a été vu cette nuit, et qu’on ne le retrouve plus.

— On ne le retrouve plus ! s’écria Neville épouvanté.

— Calmez-vous… calmez-vous !… dit M. Crisparkle Permettez-moi, monsieur Jasper. Monsieur Neville, vous êtes tout troublé, rassemblez vos pensées, il est d’une grande importance que vous rassembliez vos pensées. Prêtez-moi toute votre attention.

— J’essaierai, monsieur, mais je suis comme un fou.

— Vous avez quitté hier soir la maison, de M. Jasper avec Edwin Drood ?

— Oui.

— À quelle heure ?

— Était-ce vers minuit ? demanda Neville en portant la main à sa tête et en s’adressant du regard à Jasper.

— C’est bien cela, dit M. Crisparkle. C’est l’heure déjà indiquée par M. Jasper. Vous êtes descendus ensemble vers la rivière ?

— Sans doute, pour voir les effets du vent.

— Qu’avez-vous fait ensuite ?… combien de temps êtes-vous restés là ensemble ?…

— Dix minutes environ, pas plus. Puis nous sommes revenus tout en nous promenant jusqu’à votre maison. M. Drood a pris congé de moi à votre porte.

— A-t-il dit qu’il eût l’intention de retourner à la rivière ?

— Non, il m’a dit qu’il rentrait directement chez lui. »

Les assistants se regardaient les uns les autres, puis regardaient M. Crisparkle, auquel M. Jasper, qui avait attentivement observé Neville, dit à voix basse et d’un ton soupçonneux :

« Qu’est-ce que ces taches de sang qu’il a sur ses vêtements ? »

Tous les yeux se tournèrent sur le sang qui souillait ses habits.

« Et tenez, les mêmes taches de sang se retrouvent sur ce bâton, dit Jasper en prenant le bâton de la main de l’homme qui le tenait. Je connais ce bâton comme lui appartenant, et il le portait hier soir. Qu’est-ce que cela signifie ?

— Au nom du ciel, qu’est-ce que cela signifie, Neville ? s’écria M. Crisparkle.

— Cet homme et moi, dit Neville, avons eu tout à l’heure une lutte ensemble dans laquelle ce butor a joué son rôle, et vous pouvez en trouver les marques sur lui comme sur moi, monsieur. Que pouvais-je supposer en me voyant molesté par huit individus ? Pouvais-je entrevoir la véritable raison de leur conduite quand ils se refusaient même à me parler. »

Joë reconnut qu’ils avaient, en effet, jugé convenable de garder le silence et que ce combat avait eu lieu.

Pourtant ces mêmes hommes qui y avaient assisté regardaient d’un air sombre les taches de sang qui s’étaient déjà séchées à la froideur de l’air.

« Nous devons retourner à Cloisterham, Neville, dit M. Crisparkle ; naturellement, vous serez bien aise de revenir pour vous justifier.

— Oui, c’est vrai, monsieur.

— M. Landless fera la route avec moi, dit le Chanoine en regardant autour de lui. Venez, Neville. »

Ils se mirent en marche dans la direction de Cloisterham, et les autres, à l’exception d’un seul, les suivirent de loin.

Jasper marchait de l’autre côté de la route près de Neville et ne quitta pas cette position.

Il gardait le silence, tandis que M. Crisparkle revenait à plusieurs reprises sur ses premières questions auxquelles Neville faisait les mêmes réponses, et que tous hasardaient quelques conjectures explicatives.

Il y avait de l’obstination dans le silence de Jasper, car M. Crisparkle l’avait plusieurs fois directement invité à prendre part à la discussion, sans pouvoir amener aucun changement dans l’expression de son visage immobile.

Quand ils approchèrent de la ville, le Chanoine suggéra l’idée qu’ils feraient bien de se rendre directement chez le Maire.

Jasper donna son assentiment à cette idée en inclinant la tête d’un air sévère, mais il ne dit pas un mot avant le moment où ils se trouvèrent dans le cabinet de M. Sapsea.

M. Sapsea ayant été informé par M. Crisparkle des circonstances dans lesquelles ils désiraient faire devant lui un exposé de l’affaire, M. Jasper rompit le silence pour déclarer qu’il avait la plus entière confiance, humainement parlant, dans la pénétration de M. Sapsea ; qu’il n’y avait aucune raison admissible, pour que son neveu se fût éloigné aussi subitement, à moins que M. Sapsea n’en démêlât une, et que dans ce cas il s’y rendrait.

Il ajouta qu’il n’y avait aucune probabilité qu’Edwin fût retourné à la rivière et qu’il se fût noyé par accident, à moins toujours que la chose ne parût probable à M. Sapsea, auquel cas il déférerait encore à son opinion.

