Dictionnaire de Trévoux/6e édition, 1771/CABALE

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Jésuites et imprimeurs de Trévoux
(2p. 125-127).

CABALE. s. f. Quelques-uns écrivent KABALE. Ce nom a plusieurs significations, qu’il faut distinguer plus exactement qu’on ne fait dans tous nos Dictionnaires. Cabale est un mot Hébreu, קבלה Kabbalach, qui signifie proprement & précisément Tradition, & קבל, Kibbel, qui signifie, recevoir par tradition, recevoir de pere en fils, d’âge en âge surtout en Chaldéen & hébreu Rabbinique ; mais non pas comme on le dit mal-à-propos dans le Moréri, Tradidit, il a enseigné. De-là il se dit premièrement d’un sentiment, d’une opinion, d’une explication de l’Ecriture, d’une coutume ou pratique qui s’est transmise de pere en fils. Les Juifs, comme on le peut voir dans la préface de Maïemon sur la Mischna, croient que Dieu donna à Moïse non-seulement la Loi, mais encore [’explication de la Loi sur la montagne de Sinaï. Quand il étoit descendu, & qu’il s’étoit retiré dans sa tente, Aaron l’alloit trouver, & Moïse lui apprenoit les Loix qu’il avoit reçues de Dieu, & lui en donnoit l’explication, que lui-même avoit aussi apprise de Dieu. Quand il avoit fini, Aaron se mettoit à la droite de Moïse, Eléazar & Irhamar fils d’Aaron entroient, & Moise leur disoit ce qu’il avoit déjà dit à Aaron. Après quoi s’étant placés l’un à sa droite, & l’autre à sa gauche, venoient les 70 vieillards qui composoient le Sanhédrin, & Moïse leur répétoit encore tout ce qu’il avoit dit a Aaron & à ses enfans. Enfin, on faisoit entrer tous ceux du peuple qui vouloient, & Moïse les instruisoit encore comme il avoit fait les autres. De forte qu’Aaron entendoit quatre fois ce que Moïse avoit appris de Dieu sur la montagne ; Eléazar & Ithamar l’entendoient trois fois ; les 70 vieillards, deux ; & le peuple une fois. Or des deux choses que leur apprenoit Moïse, les Loix que Dieu imposoit, & l’explication de ces Loix, on n’en écrivoit que la première, c’est-à-dire, les Lois, & c’est là ce que nous avons dans l’Exode, le Lévitique & les Nombres. Pour Ce qui regarde l’intelligence & l’explication de ces Lois, on se contentoit de se l’imprimer bien dans la mémoire, & ensuite les Peres l’apprirent à leurs enfans, & ceux-ci aux leurs, & ainsi de siècle en siècle jusqu’aux derniers âges. C’est pour cela que la première partie de ce que Dieu avoit donné à Moïse s’appela simplement Loi, ou Loi écrite ; & la seconde Loi orale, ou Cabale ; car voilà originairement ce que c’est que Cabale & le sens propre & primitif de ce nom. Quelques Rabbins prétendent que leurs Peres l’avoient reçue des Prophètes, qui l’avoient reçue des Anges. Rabbi-Abraham-Ben Dior, dit dans la Préface de son Livre de la création (Jetsira) que l’Ange Raziel fut le maître d’Adam, & qu’il lui apprit la Cabale ; que Japhiel fut le maître de Sem, que Tsédéckiel le fut d’Abraham, Raphaël d’Isaac, Péliel de Jacob, Gabriel de Joseph, Métatron de Moïse, & Malathiel d’Elie. Les Rabbins apporterent de Chaldée les rêveries de la Cabale, & y ajouterent une infinité de fables.

Parmi ces explications de la Loi, qui ne sont la plupart autre chose que des interprétations de différens Rabbins sur les Loix de Dieu, & leurs décisions sur les obligations qu’elles imposent, & sur la manière de les pratiquer, il y en a qui sont mystérieuses & cachées, qui consistent dans des significations abstruses & singulières que l’on donne ou à un mot, ou même à chacune des lettres qui le composent ; d’où par différentes combinaisons, l’on tire de l’écriture des explications fort différentes de ce qu’elles semblent naturellement signifier. L’art d’interpréter ainsi l’Ecriture s’appelle plus particulièrement Cabale, & c’est le sens le plus ordinaire de ce mot dans notre langue. Cette Cabale, que l’on nomme Cabale artificielle, pour la distinguer de la première dont nous avons parlé, & qui n’est qu’une simple tradition, cette Cabale, dis-je, se divise en trois espèces. La première s’appelle Gématrie : elle consiste à prendre les lettres pour des chiffres ou nombres arithmétiques, & à expliquer chaque mot par la valeur arithmétique des lettres dont il est composé ; ce qui se fait en plusieurs manières, comme nous le dirons au mot Gématrie.

