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Dictionnaire de la Bible/Sauterelle

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Letouzey et Ané (Volume Vp. 1509-1510-1519-1520).
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SAUTERELLE

SAUTERELLE, nom par lequel on désigne, dans le langage populaire, toute une classe d’insectes orthoptères. Voir Insectes, t. iii, col. 885.

I. Histoire naturelle.

1o Conformation. — L’ordre des orthoptères se divise en coureurs et en sauteurs ;
310. — Locusta viridissima.
les sauteurs comprennent trois familles : les locustiens, dont le type est la sauterelle, les acridiens, dont le type est le criquet, et les grylliens, dont le type est le grillon. La sauterelle proprement dite, locusta viridissima (fig. 310), plus commune dans nos contrées, a de longues antennes ; une gaine, appelle oviscapte et prolongeant l’abdomen, sert à la femelle à déposer ses œufs dans une sorte de tube foré dans la terre ; le mâle fait entendre un chant composé d’une série de sons aigus et criards que l’insecte produit en frottant l’une contre l’autre ses deux élytres, munies chacune d’un appareil spécial. Les sauterelles ravageuses appartiennent à la famille des acridiens. Le type des acridiens, le criquet pèlerin, acridium peregrinum (fig. 311),
311. — Acridium peregrinum.
a les antennes courtes et rigides. La gaine abdominale est remplacée par quelques pièces rudimentaires, cornées et crochues. Au moment de la ponte, la femelle appuie sur le sol l’extrémité de cet abdomen, y creuse une cavité en quelques instants, si la terre est ameublie, et y dépose ses œufs ; les Arabes disent qu’elle les « plante ». Les œufs de l’acridium peregrinum sont au nombre de 80 à 90 ; chez d’autres espèces, ils sont moins nombreux. Pondus un à un, ils sont réunis en paquet et agglutinés par un liquide spécial qui, avec le temps, devient comme de l’écume sèche et forme autour des œufs un revêtement protecteur. Ainsi déposés en avril, ou mai, les œufs subissent une incubation plus ou moins longue, de 20 à 25 jours pour l’acridium peregrinum, de 30 à 40 pour d’autres espèces et même de neuf mois pour certaines. À partir de son éclosion, l’acridien passe par plusieurs stades (fig. 312),
312. — Stades de croissance de la sauterelle.
séparés par cinq mues, avant d’atteindre son développement parfait et de pouvoir se servir utilement de ses ailes. L’appareil sonore de l’acridien ne réside pas exclusivement à la base des élytres, comme chez le locustien. Les cuisses des pattes postérieures de l’acridien ont une petite côte saillante garnie d’aspérités que l’insecte, en se tenant sur les quatre pattes antérieures, frotte rapidement le long d’une forte nervure longitudinale des élytres. Ce frottement produit une stridulation qui a fait donner à l’animal, par onomatopée, le nom d’ἀκρίς, « criquet ».

2o Alimentation. — « Comme tous les vertébrés herbivores, les acridiens sont admirablement organisés pour transformer les tissus végétaux en tissus animaux ; malheureusement, pour approprier les substances nécessaires à leur accroissement et à leur entretien, ils s’attaquent aux plantes les plus utiles à l’homme. Les graminées constituent la nourriture de prédilection des acridiens ; dans les conditions naturelles, celles qui vivent à l’état sauvage auraient seules à souffrir de leur voracité ; mais l’homme leur offrant d’immenses espaces couverts de plantes savoureuses, blé, seigle, orge, avoine, ils sont trop heureux de faire la moisson pour leur propre compte et ils ne se font pas faute de manger leur blé en vert. La faim toutefois est un grand maître, et lorsqu’ils sont privés de leurs aliments favoris, ils attaquent tous les végétaux cultivés, quels qu’ils soient : bourgeons, feuilles, grappes de la vigne, pousses, feuilles, tiges des arbres, tombent sous leurs mandibules. Pressés par la famine, ils ne dédaignent même pas les plantes qu’ils respectent ordinairement ; lauriers roses, lentisques, palmiers-nains, sont rongés faute de mieux. Mourant de faim, ils s’attaquent aux écorces et l’on en a vu, captifs, dévorer des voiles de bateaux, abrités sous des hangars, déchiqueter des rideaux, du linge, des habits, et ronger du papier. Malheur à celui qui périt, son cadavre est immédiatement dévoré par ses compagnons. » Kunckel d’Herculaïs, Les sauterelles, les acridiens et leurs invasions, au Congrès d’Oran, 1888, Paris, p. 15.

