Concorde (place de la).
Paris, sous les premiers Valois, refluait vers l’orient de la ville, et le vieux Louvre de Philippe-Auguste était délaissé pour l’hôtel de Saint-Paul. Alors le terrain occupé par cette place, où tant de dorure étincelle aujourd’hui, se trouvait perdu au milieu des bas-fonds marécageux livrés au hasard des débordements du fleuve.
Catherine de Médicis ramena la royauté dans le palais du Louvre, et pour la surveiller plus à son aise, elle bâtit à côté de la demeure de son fils un nouveau palais dont la splendeur rayonna bientôt sur tout ce qui l’entourait.
Déjà, sous Louis XIV, la ville débordait à droite et à gauche, poussant en avant ses quais, ses rues, ses maisons de plaisance. Le flot de cette marée montante atteignait les terrains de la place au moment où le grand siècle venait de finir.
À la mort de Louis XIV, toute l’affection du peuple se porta avec ardeur sur le seul rejeton de la famille royale, échappé comme par miracle au fatal destin des autres héritiers de la couronne.
Louis XV débutait par des triomphes, lorsqu’il fut attaqué à Metz d’une fièvre putride. La douleur du peuple fut vive et sincère : les Parisiens décernèrent à leur roi mourant le surnom de Bien-Aimé. Quand il fut rétabli, la joie de la nation parut aussi grande que sa douleur avait été profonde. « Paris, dit un écrivain contemporain, n’était qu’une enceinte immense pleine de fous. » Le roi, vivement ému de ces marques d’affection, dit en versant des larmes : « Qu’ai-je donc fait pour être aimé ainsi ? » Alors les prévôt des marchands et échevins votèrent une statue équestre en l’honneur du Bien-Aimé, et pour la recevoir le roi fit don à sa bonne ville de Paris d’un vaste emplacement situé à l’extrémité du jardin des Tuileries.
Nous rapportons ici les lettres-patentes relatives à cette donation.
« Louis, etc… Ayant agréé la délibération prise par nos chers et bien-amés les prévost des marchands et échevins de notre bonne ville de Paris, le 27 juin 1748, tendante à ce qu’il nous plut leur permettre de transmettre à la postérité leur zèle pour notre gloire, la reconnaissance et l’amour de nos sujets, par un monument décoré de notre statue équestre, en telle forme et dans tel emplacement de cette capitale qu’il nous plairoit d’ordonner, nous aurions en conséquence déterminé comme le plus convenable à l’embellissement de notre dite ville, au bien public et à la commodité de ses habitants, l’emplacement qui nous appartient entre le fossé qui termine le jardin de notre palais des Tuileries, l’ancienne porte et faubourg Saint-Honoré, les allées de l’ancien et nouveau cours et le quai qui borde la rivière ; et permis à cet effet aux dits prévost des marchands et échevins de faire établir les fondations et constructions du piédestal destiné à recevoir notre statue équestre dans le point dudit emplacement, etc…, voulons et nous plait :
Article 1er. Que la place destinée à recevoir le monument que nous avons bien voulu agréer, continuera d’être formée et construite jusqu’à son entière perfection dans l’emplacement par nous désigné, etc., et que tous les ouvrages de constructions et décorations nécessaires pour la formation et perfection de la dite place, seront faits par les ordres et par les soins des prévost des marchands et échevins et exécutés par le maitre général des bâtiments de la ville, sous la conduite et inspection du sieur Gabriel, notre premier architecte, etc.
Art. 2. À l’effet de quoi, nous avons par ces présentes cédé, abandonné, cédons et abandonnons, même faisons tous dons et délaissons aux dits prévost des marchands et échevins de l’entier terrain à nous appartenant dans l’étendue de ladite esplanade et contenu dans l’espace de 183 toises de longueur ou environ, etc.
