Dictionnaire de théologie catholique/ESPÉRANCE II. Analyse de l'espérance d'après le langage et le sens commun

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Dictionnaire de théologie catholique
Letouzey et Ané (Tome 5.1 : ENCHANTEMENT - EUCHARISTIEp. 317-318).

II. Analyse de l’espérance d’après le langage et le sens commun, telle que l’a donnée saint Thomas.

L’Écriture, et à sa suite la tradition, employant le langage usuel pour se faire comprendre, a dû entendre comme tout le monde les mots « espérer, espérance », sauf quelques différences qui pourront résulter de la suréminence de l’espérance chrétienne, et qui viendront perfectionner, sans la détruire, la notion générale à établir d’abord. Or, si vous passez en revue les circonstances diverses où le langage humain parle d’espérance, cette induction vous montrera que l’objet ou événement « espéré » réunit toujours quatre conditions, comme l’a si bien remarqué saint Thomas. Il est, ou, du moins, on le croit :


1o  Un bien… Par là l’espérance diffère de la crainte, qui a pour objet un mal. —
2o  Futur. Car l’espérance ne roule pas sur un bien présent que déjà l’on possède : et par là elle diffère de la joie, qui naît d’un bien présent et possédé. —
3o  D’acquisition difficile. Quand (au contraire) il s’agit de quelque chose de peu de valeur, qu’on peut se procurer ù l’instant (on peut dire qu’on le désire), on ne dit pas qu’on l’espère. Par là l’espérance diffère du désir (quelconque). —
4o  D’acquisition possi’ft/p. On n’espère pas non plus ce que l’on croit impossible ; et par là l’espérance difïère du désespoir. Sum. theol., Ia-IIæ, q. xl, a. 1.

A chacune de ces nuances de l’objet espéré, répondent autant de nuances dans l’acte qui espère. Seciindum di versas raliones abject i apprehensi, siibscquuntur diversi motus in vi appetitiva. S. Thomas, ibid., a. 2. Parce que l’objet paraît un bien, nous l’aimons. Parce que nous ne le possédons pas encore, notre amour prend la forme spéciale du désir. Parce ^l^qu’il est difficile à acquérir (arduum), notre désir, quand il est assez fort pour persister, s’élance vers lui malgré les difficultés, et se nuance d’un certain courage (erectio animi). Parce que son acquisition nous paraît néanmoins possible, notre courageux désir se teinte de confiance. On peut sans doute désirer l’impossible, mais ce désir, non accompagné de confiance, n’est pas l’espoir ; on peut même s’élancer contre l’obstacle avec le’< courage du désespoir ; >, mais cette sorte de courage ne peut évidemment entrer dans l’espérance : la confiance est donc un quatrième clément qui s’impose. En résumé, amour, désir, cournqe, confiance, voilà ce que renferme, dans son complet développement, l’acte qu’on nomme « espérance ».

Remarques sur la 2o  condition. — L’objet espéré a pour condition d’être futur, non pas en ce sens positif qu’il sera de fait, souvent l’avenir ne répond pas à nos espérances ; mais en ce sens négatif qu’il n’est pas présent pour nous. Pour nous : car, fiU-il déjà présent, il suffit à rcspérance qu’il ne soit pas connu comme tel, et qu’ainsi sa présence soit pour nous comme siw^e n’était pas encore. Une mère qui attend le retour de son fils en voyage, continuera à espérer, quoiqu’il soit déjà revenu à son insu. Même, lorsqu’une vague rumeur lui fera soupçonner ce retour, elle espérera : il n’y a pas encore possession parfaite de l’objet aimé, il n’y a pas encore cette joie qui succède au désir et fait cesser l’espérance ; car la possession parfaite suppose la certitude de la présence, la conscience de l’union avec l’objet. Voir S. Thomas, Sum. theol., I" II », q. XXXII, a. 1, 2 ; Ilaunold, Theologia, Ingolstadt, 1670, p. 421.

