Dictionnaire de théologie catholique/GNOSTICISME
GNOSTICISME. — I. Sources. II. Histoire. III. Doctrine.
I. Sources. — Le meilleur moyen de se faire une idée exacte du gnosticisme serait évidemment de consulter les ouvrages où les gnostiques ont exposé leurs doctrines ; car ils ont beaucoup écrit. Mais, dans l’état actuel de la science, ce moyen n’est pas à notre disposition ; car de toute leur production littéraire il ne reste que très peu de chose. Nous sommes d’abord loin de connaître tout ce qui est sorti de leur plume sous forme de lettres, de chants, de psaumes, d’homélies, de traités, de commentaires. La plupart de leurs travaux ne nous sont connus que par leurs titres. Et c’est à peine si nous possédons quelques fragments, grâce aux écrivains ecclésiastiques qui les ont cités pour les réfuter, et quelques rares ouvrages qui ont échappé aux injures du temps. Signalons du moins ces titres, ces fragments et ces ouvrages. Car, outre qu’ils sont un témoignage d’une grande activité littéraire, ils offrent un spécimen du genre adopté et de quelques sujets traités.
1o Ouvrages gnostiques dont le titre est connu. — Sans être complète, voici la liste de ces ouvrages, dont le titre et l’existence sont attestés par les Pères.
De Simon de Gitton, une Ἀπόφασις μεγάλη, Philosophoumena, VI, 1, édit. Cruice, Paris, 1860, p. 249 ; des Ἀντιῤῥητικά, pseudo-Denys, De div. nom., i, 2, P. G., t. iii, col. 857.
De Basilide, un évangile, Βασιλείδην εὐαγγίλιον, Origène, In Luc. homil., i, P. G., t. xiii, col. 1083 ; S. Ambroise, In Luc, i, 2, P. L., t. xv, col. 1533 ; S. Jérôme, In Matth., prolog., P. L., t. xxvi, col. 17 ; des Ἐξηγητικὰ εἰς τὸ εὐαγγέλιον, en 24 livres, d’après Agrippa Castor, Eusèbe, H. E., iv, 7, P. G., t. xx. col. 317 ; l’auteur de la Disputatio Archelai cum Manele en cite deux passages du XIIIe livre, Disput., 55, P. G., t. ix, col. 1524 ; et Clément d’Alexandrie en cite un autre tiré du XXIIIe, Strom., IV, 12, P. G., t. viii, col. 1289 ; des Hymnes, d’après un fragment d’Origène.
D’Isidore, un Περὶ προσφυοῦς ψύχης, Clément d’Alexandrie, Strom., II, 20, P. G., t. viii, col. 1057 ; des Ἐξηγητικὰ τοῦ προφήτου Παρχώρ, dont Clément d’Alexandrie cite un passage tiré du Ier livre, Strom., VI, 6, P. G., t. ix, col. 276 ; des Ἠθικά ou παραινετικά, sortes d’homélies. Clément d’Alexandrie, Strom., III, 1, P. G., t. viii, col. 1101.
D’Épiphane, un Περὶ δικαιοσύνης. Clément d’Alexandrie, Strom., III, 2, P. G., t. viii, col. 1105.
De Valentin, des Hymnes ou Psaumes, Tertullien, De carne Christi, 17, P. L., t. ii, col. 781 ; des Épîtres, entre autres celle à Agathopode, Clément d’Alexandrie, Strom., III, 7, P. G., t. viii, col. 1161 ; des Homélies, entre autres une Περὶ φίλων, Clément d’Alexandrie, Strom., VI, 6, P. G., q. ix, col. 276 ; un De mali origine, dont les Dialogues contre les marcionites contiennent un fragment, P. G., t. vii, col. 1273.
De Ptolémée, une Ἐπιστολὴ πρὸς Φλώραν, conservée par saint Épiphane, Hær., t. xxxiii, 3-7, P. G., t. vii, col. 1281-1292 ; un commentaire In Joa. S. Irénée, Cont. Hær., i, 8, 5, P. G., t. vii, col. 532.
D’Héracléon, des commentaires In Luc., Clément d’Alexandrie, Strom., IV, 9, P. G., t. viii, col. 1281 ; et In Joa., dont Origène a discuté 42 passages, P. G., t. vii, col. 1293-1322. Voir A. E. Brooke, The fragments of Heracleon, dans Texts and studies, Cambridge, 1891, t. i.
D’Alexandre, des Syllogismi. Tertullien, De carne Christi, 17, P. L. t. ii, col. 781.
De Théotime, un traité, dont Tertullien, sans en donner le titre, qualifie le caractère allégorique : multum circa imagines legis operatus est. Adv. valent., 4, P. L., t. ii, col. 546.
D’Apelles, un commentaire des Φανηρώσεις de Philomène, et des Συλλογισμοί. Pseudo-Tertullien, De præscript., 51, P. L. t. ii, col. 71.
De Marcion, des Épîtres, Tertullien, Cont. Marc., i, 1 ; iv, 4, P. L. t. ii, col. 248, 366 ; un Psalmorum liber, d’après le fragment de Muratori, P. L. t. iii, col. 193 ; un Liber propositi finis, d’après la préface des canons arabes du concile de Nicée, Mansi, Concil., t. ii, col. 1057 ; et des Ἀντιθέσεις, réfutées par Tertullien, Cont. Marc., i, 19 ; iv, 1, P. L. t. ii, col. 267, 363, 366.
De Cassien, des Ἐξηγητικά, Clément d’Alexandrie, Strom., 1, 21, P. G., t. viii, col. 820 ; un Περὶ ἐγκρατείας ; ou περὶ εὐνουχίας. Strom., III, 13, P. G., t. viii, col. 1192.
2o Fragments gnostiques. — De toute cette production gnostique il ne reste que quelques fragments épars dans les œuvres des Pères. Clément d’Alexandrie avait fait un recueil de 86 extraits valentiniens attribués à un Théodote, personnage d’ailleurs inconnu. Ce recueil porte le titre suivant : Ἐκ τῶν Θεοδότου καὶ τῆς ἀνατολικῆς καλουμένης διδασκαλίας κατὰ τούς Οὐαλεντίνου χρόνους ἐπιτομαί. P. G., t. ix, col. 653-697. Ruben en a donné une édition critique : Clementis Alexandrini excerpta ex Theodoto, Leipzig, 1881.
Dans son édition des œuvres de saint Irénée, doin Massuet a inséré un recueil de fragments gnostiques appartenant à Basilide, à Épiphane, à Isidore, à Valentin et à Héracléon. P. G., t. vii, col. 1263-1322. Mais cette liste est loin d’être complète. Il y manque notamment sept passages des Syllogismes d’Apelles, conservés par saint Ambroise dans son De paradiso, et recueillis par Harnack, Sieben Bruchstücke der Syllogismen des Appelles, dans Texte und Untersuchungen, Leipzig, 1890, t. vi, 3, p. 110-120, il y manque aussi ceux qu’on trouve d’autres auteurs gnostiques, soit dans les Philosophoumena, soit ailleurs. Beaucoup plus complet est le recueil fait par Harnack, Altchristliche Literatur, Die Ueberlieferung, t. i, p. 144-231.
3o Ouvrages gnostiques. — À part la lettre de Ptolémée à la femme chrétienne Flora, mentionnée plus haut, on ne possède encore aucun ouvrage entier d’un gnostique connu. Mais depuis quelques années, les manuscrits d’Égypte nous ont donné, en des versions coptes, quelques livres gnostiques. Ceux qu’on a découverts jusqu’ici proviennent des sectes d’origine syrienne et non des écoles alexandrines de Basilide, de Valentin et de Carpocrate.
Un spécimen curieux de livre gnostique est la Pistis Sophia, trouvée en copte, et publiée par Schwartze et Petermann, en 1851, à Berlin. C’est un véritable roman gnostique, divisé en quatre livres, dont les trois premiers ont été identifiés avec l’apocryphe connu sous le nom de Ἐρωτήσεις Μαρίας et signalé par saint Épiphane comme une pièce ophite.
Dans le papyrus de Bruce se trouvent deux traités gnostiques traduits du grec, qui appartiennent au même milieu gnostique que la Pistis Sophia. Le premier a été identifié avec les Livres de Jeû que la Pistis Sophia attribue à Énoch ; le second est sans titre et mutilé au commencement et à la fin. Cf. E. Amélineau, Notice sur le papyrus de Bruce, Paris, 1891, texte copte et traduction française ; C. Schmidt, Gnostiche Schriften in koptische Sprache aus dem Cod. Bruc., Leipzig, 1892 ; Koptisch-gnostische Schriften, Leipzig, 1905, t. i, dans Die griechischen christlichen Schriftsteller der ersten drei Jahrhunderte.
M. C. Schmidt a découvert dans un autre papyrus du ve siècle, actuellement à Berlin, trois autres pièces gnostiques coptes : un Εὐαγγέλιον κατὰ Μαριάμ, dont on trouve textuellement quelques passages dans saint Irénée, Cont. hær., i, 21, P. G., t. vii, col. 661-669 ; une Σοφία Ἰησοῦ Χριστοῦ, véritable apocalypse dans le genre de la Pistis Sophia, totalement inconnue jusqu’ici ; et une Πράξις Πέτρου.
4o Ouvrages des auteurs ecclésiastiques contre le gnosticisme. — Si on était réduit, pour traiter le gnosticisme, à n’utiliser que les renseignements de source purement gnostique, on voit combien la tâche serait malaisée. Heureusement une telle pénurie se trouve compensée par les éléments d’information qu’on rencontre dans les Pères ; non certes que tous les ouvrages patristiques contre la gnose nous soient parvenus, mais ceux qui restent sont des plus précieux.
Il n’est guère d’auteur ecclésiastique du iie siècle ou du commencement du iiie qui n’ait écrit contre les hérésies en général, contre telle ou telle hérésie, contre tel ou tel chef de la gnose ou sur quelque sujet particulièrement attaqué par les gnostiques. Nous savons, par exemple, que saint Justin avait composé un Σύνταγμα κατὰ πασῶν τῶν γεγενημένων αἱρεσέων, comme il nous l’apprend dans sa première Apologie, 26, et un Πρὸς Μαρκίωνα, d’après saint Irénée, Cont. hær., iv, 6, 2, P. G., t. vii, col. 987. Agrippa Castor avait combattu et réfuté Basilide dans un ouvrage dont Eusèbe signale l’existence sans en dire le titre, H. E., iv, 7, P. G., t. xx, col. 317. Eusèbe signale de même un autre ouvrage de Rhodon contre l’hérésie de Marcion, H. E., iv, 13, P. G., t. xx, col. 460 ; mais il donne les titres de ceux de Philippe de Gortyne et de Modestus, Κατὰ Μαρκίωνος, H. E., iv, 25, col. 389 ; de saint Hippolyte, un Κατὰ Μαρκίωνος et un Πρὸς ἀπάσας τὰς αἰρέσεις, H. E., vi, 22, col. 576 ; de saint Théophile d’Antioche, un Κατὰ Μαρκίωνος et un Πρὸς τὴν αἴρεσιν Ἑρμογένους, H. E., iv, 24, col. 389 ; et de Bardesane, un Κατὰ Μαρκίωνα διάλογος. H. E., iv, 30, col. 401.
Parmi les ouvrages antignostiques qui ne nous sont pas parvenus, il convient de signaler un Dialogue contre Candide le valentinien, d’Origène, mentionné par saint Jérôme, Apol. adv. lib. Rufini, ii, 19, P. L. t. xxiii, col. 442-443 ; un Περὶ μοναρχίας, comme quoi Dieu n’est pas l’auteur du mal, et un Περὶ ὀγδοάδος, contre la gnose valentinienne, attribués à saint Irénée par Eusèbe, H. E., v, 20, P. G., t. xx, col. 484. Tertullien nous apprend lui-même qu’il avait composé un De censu animæ contra Hermogenem, De anima, 3, P. L., t. ii, col. 646, 652 ; et un Adversus Appellicianos, De carne Christi, 8, P. L. t. ii, col. 769. Pareillement l’auteur des Philosophoumena fait allusion à deux écrits sortis de sa main, dont il ne donne pas les titres, Philosoph., I, 1, p. 2 ; et il signale un Κατὰ μάγων et un Περὶ τῆς τοῦ παντός οὐσίας, Philosoph., VI, 40 ; X, 32, p. 305, 515.