Art. 8. Notre intention étant que les constructions des façades décorées des bâtiments qui termineront la place ainsi que celles des maisons qui seront élevées, tant sur les faces des arrière-corps que sur celles des nouvelles rues, soient entièrement conformes aux dessins par nous approuvés et ci-attachés sous le contre-scel de notre chancellerie, nous ordonnons aux dits prévost des marchands et échevins d’y tenir la main, d’y assujettir les propriétaires particuliers des terrains auxquels ils jugeront à propos de permettre de construire eux-mêmes les façades de leurs maisons, tant sur la place que sur les rues y aboutissantes. — Donné à Versailles, le 21e jour de juin, l’an de grâce 1757, et de notre règne le 42e. Signé Louis, etc… »
Le 20 juin 1763, on découvrit la statue équestre de Louis XV, modelée par le célèbre Bouchardon. Elle avait été fondue d’un seul jet par Gor, commissaire des fontes de l’artillerie. Le roi, couronné de lauriers et coiffé à la moderne, portait le vêtement romain. Le cheval seul se distinguait par la beauté et l’élégance de ses formes ; Bouchardon était mort avant devoir terminé son œuvre. Pigalle, qui lui succéda, fut chargé d’exécuter aux quatre angles du piédestal, des figures en forme de caryatides représentant la Paix, la Prudence, la Force et la Justice.
Cette statue était venue trop tard. À madame de Châteauroux avait succédé la fille du boucher Poisson, la trop célèbre marquise de Pompadour. La luxure royale, en perdant toute pudeur, affligeait les mœurs et l’esprit public. Aussi le peuple, le vrai peuple, resta froid devant tout ce bronze. Les quatre vertus du piédestal attirèrent au roi de malignes allusions.
La plus sanglante est celle-ci :
O la belle statue ! ô le beau piédestal !
Les vertus sont à pied, le vice est à cheval.
Après que le burin official du graveur-juré de la bonne ville de Paris, eût creusé dans le piédestal cette inscription : Hoc pietalis publicæ monumentum, præfectus et ædiles decreverunt anno 1748, posuerunt anno 1763, un individu monta sur le cheval, banda les yeux du monarque, lui attacha au cou une boite de ferblanc et lui mit sur la poitrine cet écriteau. N’oubliez pas ce pauvre aveugle, s’il vous plait !
Cependant l’architecte Gabriel se mit à l’œuvre pour préparer à la statue son encadrement. L’imagination de l’ordonnateur avait beau jeu ; le champ était vaste. Gabriel entoura son plan d’une espèce de fosse de place forte, avec un revêtement en maçonnerie et une balustrade en pierre. Puis, de chacun des angles, il fit partir vers le centre une large bande coupant l’enceinte, qui se trouva fractionnée ainsi en huit petits fosses, termines chacun par un pavillon. Ce plan, ingénieusement imité de la rose des vents, n’était coquet que sur le papier. Lorsque les travaux furent achevés en 1772, on entrevoyait à peine les fossés et les pavillons. Heureusement Gabriel vint rehausser ces décorations liliputiennes en élevant au fond de la place deux magnifiques hôtels. Ces constructions d’une rare élégance, reposent agréablement l’œil fatigué du vide.
Les ouvriers étaient encore à l’œuvre quand arriva cette nuit fatale du 30 au 31 mai 1770. La France mariait son dauphin, et la prévôté des marchands, jalouse d’égayer la fête, avait préparé des jeux publics et commandé un magnifique feu d’artifice. La jeune archiduchesse arrivait confiante dans l’avenir, et se demandait, toute joyeuse des applaudissements du peuple, ce qu’elle avait fait pour mériter tant d’amour.