De là vient qu’une âme réconciliée avec Dieu, mais qui ne le sait pas avec certitude (c’est le cas ordinaire), peut espérer, peut avoir confiance qu’elle est en état de grâce, que ses péchés lui ont été pardonnés. Ainsi l’espérance, la confiance peuvent aussi se porter sur le présent ou même sur le passé, à condition que l’événement heureux ne soit pas connu avec certitude. — Conséquence grammaticale : quoi cju’en disent certains grammairiens, on peut, après le verbe espérer », mettre le présent et le passé, quand il n’y a pas de certitude. C’est l’avis de Littrc dans son Dictionnaire, et il cite M""^ de Sévigné : « J’espère que Pauline se porte bien. »

Remarques sur la 3o  condition. — Si l’incertitude peut suppléer le lointain de l’avenir, cette deuxième condition de l’objet, elle peut aussi suppléer la difficultc (ardnitas), qui est la troisième. Tendre à l’incertain malgré son incertitude, voilà une difficulté suffisante pour que se produise l’acte qu’on nomme « espérer ». Ne dit-on pas couramment que l’on espère un événement (par exemple de gagner à la loterie), quoiqu’il n’y ait là, pour celui qui espère, aucun effort à faire, aucune difficulté particulière à vaincre, hormis le découragement qui peut naître de l’incertitude ? Et inversement que l’objet soit tout à fait certain, on ne dira plus qu’on espère. On ne dira pas : « J’espère que l’éclipsé annoncée aura lieu, » on dira seulement, d’un mot plus général : « J’attends l’éclipsé annoncée. » Un catholique croit que, s’il meurt en état de grâce, il sera sauvé : il ne peut pas croire d ; foi divine qu’il mourra en état de grâre, parce que cet événement n’est ni révélé ni cert un ; mais précisément à cause de cette incertitude, il peut l’espérer. Cf. Arriaga, D(sp. theol. in ! « ’« IJf, Anvers, 1644, p. 338.

Ce rôle important de l’incertitude dans l’espérance avait été remarque par Sénèque : Spes incerli boni nomen est, Epist., x, et par saint Thomas : « Un bien dont nous possédons déjà la cause inévitable (c’est-à-dire qui la produira infailliblement), n’a pas relativement à nous cette condition de difficulté : si quelqu’un désire un objet et peut avec son argent se le procurer aussitôt, il ne serait pas correct de dire qu’il l’espère. » Sum. theol., I^ II, q. i.xvii, a. 4, ad 3°™. Et, quand il énumère les conditions de l’objet espéré, saint’Thomas se garde bien d’exiger qu’il soit d’acquisition certaine, mais se contente de demander qu’il soit d’acquisition possible, probable. Les protestants qui ont voulu en ce point opposer l’espérance religieuse à l’espérance vulgaire seront réfutés plus loin.

A propos de la nuance de courage (erectio animi) qui, dans l’acte d’espérer, répond à cette troisième condition, on pourrait objecter que nous confondons la vertu d’espérance avec la vertu de force à laquelle le courage appartient. On peut répondre : a) Le courage de l’espérance est tout affeclif, nonencorceffectif : l’espérance s’élance vers l’objet malgré les obstacles, mais en désir seulement. La vertu de force passe à l’exécution, attaque réellement les obstacles qui barrent le passage, h) La difficulté requise pour espérer n’est souvent, nous l’avons vii, que l’incertitude de l’objet ; nous n’avons alors d’autre effort à faire que contre notre propre découragement ; ainsi nous espérons qu’il fera beau, que la navigation sera heureuse, quoique nous n’y puissions rien. La force lultc contre des difficultés extérieures, sur lesquelles elle a une prise et qu’elle peut vaincre par ses efforts, f) La vertu de force vise uniquement ; perfectionner l’activité personnelle ; l’espérance peut très bien s’appuyer sur le secours d’autrui. C’est de Dieu, et non pas de nos propres forces, que respérancc chrétienne attend la victoire sur des difficultés insurmontables sans la grâce. Spes, secundum quod est virtus theoloqica, dit saint Thomas, respieit arduum allerius au.Tilio assequendum. Sum. theol., 11 » l^, q. xvii, a. 5. ad 4’"". Objectum spei est arduum cnn.iequendum, non autem arduum faciendum. Quwst.disp., De potentia, q. vi, a.’,), ad 11’"".