Mais à défaut de tous ces traités, dont nous ne connaissons que le titre ou l’existence, nous possédons un poème en vers hexamètres, en cinq livres, qui ont pour titre : De Deo unico, De concordia veteris et novæ legis, De concordia Patrum Veteris et Novi Testamenti, De Marcionis antithesibus et De variis Marcionis hæresibus. Ce poème Adversus Marcionem, P. L. t. ii, col. 1053-1090, est loin d’avoir l’intérêt et l’importance des Dialogues contre les marcionites, insérés parmi les œuvres d’Origène, P. G., t. xi, col. 1713-1814, et connu sous le titre de De recta in Deum fide ; c’est un travail de science dialectique et théologique en même temps qu’une source de premier ordre pour l’histoire des Églises marcionites.
5o Saint Irénée. — Le premier en date et l’un des principaux adversaires du gnosticisme est saint Irénée. De toute sa controverse, une seule œuvre a survécu dans une version latine ; on ne possède que quelques fragments de l’original grec. C’est la fausse gnose démasquée et réfutée, Ἔλεγκος καὶ ἀνατροπή τῆς ψευδωνύμου γνώσεως, citée sous le titre de Contra hæreses. L’évêque de Lyon estimait que le seul fait de dévoiler les doctrines ésotériques constitue une victoire sur les gnostiques : adversus eos Victoria est sententix eorum manifestatio. Cont. hær., i, 31, 3, P. G., t. vii, col. 705. C’en était une, en effet, mais dont il ne s’est pas contenté, car il a pris soin de contrôler leurs systèmes, tels qu’il les connaissait, avec l’enseignement de l’Église et de les réfuter au nom de la raison, de l’Écriture et de la tradition, donnant ainsi, le premier, l’exemple de la méthode dialectique qui sera celle de la théologie. Quelles que soient les réserves à faire sur le défaut d’ordre de son traité, il reste l’une des principales sources de renseignements sur la plupart des chefs gnostiques, plus spécialement sur les valentiniens de l’école italique et sur les essais de liturgie gnostique de Marc.
6o Tertullien. — Après saint Irénée et à sa suite, car il l’a pris pour modèle dans son De præscriptionibus et son Adversus valentinianos, Tertullien a fait valoir d’une manière très originale contre les gnostiques l’argument de prescription. Dans quelques traités spéciaux, comme Adversus Hermogenem, De anima, De carne Christi, De resurrectione carnis, il a discuté certains points de doctrine niés ou travestis par les gnostiques, tels que les dogmes de la création, l’anthropologie, l’incarnation et la résurrection de la chair ; dans le Scorpiace, il a réfuté les idées erronées des basilidiens et des valentiniens sur le martyre, un sujet qui a été repris par Clément d’Alexandrie. Mais c’est surtout Marcion qu’il a pris à partie dans ses cinq livres Adversus Marcionem, où il suit pas à pas et discute les Antithèses de ce chef gnostique, montrant que la différence imaginée entre le Dieu bon et le Dieu créateur est arbitraire et inexistante, et que le Dieu créateur, tant dénigré par ce « Loup du Pont, » est le vrai Dieu, le Dieu unique. Tertullien complète saint Irénée et constitue à son tour une source abondante de renseignements.
7o Les Philosophoumena. — Ni l’évêque de Lyon, ni le prêtre de Carthage n’ont négligé les rapports du gnosticisme avec la philosophie ; ils les ont signalés. Mais, à vrai dire, c’est l’auteur des Philosophoumena qui les a fait ressortir. « Nous voulons montrer, dit-il, Philosoph., I, prol., p. 5-6, d’où les hérétiques ont tiré leurs doctrines ; ce n’est pas sur le fondement des Écritures qu’ils ont bâti ces systèmes, ni en s’attachant à la tradition de quelque saint qu’ils sont arrivés à ces opinions. Leurs théories dérivent au contraire de la sagesse des Grecs, des dogmes philosophiques, des mystères mensongers et des contes des astrologues errants. Nous exposerons donc d’abord les théories des philosophes grecs et nous montrerons qu’elles sont plus anciennes et, relativement à la divinité, plus respectables que les doctrines des hérétiques. Nous mettrons ensuite en regard les uns des autres les systèmes divers des philosophes pour faire voir comment l’hérétique a pillé le philosophe, s’est approprié ses principes, en a tiré des conséquences plus condamnables et a formé ainsi sa doctrine. » Il n’est question là que des hérétiques en général, mais la suite de l’ouvrage, quelque incomplet qu’il soit, est une mine très riche sur les divers personnages et les diverses sectes du gnosticisme.
8o Autres écrivains. — Après saint Irénée, Tertullien et l’auteur des Philosophoumena, il convient de citer Clément d’Alexandrie, non qu’il ait traité spécialement du gnosticisme, mais parce que, loin de redouter les termes de gnose et de gnostique, il s’en est emparé en leur donnant une signification chrétienne en en revendiquant la propriété exclusive pour les fidèles disciples du Christ, et parce que, le cas échéant, chaque fois que s’en offrait l’occasion, il a signalé et discuté, lui aussi, certains points de doctrine ou de morale sur lesquels les partisans de la fausse gnose étaient particulièrement répréhensibles.
Beaucoup plus tard, au ive siècle, saint Épiphane de Salamine, marchant sur les traces de saint Justin, de saint Irénée et de saint Hippolyte, a utilisé leurs hérésiologies, qu’il ne fait souvent que transcrire, mais les a enrichies, notamment en ce qui touche aux nombreuses sectes gnostiques, de renseignements dont il faut tenir compte, qu’il a puisés à d’autres sources, et qui constituent une mine historique précieuse.
II. Histoire. — 1o Observations préliminaires. — Au moment où parut le christianisme, le monde romain était en pleine fermentation intellectuelle, religieuse et morale. Les esprits étaient curieux de toute idée nouvelle, avides de tout savoir, prêts à s’initier à tous les mystères, à essayer tous les cultes, à pratiquer tous les rites. Les faux oracles, les prestiges, les sortilèges, les incantations et opérations magiques jouissaient d’une grande vogue et donnaient un puissant crédit aux devins, aux astrologues, aux mages aux imposteurs et aux charlatans qui exploitaient habilement la crédulité publique. Malgré les prohibitions de la législation romaine, les cultes étrangers étaient à la mode et pénétraient peu à peu, entourés du mystère de leurs initiations secrètes et de leurs fêtes nocturnes. C’est ainsi que s’étaient introduits le panthéisme égyptien avec le culte d’Isis et d’Osiris, le naturalisme syrien avec le culte d’Astarté et de la Bonne Déesse, le dualisme persan avec le culte de Mithra et le mysticisme phrygien avec les Galles.
Au milieu de cette fermentation religieuse, le christianisme ne devait pas manquer d’être exploité à son tour. Mais comme il était la condamnation radicale de l’idolâtrie et du sensualisme sous toutes leurs formes, il ne pouvait pas être accepté tel quel par les agitateurs de l’époque. Ceux-ci, n’en pouvant méconnaître l’importance et la valeur, se gardèrent bien de le négliger, sauf à l’accommoder aux goûts du temps par une contrefaçon ou un escamotage qui le rendait méconnaissable, avec la prétention d’en être l’expression scientifique et de détenir ainsi authentiquement la vérité absolue, la vérité qui sauve. Entreprise assurément audacieuse, car l’Église ne pouvait pas permettre et ne devait pas tolérer un tel travestissement et une telle exploitation, mais entreprise appelée à quelque succès dans certains milieux cultivés et corrompus de l’époque. Elle se dessina peu à peu et, sous l’action de quelques chefs sans scrupule, elle prit au iie siècle une ampleur extraordinaire, qui constitua pour le christianisme un très grave danger. Sans la vigilance et l’activité des chefs de l’Église et des auteurs ecclésiastiques, elle aurait complètement faussé le mouvement chrétien et paralysé pour longtemps l’œuvre du Christ et des apôtres. Il importe donc d’en signaler la nature et l’origine, d’en esquisser la marche et les succès et de noter les causes de son échec définitif.
2o Premières manifestations gnostiques en Asie Mineure. — C’est en Orient, dans l’Asie proconsulaire, et dès les temps apostoliques, autour d’Éphèse et dans la vallée du Méandre, dans ce milieu de culture intellectuelle sans ordre et sans frein, de curiosité éveillée, de sensualisme et de mysticisme maladif, que se produisirent les premières manifestations gnostiques. Parmi les nouveaux chrétiens, plusieurs conservèrent des habitudes païennes ; natures faibles, à convictions peu profondes, quelques-uns apostasièrent, comme Phygelle et Hermogène ; âmes inquiètes, tourmentées, impatientes de la vraie doctrine, très sensibles aux tables et aux nouveautés ; esprits mal tournés, orgueilleux et brouillons, tels que Philète, Hyménée et Alexandre. On agitait sans discrétion les matières religieuses ; questions, hypothèses, systèmes, tout devenait prétexte à discussions, et tout servait aux agitateurs de conscience, à de prétendus sauveurs de l’humanité. Timothée, à Éphèse, Épaphras, à Colosses, jetèrent le cri d’alarme. À l’influence persistante du judaïsme s’ajoutait celle du dieu Lunus, du mysticisme phrygien, de l’ascétisme des Galles ; il était question de certaines abstinences, de pratiques d’humilité, de néoménies ; on usait d’artifices de langage, on visait à la sublimité, on faisait appel à la philosophie. Et voici déjà quelques traits caractéristiques du gnosticisme. En outre, on essayait de rabaisser la grande idée qu’on devait avoir du Sauveur ; on réduisait son rôle dans l’Église et dans le monde ; on prétendait que le Fils est trop grand pour s’être fait le médiateur, et que c’est par les anges que doit s’opérer le salut.
Aussi, entre autres choses, saint Paul, pour couper court à ces difficultés naissantes, proclame-t-il le Christ l’image du Père ; il le place au-dessus des anges et affirme qu’il renferme tous les trésors de la sagesse et de la science ; il le dit créateur de tout ce qui existe, rédempteur des hommes par son sang, possédant la plénitude de la divinité. Sous ces expressions de l’Épître aux Colossiens, nul doute que l’apôtre ne vise des prétentions à caractère gnostique, comme celles de faire du Sauveur un éon, de placer la sagesse et la science, non dans la foi, mais dans la gnose, de défigurer l’incarnation et la rédemption, d’attribuer la création à un démiurge et l’œuvre rédemptrice à un Christ fantôme. À remarquer surtout cette formule singulièrement révélatrice : ἐν αὐτῷ κατοικεῖ πὰν τὸ πλήρωμα θεότητος σωματικῶς. Col., II, 9.
L’hérésie gnostique, avec son plérôme et son docétisme, est saisie là dans ses premières manifestations. Dans les Pastorales, le tableau n’est plus une esquisse ; sans viser tel ou tel système, sans citer tel ou tel nom, saint Paul trace un portrait ressemblant du gnostique. Il écrit à Timothée : « Garde le dépôt, en évitant les discours vains et profanes, et tout ce qu’oppose une science qui n’en mérite pas le nom, ἀντιθέσεις τῆς ψευδωνύμου γνώσεως ; quelques-uns, pour en avoir fait profession, ont erré dans la foi. » I Tim., vi, 20 II met ainsi son disciple en garde contre les vaines disputes de mots, contre les entretiens profanes qui profitent à l’impiété et gagnent comme le cancer. Sans doute il fait allusion aux fables juives, aux préceptes humains, ce qui rappelle le pharisaïsme judaïsant, mais aussi aux anges et aux généalogies sans fin, ce qui fait penser à la théorie gnostique des éons. Et comme l’erreur a un caractère docète nettement marqué, il insiste de nouveau sur la nature humaine du rédempteur, sur la réalité sanglante de la rédemption. Il annonce enfin l’action néfaste de ces « calomniateurs, enflés d’orgueil, amis des voluptés plus que de Dieu, ayant les dehors de la piété sans en avoir la réalité, qui toujours apprennent sans pouvoir jamais arriver à la connaissance de la vérité, et qui, viciés d’esprit et pervertis dans la foi, s’opposent à la vérité. » II Tim., iii, 3-9.
Semblablement les Épîtres catholiques nous mettent en présence de dogmatiseurs, de révélateurs ou d’adeptes de systèmes qui sont aussi opposés à la foi qu’à la morale : même prétention impudente de posséder le secret et la certitude du salut dans une science supérieure ; même opposition de la gnose à la foi ; même tendance à rabaisser la personne et l’œuvre du Christ. Mais de plus ces faux docteurs nient la divinité du Sauveur, II Pet., ii, 1, l’incarnation, la réalité de la nature humaine du Christ, regardant les œuvres comme complètement indifférentes devant Dieu et abusant de l’Écriture pour justifier leurs erreurs.