La dernière étincelle venait de s’éteindre dans les airs, lorsqu’une masse composée de plus de deux cent mille personnes, s’ébranla pour faire retraite. Un fossé de la place qu’on n’avait pas comblé, des maisons en construction dans la rue Royale, arrêtaient la foule qui se porta dans cette rue et s’y entassa. L’encombrement devint affreux. Un flot de curieux, qui arrivait des boulevarts, pour avoir sa part des débris de la fête, vint tout à coup barrer le passage. La mêlée devint horrible. Quiconque trébuchait était mort. On vit des furieux, l’épée à la main, frapper devant eux pour se faire jour. Le lendemain, cent trente-trois cadavres étaient étendus sur la place. « J’ai vu, dit Mercier (l’auteur du Tableau de Paris), plusieurs personnes languir pendant trente mois des suites de cette presse épouvantable, porter sur leurs corps l’empreinte forte des objets qui les avaient comprimés. D’autres ont achevé de mourir au bout de dix années. Cette presse coûta la vie à plus de douze cents infortunés, et je n’exagère point. Une famille entière disparut. Point de maison qui n’eut à pleurer un parent, un ami. »
Les morts enterrés, la scène change. La place Louis XV se peuple de danseurs de corde, d’avaleurs de sabres, de mangeurs de serpents, de marchands de pain d’épices, de pantins ; nous sommes à la foire Saint-Ovide. Les cris des saltimbanques étourdissent les nobles propriétaires des hôtels voisins qui adressent leurs plaintes à l’autorité. Il était question de débarrasser la place Louis XV de ces hôtes incommodes lorsque, dans la nuit du 22 au 23 septembre 1777, le feu se mit aux baraques. Le lendemain la place était nette.
Quinze années se sont écoulées. Nous sommes sur la place de la Révolution. Le peuple est en train d’abattre la statue du roi bien-aimé. Un des pieds du cheval résiste à la destruction et fait dire à un plaisant : la royauté a encore un pied dans l’étrier. La place a pris un aspect sombre et terrible. Le temps où l’on voyait la foire Saint-Ovide est bien loin : plus de danseurs, plus de pantins, mais une liberté assise appuyée sur une haste antique et le bonnet phrygien sur le front. Devant elle, la guillotine et maitre Sanson, le bourreau, qui exécute cet arrêté de la commune :
« Séance du 23 août 1792. — Le procureur de la commune entendu, le conseil général arrête que la guillotine restera dressée jusqu’à ce qu’il en ait été autrement ordonné, à l’exception néanmoins du coutelas que l’exécuteur des hautes-œuvres sera autorisé d’enlever après chaque exécution. (Registre de la commune, t. 9, p. 350.) »
Que de force, de courage, de beauté, de génie même cette place a dévorés ! L’impulsion était donnée ; on administrait, on tuait avec un ensemble effrayant, et le soir la commune réglait ses comptes avec l’exécuteur. Celui-ci présentait aux magistrats ses états de services. On le payait sur le vu des ordres semblables à celui que nous reproduisons.
Cette place n’était pas au bout de ses métamorphoses patronimiques ; chaque révolution, chaque déplacement de pouvoir lui apportait un nouveau baptème. Une loi du 26 octobre 1795 lui donna le nom de place de la Concorde. Quelques jours après, des ouvriers, en restaurant la statue de la Liberté, trouvèrent dans le globe qui tenait la déesse, un nid de tourterelles. L’augure parut favorable et confirma cette dénomination.