Confirmation de noire anali/se par quelques passages de r Écriture. — Saint Paul assigne à l’espérance, pour objet, un bien « que nous ne voyons pas. » Hom., VIII, 21, 2.5. La vue suppose un objet présent, et certain: en excluant la vue, l’apôtre exclut donc de l’objet espéré la présence et la possession, peut être aussi a certitude; et l’espérance implique un désir,

Le psalmiste nous signale ce fermé courage, aulic éléinent de l’espérance : « Ayez courage, et que votre cœur s’affermisse, vous tous qui espérez en Jéhovah. » Ps. XXX, 25. Le nom d’erectio animi, que les théologiens donnent à ce courage, se rattache à notre Vulgate ; Judith dit aux anciens du peuple : « Relevez leurs cœurs par vos paroles, n corda erigile, viii, 21. Ailleurs, le même sentiment est exprimé par son effet organique, par une tension des nerfs et des muscles que la crainte et le découragement ont amollis : Remissas maints, et soluta geniia erigitc, Heb., xii, 12 ; c’est une citation d’Isaïe, xxxv, 3 : n Fortifiez les mains défaillantes, et affermissez les genoux qui chancellent I Dites à ceux qui ont le cœur troublé : Prenez courage, ne craignez point I »

La confiance, ce dernier élément, est souvent demandée par Jésus. Matth., ix, 2 ; Marc, vi, 50, etc. Elle est rattachée à l’espérance par saint Paul. II Cor., i, 9, 10 ; cf. Heb., iii, 6. Dans la Vulgate, sperare et confiderc sont souvent pris l’un pour l’autre, ce qui suppose une identité au moins partielle. Ainsi cet axiome, que l’espérance en Dieu ne fait jamais rougir celui qui a espéré, spes non confundit, Rom., v, 2 ; cf. Ps. xxi, 0 ; XXX, 2 ; Eccli., ii, 11, etc., est également rendu en remplaçant sperare par confidere : Non est confusio confidentibiis in te. Dan., iii, 40 ; cf. Ps. xxiv, 2. Nous donnerons plus loin une analyse approfondie de cette confiance, comme aussi de l’amour qui est à la base de l’espérance.


III. L’espérance comme principe d’action ; espérance et patience

Nous plaçons ici cette considération comme facile, avant d’entrer dans de plus subtiles questions. Si la patience aida à la continuation et à la durée de l’espérance, per patientiarn cxpectamus, Rom., viii, 25, en retour, l’espérance aide à patienter, à résister, à lutter ; c’est une influence réciproque.

Courageuse en son désir, sereine en son courage, l’espérance est un principe d’action. Elle soutient l’âme dans les tristesses et les combats de la vie, lui fait prendre patience dans la fatigue et l’insuccès. Même quand elle n’est fondée que sur une illusion, on observe son heureuse influence : ce qui a souvent porté les humains à réhabiliter les illusions, faute de mieux. « L’illusion féconde, » dit A. Chénier dans la Jeune captive… Et tandis que les Danaïdes se lassent dans leur tâche folle, la jeune Espérance, au dire de Sully-Prudhomme, « chante et leur rend la force et la persévérance, » disant toujours : « Mes sœurs, si nous recommencions ? »

Que sera-ce, quand l’espérance sera basée non sur une illusion fragile, mais sur une raisonnable et invincible foi ? quand cette foi lui montrera au loin un bien infini, le vrai bonheur auquel l’âme aspire, et, dès maintenant, le secours divin pour y arriver, ce secours si puissant, si bon, auquel s’appuie notre faiblesse ? Aussi, l’apôtre regarde-t-il « l’espérance du salut > comme une pièce essentielle de l’armure du chrétien pour les grandes luttes, avec la foi et la charité. I Thess., V, 8. Énumérant ailleurs ces trois vertus, il désigne l’espérance par ces mots sustincntia spei, pour montrer que l’espérance chrétienne nous fait tout supporter avec patience. Ibid., i, 3.