Il entendait bien ne point s’abandonner à d’horribles soupçons, à moins qu’au jugement de M. Sapsea un semblable soupçon ne dût s’attacher au dernier compagnon de son neveu avant sa disparition, alors surtout que les deux jeunes gens avaient été dans de mauvais termes antérieurement ensemble.

Jasper assura d’ailleurs que l’état de son esprit, troublé par des doutes et sous le coup de funestes appréhensions, ne pouvait être naturellement dans le même état de sérénité judicieuse que celui de M. Sapsea.

M. Sapsea exprima l’opinion que l’affaire se présentait sous un aspect sombre.

En résumé (et ses yeux se fixèrent sur le visage de Neville), le jeune homme était doué d’une complexion qui n’avait rien d’anglais.

En partant de là, M. Sapsea s’égara dans un labyrinthe d’absurdités affreusement embrouillé et tout à fait surprenant, même chez un maire.

M. Sapsea, tout en discourant, fit cette brillante découverte que prendre la vie à son semblable, c’est prendre quelque chose qui ne vous appartient pas.

Il déclara hésiter sur la question de savoir si, oui ou non, il décernerait immédiatement un mandat d’incarcération contre Neville dans des circonstances qui inspiraient contre lui de si graves soupçons.

Mais il aurait certainement poussé les choses jusque-là, sans les protestations indignées du Chanoine, qui intervint en faveur du jeune homme qui habitait sa maison, et promit qu’il se chargeait de le conduire de ses propres mains partout où on le demanderait.

M. Jasper alors se leva et dit qu’il avait fort bien compris M. le Maire ; que ce magistrat se proposait de faire draguer la rivière et minutieusement explorer ses bords, d’envoyer les détails de la disparition d’Edwin dans les villes environnantes et à Londres, et de faire rédiger des affiches et des annonces dans les journaux, par lesquelles on supplierait Edwin Drood, si des raisons inconnues l’avaient décidé à quitter la maison et la société de son oncle, d’avoir pitié des inquiétudes de ce parent qui l’aimait si fort, et de lui faire savoir d’une manière quelconque qu’il était encore vivant.

M. Sapsea répondit que c’était bien cela, qu’il avait été parfaitement compris, et que c’était précisément ce qu’il avait voulu dire… quoiqu’il n’en eût pas dit un mot.

Les mesures suggérées par M. Jasper furent prises immédiatement.

Il serait difficile d’ailleurs de décider lequel était le plus frappé d’horreur et d’étonnement, de Neville Landless ou de John Jasper.

Celui-ci montrait une douleur active ; Neville était inerte ; chacun d’eux était également brisé et anéanti.

Aux premières lueurs du jour, le lendemain matin, les ouvriers étaient à l’œuvre sur la rivière et d’autres hommes, dont la plupart avaient offert d’eux-mêmes leurs services, en exploraient les bords.

Tout le long du jour les recherches continuèrent, sur le flot, avec des barques et des crocs, des dragues et des filets ; sur les bords marécageux, avec des bottes fortes à genouillères, des cognées, des bêches, des cordes ; on employa même des chiens.

La rivière apparut à la nuit couverte de lanternes et de feux.

Les criques éloignées, baignées par la marée montante, étaient remplies de guetteurs attentifs à écouter le bruit de l’eau et à s’assurer qu’elle n’entraînait pas avec elle quelque fardeau étranger.

Les digues près de la mer et tous leurs environs furent également explorés par des porteurs de falots.

Mais l’aube du jour suivant parut.

Nulle trace d’Edwin Drood.

Durant toute cette seconde journée, les recherches continuèrent au milieu des osiers de la rive.

John Jasper travaillait et n’épargnait pas sa peine.

Aucune trace d’Edwin Drood encore ce jour-là.

Ayant encore dirigé les recherches pendant la nuit qui suivit, et toujours sans résultat, il rentre chez lui épuisé, en désordre, tout souillé de boue desséchée, ses vêtements en lambeaux.

Il venait de se laisser tomber sur son fauteuil, quand M. Grewgious se présenta devant lui.

« Voilà d’étranges nouvelles, dit M. Grewgious.

— D’étranges et effroyables nouvelles ! »

Jasper s’était contenté, en disant cela, de rouvrir ses yeux alourdis, et il les referma en s’affaissant avec accablement sur un des bras de son fauteuil.

M. Grewgious essuya son front et son visage et se tint debout les yeux fixés sur le feu.

« Comment est votre pupille ? demanda Jasper au bout d’un instant, d’une voix presque éteinte.

— Pauvre petite ! Vous pouvez facilement vous faire une idée de l’état dans lequel je l’ai trouvée.