Avec saint Jean nous touchons à la fin du ier siècle et, dans cette fermentation de systèmes de la province d’Asie, à la double émancipation de la foi, dans la personne de Cérinthe, et des mœurs, dans celle de nicolaïtes. Cérinthe, voir t. ii, col. 2151-2155, était d’Antioche, contemporain de Saturnin ; il connaissait la gnose syrienne et aussi, pour avoir séjourné à Alexandrie, la gnose égyptienne ; il considérait la matière comme une chute, dégradation de l’esprit ou de l’idée, fille des ténèbres, et donc mauvaise. Avec les nicolaïtes, on constate l’aboutissement logique et pratique du gnosticisme, qui s’abîme dans la boue ; ils prétendaient, en effet, échapper aux misères humaines et ne point contracter de souillure dans les œuvres de la chair, l’âme étant bien au-dessus par la possession de la gnose. Saint Jean combattit énergiquement ces erreurs.
Et lorsque, au commencement du iie siècle, saint Ignace d’Antioche passa à Smyrne, il profita de l’occasion, dans les quelques lettres qu’il écrivit, pour dénoncer les dangers de la gnose judaïsante, du docétisme, et pour insister avec force sur la réalité de l’incarnation et de la rédemption, contre ceux qu’il qualifiait d’empoisonneurs publics et de patrons de mort, Ad Smyrn., v, 1 ; d’athées et d’apparence saine, Ad Trall., x, qui « s’abstiennent de l’eucharistie et de la prière parce qu’ils ne confessent pas que l’eucharistie est la chair de notre Sauveur Jésus-Christ, qui a souffert pour nos péchés et que le Père, dans sa bénignité, a ressuscitée. » Ad Smyrn., vii, 1, Funk, Opera Patr. apost., Tubingue, 1881, t. i, p. 208, 238, 240.
3o Le gnosticisme en Syrie. — Quand saint Jean et saint Ignace réprouvaient la gnose judaïsante, et notamment le docétisme, il y avait déjà longtemps qu’Antioche, la capitale de la Syrie, était devenue un foyer de gnosticisme ; elle le devait à Ménandre, disciple de Simon le Magicien.
1. Simon le Magicien. — Avant de se faire baptiser à Samarie, Simon de Gitton avait pratiqué la magie et conquis ainsi un puissant ascendant sur les Samaritains qui l’appelaient Δύναμις τοῦ Θεοῦ ἠ καλουμένη Μεγάλη. Act., viii, 10. Le miracle et les grands prodiges dont il fut le témoin, lors de la visite du diacre Philippe à Samarie, le frappèrent d’étonnement. Et lorsque, à l’arrivée des apôtres, Pierre et Jean, il vit que le Saint-Esprit était donné par l’imposition des mains, il n’hésita pas à offrir de l’argent pour posséder un tel pouvoir. On sait la réponse sévère que lui fit saint Pierre. Mais sans rompre aussitôt, puisqu’il demanda aux apôtres de prier pour lui, il ne tarda guère à se séparer de l’Église. À Tyr, il trouva son Hélène, femme de mauvaise vie, mais qu’il dit être la brebis perdue dont il avait assuré le salut. Et il se mit à répandre sa doctrine, sans qu’on sache rien d’historiquement certain sur les lieux qu’il visita et sur la ville qu’il choisit pour y tenir école.
Autant qu’on en peut juger par l’analyse de son œuvre, dans saint Irénée et les Philosophoumena, ce dut être un homme cultivé, connaissant et citant les poètes grecs, Philosoph., VI, 11, 15, 19, p. 249, 256, 263 ; connaissant aussi les philosophes, notamment Platon, Philosoph., VI, 9, p. 246 ; et ayant emprunté à Philon la méthode exégétique qui consista à substituer, dans l’interprétation de l’Écriture, le sens allégorique au sens historique. Avec cela pratiquant la magie pour éblouir les simples et se faire une clientèle. Esprit remuant et ambitieux, voulant jouer un rôle religieux et se flattant peut-être de supplanter l’Église. Avait-il conçu et fixé sa doctrine au moment de demander et de recevoir le baptême ? Le fait qu’il était déjà alors qualifié comme nous l’avons vu et que la Grande Vertu de Dieu est le dernier mot et comme la raison d’être de son système, pourrait autoriser à le croire.
Quoi qu’il en soit, ce n’est pas sans raison qu’il a passé aux yeux des écrivains ecclésiastiques pour le père des hérésies qui, pendant les premiers siècles, menacèrent le christianisme ; car toutes ont quelque rapport avec son système, pour le fond ou pour la forme. C’est, en effet, Simon qui, le premier, a tracé le cadre et indiqué les sujets du gnosticisme, en traitant les questions relatives à la théogonie, à la cosmologie, à l’anthropologie, à la sotériologie et à l’eschatologie. Et c’est toujours dans ce cadre et autour de ces questions que chaque nouveau chef a brodé dans la suite de nombreuses variantes, au gré d’une imagination et d’une métaphysique sans frein. Il importe donc d’en avoir une idée succincte.
Sans entrer dans des détails qui trouveront mieux leur place à l’article qui lui sera consacré, rappelons à grands traits son système, d’après les données des Philosophoumena. — a) Théogonie. — Simon place en tête de toutes choses le feu, non le feu matériel que nous connaissons, mais un premier principe dont la nature est si subtile qu’on ne peut la comparer qu’au feu. Tel est le principe universel, la puissance infinie, selon ces mots de Moïse : « Dieu est un feu dévorant. » Deut., iv, 24. Ce feu n’est pas simple, mais double, ayant un côté évident et un autre secret, l’un visible, l’autre invisible ; ce qui n’est autre chose que la théorie de l’intelligible et du sensible, d’après Platon, ou de la puissance et de l’acte, d’après Aristote. Ce feu est la parfaite intelligence, le grand trésor du visible et de l’invisible, le grand arbre que Nabuchodonosor avait vu en songe. D’un autre nom, Simon l’appelle Celui qui est, a été et sera, quelque chose comme la stabilité permanente, l’immutabilité personnifiée : ὁ ἐστῶς, στάς, στησόμενος. Ce Dieu qui est, a été et sera, ayant en partage l’intelligence et la raison, passe de la puissance à l’acte : il pense, il parle sa pensée, il raisonne. Et c’est chaque fois deux par deux, par couples ou syzygies, qu’il se manifeste. De là, dans le monde supérieur de la divinité, six éons : νοῦς et ἐπίνοια, φωνή et ὄνομα, λογισμός et ἐνθύμησις ; et dans chaque syzygie, l’un est mâle et l’autre femelle. Ces six éons ressemblent au premier principe, passent comme lui de la puissance à l’acte et produisent à leur tour, par voie d’émanation, de nouveaux couples d’éons mâles et femelles dans le monde du milieu. Mais, ici, dans ce monde du milieu, paraît un nouveau personnage, lui aussi appelé Celui qui est, a été et sera, et de plus Père, à la fois mâle et femelle, sans commencement ni fin, et qui joue un rôle semblable à celui du Premier Principe dans le monde supérieur ; c’est le Silence, la Σιγή, nommé père par l’ἐπίνοια, émanée de lui ; c’est la septième puissance mêlée aux six éons. Dans ce monde intermédiaire, de formation semblable à celle du monde supérieur, trois nouvelles syzygies paraissent, exactement correspondantes aux trois syzygies du monde supérieur : ce sont οὐρανός et γή, ἥλιος et σεληνή, ἀήρ et ὕδωρ. Six éons et une septième puissance, parce que, selon la Bible, Dieu a créé le monde en six jours et s’est reposé le septième ; et cette septième puissance n’est autre que l’Esprit dont il est écrit qu’il était porté sur les eaux.
On surprend là un exemple de l’exégèse capricieuse dont abusèrent les gnostiques ; on y surprend aussi la théorie de l’existence de trois mondes superposés, qui se développent avec une parfaite similitude, comme on vient de le voir pour les deux premiers. Mêmes hypothèses et mêmes procédés dans tous les systèmes gnostiques, dont on connaît la théogonie ou éonologie et la cosmologie.
b) Cosmologie. — C’est la partie la moins nettement accusée du système de Simon. Saint Irénée nous apprend du moins, Cont. hær., i, 23, P. G., t. vii, col. 671, que la pensée, ἐπίνοια, abandonnant le père, se tourna vers les créatures inférieures et fit exister les anges et les puissances qui ont créé le monde inférieur que nous habitons. Ces anges et ces puissances, produits par la pensée divine descendue jusqu’à eux, voulurent la retenir, parce qu’ils ignoraient l’existence du père et qu’ils ne voulaient pas être nommés le produit d’un autre être quelconque. Ce fut là le principe de leur faute, la cause de leur chute ; et ce fut aussi ce qui nécessita la rédemption. Mais créèrent-ils réellement le monde ? Il n’est nullement question de la création de la matière, chose inconnue des philosophes, mais de l’organisation de cette matière attribuée à un démiurge, que Simon et tous les gnostiques appellent Dieu.
c) Anthropologie. — Les Philosophoumena abondent en détails sur la création de l’homme, mais assez difficiles à saisir. Dieu, dit Simon, forma, ἔπλασε, l’homme en prenant de la poussière de la terre ; il le forma double et non simple, selon l’image et la ressemblance. Philosoph., VI, 14, p. 253. Laissons de côté tout ce qui a trait à la propagation de l’espèce, à la formation et au développe étant l’œuvre des anges et puissances prévaricateurs, était vicié dans son origine même, participant ainsi à leur faute et soumis à leur pouvoir tyrannique, et par suite avait besoin d’un sauveur.
d) Sotériologie. — Les anges qui retenaient ἐπίνοια prisonnière la maltraitaient pour l’empêcher de retourner vers le père. Ils lui firent souffrir tous les outrages jusqu’à ce qu’ils eussent réussi à l’enfermer dans un corps humain. Depuis lors cette ἐπίνοια n’a pas cessé, à travers les siècles, de passer de femme en femme. Ce fut à cause d’elle qu’éclata la guérie de Troie, car elle se trouvait alors dans le corps d’Hélène. Le poète Stésichore, pour l’avoir maudite dans ses vers, devint aveugle ; mais s’étant repenti et ayant chanté la palinodie, il recouvra la vue. Enfin de femme en femme, ἐπίνοια, au temps de Simon, se trouvait dans le corps d’une prostituée de Tyr. Philosoph., VI, 19, p. 263. Il s’agissait de la délivrer. Le père envoya alors un sauveur pour délivrer ἐπίνοια pour soustraire en même temps les hommes à la tyrannie des anges. Ce sauveur descendit du monde supérieur et changea de forme pour passer au milieu des anges et des puissances sans en être reconnu : c’était Simon lui-même qui, en Judée, se montra aux juifs comme fils, en Samarie, aux Samaritains, comme père, et ailleurs, aux gentils, comme Saint-Esprit. Son arrivée dans le monde inférieur avait été prédite par les prophètes, qui avaient été inspirés par les anges créateurs. Et il s’était mis à la recherche de la brebis perdue, ἐπίνοια ; il la trouva à Tyr, dans une maison de prostitution, et l’avait délivrée dans la personne d’Hélène dont il avait fait sa compagne. Pour sauver les hommes, il était apparu comme l’un d’eux, tout en n’étant pas l’un d’eux, et il avait paru souffrir, bien qu’il n’eût pas réellement souffert. Croire en Simon et Hélène, c’était conquérir la liberté et être assuré du salut. S. Irénée, {{lang|la|Cont. hær., i, 23, 3, P. G., t. vii, col. 672 ; Philosoph., VI, 29, p. 263-264.
c) Morale. — La seule condition de salut étant la croyance en Simon et Hélène, la question des œuvres bonnes ou mauvaises ne se posait pas ou se résolvait dans la libre action. Simon étant venu délivrer les hommes de la tyrannie des anges, et la loi étant l’œuvre de ces anges, la conclusion pratique s’imposait : il n’y avait qu’à mépriser la loi. Aussi, au rapport des Philosophoumena, VI, 19, p. 264, la morale de Simon, fondée sur l’indifférence des œuvres, était-elle criminelle ; la promiscuité était admise ; elle constituait la parfaite dilection, la sanctification réciproque, τελεία, ἀγάπη, ἅγιον ἅγιων.
Tel est le cadre et telle est la méthode du gnosticisme. Les gnostiques qui suivront n’auront qu’à utiliser cette méthode et à remplir ce cadre ; ils ont désormais à leur portée tout ce qu’il faut pour séduire et tromper, et ils vont agir en conséquence.
2. Ménandre. — Les disciples de Simon usèrent, comme lui, de la magie, recoururent à l’usage des philtres, interprétèrent les songes, eurent des statuettes de Simon et d’Hélène, qu’ils adoraient. Saint Irénée dit : Horum mystici sacerdotes lidibinose quidam vivunt, magias autem perficiunt, quemadmodum potest unusquisque eorum. Exorcismis et incantationibus utuntur. Amatoria quoque et agogima, et qui dicuntur paredri et oniropompi, et quæcumque sunt alia perierga apud eos studiose exercentur. Imaginem quoque Simonis habent factam ad figuram Jovis, et Helenæ in figuram Minervæ, et has adorant. Contr. hær., i, 23, 4, P. G., t. vii, col. 672, 673.