Le 9 thermidor avait annonceé à la France une ère nouvelle. La révolution terminait sa marche ascendante, le Directoire devait être après la Convention ce que la régence avait été après Louis XIV. Le nouveau pouvoir, par ses débauches fastueuses et ses vices trop connus, ménageait une transition facile de la terreur au Consulat, d’une tyrannie de fait au despotisme organisé. Tous les chefs de parti avaient disparu emportés par la tourmente, un soldat resta seul sur la brèche. Il commença par chasser la statue de la Liberté qui n’avait plus de sens, et le ministre de l’intérieur fut chargé de poser sur la place de la Concorde la première pierre d’une colonne triomphale. Cependant le consulat même à vie ne suffisait plus au vainqueur de Marengo, il pose lui-même sur son front la couronne impériale et bientôt Paris s’apprête à recevoir dignement une nouvelle impératrice. Déjà la blonde Autrichienne fait rouler son carrosse doré sur ces mêmes pavés qui ont reçu la tête de sa tante. Rien ne manque à la fête officielle, hors les sympathies du peuple, dont les regrets accompagnent la femme, qui va dans l’exil, à la Malmaison, expier son impériale stérilité. Mais d’autres fêtes s’apprêtent, l’homme qui avait nivelé les Alpes comme Charlemagne, effacé les Pyrénées comme Louis XIV, qui chaque année avait reculé les frontières de son empire bien au-delà des limites naturelles que Dieu a données à la France, ce colosse, à l’étroit dans un monde, vient d’être perfidement jeté sur une île de la Méditerranée. Son empire est morcelé, sa capitale violée. Sur un autel dressé au milieu de la place de la Concorde, des prêtres chantent un Te Deum dans un rite étranger. Les armées russe, prussienne et autrichienne défilent en poussant des hourra sauvages. Quelques jours après l’inscription républicaine a disparu et le nom de Louis XV est rendu à cette place. — Il nous reste encore d’autres changements à enregistrer : le 27 avril 1826, le roi Charles X rendait une ordonnance ainsi conçue :
« Charles, etc…, vu l’article 3e de la loi du 19 janvier 1816, sur le rapport de notre ministre secrétaire d’État au département de l’intérieur ;
Nous avons ordonné et ordonnons ce qui suit :
Il sera élevé un monument à la mémoire de Louis XVI, au centre de la place située entre les Tuileries et les Champs-Élysées, laquelle prendra le nom de place Louis XVI. La première pierre de ce monument sera posée le 3 mai prochain, etc…
Donné au château des Tuileries, le 27 avril, l’an de grâce 1826, et de notre règne le 2e. Signé Charles. »
Cette ordonnance n’a pas été exécutée.
Enfin la propriété de cette place et des Champs-Élysées qui avait été réunie au domaine national par la loi du 27 novembre 1793, a été concédée à la ville de Paris à la charge de divers travaux et constructions, par la loi dont nous rapportons le texte :
« Au château de Saint-Cloud, le 20 aout 1828. — Charles, etc… — Article unique. Sont concédées à la ville de Paris, à titre de propriété, la place Louis XV, la promenade dite des Champs-Élysées telles qu’elles sont désignées au plan annexé à la présente loi, y compris les constructions dont la propriété appartient à l’État, et à l’exception des deux fosses de la place Louis XV, qui bordent le jardin des Tuileries. Ladite concession est faite à la charge par la ville de Paris : 1o de fournir aux frais de surveillance et d’entretien des lieux ci-dessus désignés ; 2o d’y faire dans un délai de cinq ans des travaux d’embellissement jusques à la concurrence de deux millions deux cent trente mille francs au moins ; 3o de conserver leur destination actuelle aux terrains concédés, lesquels ne pourront être aliénés en tout ou en partie, etc. Signé Charles. »
La révolution de 1830 a d’abord rétabli le nom de place de la Concorde. On allait se mettre à l’œuvre et commencer les embellissements, lorsque l’invasion du choléra vint retarder les travaux. Les dépenses qui furent faites pour combattre le fléau dépassèrent le chiffre d’un million. Les sacrifices que la ville s’imposait alors si noblement ne lui permirent pas de consacrer plus tard à l’embellissement de la place de la Concorde la somme fixée par la loi de 1828. En 1834 fut promulguée une nouvelle loi qui réduisait la dépense. Voici un extrait de cette loi :
« Au palais des Tuileries, le 31 mai 1834. Louis-Philippe, etc… — Article 1er. Il est accordé à la ville de Paris un délai de cinq ans, à partir du 20 août 1833, pour l’exécution des travaux d’embellissement qu’elle doit faire aux Champs-Élysées et à la place de la Concorde, conformément à la loi du 20 août 1828.
Art. 2. La somme de deux millions deux cent trente mille francs que la ville devait employer à ces travaux, est réduite à quinze cent mille francs.