3o Translation. — Les acridiens sont surtout des sauteurs, qui se servent de leurs ailes pour accroître la longueur de leur saut. En général, ils « sont attachés au sol dont ils ne s’éloignent que pour y revenir un instant après ; mais, sous des influences qui nous échappent, certains d’entre eux deviennent tout à coup des insectes bons voiliers et sont susceptibles de s’élever dans les airs et de parcourir des espaces considérables. Tout concourt chez ces êtres à favoriser le vol : ils ont des muscles puissants qui mettent en jeu des élytres et des ailes qui ont une grande surface et sont admirablement adaptés pour la locomotion aérienne. L’élytre a la consistance du parchemin desséché ; la portion antérieure de l’aile est épaisse et rigide : élytre et aile réunissent ainsi les conditions essentielles pour fendre l’air. Les muscles sont baignés de sang en mouvement perpétuel, qui trouve à sa portée de l’air constamment renouvelé ; de nombreuses ampoules tiennent de l’air en réserve pour assurer un approvisionnement constant. » Kunckel d’Herculaïs, Les sauterelles, p. 13. Les acridiens émigrent quand ils cessent de trouver à leur lieu d’origine la subsistance nécessaire. On a observé que ces insectes ont un habitat fixe et permanent, où se rencontrent les conditions les plus favorables à leur pullulation. De là s’élancent périodiquement des essaims d’invasion, là reviennent les essaims composés des survivants. Cf. A. Dastre, Les sauterelles, dans la Revue des Deux Mondes, 1er août 1901, p. 696-707. Les acridiens sont à la merci du vent qui les transporte d’un endroit à l’autre, souvent à des distances considérables. Quand des vols successifs s’abattent sur une même contrée, ils couvrent des espaces immenses, de 40 à 50 hectares jusqu’à 1 000, 2 000 et plus, ce qui, dans le dernier cas, représente de 2 à 6 milliards d’êtres affamés.

4o Ravages. — De tous temps et dans presque toutes les contrées, les criquets ont exercé d’énormes ravages. Les monuments anciens, les écrivains de l’antiquité et d’autres de toutes les époques en font mention. Leurs méfaits ne se bornent pas toujours à détruire toute végétation. En 1749, l’armée de Charles XII, vaincue à Pultawa, battait en retraite en Bessarabie, lorsque tout d’un coup, au milieu d’un défilé, une grêle vivante de criquets fondit sur elle, jeta le désarroi parmi les hommes et les chevaux et changea la retraite en déroute. En 1901, à Lézignan (Aude), les sauterelles ont immobilisé un train dont les roues, empâtées dans une bouillie vivante, patinaient sur place. Il ne se passe guère d’années sans que l’on ait à enregistrer quelque invasion désastreuse, dans un pays ou dans un autre. Voici la description d’une invasion de criquets dans une ferme du Sahel, en Algérie : « Tout à coup, à la porte-fenêtre fermée pour nous garantir de la chaleur du jardin en fournaise, de grands cris retentirent : Les criquets ! les criquets ! Mon hôte devint tout pâle comme un homme à qui on annonce un désastre, et nous sortîmes précipitamment. Pendant dix minutes, ce fut dans l’habitation, si calme tout à l’heure, un bruit de pas précipités, de voix indistinctes, perdues dans l’agitation d’un réveil. De l’ombre des vestibules où ils s’étaient endormis, les serviteurs s’élancèrent dehors en faisant résonner avec des bâtons, des fourches, des fléaux, tous les ustensiles de métal qui leur tombaient sous la main, des chaudrons de cuivre, des bassines, des casseroles. Les bergers soufflaient dans leurs trompes de pâturage. D’autres avaient des conques marines, des cors de chasse. Cela faisait un vacarme effrayant, discordant, que dominaient d’une note suraiguë les you ! you ! you ! des femmes arabes accourues d’un douar voisin. Souvent, paraît-il, il suffit d’un grand bruit, d’un frémissement sonore de l’air, pour éloigner les sauterelles, les empêcher de descendre. Mais où étaient-elles donc, ces terribles bêtes ? Dans le ciel vibrant de chaleur, je ne voyais rien qu’un nuage venant à l’horizon, cuivré, compact, comme un nuage de grêle, avec le bruit d’un vent d’orage dans les mille rameaux d’une forêt. C’étaient les sauterelles. Soutenues entre elles par leurs ailes sèches étendues, elles volaient en masse, et malgré nos cris, nos efforts, le nuage s’avançait toujours, projetant dans la plaine une ombre immense. Bientôt il arriva au-dessus de nos têtes : sur les bords on vit pendant une seconde un effrangement, une déchirure. Comme les premiers grains d’une giboulée, quelques-unes se détachèrent, distinctes, roussâtres ; ensuite toute la nuée creva, et cette grêle d’insectes tomba drue et bruyante. À perte de vue, les champs étaient couverts de criquets, de criquets énormes, gros comme le doigt. Alors le massacre commença. Hideux murmure d’écrasement, de paille broyée. Avec les herses, les pioches, les charrues, on remuait ce sol mouvant, et plus on tuait, plus il y en avait. Elles grouillaient par couches, leurs hautes pattes enchevêtrées ; celles du dessus faisaient des bonds de détresse, sautant au nez des chevaux attelés pour cet étrange labour.