L’un de ses disciples fut Ménandre, également de Samarie. L’auteur des Philosophoumena se borne à dire qu’il avait enseigné la création du monde par les anges, Philosoph., VII, 28, p. 367 ; et voici ce que nous apprend saint Irénée, Contr. hær., i, 23, 5, P. G., t. vii, col. 673. « Ménandre, dit l’évêque de Lyon, parvint au sommet de la science magique. Il disait que la Première Vertu était inconnue de tous et qu’il était lui-même le Sauveur envoyé par les puissances invisibles afin de sauver les hommes. Selon son système, le monde avait été créé par les anges qui, comme Simon l’avait dit avant lui, n’étaient, affirme-t-il, qu’une émanation de ἔννοια. Cette ἔννοια communiquait la science de la magie qu’il enseignait lui-même et qui apprenait à vaincre les anges créateurs du monde. Ses disciples ressuscitaient en recevant son baptême, disait-il ; ils ne vieillissaient pas et demeuraient immortels. » Ibid. Eusèbe spécifie ce qu’il faut entendre par cette magie. « Personne, dit-il, ne pouvait, selon Ménandre, arriver à être supérieur aux anges créateurs du monde, s’il n’acquérait l’expérience de la magie que lui, Ménandre, enseignait, et s’il ne participait à son baptême. Ceux qui en étaient devenus dignes y trouvaient l’immortalité, ils ne mouraient pas, restaient sans vieillesse dans une vie immortelle. » H. E., iii, 26, P. G., t. xx, col. 272.
À la différence de Simon qui exigeait pour le salut la croyance en sa propre divinité et en celle d’Hélène, Ménandre exigeait la réception de son baptême et la connaissance de la magie. Par là, il se substituait à son maître. Et tandis que Simon n’avait fait que recourir à la magie comme à un moyen d’en imposer aux simples, il l’avait élevée au rang d’un moyen nécessaire au salut.
3. Saturnin ou Satornilus. — Ménandre compta parmi ses disciples Saturnin et Basilide. Saturnin enseigna à Antioche et fut le chef du gnosticisme syrien. Philosoph., VII, 28, p. 367. Sa doctrine n’était autre que celle de Ménandre et de Simon. Sans en changer l’économie générale, il y ajouta quelques différences caractéristiques. La voici résumée dans les Philosophoumena, VII, 28, p. 367-369 : « Saturnin enseigne qu’il y a un père inconnu de tous et qui a créé les anges, les archanges, les vertus et les puissances. Le monde et tout ce qu’il renferme a été créé par les anges. L’homme est une création des anges qui, après avoir vu paraître l’image brillante qui était descendue de la suprême puissance, ne purent la retenir parce qu’elle remonta aussitôt vers celui qui l’avait envoyée. Alors ils se dirent en s’exhortant les uns les autres : Faisons l’homme à l’image et à la ressemblance. Cet homme fut créé, mais il ne pouvait se tenir droit à cause de la faiblesse des anges : il rampait à terre comme un ver. La puissance d’en haut en eut pitié, parce qu’il avait été créé à son image ; elle envoya une étincelle de vie qui releva l’homme et lui donna la vie. Après la mort, cette étincelle retourne vers ce qui est de la même espèce, et le reste se dissout, chaque partie d’après la nature des éléments dont elle est formée. Il démontre que le Sauveur n’était pas né, qu’il était incorporel, sans forme ni figure, qu’il n’était apparu comme homme qu’en apparence, et que le Dieu des juifs était l’un des anges. Puis il ajoute que le père ayant la volonté de détruire tous les princes, le Christ vint parmi nous pour la destruction du Dieu des juifs et le salut de ceux qui croient en lui : ce sont ceux qui ont en eux-mêmes l’étincelle de vie. Saturnin dit qu’il y a deux genres d’hommes formés par les anges : l’un bon et l’autre mauvais. Et parce que les démons venaient en aide aux mauvais, le Sauveur est venu pour la destruction des mauvais et des démons, et pour le salut des bons. Ils appellent le mariage et la procréation des œuvres de Satan. Un grand nombre de ses disciples s’abstiennent de manger de la chair, et, par cette feinte continence, en séduisent plusieurs. Quant aux prophéties, les unes, disent-ils, ont été faites par les anges créateurs du monde, les autres par Satan, que Saturnin nomme un ange et dont il fait l’adversaire des créateurs du monde et surtout du Dieu des juifs. »
On voit les différences introduites dans le système gnostique de ses prédécesseurs par Saturnin. Pour expliquer la faute première qui sert d’origine ou de cause au mal physique et moral, Simon avait imaginé l’emprisonnement de l’ἐπίνοια par les anges dans le corps humain ; Saturnin se contente de dire que les anges ont bien voulu retenir l’étincelle de vie envoyée par le père, mais que, ne l’ayant pas pu, ils se sont résolus à faire l’homme à son image et à sa ressemblance. Dans l’anthropologie, Saturnin introduit un élément nouveau, l’envoi par le Père de l’étincelle de vie pour redresser l’homme, cette œuvre informe des anges créateurs. Dans la sotériologie, c’est le même docétisme ; le salut est limité, quant aux hommes, à ceux qui possèdent l’étincelle de vie, apparemment aux seuls disciples de Saturnin. Le Christ venant combattre le Dieu des juifs, c’est l’antinomisme qui paraît et qui ira en s’accentuant chez un certain nombre de représentants de la gnose et dans plusieurs sectes gnostiques. Mais il vient combattre aussi les démons et Satan, personnages dont il n’a pas encore été question, et qui, ne pouvant être la manifestation du premier principe parce que ce premier principe est bon, représentent nécessairement le principe mauvais. Et l’on trouve là l’influence du dualisme qui aboutira au système de Marcion. Il est encore question, au moins parmi les disciples de Saturnin, de la condamnation du mariage et de la procréation comme œuvres de Satan, et d’un certain ascétisme qui sera systématisé dans l’encratisme. L’eschatologie enfin, sans être complètement traitée, se dessine déjà : c’est, pour l’homme sauvé, le retour de l’étincelle de vie dans le monde supérieur, et la dissolution tout au moins de son corps.
4o Le gnosticisme à Alexandrie. — 1. Basilide. — Ce fut Basilide, voir Basilide, t. ii, col. 465-475, le condisciple de Saturnin et le disciple de Ménandre qui d’Antioche alla à Alexandrie enseigner la gnose et fut le premier gnostique égyptien connu. S. Irénée, Contr. hær., i, 24, P. G., t. vii, col. 674. Sans abandonner les pratiques magiques de ses prédécesseurs, Contr. hær., i, 24, 5, col. 678 ; voir Abraxas, t. i, col. 121-124, et sans se séparer complètement de leur enseignement, il voulut faire œuvre nouvelle et imagina le système le plus compliqué, le plus abstrait, le plus métaphysique et le moins facile à comprendre. Il admit, lui aussi, trois mondes superposés, le monde hypercosmique, le monde intermédiaire ou supralunaire et le monde ordinaire ou sublunaire. Dans le premier il plaçait le Dieu-néant ; le Néant qui existe, le Dieu-devenir, qui renferme tous les germes, πᾶσαν τὴν πανσπερμίαν, Philosoph., VII, 22, p. 349, qui évolue ou passe de la puissance à l’acte, grâce à une triple υἱότης, dont le rôle est singulièrement expliqué. Dans le second, qu’il nomme le monde de l’Esprit-limite, πνεῦμα, μεθόριον, Philosoph., VII, 23, p. 353, il plaçait 365 cieux, dont le premier, le plus rapproché du monde supérieur, est appelé l’ogdoade, et dont le dernier, le plus rapproché du monde sublunaire, est appelé l’hebdomade, chacun avec un chef nommé Archon, et tous peuplés d’éons, qui procèdent du Dieu-néant, par une voie qui ne peut être que celle de l’émanation, bien que Basilide n’emploie pas ce terme et semble répudier un pareil mode d’origine. Le grand Archon de l’ogdoade, ignorant l’existence des trois υἱότης et du Dieu-néant, se croit le premier de tous les êtres et commet ainsi une faute d’ignorance et d’orgueil qui aura besoin d’être rachetée. Il se donne un fils qui est plus grand que lui. L’Archon de l’hebdomade passe exactement par les mêmes errements que le grand Archon ; d’où l’on peut conclure que les choses se passèrent de manière semblable dans chacun des 363 autres cieux. À noter que l’Archon de l’hebdomade, qui n’est autre que Jéhovah, le Dieu des juifs, est le créateur du monde sublunaire, et notamment de l’homme, composé d’un corps, qui est destiné à périr, d’une âme qui est descendue du monde intermédiaire, de l’un des 365 cieux. Cette âme connaît Dieu naturellement ; elle est élue à raison même de sa nature, Clément d’Alexandrie, Strom., V, 1, P. G., t. ix, col. 1213 ; son élection s’est faite en dehors de ce monde terrestre. Strom., IV, 26, P. G., t. viii, col. 1376. Et du fait qu’elle est élue, elle possède naturellement la foi, véritable substance qui lui est inhérente et qui lui permet de connaître la vérité sans démonstration préalable et de posséder toute la gnose par simple intuition. Strom., II, 4, P. G., t. viii, col. 941. Nullement libre, elle est portée au péché et succombe fatalement quand l’occasion se présente ; elle n’a donc pas le droit de se glorifier de n’avoir pas péché. Étrangère à ce monde, elle n’y est descendue que pour être honorablement punie par le martyre, en vue d’expier des fautes commises dans une autre vie. Strom., IV, 12, P. G., t. viii, col. 1292.
Dans le système de Basilide, le rachat se fait dans le monde intermédiaire par un sauveur nommé Évangile, qui appartient au monde supérieur et se confond avec la première υἱότης. Descendu dans l’ogdoade, il porte le salut et la science, c’est-à-dire la connaissance du Dieu-néant et de la triple υἱότης, qu’il manifeste au fils du grand Archon ; et par le fils il illumine le père, qui reconnaît alors son ignorance, cause de son erreur, la confesse et est par là même racheté. Pareillement tous les éons de l’ogdoade sont alors illuminés et rachetés. Ce procédé de rédemption dut être appliqué à chacun des 365 cieux et de la même manière, puisque nous le voyons appliqué ainsi au ciel de l’hebdomade. Cela fait, tout rentre dans l’ordre au milieu du monde intermédiaire. Reste à racheter le nombre sublunaire, où se trouvait égarée la troisième υἱότης. Ici, nouveau personnage ; car la lumière qui avait lui sur le fils de l’Archon de l’hebdomade descendit en Jésus, le fils de Marie, l’illumina et le remplit de ses feux. Et alors la troisième υἱότης devint tellement subtile qu’elle put prendre son essor, s’élever à travers et au-dessus de tous les cieux de l’Esprit-limite jusqu’au Dieu-néant. Dès lors plus de larmes ni de souffrances dans le monde sublunaire ; tous les hommes de la troisième υἱότης s’élèveront à la suite, et leur âme réintégrera le lieu de son origine. Philosoph., VII, 27, p. 363. La rédemption terrestre achevée, soit par un semblant d’expiation, ainsi que le rapporte saint Irénée, Contr. hær., i, 24, 4, P. G., t. vii, col. 677, ce qui paraît plus conforme au docétisme gnostique, soit par une expiation réelle selon ce qui est écrit dans les Évangiles, comme l’indique l’auteur des Philosophoumena, VII, 27, p. 365, une ignorance complète et universelle doit s’emparer de tous les mondes et de tous leurs habitants. « Quand tout cela sera définitivement accompli, quand tous les germes confondus auront été dégagés et rendus à leur place primitive, Dieu répandra une ignorance absolue sur le monde entier, afin que tous les êtres qui les composent restent dans les limites de leur nature et ne désirent rien d’étranger ou de meilleur ; car, dans les mondes inférieurs, il n’y aura ni mention, ni connaissance de ce qui se trouve dans les mondes supérieurs, afin que les âmes ne puissent désirer ce qu’elles ne peuvent posséder et que ce désir ne devienne pas pour elles une source de tourments ; car il serait la cause de leur perte. » Philosoph., VII, 27, p. 363.