Mais c’est surtout l’Épître aux Hébreux, soutenant les premiers chrétiens contre un retour de persécution, qui signale l’espérance comme un puissant ressort de patienceetd’action. « Rappelez-vous ces premiers jours, où, nouveaux baptisés, vous avez soutenu un grand combat de soufl’rances… Vous aviez un soin compatissant des prisonniers, vous acceptiez avec joie le pillage de vos biens, sachant qu’il vous restait une richesse meilleure et qui durera toujours. Ne laissez donc pas tomber votre confiance ; une grande récompense y est attacliée. » Heb., x, 32-36. Cet appel à l’espérance se complète alors par l’éloge de la foi, qui l’excite en lui montrant le ciel. Entre autres exemples de foi et d’espérance réunies, nous voyons Abraham, s’exilant de son pays, aller sur la promesse de Dieu dans une terre inconnue, vivre sous la tente, incommode et frêle demeure. « C’est qu’il attendait la ville solidement bâtie dont Dieu est l’architecte et le constructeur. » Ibid., XI, 10. Comme lui vécurent ses descendants. « C’est dans la foi que ces patriarches sont morts, sans avoir reçu l’effet des promesses ; mais ils l’ont vu et salue de loin, confessant qu’ilsétaientétrangers et voyageurs sur la terre… Ils auraient pu retourner dans leur pays ; mais ils aspiraient à une patrie meilleure, à la patrie du ciel, » xi, 8-16, cꝟ. 20, 35.

Le stoïcisme, lui aussi, a fait de la patience, ainsi que du détachement, sa leçon favorite : susline et abstine. Mais de parti pris, il n’a pas voulu l’appuyer sur l’espérance ; et c’est un des points où l’on voit combien il diffère du christianisme, malgré une apparente ressemblance. C’est que cet ascétisme étroit et glacé comprimait également tous les mouvements de l’âme, au lieu d’utiliser, comme le christianisme, ses nobles élans. Se rendre insensible à la douleur, même à celle d’autrui ; tuer en soi toute passion, toute espérance, toute aspiration ardente, c’était l’infaillible moyen de ne sentir aucune poignante douleur, aucun aiguillon de désir inassouvi, et d’arriver ainsi à un bonheur négatif, à une sorte de nirvana égoïste, but suprême de la vie ; c’était ce que l’on appelait chercher le bonheur dans la vertu. Sénèque commente et admire ce paradoxe d’un stoïcien grec sur le remède de la crainte : « Tu cesseras de craindre, quand tu auras cessé d’espérer. » Sénèque observe que » ces affections, quoique si dissemblables, marchent de compagnie : après l’espérance, la crainte. Quoi d’étonnant ? Toutes deux supposentl’âmecommeen suspens, toutes deux ont la sollicitude de l’avenir. Mais, ce qui surtout les fait naître, c’est que, sans nous borner au présent, nous portons au loin nos pensées. Ainsi,

la prévoyance, l’un des plus grands biens de l’homme,

s’est tournée en mal. L’animal fuit le danger qu’il voit ; le danger passé, il est tranquille : nous, l’avenir nous torture en même temps que le passé…. Les misères du présent ne nous suflisent pas. » Epist., v. Conclusion pratique : si nous voulons être heureux, comme la bête, ne pensons jamais à l’avenir. Vraiment on a eu tort d’imaginer Sénèque à l’école de saint Paul.


IV. Aspect intellectuel de l’espérance.

1° Préambule intellectuel de l’espérance ; ses rapports avec la foi. —

Pour que les quatre conditions de l’objet, énumérées par saint Thomas, voir plus haut, col. 609, puissent influer sur l’acte affectif et volontaire de désir et d’espérance, il faut qu’elles soient perçues : nil volitum quin prwcognitnm. Donc, nécessité d’un préambule intellectuel, d’un jugement complexe que l’on pourrait appeler « de spérabilité » , par analogie avec le » jugement de crédibilité » dans la foi. Voir Crédibilité.

Les trois premières conditions sont généralement faciles à constater. Prenons pour exemple le succès final d’une entreprise qui nous attire. Que ce succès soit un bien, nous n’en doutons pas ; qu’il ne soit pas présent encore, qu’il soit sujet à des difficultés, tout cela n’est que trop évident. Mais ce succès est-il possible, probable ? C’est ici le point qui décidera de l’espérance, et où sont nécessaires les réflexions et les calculs. « Quel roi, au moment d’en venir aux armes avec un autre roi, ne commence pas à calculer à son aise .< ! ’// peut, avec dix mille hommes, faire face à un ennemi qui vient l’attaquer avec vingt mille ? » Luc, XIV, 31.

Aussi, l’espérance, pour être possible demande