« Les chiens de la ferme, ceux du douar, lancés à travers champs, se ruaient sur elles, les broyaient avec fureur. À ce moment, deux compagnies de turcos, clairons en tête, arrivèrent au secours des malheureux colons, et la tuerie changea d’aspect. Au lieu d’écraser les sauterelles, les soldats les flambaient en répandant de longues tracées de poudre. Fatigué de tuer, écœuré par l’odeur infecte, je rentrai. À l’intérieur de la ferme, il y en avait presque autant que dehors. Elles étaient entrées par les ouvertures des portes, des fenêtres, la baie des cheminées. Au bord des boiseries, dans les rideaux déjà tout mangés, elles se traînaient, tombaient, volaient, grimpaient aux murs blancs avec une ombre gigantesque qui doublait leur laideur. Et toujours cette odeur épouvantable. À dîner il fallut se passer d’eau. Les citernes, les bassins, les puits, les viviers, tout était infecté… Le lendemain, quand j’ouvris ma fenêtre comme la veille, les sauterelles étaient parties ; mais quelle ruine elles avaient laissée derrière elles ! Plus une fleur, plus un brin d’herbe : tout était noir, rougi, calciné. Les bananiers, les abricotiers, les pêchers, les mandariniers, se reconnaissaient seulement à l’allure de leurs branches dépouillées, sans le charme, le flottant de la feuille qui est la vie de l’arbre. On nettoyait les pièces d’eau, les citernes. Partout des laboureurs creusaient la terre pour tuer les œufs laissés par les insectes. Chaque motte était retournée, brisée soigneusement. Et le cœur se serrait de voir les mille racines blanches, pleines de sève, qui apparaissaient dans ces écroulements de terre fertile. » A. Daudet, Lettres de mon moulin, xxi, Paris, 1884, p. 333-335. Si l’on ne réussit pas à éloigner les sauterelles, quand elles sont repues, elles souillent tout ce qui reste d’une bave qui corrode et brûle la végétation. Elles causent encore plus de mal après leur mort ; leurs cadavres entassés répandent l’infection et engendrent des maladies contagieuses qui font périr les hommes après les récoltes. Cf. Vigouroux, La Bible et les découvertes modernes, 6e édit., t. ii, p. 338.