Tel est le système du premier gnostique égyptien. L’influence du gnosticisme syrien s’y fait sentir ; mais ce n’est pas la seule. Basilide a tenu compte tout particulièrement du dogme de la rédemption enseigné par le christianisme, sauf à le modifier ou à le transformer à sa guise. Mais il a introduit dans la gnose des éléments nouveaux, tels que la nature de son Dieu-néant, la manière de multiplier les cieux dans le monde intermédiaire, la propriété des fils des Archons d’être plus grands que leurs pères, l’ignorance qui doit envelopper chaque monde à la fin des temps ; et sur ces divers points il est tributaire, soit de la cabbale, soit des doctrines de l’ancienne Égypte, comme l’a démontré Amélineau, Essai sur le gnosticisme égyptien, Paris, 1887, p. 139-152.
2. Isidore. — Fils et disciple de Basilide, Isidore continua l’enseignement de son père. Philosophoumena, VII, 20, p. 344. Nous ne savons pas s’il le maintint dans son intégrité ou s’il lui fit subir quelques transformations. C’est aux disciples de Basilide que Clément d’Alexandrie attribue la théorie des appendices de l’âme, d’après laquelle les désirs de l’âme sont rendus semblables aux désirs des animaux, loup, singe, lion, bouc, dont elles possèdent les propriétés. Strom., II, 20, P. G., t. viii, col. 1056. Théorie fort commode pour la libération des instincts sans avoir de reproche à se faire. Isidore en a combattu les conséquences immorales, quand il a dit : « Si vous persuadez à quelqu’un que l’âme n’est pas d’une seule pièce, mais que les affections mauvaises viennent des appendices ajoutés à cette âme, vous donnez aux criminels un excellent prétexte pour dire : j’ai été forcé, j’ai été entraîné, je l’ai fait malgré moi, j’ai fait l’action sans le vouloir. Et cependant, c’est l’homme qui est le maître de sa passion qui l’a vaincu parce qu’il n’a pas lutté contre les appendices. » Cité par Clément d’Alexandrie, Strom., II, 20, P. G., t. viii, col. 1057. Il est certain toutefois que, sciemment ou non, Basilide avait posé les principes d’où devait découler logiquement la libre action ou l’immoralité. Et il est certain également qu’Isidore, dans la question du mariage qu’il permet aux uns et qu’il déconseille aux autres, écrit cette phrase équivoque et dangereuse : θελησάτω μόνον ἀπαρτῆσαι τὸ καλὸν καὶ ἐπιτεύξεται. Strom., III, 1, P. G., t. viii. col. 1101. S’il suffit, en effet, de vouloir le bien pour le posséder, on pourra le vouloir même en faisant le mal. Et telle est bien la conséquence pratique qu’en tiraient les basilidiens, puisque Clément d’Alexandrie rapporte le passage d’Isidore où elle se trouve, pour accuser leur inconduite. Ils prétendaient, en effet, avoir toute licence pour pécher puisqu’ils étaient parfaits, et être assurés de leur salut, quelque faute qu’ils commissent, puisqu’ils étaient élus. Ibid., col. 1104. Cela prouve que déjà le système du Basilide et d’Isidore se traduisait pratiquement en immoralité. Il ne restera plus qu’à justifier dogmatiquement l’immoralité : ce fut l’œuvre de Carpocrate.
3. Carpocrate. — Originaire d’Alexandrie et gnostique égyptien, Carpocrate, voir Carpocrate, t. ii, col. 1880-1803, s’est beaucoup moins occupé de la partie métaphysique du gnosticisme que de son application pratique. Il reste apparenté avec la gnose syrienne, car c’est à Saturnin qu’il a emprunté cette haine du Dieu des juifs et de sa loi, qui est l’une des caractéristiques de son système. Il doit à Basilide les principes dont il tire rigoureusement les conséquences logiques sans reculer devant l’abîme d’immoralité où elles conduisent. Il s’empare, sauf à la dénaturer étrangement, de l’hypothèse pythagoricienne de la métempsycose pour pousser jusqu’à épuisement la série des actes immoraux que toute âme doit commettre avant d’être sauvée. Et il devient avec son fils Épiphane, mort à dix-sept ans et adoré comme un dieu dans l’île de Céphalénie, Clément d’Alexandrie, Strom., III, 2, P. G., t. viii, col. 1105, un professeur systématique d’impudicité.
L’idée de rédemption n’est pas étrangère à son système, et on va voir comment il l’entend. Le Sauveur envoyé par le Père inconnu, qui ne pouvait supporter l’intolérante domination des anges, et notamment celle de Jéhovah, eut pour mission la défaite de ces tyrans : ce fut Jésus, vrai fils de Joseph et de Marie, né d’un père et d’une mère à la manière des autres hommes, simple mortel, qui, se rappelant ce qu’il avait vu dans une vie antérieure, s’éleva au-dessus des autres hommes grâce à la fermeté de son âme, et se prit d’un profond mépris pour la loi et les coutumes des juifs. Et ce mépris fut le salut du monde. Quiconque le professe à l’égard des fabricateurs du monde peut égaler et même surpasser Jésus et ses apôtres, Pierre et Paul. Philosoph., VII, 32, p. 386.
Le mépris des anges et de Jéhovah, auteurs de la loi qui règle l’ordre social et moral, entraîne le mépris nécessaire de cette loi. La violer est dès lors un devoir et un moyen de salut. Car la justice, d’après Épiphane, n’est qu’une κοινωνία μετ’ ἰσότητος, un droit égal pour chacun de participer à tous les biens, particulièrement au nécessaire exercice des rapports sexuels. Clément d’Alexandrie, Strom., III, 2, P. G., t. viii, col. 1105-1108. La communauté des femmes s’impose. ibid., col. 1112. Et c’est dans un sens d’une obscénité révoltante que Carprocate interprète ce mot de saint Luc, vi, 30 : παντὶ αἰτοῦντί σε δίδου. Strom., III, 6, P. G., t. viii, col. 1157. De là, dans les réunions nocturnes, des scènes de promiscuité et de débauche qualifiées du mot chrétien d’ἀγάπη. Strom., III, 2, P. G., t. VIII, col. 1112. Et si par malheur une âme n’avait pas épuisé toute la série des turpitudes, elle était condamnée, après la mort, à habiter un autre corps pour satisfaire, par la révolte complète contre la loi, à la nécessité de son salut. Et c’est ainsi que Carpocrate entendait ce mot de l’Évangile : Non exies inde donec reddas novissimum quadrantem. Matth., v, 26. S. Irénée, Cont. hær., i, 25, 4, P. G., t. vii, col. 682-683. Voilà où en était arrivé le gnosticisme égyptien à peine naissant. Et il n’est pas étonnant que, dans ce courant d’antinomisme outré, les sectes gnostiques se soient multipliées pour honorer tous les révoltés de l’Ancien Testament.
4. Valentin. — Bien au-dessus de Carpocrate, d’Isidore et de Basilide, se trouve l’un des chefs célèbres et les plus influents du gnosticisme, Valentin. Avec lui on touche à l’apogée de la gnose. Né dans la Basse-Égypte, Valentin suivit les cours des écoles d’Alexandrie, où il apprit la philosophie platonicienne et s’initia à toutes les doctrines de l’ancienne Égypte. S’il ne fut pas le disciple de Basilide, il put entendre ses leçons ; il connaissait en tout cas son système ainsi que celui de ses prédécesseurs, et resta fidèle au cadre et à la méthode des gnostiques, en parant le tout d’images et de conceptions nouvelles, qui donnent à son enseignement un caractère à part. Sa réputation et son influence furent grandes. Après avoir enseigné à Alexandrie, il se transporta à Rome du temps du pape Hygin, y séjourna longtemps et y forma de nombreux disciples, avant d’aller mourir en Chypre où, au dire de saint Épiphane, il aurait fait le dernier naufrage dans la foi. Ses disciples se partagèrent en deux écoles, l’école orientale et l’école italique, différentes d’opinion sur la nature du corps du Sauveur. Sa doctrine personnelle ne se trouve exposée nulle part, bien que l’auteur des Philosophoumena entende parler de son système qu’il dit emprunté, non aux Évangiles, mais à Pythagore et à Platon, et qu’il qualifie d’hérésie. Philosoph., VI, 29, p. 279. On ne peut que la reconstituer en étudiant celle de ses disciples, soit dans l’école orientale au moyen des Extraits de Théodote, des renseignements du pseudo-Tertullien, de Philastrius et des Philosophoumena, soit dans l’école italique au moyen du Contra hæreses de saint Irénée. Et l’on y retrouve, malgré la différence des détails, une économie semblable à celle de ses devanciers dans la théogonie, la cosmologie, l’anthropologie, la sotériologie et l’eschatologie.
a) École orientale de Valentin. — a. Théogonie. — Dans le monde supérieur du plérome se trouve le Dieu principe, le Un, le Père, seul d’après les uns, avec Σιγή. Strom., pour compagne d’après les autres, doué de vertu prolifique ou susceptible de développement. Ne voulant pas rester seul, il engendre une dyade, le couple νοῦς et ἀλήθεια, d’où sort un second couple, λόγος et νοῦς, qui lui-même produit ἄνθτωπος et ἐκκλησία. En action de grâces envers le Père incréé, l’Esprit et la Vérité produisent dix nouveaux éons, la décade. À cette vue, le couple Verbe et Vie voulant honorer la dyade d’où il émane, produit douze éons, la dodécade. Pourquoi dix éons d’abord et douze ensuite ? Ce choix est dû à une influence pythagoricienne. Voilà donc 28 éons ou 30 si l’on y comprend le Père et le Silence, qui constituent le plérome, le monde supérieur. Au dernier degré de la dodécade se trouve l’éon femelle σοφία à l’esprit curieux et au désir ardent. À la vue des merveilles du plérome, de la série des émanations et de la puissance des éons, elle voudrait connaître les mystères qui lui restent cachés et devenir à son tour principe d’émanation. Constatant que le Père seul a procréé sans épouse, elle désire imiter le Père et engendrer seule. Mais n’étant pas incréée comme le Père, elle ne réussit qu’à produire un être informe, ἔκτωμα, qui est le fruit de son péché d’ignorance et d’orgueil. Un tel être n’est pas de nature à réjouir les éons du plérome ; ceux-ci craignent de devenir générateurs d’êtres difformes et imparfaits et supplient le Père de secourir l’audacieuse et infortunée σοφία, qui se lamente d’avoir produit un avorton. Philosoph., VI, 29-31, p. 279-285.
Le Père exauce leur prière ; il a pitié de σοφία et confie à νοῦς et à ἀλήθεια le soin de tout arranger. L’Esprit et la Vérité produisent alors un nouveau couple d’éons, le Christ et l’Esprit-Saint, Χριστός et Πνεῦμα ἅγιον, qui sont chargés de parfaire la forme incomplète d’ἔκτρωμα et de consoler σοφία. Le Christ et l’Esprit-Saint commencent par séparer ἔκτρωμα, afin que les autres éons ne soient plus troublés par la vue de sa difformité. Et pour rendre définitive cette séparation nécessaire, le Père produit un nouvel éon, nommé Limite, ὅρος, parce qu’il doit limiter le plérome ; Croix, σταυρός, parce qu’il ne laisse approcher du plérome rien d’imparfait ; et Participation, μετοχεύς, parce qu’il participe à la fois du plérome et de la partie extérieure. Ἔκτρωμα, fils de σοφία et nommé aussi σοφία extérieure, se trouve désormais dans l’ogdoade. Le Christ et l’Esprit-Saint rentrent dans le plérome, rejoignent νοῦς et ἀλήθεια pour glorifier le Père. Philosoph., VI, 31, p. 286-287.
Ainsi délivrés d’une présence importune et pacifiés à jamais, les éons du plérome veulent témoigner leur reconnaissance au Père incréé ; et à eux tous, en donnant chacun le plus pur de leur essence, comme fruit de l’unité, de la paix et de la concorde rétablies, ils produisent l’éon Jésus, le grand pontife, Ἰησοῦς.