Art. 3. Les travaux devront être exécutés annuellement par cinquième, et il devra être employé annuellement trois cent mille francs, etc., etc… Signé Louis-Philippe. »
Au milieu de la place de la Concorde s’élève l’obélisque de Louqsor, présent du pacha d’Égypte. Au mois d’avril 1831, un bâtiment fut envoyé à Alexandrie, sous le commandement de M. Verninhac-Saint-Maur, pour amener en France le monolithe égyptien. M. Lebas, ingénieur de la marine, fut chargé des opérations d’abattage et d’embarquement. Après des travaux et des difficultés sans nombre, on parvint à embarquer le monolithe qui arriva à Paris le 23 décembre 1833. Trois années s’écoulèrent avant que l’obélisque fut dressé. On construisit dans l’intervalle les fondations et l’on prépara le piédestal qui est formé d’un seul bloc de granit ayant 5 mètres de hauteur sur 3 de largeur et pesant cent mille kilogrammes. Le 25 décembre 1836, au milieu d’un immense concours de spectateurs, en présence de la famille royale, M. Lebas procéda à l’érection de l’obélisque. Cette opération, conçue avec toute l’habileté qu’on devait attendre du savant ingénieur, fut exécutée avec une merveilleuse précision. — L’obélisque décorait à Thèbes le palais de Louqsor. Il a 23 mètres de hauteur et pèse à peu près 250 000 kilogrammes. Trois rangées verticales d’hiéroglyphes couvrent ses faces. La rangée du milieu est creusée à la profondeur de 15 c. ; les deux autres sont à peine taillées. Les cartouches multipliées sur les quatre faces, présentent toutes le nom et le prénom de Rhamessès ou Sésostris, premier roi de la 19e dynastie de Manéthon, et contiennent les louanges et le récit de ses travaux.
Avant de juger l’ensemble des décorations de cette place, nous allons donner l’état des dépenses en y joignant celles qui ont rapport aux Champs-Élysées.
Les travaux d’embellissement, commencés en 1836, ont été terminés en 1840. Ils ont été ainsi classés dans l’ouvrage de M. Saint-Léon.
fr. | c. | |
---|---|---|
Projets et études | 3 350. | 77 |
Service des ingénieurs | ||
Égouts et décharges d’eau | 147 032. | 25 |
Conduites et travaux hydrauliques | 268 725. | 66 |
Plantations dans les Champs-Élysées | 4 507. | » |
Travaux d’assainissement dans les Champs-Élysées | 2 806. | 07 |
Service des architectes | ||
Travaux à l’occasion de l’obélisque | 8 559. | » |
Trottoirs en asphalte et granit | 245 022. | 46 |
Fontaines monumentales | 367 630. | » |
Colonnes rostrales et candélabres | 121 749. | 92 |
Restauration des huit pavillons | 13 850. | » |
Huit statues pour les pavillons | 64 000. | » |
Marbrerie | 3 500 | » |
Jardinage dans les fossés | 6 481. | » |
Corps-de-garde | 11 788. | » |
Terrasses et travaux divers | 153 283. | 63 |
Candélabres aux Champs-Élysées | 33 512. | » |
Frais d’agence | 60 259. | 77 |
Total | 1 516 057. | 53 |
En 1843 il restait encore dû environ 160 000 fr. pour lesquels il y a contestation avec les entrepreneurs.