5o Ennemis. — Les criquets ont des ennemis qui mettent obstacle à leur multiplication excessive. Une chasse active leur est faite par des oiseaux de la famille des étourneaux, le martin rose, pastor roseus, qui a la faculté d’absorber les sauterelles presque sans limites, à cause de la rapidité extraordinaire de sa digestion, et vit en troupes nombreuses, cf. Lortet, La Syrie d’aujourd’hui, Paris, 1884, p. 215, le martin triste, acridotheres tristis, l’oiseau des sauterelles, glareola melanoptera, etc.
313. — Œdipoda migratoria.
Certaines mouches, Yanthomya angustifrons, l’épicaute rayée, epicauta vittata, détruisent une grande quantité d’œufs d’acridiens. Enfin, des champignons parasites, spécialement l’entomophtora Grilli, envahissent l’organisme des criquets, s’y développent, paralysent les organes et amènent la mort de l’insecte. Tous ces ennemis n’arrivent pas à arrêter la multiplication des acridiens. Aujourd’hui, l’on a recours à divers moyens mécaniques pour détruire sur place les œufs ou les insectes encore incapables de voler. Mais, pas plus qu’autrefois, l’on ne peut empêcher les criquets nés dans les déserts, de fondre tout d’un coup sur les régions cultivées par les hommes.

II. Les sauterelles dans la Bible.

1o Leurs noms divers. — Les Hébreux connaissaient diverses variétés de sauterelles ; ils ont plusieurs mots pour désigner soit les espèces différentes, soit la même espèce à ses différentes périodes de développement. 1. ’Arbéh, de râbâh, « être nombreux », ἀκρίς πολλή, locusta, la sauterelle considérée au point de vue de la multitude des individus, telle qu’on la constata à la huitième plaie d’Égypte. Exod., x, 4. Il s’agit ici d’acridiens migrateurs tels que l’acridium peregrinum et l’ædipoda migratoria (fig. 313). On a constaté que ces insectes viennent en Égypte de l’est, et en Syrie du sud et du sud-est ; par conséquent ils se multiplient dans les déserts de l’Arabie. — 2. Gêb, gôb ou gôbay, ἀκρίς, bruchus, locusta, sans rien qui indique une espèce particulière. Is., xxxiii, 4 ; Am., vii, 1 ; Nah., iii, 17. — 3. Gâzâm, de gâzam, « couper », κάμπη, eruca, « chenille », probablement la sauterelle encore à l’état de larve, comme l’indique la place qu’elle occupe dans l’énumération de Joël, 1, 4 ; ii, 25 ; Am., iv, 9. — 4. Ḥâgâb, ἀκρίς, locusta, sauterelle comestible et sauteuse. Lev., xi, 22 ; Num., xiii, 33 ; Is., xl, 22 ; Eccle., xii, 5. — 5. Ḥasîl, « dévorante », βροῦχος, bruchus, Deut., xxviii, 38 ; III Reg., viii, 37 ; Ps. lxxviii, 46 ; Is., xxxiii, 4 ; Jo., i, 4. — 6. Ḥargôl, ὁφιομάχη, ophiomachus, sauterelle comestible, Lev., xi, 22, peut-être le truxalis (fig. 314). Les versions en font un insecte qui « combat les serpents ». Le truxalis est herbivore, comme les autres sauterelles. — 7. Yéléq, βροῦχος, bruchus, la sauterelle qui peut s’envoler. Nah., iii, 16 ; Jer., li, 27 ; Ps. cv, 34 ; Jo., i, 4 ; ii, 25. — 8. Sâl‘âm, ἀττάκης, attacus, sauterelle comestible, Lev., xi, 22, probablement du genre truxalis, très commun en Palestine. — 9. Ṣelâṣal, « bourdonnant », le même que l’assyrien ṣarṣaru, sauterelle ravageuse. Deut., xxviii, 42. Les versions l’identifient avec la nielle ou rouille du blé, ἐρισύβη, rubigo.