La seconde espèce s’appelle Notaricon, & consiste, ou bien à prendre chaque lettre d’un mot pour une diction entière ; par exemple, בראשית, premier mot de la Genèse, pour ברא רקיע אדץ שמים יסת הומות ; ou bien à faire des premières lettres de plusieurs mots une seule diction, comme de ceux-ci, גכורל עולם אדני אפת Vous être fort dans l’éternité, Seigneur, en ne prenant que les premières lettres, on forme ce nom Cabalistique de Dieu אגלא, Agla, dont parle Galatin, Liv. II, ch. 15.

La troisiéme espèce s’appelle תמורה, Thémura, qui signifie changement, & consiste à changer un mot, & les lettres dont il est composé, ce qui se fait en plusieurs manières ; car 1°, On les sépare, & de בראשית, breschit, par exemple, qui veut dire, In principio, on fait בראשית, posuit fundamentum. C’est ainsi que dans certains jeux de mots, on a quelquefois séparé des mots Latins. Sum-mus, Ter-minus, Sus-tinea-mus. 2°. On transpose les lettres d’un mot, on les place, on les arrange différemment ; par exemple, du même mot בראשית on fait א בתשר, ce qui signifie 1° in Thisri ; & parce que cela se tire du premier mot de l’histoire de la création du monde, on en conclut que le monde a été créé le premier jour du mois Thisri. 3°. On prend une lettre pour une autre, à cause des différens rapports qu’on leur donne en prenant l’alphabet en différens sens. Ainsi en partageant l’alphabet hébreu de 22 lettres, en deux parties, la première de chacune de ces parties se prend pour la première de l’autre : la seconde pour la seconde : la troisième pour la troisième, & ainsi des onze lettres, dont chacune de ces parties est composée, qui se prennent mutuellement pour celle qui leur répond dans l’autre partie, c’est-à-dire, א pour ל, ou ל pour א ; ב pour מ, ou מ pour ב ; ג pour נ, ou נ pour ג, &c. Par-là de טבאל, Tabéel nom inconnu, qui se trouve en Isaïe VII. 6, on en fait רמלא, Remla, nom d’un Roi d’Israël. Une autre façon de changer les lettres est de prendre l’alphabet en deux manières : premièrement à l’ordinaire, puis à rebours, en commençant par la dernière lettre, & de changer encore les deux premières lettres, l’une & l’autre mutuellement, & de même les deux secondes, les deux troisièmes &c. c’est-à-dire, א en ת, ou ת en א ; ב en ש, ou ש en ב ; ג en ר, ou ר en ג, &c. Par-là de גמי, לב. Le cœur de ceux qui s’élevent contre moi, dans Jérem. Liv. I. 1, on fait בשתים, les Chaldéens, & l’on conclut que ceux dont Dieu parle sont les Chaldéens. Ces deux dernières espèces de Themure s’appellent plus particulièrement encore צירוף, c’est-à-dire, association, combinaison. Voyez Reuchlin, Pic de la Mirandole, le P. Kirker dans son Oedip. Ægypt. Sérarius & Bonfrerius dans leurs Prolégomènes. La Cabale dont nous venons de parler, peut s’appeler la Cabale spéculative. Il y en a une autre qu’on peut nommer la Cabale pratique ; c’est celle dont nous allons parler.

Cabale se prend encore pour les usages, ou plutôt les abus que font les Magiciens des passages de l’Ecriture, ainsi qu’on le peut voir dans un petit ouvrage de cette sorte, intitulé ההוליס שמוש L’usage des Pseaumes, & imprimé à Sabionette en 1588, à la fin d’une édition des Pseaumes in-24. & dans plusieurs autres livres de même sorte. Tous les noms, toutes les figures magiques, tous les nombres, les lettres, &c. dont on se sert pour cela, & encore la science hermétique, ou la recherche de la Pierre Philosophale, tout cela est compris dans cette espèce de Cabale. Mais il n’y a que les Chrétiens qui l’appellent ainsi, & ce mot a ce sens, sur-tout en notre langue, à cause de la ressemblance que cet art a avec les explications de la Cabale dont nous avons parlé ; car les Juifs ne donnent point à cet art, ou diabolique, ou vain & ridicule, le nom de Cabale, qui est toujours un nom saint & respectable parmi eux. Au reste, ce n’est point la magie seule des Juifs que nous nommons Cabale ; nous avons transporté ce nom à toute sorte de magie, & c’est dans ce sens que l’Abbé de Villars l’a pris dans son Livre intitulé Le Comte de Gabalis ; où il a exposé les ridicules secrets de la Cabale, que les Cabalistes appellent la sacrée Cabale. Cabalæ, cabalistica doctrina, occulta, arcana Hebræorum disciplina, sapientia. Ils supposent qu’il y a des peuples élémentaires, sous les noms de Sylphes, de Gnomes de Salamandres, &c. & que cette science introduit les hommes dans le sanctuaire de la nature. Ils prétendent que les Hébreux connoissoient ces substances aëriennes, qu’ils avoient puisé ces connoissances cabalistiques chez les Egyptiens ; & qu’ils n’avoient pas ignoré l’art particulier d’entretenir ces nations élémentaires, & de converser avec ces habitans de l’air. On leur fait dire qu’ils ont déféré à Paracelse le sceptre de la Monarchie Cabalistique. Voyez Le Comte de Gabalis. La Cabale est une science sérieuse, & il n’y a que les mélancoliques qui s’y adonnent. Abb. de Villars. La Cabale est une de ces chimères qu’on autorise quand on les combat gravement, & qu’on ne doit entreprendre de détruire qu’en se jouant. Id. Robert Flud Anglois en a fait d’amples Traités & Apologies dans ses neuf grands Volumes.