Cette théogonie ou éonologie de l’école orientale de Valentin est appuyée de la manière la plus extraordinaire qu’il soit possible d’imaginer sur la Genèse et les Évangiles. On y retrouve les éléments déjà connus de Simon et de Basilide : un premier principe d’émanation, les syzygies, l’éon limite, la chute due à l’ignorance et à l’orgueil, l’ogdoade ; seuls, diffèrent le nom et la distribution des éons, les péripéties de σοφία et d’ἔκτρωμα.
b. Cosmologie. — La sagesse extérieure, ἔκτρωμα, abandonnée par le Christ et l’Esprit-Saint, se met à leur recherche, remplie de frayeur, et aspire vers eux ; elle se met à les prier. Philosoph., VI, 32, p. 288. La Pistis Sophia donne douze de ces prières qui ne sont que la paraphrase de certains psaumes appliquée aux malheurs d’ἔκτρωμα. Les éons du plérome lui envoient l’éon Jésus qui doit apaiser ses douleurs et la prendre pour épouse. L’éon Jésus trouve la sagesse extérieure en proie à la crainte, au chagrin, à l’anxiété ; il lui enlève ces passions qu’il convertit en essences permanentes : de la crainte, il fait l’essence psychique ; du chagrin, l’essence hylique ; de l’anxiété, l’essence des démons. Et chaque essence devient démiurge. Il y a ainsi le démiurge de l’essence psychique, qui a l’esprit faible et grossier, ne comprend rien à ce qu’il fait, car c’est la sagesse qui agit à sa place ; et il se croit Dieu. Et cette sagesse, de l’ogdoade où elle se trouve, agit partout dans le monde intermédiaire jusqu’à l’hebdomade. Le diable est le démiurge de l’essence hylique, et Béelzébub celui de l’essence démoniaque. Philosoph., VI, 32-33, p. 289-291. Il est à remarquer que le démiurge de l’essence psychique se trouve dans l’hebdomade ; et c’est très vraisemblablement le Dieu des juifs. Dans ce monde intermédiaire il n’est question que de l’ogdoade et de l’hebdomade, dont a parlé Basilide. L’école valentinienne admettait-elle les 365 cieux ?
c. Anthropologie. — C’est la partie sacrifiée du système. L’homme étant un composé d’âme et de corps, il s’ensuit que son âme vient du démiurge de l’essence psychique, et son corps du démon, le démiurge de l’essence hylique. Ce dualisme d’origine est une conception bizarre. Mais Valentin partageait les hommes en trois catégories : l’homme hylique, l’homme psychique, et l’homme pneumatique. L’hylique est matériel et sert d’hôtellerie au diable, à tous les appétits grossiers : c’est le païen dont le sort est fatalement voué à la destruction. Le psychique, bien que possédant une âme supérieure, est ignorant comme le démiurge dont il est la création : c’est le chrétien, qui peut descendre vers l’hylique ou s’élever jusqu’au pneumatique, se perd dans le premier cas, se sauve dans le second. Il ne possède que la foi, il n’a pas la gnose, et c’est celle-ci qui est le moyen du salut. Le pneumatique est l’homme parfait par excellence ; il reçoit du Verbe, de Jésus et de la sagesse des semences d’immortalité, c’est-à-dire la gnose ; il est élu dès le principe ; il est assuré de son salut. Philosoph., VI, 34, p. 291-249.
d. Sotériologie. — Le système valentinien comporte une triple rédemption : celle du plérome, du monde intermédiaire et du monde terrestre. Dans le plérome, nous l’avons déjà indiqué, le trouble avait été introduit par σοφία ; ses désirs indiscrets, fruits de l’ignorance et de l’orgueil, avaient abouti à la production d’un avorton. Et ce fut le couple Christ et Saint-Esprit qui réparèrent sa faute et rétablirent la concorde et la paix. Dans le monde intermédiaire, soit dans l’ogdoade où a été relégué l’ἔκτρωμα, soit dans l’hebdomade où se trouve le démiurge, la rédemption s’opère par le fruit commun du plérome l’éon Jésus, qui épouse l’ἔκτρωμα, la sagesse extérieure, et lui communique la gnose supérieure. Et ἔκτρωμα, à son tour, communique cette science supérieure au démiurge ignorant de l’hebdomade. Reste notre monde. Le Sauveur est ici un autre Jésus, bien différent de celui qui rachète le monde intermédiaire. Le Jésus qui rachète notre monde ne doit rien au plérome ; il est uniquement redevable de sa formation d’abord à ἔκτρωμα, l’épouse du premier Jésus, qui lui communique quelque chose de l’ogdoade, et ensuite au démiurge, qui lui communique quelque chose de l’hebdomade, et enfin à la Vierge Marie, qui lui communique quelque chose de la création terrestre. Ce Jésus, sauveur de notre monde, qu’est-il en réalité ? Sur la nature de son corps, on ne s’entendait pas parmi les disciples de Valentin. Pour ceux de l’école italique, c’était un corps psychique, c’est-à-dire ne renfermant qu’une âme psychique ; pour ceux de l’école orientale, c’était un corps pneumatique, c’est-à-dire animé par une âme pneumatique. Philosoph., VI, 35, p. 296. Quelle était la véritable pensée de Valentin ? On l’ignore. Quels hommes ce Jésus est-il venu sauver ? Apparemment les seuls psychiques, puisque d’une part les hyliques sont fatalement perdus par leur nature et que, d’autre part, les pneumatiques sont certainement sauvés par leur qualité de gnostiques. Et comment les a-t-il sauvés ? Par la réalité des souffrances, par une expiation sanglante ? Ce n’est pas à croire, et bien que rien ne fasse ici allusion au docétisme, le docétisme était trop dans l’esprit du gnosticisme pour que le système valentinien ait fait exception. Selon toute vraisemblance, et conformément au principe de similitude qu’on trouve dans chaque système, le Jésus terrestre a sauvé les hommes comme le Jésus du monde intermédiaire et comme le couple, Christ-Saint-Esprit, du monde supérieur, par la simple communication de la gnose, par l’illumination de la science.
c. Eschatologie. — Il ne saurait être question du corps, mais seulement de l’âme. « Si l’homme psychique, dit l’auteur des Philosophoumena, VI, 32, p. 290, se rend semblable à ceux qui sont dans l’ogdoade, il devient immortel, il monte dans l’ogdoade, qui est la céleste Jérusalem. Si, au contraire, il se rend semblable à la matière, il se corrompt et périt. » Et voici, d’après un extrait de Théodote, Excerpta Theodoti, 63, P. G., t. ix, col. 689, la nature de ce bonheur dans l’ogdoade : « Les pneumatiques se reposeront dans le monde du Seigneur, c’est-à-dire dans l’ogdoade qui est appelée Seigneur. Les autres âmes (celles des psychiques sauvés) demeureront dans l’hebdomade avec le démiurge jusqu’à la fin des temps ; alors elles monteront aussi dans l’ogdoade, et là se fera un festin splendide, le festin des noces de tous ceux qui auront été sauvés jusqu’à ce que toutes choses soient devenues égales pour tous, et que tous les élus se connaissent les uns les autres. » Les psychiques sauvés ne seront donc admis au bonheur de l’ogdoade qu’après un long séjour dans l’hebdomade, séjour qui est épargné aux pneumatiques. « Alors les pneumatiques, ayant dépouillé l’âme psychique, recevront les anges pour époux, comme leur mère elle-même a reçu un époux, ils entreront dans la chambre nuptiale qui se trouve dans l’ogdoade en présence de l’Esprit (c’est-à-dire de Sophia et de Jésus) ; ils deviendront les éons intelligents, ils participeront à des noces spirituelles et éternelles. » Excerpta Theodoti, 64, P. G., t. ix, col. 689.
Nous sommes loin de l’eschatologie de Basilide ; et si le langage rappelle un peu celui de l’Évangile, nous sommes encore loin de la félicité chrétienne, de la vision intuitive et de la jouissance de Dieu. Ces noces où les âmes pneumatiques seront les épouses des anges et formeront avec eux des syzygies, reproduiront sans doute l’image du plérome et de ses couples d’émanations, et c’est en cette imitation, mais en dehors du plérome, que consistera la ressemblance avec la divinité.
I. Morale. — Que devient la liberté humaine dans ce système ? Il n’y a guère de place pour elle, du moment qu’on est fatalement sauvé ou condamné d’après la nature que l’on a. Elle ne s’expliquerait que pour les psychiques qui peuvent se sauver ou se perdre. Les Extraits de Théodote nous apprennent que l’école valentinienne orientale enseignait le fatalisme astrologique. Excerpta Theodoti, 69-72, P. G., t. ix, col. 692. Et si tout, dans la vie de l’homme, est réglé par le mouvement des astres, leur lever et leur coucher, leur entrée et leur sortie de l’un des signes du zodiaque, leur conjonction, la liberté n’est qu’un vain mot. Cependant d’après un autre extrait, 78, col. 693, l’influence des astres ne se faisait sentir que jusqu’au baptême. Le baptême, étant la purification, l’illumination de l’âme par la gnose, n’enseignait pas seulement à l’homme ce qu’il avait été, ce qu’il était devenu, où il se trouvait, d’où il venait, où il allait, comment il avait été racheté et ce que sont la génération et la régénération, mais encore il donnait à l’homme la liberté, non toutefois d’une manière certaine et infaillible ; car il pouvait se faire qu’au moment de descendre dans la piscine baptismale, des esprits impurs descendaient avec le catéchumène et en remontaient avec lui, mais en détenant devers eux le sceau de la gnose et en laissant les catéchumènes inguérissables pour toujours, Ibid., col. 696. C’était donc une liberté illusoire, et cela se comprend du moment que la gnose était une œuvre d’élection. D’après Clément d’Alexandrie, Strom., III, 1, P. G., t. viii, col. 1097, les disciples de Valentin qui ont enseigné l’émanation par syzygie tenaient le mariage pour honorable. Il n’en est pas moins vrai qu’ils ont donné lieu, eux aussi, à des accusations d’immoralité. L’inutilité des œuvres pour le salut faisant partie de leur doctrine ouvrait la porte à tous les débordements.
b) École italique de Valentin. — Parmi les partisans de l’école orientale, l’auteur des Philosophoumena, VI, 35, p. 296, ne signale qu’un certain Axionicus, d’ailleurs inconnu, et Bardesane, qui échappa à la gnose et revint à une orthodoxie presque complète. Voir Bardesane, t. ii, col. 391-398. Parmi ceux de l’école italique, il range Ptolémée et Héracléon, Secundus et Épiphane, Marc et Colorbasus. Philosoph., VI, 35, 38, 39, 40, 56, p. 296, 302, 303, 304, 332. Voir Bassus, t. ii col. 476. C’est contre ceux-ci, particulièrement contre Ptolémée, celui qu’il appelle la « fine fleur » de l’école valentinienne, que saint Irénée, très au courant du mouvement gnostique qui s’était produit peu avant lui dans les vallées du Tibre et du Rhône, a écrit sa réfutation. Et voici, d’après lui, le résumé du gnosticisme valentinien de l’école italique ; on y remarquera facilement les différences légères qui le distinguent du gnosticisme de l’école orientale.
a. Théogonie. — L’école italique place au sommet et au commencement de tout une syzygie, composée du principe mâle nommé tour à tour le Premier Principe, προαρχή, le Premier Père, προπάτωρ, ou l’Abîme, βύθος, et du principe femelle désigné sous le nom de Pensée, ἔννοια, de Grâce, χάρις, ou de Silence, σιγή. Ce premier donne naissance à la syzygie, Esprit et Vérité, νοῦς ou μονογενής et ἀλήθεια, de laquelle émanent le Verbe et la Vie, λόγος et ζωή, et de ces derniers l’Homme et l’Église, ἄνθρωπος et ἐκκλησία. Tel est le premier groupe d’éons du plérome. Mais ici ce n’est pas la syzygie νοῦς et ἀλήθεια qui forme la décade, c’est λόγος et ζωή ; et c’est la syzygie ἄνθρωπος et ἐκκλησία, qui forme la dodécade. Mais le dernier de tous ces éons, c’est encore la Sagesse, σοφία, dont le rôle n’est pas tout à fait le même que dans l’école orientale. S. Irénée, Cont. hær., i, 1, 1-2, P. G., t. vii. col. 445-449.