2o La huitième plaie d’Égypte. — Moïse annonça
314. — Truxalis.
la plaie des sauterelles (fig. 315) au pharaon en ces termes : « Elles couvriront la face de la terre et l’on ne pourra plus voir la terre ; elles dévoreront le reste qui a échappé, ce que vous a laissé la grêle, et tous les arbres qui croissent dans vos champs ; elles rempliront tes maisons, les maisons de tous tes serviteurs et celles de tous les Égyptiens. » Exod., x, 5, 6. Ces sauterelles vinrent en effet, amenées par le vent d’est, et bientôt il ne resta plus trace de verdure ni dans les champs ni sur les arbres. Ps. lxxviii (lxxvii), 46 ; cv (civ), 34 ; Sap., xvi, 9. Ensuite un violent vent d’ouest les rejeta dans la mer Rouge. Les invasions de sauterelles ne sont ni très fréquentes ni très désastreuses en Égypte. Cependant elles n’y sont pas étrangères.
315. — La sauterelle sur les monuments égyptiens.
D’après Wilkinson, The Manners and Customs of the ancient Egyptians, t. ii, p. 113, fig. 369, n. 21.
Les anciens monuments prévoient que « les sauterelles aient organisé le pillage, » et les voyageurs ont souvent signalé leur apparition dans la vallée du Nil. Cf. Vigouroux, La Bible, t. ii, p. 339, 340. Les insectes, portés par les vents, passent aisément les mers. Cf. Tite Live, xlii, 10. « Vingt-quatre heures d’un vent violent venant d’est sont plus que suffisantes pour faire lever les sauterelles des déserts qui s’étendent derrière les montagnes de Djedda et les pousser par-dessus l’étroite mer Rouge. Ce vent les jette dans les plaines de l’Égypte, et surtout dans celles de la Basse Égypte et dans les environs de Memphis. » L. de Laborde, Comment. géogr. de l’Exode, Paris, 1841, p. 44. Le caractère surnaturel de l’invasion ressort de ce fait qu’elle se produisit et disparut sur l’ordre de Moïse, parlant au nom de Jéhovah ; il faut ajouter que le désastre dépassa de beaucoup les limites ordinaires. Exod., x, 12-19. Le pharaon demanda à être débarrassé de « cette mort », ham-mâvéṭ hazzéh, c’est-à-dire de cette infection pestilentielle qu’apportent avec elles les sauterelles, surtout quand elles meurent sur place. Exod., x, 17. On peut juger de l’effet produit au dehors et dans les maisons mêmes par la description citée plus haut d’une invasion dans le Sahel, et par ces remarques de Pline, H. N., xi, 35 : « Devenues grandes, elles volent avec un tel bruit d’ailes qu’on les prendrait pour des oiseaux ; elles voilent le soleil, pendant que les populations regardent avec inquiétude, craignant
316. — Sauterelles et grenades offertes en tribut au roi d’Assyrie. Bas-relief de Koyoundjik.
D’après Layard, Discoveries in the Ruins of Nineveh and Babylon, 1853, p. 339.
qu’elles ne recouvrent leurs terres. Elles le peuvent en effet, et comme si c’était peu pour elles de franchir les mers, elles traversent d’immenses espaces, les couvrant d’une nuée fatale aux moissons, brûlant tout ce qu’elles touchent et rongeant de leur morsure tout ce qu’elles rencontrent, même les portes des maisons. » Les Arabes appellent les sauterelles danahsah, « qui cachent le soleil ».