— Avez-vous vu sa sœur ? demanda Jasper sur le même ton.

— La sœur de qui ?… »

La sécheresse de cette contre-interrogation et la manière lente avec laquelle M. Grewgious avait détaché son regard du feu pour le diriger sur le visage de Jasper, aurait eu en tout autre temps le don de l’exaspérer.

Mais, dans l’accablement où il était, il dit simplement :

« Du jeune homme soupçonné.

— Le soupçonnez-vous vraiment ? demanda M. Grewgious.

— Je ne sais que penser… je n’ai pas d’idée arrêtée.

— Ni moi non plus, dit M. Grewgious. Mais comme vous parlez de lui en disant : « Le jeune homme soupçonné », je pensais que vous aviez votre opinion faite. Je quitte à l’instant Mlle Landless.

— Dans quel état est-elle ?

— Elle brave tous les soupçons ; elle a une confiance sans bornes en son frère.

— Pauvre fille !

— Quoi qu’il en soit, poursuivit M. Grewgious, ce n’est pas pour vous parler d’elle que je suis venu. C’est pour vous parier de ma pupille. J’ai une communication à vous faire qui vous surprendra. Quant à moi, du moins, j’en ai été fort surpris. »

Jasper, en poussant un soupir, se retourna péniblement sur son siège.

« Dois-je remettre cette communication à demain ? dit M. Grewgious. Réfléchissez, je vous en avertis encore, elle est de nature à vous étonner beaucoup. »

Une vive expression d’attention et de curiosité se montra dans les yeux de John Jasper, lorsqu’il vit M. Grewgious s’essuyer la tête et regarder le feu, mais en serrant les lèvres d’un air déterminé.

« De quoi s’agit-il donc ? demanda-t-il en se redressant complètement sur son siège.

— Il est sûr, dit M. Grewgious avec une provocante lenteur, comme s’il se parlait à lui-même, que j’aurais pu le savoir plus tôt ; Rosa m’a fait une ouverture à ce sujet. Mais je suis un homme si anguleux que jamais cette idée ne m’était venue, je regardais tout comme convenu sans retour.

— Mais de quoi s’agit-il ? » répéta Jasper. M. Grewgious ouvrant et fermant alternativement chacune de ses mains, comme s’il les chauffait au feu, et le regardant de côté sans rien changer à la direction de son regard, finit par se décider à répondre.

« Ce jeune couple… le jeune homme perdu et Rosa, ma pupille, bien que depuis si longtemps fiancés, et paraissant depuis si longtemps accepter l’engagement qui les liait, à la veille enfin d’être mariés… »

M. Grewgious vit devant lui un visage pâle et effaré, deux lèvres blanches et tremblantes, et deux mains couvertes de boue qui serraient un front convulsé.

« … Ce jeune couple, reprit-il, est arrivé graduellement à découvrir… ils avaient réfléchi,… chacun de son côté, je pense,… qu’ils se trouveraient mieux et plus heureux dans le présent et dans l’avenir, en vivant comme de bons amis, ou plutôt comme frère et sœur, que comme mari et femme. »

M. Grewgious vit sur le visage plombé qu’il avait devant les yeux d’effrayantes gouttes de sueur.

« Les deux êtres formant ce jeune couple, continua-t-il, ont pris enfin la saine résolution de se faire part de leurs découvertes, franchement, raisonnablement, et tendrement. Ils se sont rencontrés à cette intention, et après quelques innocentes et généreuses paroles, ils sont tombés d’accord pour rompre les liens qui existaient entre eux, et cela définitivement et pour toujours. »

M. Grewgious vit alors une sorte de fantôme se lever du fauteuil.

« L’un des deux jeunes gens, ajouta-t-il, et celui-là était votre neveu, craignant néanmoins que la tendresse de votre affection pour lui ne soit cruellement désappointée par un aussi grand changement dans son existence, avait différé de quelques jours à vous dire ce secret ; il entendait me laisser le soin de vous le révéler, quand je serais arrivé et lorsqu’il serait parti lui-même. Me voici, je vous parle et il est parti. »

M. Grewgious vit le fantôme se renverser la tête en arrière et tourner sur lui-même.

« Je vous ai maintenant dit tout ce que j’avais à vous dire, sauf que les deux jeunes gens se sont séparés avec fermeté, mais non sans verser beaucoup de larmes, le soir même où vous les avez vus ensemble pour la dernière fois.

M. Grewgious entendit un cri terrible et ne vit plus le fantôme ni debout ni assis ; il ne vit qu’un tas de vêtements fangeux et déchirés gisant sur le plancher.

Sans rien changer à ses manières accoutumées, il ouvrit et ferma ses mains, comme s’il les chauffait, et il regarda ce qu’il y avait par terre.