La Sagesse, éon femelle, transportée de plaisir, veut s’élancer sans le secours de personne à la recherche de la sublime connaissance. Mais, d’après les uns, elle est détournée de son dessein par l’éon-limite, ὅρος, qui lui apprend que le Père est incompréhensible et ineffable ; et dès lors elle revient à elle et abandonne son téméraire projet. D’après les autres, au contraire, elle produit, en punition de sa faute, un fruit informe, qui ne s’appelle pas ἔκτρωμα, comme dans l’école orientale, mais la Passion de la sagesse ou la Sagesse Achamoth, ἐνθύμησις τῆς σοφίας ou σοφία ἀκαυώθ. À la vue d’un tel avorton, la Sagesse est prise de tristesse, de honte et de crainte de le voir détruit ; de là sa prière et la prière de tous les éons du plérome à Dieu le Père, qui produit alors l’éon à la fois mâle et femelle, la Limite, ὅρος, chargé de purifier σοφία et de la rendre à l’époux qu’elle a quitté. Un nouveau couple paraît alors, le Christ et le Saint-Esprit, qui enseigne aux autres éons à respecter les limites de leur nature et à ne pas chercher à comprendre l’incompréhensible. Pénétrés de cette doctrine, tous les éons n’ont plus qu’un désir, celui de rendre grâce au Père ; et chacun d’eux, faisant émaner de lui-même ce qui est le meilleur de sa nature, collabore à la production d’un nouvel éon, Jésus, l’Astre, le Sauveur, le Fruit, le Verbe, le Tout. S. Irénée, Cont. hær., i, 2, P. G., t. vii. col. 452-465.
b. Cosmologie. — Comme ἔκτρωμα, ἐνθύμησις ou ἀχαμώθ reste à l’extérieur du plérome, dans l’obscurité et le vide. L’éon Christ en a pitié et par l’intermédiaire de l’éon Limite, ὅρος, lui donne une forme. Ἀχαμώθ, bien que restaurée, se trouve saisie des mêmes angoisses que sa mère, σοφία : de chagrin, parce qu’elle n’a pas compris ; de crainte, parce qu’elle a peur de ne plus retrouver la lumière ou de perdre la vie ; et d’ignorance, parce qu’elle ne connaît pas les mystères du monde supérieur. Mais c’est de ces souffrances que dérive l’essence prochaine de la matière, l’âme du monde, le démiurge. Le Christ envoie à sa place un autre éon, le Consolateur, le Paraclet, le Sauveur Jésus, revêtu par le Père de la toute-puissance nécessaire pour créer les choses visibles et invisibles. Jésus est accompagné d’anges. À son approche, ἀχαμώθ se voile la face, puis jette un regard furtif et accourt vers le Sauveur qui complète définitivement sa forme et la délivre de ses passions et de ses souffrances. Rendue joyeuse, ἀχαμώθ n’a qu’à contempler les anges, qui accompagnent Jésus, pour concevoir et enfanter des fruits spirituels, qui deviennent les créatures spirituelles. On a dès lors les trois natures, matérielle, animale et spirituelle ; il n’y a plus qu’à leur donner une forme. Et c’est à quoi s’applique ἀχαμώθ. Laissant de côté la nature spirituelle, dont l’information échappe à son action trop peu puissante, elle forme de la substance animale le démiurge, père et mère de tous les êtres créés. Or ce démiurge ignore tout ce qui est au-dessus de lui ; il agit sans trop savoir ce qu’il fait ; il crée les sept cieux sur lesquels il domine, les sept mondes ou l’hebdomade. Puis se servant de la matière qui est sortie des passions d’ἀχαμώθ, il crée tout ce qui se trouve dans l’univers. Et il se croit seul auteur et seul maître. S. Irénée, Cont. hær., i, 4-5, P. G., t. vii, col. 477-504.
c. Anthropologie. — L’homme se trouve composé d’une âme et d’un corps. Le corps sort de la matière ; la chair n’est que de la matière organisée ; l’âme psychique vient du démiurge ; mais certains hommes ont une âme pneumatique ; ils l’ont reçue d’ἀχαμώθ à l’insu du démiurge. Et selon la prédominance de l’un des éléments, les hommes sont divisés en trois catégories : celle des hyliques, fatalement condamnés à périr comme la matière ; celle des psychiques, qui, ne possédant qu’une foi simple et nue, et non la gnose, peuvent pourtant se sauver par la gnose ; et celle des pneumatiques, assurés du salut par leur nature même. Pour ces derniers, les œuvres ne sont pas nécessaires, car l’or tombé dans la boue n’en conserve pas moins son éclat et sa valeur. S. Irénée, Cont. hær., i, 5-6, P. G., t. vii, col. 500-512.
d. Sotériologie. — Le Sauveur est, selon les uns, le fils du Christ et de Marie ; selon d’autres, le composé d’une quadruple essence. Il est la forme visible du quaternaire primitif, c’est-à-dire de βύθος et de σιγή, de νοῦς et d’ἀλήθεια ; il tient d’ἀχαμώθ l’essence pneumatique ; du démiurge l’essence psychique ; et de l’économie divine, l’art avec lequel tout a été préparé. Au moment du baptême il est descendu en Jésus sous forme de colombe ; il n’a nullement souffert, mais a laissé souffrir Jésus. S. Irénée, Cont. hær., i, 7, P. G., t. vii, col. 512-520.
e. Eschatologie. — La rédemption opérée, ce monde doit subsister jusqu’à la fin de toute chose matérielle, c’est-à-dire jusqu’au moment où toute essence spirituelle sera parfaite. Alors ἀχαμώθ entrera dans le plérome et y sera l’épouse de l’éon Jésus, ce fruit du plérome entier ; elle formera avec lui une syzygie et célébrera ses noces mystiques. Les pneumatiques la suivront et deviendront les épouses des anges. Le démiurge quittera l’hebdomade et montera dans l’ogdoade, suivi des psychiques qui auront atteint leur fin. Et alors le feu du centre de la terre fera éruption ; toute matière, et donc les hyliques, sera consumée et anéantie. S. Irénée, Cont. hær., i, 7, 1-2, P. G., t. vii, col. 512-516.
5° La gnose marcionite. — 1. Cerdon. — Certains germes dont nous avons déjà signalé l’existence, tels que ceux d’une opposition systématique au Jéhovah de la Bible, au Dieu des juifs, se trouvent complètement développés dans la première moitié du iie siècle. La responsabilité d’un tel développement remonte au Syrien Cerdon, accouru à Rome sous le pontificat d’Hygin, où il put rencontrer Valentin et ses disciples. Voir Cerdon, t. ii, col. 2138-2139. Cerdon ne paraît guère s’être complu, à l’exemple de la plupart des gnostiques, ses prédécesseurs ou ses contemporains, dans les spéculations de haute métaphysique ou dans les rêves d’une imagination sans frein ; mais il a retenu du gnosticisme l’antagonisme entre la matière et l’esprit et le caractère nettement docète de l’incarnation et de la rédemption ; et il a puissamment insisté sur l’opposition de deux Dieux, le Dieu bon, dont il fait le père de Jésus-Christ, et le Dieu de la Bible, le Dieu de la loi et des prophètes, qu’il qualifie simplement de juste. À ses yeux, le Dieu bon doit contrecarrer le Dieu juste, et c’est pour cela qu’il envoie le Sauveur. De telle sorte que le salut consiste, pour les hommes, dans la répudiation du Dieu des juifs et de sa loi : c’est l’antinomisme posé en principe de salut. Sans doute Cerdon répudie le mariage comme une source de corruption et semble condamner théoriquement les œuvres de la chair ; mais pratiquement son système, comme tant d’autres, aboutit, en haine du Dieu créateur, au cynisme le plus effronté, κυνικωτέρῳ βίῳ, comme dit l’auteur des Philosophoumena, X, 19, p. 502. Son souvenir pâlit auprès de Marcion, dont il fut le maître, ὁ διδάσκαλος, Philosoph., X. 19, p. 501, et, comme ajoute Tertullien, l’informator scandali. Adv. Marcion., i, 2, P. L., t. ii, col. 249.
2. Marcion. — Le « Loup du Pont, » comme l’appelle Tertullien pour marquer à la fois le lieu de son origine et la nature de son rôle dans le bercail de l’Église, a été l’un des plus célèbres, sinon le plus grand, parmi les chefs de la gnose. Il connaissait les philosophes. L’auteur des Philosophoumena, VII, 29, 30, p. 370, 380, le rattache à Empédocle ; plus explicite encore, Tertullien indique les principales sources philosophiques où il a puisé les divers éléments de sa doctrine : Marcionis Deus a stoicis venerat. Et ut anima interire dicatur ab epicurcis observatur. Et ut carnis rumitutio negetur, de una omnium philosophorum schola sumitur. Et ubi materia cum Deo æquatur, Zenonis disciplina est. Et ubi aliquid de igneo deo allegatur, Heraclitus intervenit. Præscript., 7, P. L., t. ii, col. 19. Marcion connaissait aussi les gnostiques, Valentin entre autres, et Cerdon en particulier, puisqu’il systématisa sa doctrine. Mais il avait d’abord été chrétien ; de Sinope, où il était né, il vint à Rome vers la fin du règne d’Hadrien. Il fit un don considérable à la caisse ecclésiastique. Tertullien, Adv. Marcion., iv, 4, P. L., t. ii, col. 365. Il chercha à justifier les idées de son maître en se servant des comparaisons évangéliques sur le vieux vêtement et les pièces neuves, les vieilles outres et le vin nouveau. Son hétérodoxie le fit chasser de l’Église ; et le vrai Dieu qu’il avait adoré tout d’abord, il le perdit en perdant la foi. Tertullien, Adv. Marcion., i, 1, P. L., t. ii, col. 247. Il fut dès lors tenu en suspect, combattu et réfuté par les écrivains ecclésiastiques. Quand saint Polycarpe, le vieil évêque de Smyrne, vint à Rome, il osa se présenter devant lui, en lui demandant : Me reconnaissez-vous ? L’évêque lui répondit : Je connais le premier-né de Satan. S. Irénée, Cont. hær., iii, 3, 4, P. G., t. vii, col. 853. Tertullien raconte, Præscript., 30, P. L., t. ii, col. 42, que, sur la fin de sa vie, il chercha à rentrer en grâce avec l’Église, qu’on lui aurait imposé pour condition de ramener à la foi ceux qu’il avait égarés, mais qu’il fut prévenu par la mort. Le mal qu’il avait fait était considérable ; car outre le grand nombre de disciples qu’il eut, parmi lesquels sont nommés Apelles, voir Apelles, t. i, col. 1455-1457, Lucien, Potitus et Basiliscus, il fonda des communautés organisées comme celles de l’Église, avec des évêques, des prêtres et des diacres ; et cette organisation fut assez forte pour se maintenir très longtemps, malgré les persécutions pendant lesquelles les marcionites ne reculèrent pas devant le témoignage du sang, et pour ne pas se confondre, malgré des affinités particulières, avec le manichéisme. Dans la première moitié du ve siècle, Théodoret trouvait encore dans son seul diocèse de Cyr dix mille marcionites.
Dans sa conception de deux divinités, l’une bonne, l’autre juste, Cerdon dépendait de la théogonie gnostique qui distinguait le Premier Principe du Démiurge. Marcion en dépend tout autant. Mais, à ses yeux, le Dieu juste, c’est-à-dire le Dieu de la Bible, le créateur et le législateur, l’inspirateur des prophètes, devient le Dieu mauvais, l’auteur du mal, l’ami des guerres, absolument inconsistant et en contradiction avec lui-même. S. Irénée, Cont. hær., i, 27, 2, P. G., t. vii, col. 688 ; Philosoph., VII, 29, p. 370 ; Tertullien, Adv. Marcion., i, 2 ; iv, 1, P. L., t. ii, col. 248, 361. Le Dieu bon est le Dieu de l’Évangile, en opposition radicale avec le Démiurge, dont il a pris soin de combattre l’œuvre néfaste. Tertullien, Adv. Marcion., i, 6 ; iv, 1, P. L., t. ii, col. 252, 363. De là l’opposition si accentuée entre le Nouveau Testament et l’Ancien. De là aussi la caractéristique du rôle confié au Sauveur.
Ce Sauveur Jésus ne pouvait donc avoir rien reçu du créateur. En conséquence, Marcion nia la réalité de son incarnation, de sa naissance et de sa chair humaine. Tertullien, De carne Christi, 1, 3, P. L., t. ii, col. 751, 757. Jésus est l’envoyé du Dieu bon, de celui qui est supérieur au Démiurge ; il est venu en Judée sous Ponce Pilate ; il s’est manifesté sous forme d’homme et a combattu énergiquement la loi, les prophètes et toutes les œuvres du Dieu de la Bible. S. Irénée, Cont. hær., i, 27, 2, P. G., t. vii, col. 688. Et c’est à son exemple que les disciples de Marcion doivent lutter de même : docétisme et antinomisme. Après sa mort apparente, ce Sauveur Jésus est descendu aux enfers pour y appeler les justes. Mais à sa voix, qu’ils prennent pour celle de Jéhovah qui les a si souvent trompés, Abel, Énoch, Noé, Abraham, les patriarches, les prophètes et tous les saints de l’Ancien Testament restent sourds. Par contre, Caïn et tous les maudits, les sodomites, les Égyptiens et tous les gentils qui avaient marché dans la voie du mal se présentent ; le Sauveur les délivre et les emmène avec lui dans son royaume. S. Irénée, Cont. hær., i, 27, 3, P. G., t. vii, col. 689.