3o Les sauterelles comestibles. — La Loi permet de manger quatre espèces de sauterelles, ’arbéh, ḥâgâb, ḥar gôl et sâl’âm. Lev., xi, 22. On ne peut dire si cette énumération est exclusive ou si elle comprend les autres sauterelles désignées par des noms différents. Il est probable qu’on ne les mangeait que quand elles avaient atteint leur plein développement. La nourriture de saint Jean-Baptiste au désert se composait de sauterelles et de miel sauvage. Matth., iii, 4 ; Marc., i, 6. Plusieurs peuples anciens faisaient entrer les sauterelles dans leur alimentation. Cf. Hérodote, iv, 172 ; Diodore de Sicile, iii, 29 ; Strabon, xvi, 772 ; Pline, H. N., vi, 35. Saint Jérôme, Adv. Jovin., ii, 7, t. xxiii, col. 295, l’atteste pour les Orientaux et les Lybiens. Il est à croire qu’on mangeait aussi des sauterelles chez les Assyriens. Sur une des parois du palais de Sennachérib, à Koyoundjik, on voit représentés des porteurs de différents mets, sans doute destinés à la table royale, et entre autres des serviteurs qui tiennent en mains des brochettes de sauterelles (fig. 316). Sur les invasions de sauterelles en Chaldée, voir Olivier, Voyage dans l’Empire othoman, Paris, 1802-1807, t. ii, p. 424-425 ; t. iii, p. 441. En Grèce, on vendait des sauterelles au marché, cf. Aristophane, Acharn., 1116, et on les employait en médecine. Cf. Dioscoride, ii, 57. En Orient, on les trouve encore sur les marchés et on les mange de différentes manières. On les sèche au soleil, on les réduit en poudre qu’on mélange avec du lait, qu’on pétrit avec de la farine et dont on fait une pâte avec addition de beurre et de sel. D’autres fois, après leur avoir enlevé les pattes, les ailes et la tête, on les fait bouillir ou rôtir ; leur goût rappelle alors celui de l’écrevisse. Cf. Pierotti, La Palestine actuelle et la Palestine ancienne, Paris, 1865, p. 75. En tous cas, c’est un aliment simple, sain, facile à recueillir et à préparer, à la portée des pauvres et de ceux qui, comme le précurseur, vivent au désert, et d’ailleurs agréable aux Orientaux. Lady Blunt, Pèlerinage au Nedjed, berceau de la race arabe, dans le Tour du monde, 1882, 1er sem., p. 62-63, raconte à ce sujet ce qui suit : « Les sauterelles sont devenues une partie de notre ordinaire de tous les jours… Après en avoir goûté sous plusieurs formes, nous en vînmes à conclure qu’elles étaient meilleures bouillies. On rejette leurs longues jambes, on les tient par les ailes et on les trempe dans du sel avant de les manger. Quant à la saveur de l’insecte, c’est une saveur végétale plutôt que celle de la viande ou du poisson ; elle ne diffère pas trop de celle du blé vert qu’on mange en Angleterre. Pour nous, elle remplacerait les végétaux qui nous font défaut… Le matin est le moment favorable pour faire la chasse aux sauterelles ; elles sont alors engourdies par le froid et leurs ailes mouillées par la rosée, ce qui les empêche de fuir. On les rencontre à cette heure-là groupées par centaines dans les buissons du désert. Il n’y a que la peine de les ramasser et de les mettre dans un sac ou dans une corbeille. Plus tard, le soleil sèche leurs ailes ; elles sont plus difficiles à prendre, car elles ont assez d’intelligence pour se dérober aux poursuites. Leur vol est assez semblable à celui des mouches de mai ; elles prennent le vent et savent se diriger comme le poisson… Elles dévorent tous les végétaux, et tous les animaux les dévorent à leur tour, alouettes du désert, outardes, corbeaux, faucons, buses… Les chameaux les mangent avec leur nourriture ordinaire, les lévriers les happent au passage tout le long de la journée et en mangent autant qu’ils peuvent en attraper. Les nomades aussi en donnent souvent à leurs chevaux… Cette année un grand nombre de tribus n’ont eu à manger que des sauterelles et du lait de chameau, de sorte que si les sauterelles sont la perte du désert, elles compensent cet inconvénient en servant de nourriture à tous ses habitants. »

4o Les sauterelles en Palestine. — Les sauterelles sont indiquées à l’avance comme l’un des fléaux qui doit ravager les récoltes des Israélites infidèles. Deut., xxviii, 38, 42. On priait au Temple pour que ce fléau fût écarté du pays. III Reg., viii, 37 ; II Par., vi, 28 ; vii, 13. L’auteur des Proverbes, xxx, 27, observe que les sauterelles n’ont pas de roi et sortent par bandes. Amos, iv, 9, signale une invasion de sauterelles en Israël : jardins, vignes, figuiers, oliviers, tout a été dévoré et cependant les coupables ne se sont pas repentis. Le même prophète annonce une autre invasion pour le temps où le regain commence à pousser après la coupe du roi ; les sauterelles achèveront de dévorer l’herbe de la terre. Am., vii, 1. Mais c’est le prophète Joël qui décrit avec le plus de détails les ravages des sauterelles :

Ce qu’a laissé le gâzâm a été dévoré par l’‘arbéh,
Ce qu’a laissé l’‘arbéh a été dévoré par le yéléq,
Ce qu’a laissé le yéléq a été dévoré par le ḥasîl.