Nous n’avons plus à faire maintenant qu’une appréciation succincte des travaux d’embellissement sous le rapport de l’art, et d’abord nous croyons devoir rappeler les principales dispositions du plan primitif présenté par l’administration et adopté par le conseil municipal dans sa délibération du 24 avril 1835. Il nous a paru regrettable qu’on, ait abandonné ce plan dans quelques-unes de ses parties. — « Article 5. Vu les nouveaux plans présentés par M. le préfet, desquels il résulte, entr’autres dispositions, que la place serait maintenue dans sa forme octogone avec les fosses qui l’entourent, dont le fond nivelé serait converti en compartiments de gazons avec plate-bandes de fleurs ; que les entrées diagonales seraient complétées au moyen de terre-pleins soutenus par des murs pareils à ceux des fossés couronnés de balustrades avec galerie souterraine pour la communication des fossés ; que les huit pavillons accusant les pans coupés de la place seraient restaurés et surmontés de statues assises qui par leurs attributs représenteraient huit des principales villes de France ; que les entrées de la place du côté de la rue Royale et du côté du pont Louis XVI seraient décorées de statues couchées, coulées en bronze et représentant les quatre principaux fleuves de France ; celles perpendiculaires, de sphinx sculptés en granit de Brest, pareil au piédestal de obélisque ; et celles diagonales, de lions couchés ; que deux fontaines monumentales seraient érigées sur le grand axe de la place aux points d’intersection, donnés par les entrées diagonales ; que des trottoirs construits en granit de Brest et pierres de Volvic, produisant l’effet d’une mosaïque, comprendraient dans une même figure l’obélisque et les deux fontaines, et formeraient le pourtour intérieur de la place et la bordure des huit compartiments que dessinent les entrées perpendiculaires et diagonales, etc… »
En comparant l’état présent de la place avec le projet de 1835, la supériorité appartient sans conteste au premier plan adopté par le conseil municipal. Ces compartiments de gazons avec plate-bande de fleurs, en reposant les regards, eussent répandu quelque fraîcheur et brisé heureusement l’uniformité de la place. Des statues de bronze, représentant les quatre principaux fleuves qui arrosent la France, des lions couchés, des sphinx sculptés en granit de Brest, eussent donné à la place un peu de cette grandeur sévère qui lui manque aujourd’hui. En regardant la décoration actuelle, on éprouve d’abord une espèce d’éblouissement qui bientôt amène la fatigue. On sent que toutes ces richesses, toutes ces dorures perdues dans le vide semblent jetées à profusion pour masquer l’impuissance de l’artiste.
Ces candélabres étincelants et rangés avec symétrie ressemblent à des échecs sur un damier. L’obélisque, qui eût été si bien placé dans la cour du Louvre, semble perdu dans l’immensité. Pourquoi ne lui avoir pas au moins donné les quatre sphinx ses gardiens naturels, ses compatriotes pour ainsi dire ? Ces fontaines, dont les panaches seuls offrent de l’élégance, n’ont rien de monumental. L’exiguïté des bassins est telle qu’au moindre vent les gerbes inondent les promeneurs.
L’architecte, qui s’est inspiré sans nul doute de la cour qui précède Saint-Pierre de Rome pour asseoir ces fontaines, ne s’est pas assez souvenu que cette cour est entourée d’une galerie ouverte, et qu’il fallait avant tout isoler et fermer la place, sous peine de produire une œuvre tout-à-fait choquante.
Quant aux huit statues placées sur les pavillons de Gabriel, deux d’entr’elles méritent d’être distinguées ; nous voulons parler des statues de Strasbourg et Lille, dues au ciseau exercé de M. Pradier. — Pourquoi l’artiste chargé de la décoration a-t-il dédaigné d’interroger l’histoire de la place ? Pourquoi ne s’est-il pas inspiré de la beauté mâle et sévère de son entourage ; il eut senti alors combien toute cette richesse de parvenu, toutes ces lanternes de bronze et d’or devaient blesser le goût et le véritable sentiment de l’art ?
Quant à nous, nos yeux bientôt fatigués sentent le besoin de quitter toutes ces petitesses de l’œuvre moderne pour se reposer en contemplant les grandeurs du passé. Alors nos âmes s’élèvent émues par la pompe du spectacle. Au midi la chambre des députés, au nord deux palais jumeaux, puis la Madeleine, avec sa voie romaine ; à l’est, les arbres centenaires du jardin tracé par Lenôtre, puis au fond le palais des Tuileries sur lequel le temps a répandu cette teinte sombre et sévère qui fait de la vieillesse des monuments l’âge de leur beauté ; enfin, à l’ouest, cette magnifique avenue si heureusement complétée par l’arc-de-triomphe. En contemplant tant de merveilles, on sent qu’une nation qui élève de tels édifices a reçu de Dieu la puissance du glaive ainsi que le sceptre des arts.