Cabale, se dit aussi de la Secte des Juifs, qui suivent & pratiquent la cabale, qui interprètent l’Ecriture selon l’art de la cabale, prise au second sens que nous avons expliqué ; car les Juifs sont divisés en deux sectes générales, les Karaïtes, qui ne veulent point recevoir les Traditions, ni le Thalmud, mais le seul texte de l’Ecriture ; & les Rabbanistes, ou Thalmudistes, qui outre cela reçoivent encore les Traditions & suivent le Thalmud. Ceux-ci sont encore divisés en deux : en Rabbanistes simples, qui expliquent l’Ecriture selon le sens naturel par la Grammaire, l’Histoire, ou la Tradition ; & en Cabalistes, qui pour y découvrir les sens caches & mystérieux que Dieu y a mis, se fervent de la cabale & des manières mystérieuses que nous avons expliquées. Si l’on en croit les Juifs, la cabale, comme la Loi, vient de Dieu & du mont Sinaï, & y fut donnée à Moïse, & par lui à tout le peuple de la manière que nous le disons ci-dessus, C’est une fable ; mais plusieurs Savans croient qu’elle étoit déjà trouvée du temps de J. C. & il s’est trouvé des visionnaires parmi les Juifs, qui ont dit que ce n’étoit que par les mystères de la cabale que J. C. avoir opéré ses miracles. Quelques Savans ont cru que Pythagore & Platon avoient appris des Juifs en Egypte l’art cabalistique, & ils ont cru en trouver des vestiges bien marqués dans leur philosophie. D’autres croient au contraire, que c’est la philosophie de Pythagore, & de Platon, qui a produit la cabale. Quoi qu’il en soit, il est certain que dans les premiers siècles de l’Eglise la plupart des hérétiques donnerent dans les vaines idées de la cabale. Les Gnostiques, les Valentiniens, les Basilidiens, y furent sur-tout plus attachés, comme on le peut voir dans S. Epiphane, est ce qui produisit l’ΑΒΡΑΞΑΣ, & tant de Talismans, dont il nous reste encore une grande quantité dans les cabinets des Antiquaires. On donne aussi le nom de cabale non-seulement à l’art, mais encore à chaque opération de cet art ; c’est-à-dire, à chaque interprétation particulière, faite selon les regles de cet art. C’est-là une cabale, ce n’est point une interprétation naturelle & littérale. R. Jacob-Ben Ascher, surnommé Baal Haaturim, est un compilateur de presque toutes les cabales inventées avant lui sur les cinq libres de Moïse.

Cabale, signifie aussi dans quelques Auteurs la connoissance des choses qui sont au-dessus de la lune, des corps célestes, de leurs influences. La cabale, en ce sens, est la même chose que l’Astrologie judiciaire, ou elle en fait partie.

Cabale, signifie figurément une société de personnes qui sont dans la même confidence, & dans les mêmes intérêts : mais il se prend ordinairement en mauvaise part. Coitio, fattio. Tous ces gens-là sont d’une même cabale. On le dit aussi des complots & des entreprises secrettes, des desseins qui se forment dans cette société de l’Etat, ou contre les particuliers. Clandestina coitio, conjuratio. On a fait une cabale pour décrier cette Tragédie, Former des cabales contre quelqu’un. Bouhours. Comme il étoit habile & homme de cabale, il ne manqua pas d’artifice pour le justifier. Bouch. A Rome, comme aujourd’hui, la cabale l’emportoit sur le mérite, & décidoit du sort des Ouvrages. Dac. Elle formoit incessamment des cabales qui divisoient toute la Cour. Mlle l’Héritier.

Cabale. Il veut dire encore, la troupe même de ceux qui sont de la cabale ; comme, c’est sa cabale. On a exilé toute la cabale. Acad. Fr.

Cabale, se dit aussi de quelques sociétés d’amis qui ont entr’eux une liaison plus étroite qu’avec d’autres sans avoir aucun mauvais dessein ; comme pour se divertir, pour étudier. Societas. Je crois qu’il vaudroit mieux donner un autre nom à une pareille société. Il me semble que le mot cabale se prend nécessairement en mauvaise part.