« Car un peuple est venu fondre sur mon pays, peuple puissant et innombrable ; ses dents sont des dents de lion et il a des mâchoires de lionne. Il a dévasté ma vigne et il a mis en morceaux mon figuier ; il les a dépouillés de leur écorce et les a abattus ; les rameaux sont devenus tout blancs… Les champs sont ravagés, le sol est dans le deuil, car le blé est détruit, le vin nouveau est à sec, l’huile languit. Les laboureurs sont confus, les vignerons se lamentent, à cause du froment et de l’orge ; car la moisson des champs est anéantie. La vigne est desséchée et les figuiers languissent ; grenadier, palmier, tous les arbres des champs sont desséchés. » Joël., i, 4-12. Le Seigneur cependant doit écarter le fléau.

Celui qui vient du septentrion, je l’éloignerai de vous
Et je le chasserai vers une terre aride et déserte,
L’avant-garde vers la mer orientale,
L’arrière-garde vers la mer occidentale ;
Il s’en élèvera une infection…
Je vous compenserai les années dévorées par l’’arbéh,
Le yéléq, le ḥasîl, et le gâzâm.
Ma grande armée que j’avais envoyée sur vous.

Jo., ii, 20-25.

Cf. Van Hoonacker, Caractère littéraire des deux premiers chapitres de Joël, dans la Revue biblique, 1904, p. 358-364. On remarquera que, sur les quatre espèces de sauterelles nommées par Joël, il n’y en a qu’une, l’’arbéh, qui figure dans l’énumération du Lévitique, xi, 22. Le prophète suppose l’invasion des sauterelles venue par le nord du pays ; elles vont être chassées au désert, vers le sud ; mais l’invasion était si étendue que ses deux extrémités atteindront la mer Morte, à l’Orient, et la Méditerranée, à l’Occident, et que les sauterelles y périront. « Même de nos temps, dit saint Jérôme, In Joel., ii, t. xxv, col. 970, nous avons vu des troupes de sauterelles couvrir la terre de Judée… Puis, comme les rivages des deux mers étaient remplis de monceaux de sauterelles mortes, que les eaux avaient rejetées, leur pourriture et leur puanteur devinrent nuisibles au point d’infecter l’air et d’engendrer la peste pour les animaux et pour les hommes. » Le même Père, col. 955, constate que toute l’industrie humaine était incapable de résister au nombre et à la force des sauterelles. Cf. Tristram, The natural History of the Bible, Londres, 1889, p. 306-318.

5o Les sauterelles dans les comparaisons. — Les sauterelles sont de petite taille. Les explorateurs envoyés par Moïse en Chanaan reviennent en disant qu’auprès des habitants du pays, de la race des géants, eux-mêmes n’étaient que des sauterelles. Num., xiii, 33. Isaïe, xl, 22, dit que devant Dieu les habitants de la terre sont comme des sauterelles. — Les sauterelles forment des multitudes innombrables. On leur compare les nombreux guerriers des Madianites, Jud., vi, 5 ; vii, 12, des Assyriens, Judith, ii, 11, et des Chaldéens. Jer., xlvi, 23 ; Nah., iii, 15. — À un moment donné, les sauterelles s’envolent ; ainsi disparaîtront les défenseurs de Ninive :

La sauterelle ouvre ses ailes et s’envole :
Tes gardes sont comme la sauterelle
Et tes chefs comme un amas de jeunes sauterelles ;
Elles se posent sur les haies en un jour froid ;
Dès que le soleil paraît, elles fuient,
Et l’on ne connaît plus leur séjour : où sont-elles ?

Nah., iii, 16-17.

Le froid de la nuit engourdit les sauterelles ; elles cherchent un abri dans les buissons, puis, réchauffées par les rayons du soleil, prennent leur vol et disparaissent. Cf. S. Jérôme, In Naum, iii, t. xxv, col. 1268, 1269. « Les bandes d’acridiens voyagent ainsi, tout le jour, à la surface du sol, dévorant la végétation qu’ils rencontrent. Ils s’arrêtent le soir, pour reprendre leur course au matin, dès que les rayons du soleil ont recommencé à réchauffer la terre. » Dastre, Les sauterelles, p. 705. Le malheureux est « emporté comme la sauterelle » que le vent pourchasse d’un lieu à un autre. Ps. cix (cviii), 23. — La sauterelle ravage tout ; ainsi sera ravagé tout ce que possède Assur :

Votre butin sera ramassé comme ramasse la sauterelle,
On se précipitera dessus comme un essaim de sauterelles.

Is., xxxiii, 4.

— Dans l’Écclésiaste, xii, 5, la sauterelle qui devient pesante, qui s’engraisse et ne peut plus beaucoup se mouvoir, figure le vieillard qui s’alourdit avec le temps. — Le cheval bondit comme la sauterelle. Job, xxxix, 20. Jéhovah doit remplir Babylone d’ennemis comme de sauterelles et lancer contre elle les chevaux comme des sauterelles hérissées. Jer., li, 14, 27. Saint Jean voit sortir du puits de l’abîme des sauterelles qui ressemblent à des chevaux. Apoc., ix, 3, 7. Le prophète Joël, décrivant les ennemis sous la figure de sauterelles envahissantes, en fait cette autre peinture qui résume tous les traits précédents :

Le pays est comme un jardin d’Éden devant lui,
Et derrière lui c’est un désert affreux.
Rien ne lui échappe ; on les prendrait pour des chevaux
Et ils courent comme des cavaliers.
On entend comme un bruit de chars
Quand ils bondissent sur le sommet des montagnes,
C’est comme le bruit de la flamme qui dévore le chaume ;
C’est comme un peuple robuste rangé en bataille…
Ils escaladent la muraille comme des hommes de guerre,
Ils marchent chacun devant soi, sans s’écarter de la route.
Ils ne se poussent point les uns les autres,
Chacun suit son chemin,
Ils se précipitent au travers des traits
Et ne rompent point leurs rangs.
Ils se répandent dans la ville,
S’élancent sur les murs, entrent dans les maisons,
Pénètrent par les fenêtres, comme le voleur.

Jo., ii, 3-9.

La comparaison de la sauterelle avec le cheval est doublement justifiée, par la vive allure des deux animaux et par la similitude que présentent leurs têtes. Saint Jérôme, In Joel., ii, t. xxx, col. 964, dit à propos de cette description : « Nous avons vu cela récemment dans cette province. Quand arrivent les bataillons de sauterelles, occupant l’atmosphère entre le ciel et la terre, elles volent dans un tel ordre, par la volonté de Dieu qui leur commande, que, pareilles à ces petites pierres dont les artisans font des pavages, elles se tiennent à leur place sans s’écarter de l’épaisseur d’un ongle, pour ainsi dire… Rien n’est impraticable aux sauterelles : champs, guérets, arbres, villes, maisons, chambres retirées, elles pénètrent partout. »

6o Béhémoth et les sauterelles. — On sait que les anciens commentateurs n’ont pas pu identifier le behêmôṭ de Job, xl, 10-19. Voir Béhémoth, t. i, col. 1551. Bochart, Hierozoicon, Leipzig, 1793, t. ii, p. 754, fut le premier, au xviie siècle, à y reconnaître l’hippopotame et son identification a été adoptée depuis lors par les interprètes de Job. Les commentateurs égyptiens, qui connaissaient les hippopotames, n’avaient pas eu l’idée de ce rapprochement. Cf. Origène, Cont. Cels., t. xii, col. 1048 ; S. Athanase, Fragm. in Job, t. xxvii, col. 1348 ; Olympiodore, t. xciii, col. 424. Les commentateurs syriens, Jacques d’Édesse, au viie siècle, Jacques Bar Salibi, au xie siècle, et Bar-Hébræus, au xiie siècle, ont identifié à tort behêmôṭ et la sauterelle. Voir E. Nau, « Béhémoth » ou « la sauterelle » dans la tradition syriaque dans la Revue sémitique, Paris, 1903, p. 73-74.