Dans un pareil système, il ne pouvait pas être question de la résurrection de la chair ; car la chair, œuvre détestable du Démiurge, du Dieu de la Bible, doit être exterminée autant que possible. S. Irénée, Cont. hær., i, 27, 3, P. G., t. vii, col. 689. Le mariage est donc condamné, car il servirait à perpétuer les œuvres de la chair. Terlullien, Præscript., 33 ; Adv. Marcion., ii, 29 ; iv, 7, P. L., t. ii, col. 46, 281 sq., 486. Aussi Marcion ne conférait-il le baptême qu’à des célibataires ou à des eunuques. Adv. Marcion., ii, 29 ; iv, 11, P. L., t. ii, col. 280, 382. Il donna lui-même l’exemple d’un ascétisme rigoureux et conquit ainsi une haute réputation d’austérité. Théoriquement sa morale était sévère. Et tandis que, autour de lui, carpocratiens, valentiniens, morcosiens et autres se livraient aux plus honteux débordements, ses disciples affichèrent des prétentions à la sainteté par l’ascétisme et ne reculèrent pas devant le martyre. Mais, pratiquement, le principe de l’opposition à la loi et aux œuvres du Dieu de la Bible devait entraîner à des désordres et aboutir, comme l’a indiqué l’auteur des Philosophoumena, à la vie la plus cynique.
Pour échafauder un tel système, s’il est vrai, comme l’a remarqué Mgr Duchesne, Les origines chrétiennes, Paris, 1886, p. 165, que Marcion a écarté les rêveries plus ou moins philosophiques, fauché sans pitié à travers les romans théogoniques et renoncé au fatras linguistique, au bric-à-brac des Basilide et des Valentin, il est également vrai que, dans l’usage de l’Écriture, il a procédé d’une manière toute contraire à celle des gnostiques alexandrins. Au lieu d’allégoriser, il a supprimé d’abord tout l’Ancien Testament, et il n’a conservé du Nouveau que dix Épîtres de saint Paul, à l’exclusion des Pastorales, et le seul Évangile selon saint Luc. Et encore dans ce reste a-t-il eu soin de retrancher tout ce qui allait contre sa propre doctrine, comme les éloges de l’Ancien Testament, la généalogie du Sauveur, les textes favorables à l’incarnation et à la rédemption. C’est ce que saint Irénée appelait circumcidere Scripturas, Evangelium, decurtare epistolas. S. Irénée, Cont. hær., iii, 11, 7, 9, 12, P. G., t. vii, col. 884, 890, 906. Mais, en dépit de ces habiles mutilations, Tertullien a pris soin de prouver que ce qu’il lui avait plu de retenir suffisait pour le condamner, et de conclure : Christus Jesus in Evangelio tuo meus est. Adv. Marcion., iv, 43, P. L., t. il, col. 468.
La doctrine de Marcion fut loin de rester intacte parmi ses partisans. « Il y eut des hérésies à côté de la doctrine du maître. C’est naturellement la théologie qui en fut le prétexte. Tandis que Potilus et Basiliseus demeuraient fidèles au dualisme primitif, Synéros et Prépon dédoublaient le Démiurge et obtenaient ainsi trois dieux, le bon, le juste, le mauvais. On donna aussi un rôle à la matière, ὕλη, au feu, πυρινός Θεός, c’est-à-dire au Dieu qui parla dans le buisson ardent. Satan lui-même fut un thème à dogmatisme. Le plérome se reconstituait. Vers la fin du iie siècle, Apelles dirigea un mouvement de sens inverse qui ramena une fraction du marcionisme à la monarchie, c’est-à-dire au monothéisme. » Duchesne, Les origines chrétiennes, p. 166.
6o Les diverses sectes gnostiques. — Il est difficile d’imaginer le nombre des sectes qui se multiplièrent sous le couvert du gnosticisme. Chaque chef forma la sienne ou du moins donna son nom à ses partisans. Mais à côté ou au sein même des foyers les plus puissants, des écoles les plus célèbres, que de confréries, que de groupes, que de divisions ! C’était un grouillement dans l’anarchie. Il suffisait que le premier venu émît quelque prétention nouvelle, la moindre différence ou la plus légère nuance doctrinale ou pratique, pour voir surgir de nouveaux groupements. À défaut de noms propres, empruntés aux nouveaux docteurs, on prenait le nom d’un patriarche ou d’un personnage de l’Ancien Testament, au besoin celui d’un acte ou d’une attitude. Les Pères en signalent un grand nombre. On trouve, dans saint Irénée et le pseudo-Tertullien, les ophites, les caïnites, les séthites, Cont. hær., i, 30-34, P. G., t. vii, col. 694 sq. ; Præscript., 47, P. L., t. ii, col. 63-66 ; dans les Philosophoumena, V, p. 138-224 : les naasséniens ou ophites, les pérates, les séthiens ou séthites ; dans Clément d’Alexandrie, Strom., III, 4 ; VII, 17, P. G., t. viii, col. 1137 ; t. ix, col. 552 : les antitactes et les pérates ; dans Origène, Cont. Celsum, vi, 28, 30, P. G., t. xi, col. 1137-1138 : les pérates et les naasséniens. Mais c’est surtout saint Épiphane qui, à côté des caïnites, Hær., xxxviii, et des adamites, Hær., lii, signale toute une série de gnostiques sous des noms bizarres : les borboriens, les coddéens, les stratiotes, les phibionites, les zachéens, les barbélites, Hær., xxvi, 3, P. G., t. xli, col. 336-337, 653, 959, qui pourraient bien n’être, comme l’a suggéré Amélineau, Le gnosticisme égyptien, Paris, 1887, p. 240-243, que des termes servant à marquer les divers degrés de l’initiation gnostique. Le gnosticisme a déterminé ou plutôt précipité le détraquement des esprits et la corruption des cœurs, particulièrement dans les milieux de culture médiocre, où la curiosité et l’avidité de savoir se laissent prendre au seul nom de la science, de la gnose, et dans les bas-fonds de la société, où les instincts et les passions ne demandent qu’une apparence de prétexte pour se déchaîner. Libre pensée et libre action devinrent, grâce à lui, pendant plus d’un siècle, un grave danger pour l’Église ; mais l’Église, par la plume de ses écrivains, qui démasquèrent et combattirent le gnosticisme, par la décision de ses chefs qui sauvegardèrent l’intégrité et la pureté de la foi, en condamnant les erreurs et en excommuniant les hérétiques, parvint à enrayer le mouvement, de telle sorte que l’apogée du gnosticisme fut bientôt suivie d’un rapide déclin et qu’à partir du iiie siècle les sectes gnostiques, sauf les marcionites, ne firent plus que végéter, sans éclat et sans force, en attendant de disparaître.
III. Doctrine. — 1o Procédés et méthode. — Ce n’est point au hasard, mais par un procédé bien arrêté, que les chefs de la gnose sont arrivés à constituer leurs systèmes. Et ce procédé se laisse facilement entrevoir dans les emprunts qu’ils ont faits à la philosophie et dans leur manière de plagier l’Église dans sa méthode d’enseignement, dans ses rites et son organisation. Nous devons le relever brièvement.
1. Relativement à la philosophie. — Malgré l’extrême complication de leurs systèmes et l’éclatante parure dont quelques-uns les ont revêtus, les gnostiques ont été, au point de vue philosophique, beaucoup moins des inventeurs originaux que des éclectiques intempérants. C’est à des sources multiples, en effet, qu’ils ont puisé tous les éléments de leur métaphysique ; et sans faire connaître ces sources, ils ont amalgamé de façon disparate des idées étrangères les unes aux autres et n’ont abouti en fin de compte qu’à un syncré- tisme inconsistant. Les Pères n’ont pas manqué de signaler la dépendance où ils sont vis-à-vis des principaux représentants de la pensée hellénique : Pythagore, Platon, Aristote, Empédocle, Héraclite, Épicure. En outre, les gnostiques furent tributaires des religions de la Chaldée, de la Perse, de l’Égypte et très vraisemblablement de l’Inde.
Le premier à indiquer quelques-unes de leurs attaches avec la philosophie grecque a été saint Irénée. À sa suite, Tertullien, caractérisant leur procédé, y a vu une manie de discourir à perte de vue, un abus de la dialectique : artificem struendi et destruendi, versipellem in sententiis, coactam in conjecturis, duram in argumentis, operariam contentionum, molestam etiam sibi ipsi, omnia retractantem, ne quid omnino tractaverit. Præscript., 7, P. L., t. ii, col. 20. Et l’auteur des Philosophoumena a remarqué que, quelque inconsistantes que soient les fables et les pensées grecques, elles sont dignes de foi si on les compare à l’immense folie de ces hérétiques. Philosoph., I, prol., p. 2. Dépendants des Grecs, les gnostiques leur sont inférieurs pour les avoir follement et maladroitement plagiés : telle est l’appréciation des Pères.
2. Relativement à l’Écriture et à la tradition. — Les gnostiques, il est vrai, ont vu dans cette utilisation de la philosophie grecque et dans l’appareil scientifique dont ils ont cherché à l’entourer, non un but, mais un moyen d’influence et de propagande pour faire valoir et imposer leur spéculation religieuse. Car le but qu’ils ont réellement visé et poursuivi était d’exploiter le christianisme à leur profit et au détriment de la religion chrétienne. Ne pouvant méconnaître l’importance prise par le christianisme naissant dans le monde, ils ont voulu le surpasser pour le supplanter. Et c’est pourquoi ils n’ont pas hésité à emprunter sa méthode d’enseignement appuyé sur l’Écriture et la tradition, quelques-uns de ses dogmes, ses rites et son organisation, sauf bien entendu à leur faire subir les transformations jugées nécessaires par eux et à n’en plus offrir dès lors qu’une odieuse caricature.
C’est ainsi, par exemple, qu’ils firent appel, eux aussi, au témoignage de l’Écriture et de la tradition. Ils connaissaient les Livres sacrés, tant ceux de l’Ancien Testament que ceux du Nouveau. Mais ils ne les acceptaient pas tous, ni tout entiers. Dans leur choix intéressé, ils pratiquaient d’habiles suppressions. Et quant aux textes sacrés qu’ils consentaient à retenir, ils savaient les solliciter par une interprétation allégorique, qui touche souvent à l’extravagance et quelquefois à l’impudeur, pour en faire les garants de leurs erreurs. Οὐ πάσαις, observe justement Clément d’Alexandrie, Strom., VII, 16, P. G., t. ix, col. 533, οὐ πάσαις, ἔπειτα οὐ τελείαις εἰρημένα εἰς τὰς ἰδίας μετάγουσι δόξας. Clément blâme leur moyen déshonnête d’altérer la vérité et de piller arbitrairement le canon de l’Église : οὐ γὰρ χρή ποτε, καθάπερ οἱ τὰς αἱρέσεις μετιόντες ποιοῦσι, μοιχεύειν τῆν ἀλήθειαν, οὐδὲ μὴν κλέπτειν τὸν κανόνα τῆς Ἐκκλησίας, ταῖς ἰδίαις ἐπιθυμίαις καὶ φιλοδοξίαις χαριζομένους. Strom., VII, 16, P. G., t. ix, col. 545. Déjà signalée et combattue par saint Irénée et Tertullien, cette audacieuse exploitation de la sainte Écriture nous a valu la formule du grand argument de prescription et la mise au point, dès le iie siècle, des rapports de l’Écriture avec la tradition orale, ainsi que de la nécessité de la tradition pour authentiquer et interpréter légitimement le texte sacré. Nous y reviendrons plus loin. « Un témoignage qu’il n’est pas permis de négliger, dit Mgr Duchesne, Les origines chrétiennes, édit. lith., Paris, 1886, p. 170, c’est celui que les grands gnostiques donnaient aux livres du Nouveau Testament, surtout à l’Évangile et aux Épîtres de saint Jean. Soit par des citations formelles, soit par des altérations reconnais sablés, soit par l’emploi de certains termes, Basilide et Valentin se montrent tributaires de ce que l’on appelle parfois la théologie johannique. Il est difficile qu’un livre ait des témoins plus rapprochés que ceux-là. » On en peut dire autant pour l’Évangile de saint Luc, dont Marcion s’est servi, en ajoutant que ces témoins si rapprochés sont des plus probants en faveur du Nouveau Testament.
Parallèlement à la tradition ecclésiastique, mais en opposition avec elle, les gnostiques en faisaient valoir une autre, la leur ; car ils prétendaient en posséder une ; bonne preuve de l’importance attachée par eux à l’enseignement oral, à la tradition vivante. Basilide disait suivre la doctrine de Matthias et avoir eu pour maître un certain Glaucias, interprète de saint Pierre. Clément d’Alexandrie, Strom., VII, 17. P. G., t. ix, col. 549. Valentin s’autorisait pareillement, tout comme Basilide et Marcion, de ce même Matthias, ibid., col. 552, et se donnait en outre pour disciple d’un Théodas, familier de saint Paul. Ibid., col. 549.
3. Relativement aux apocryphes. — Ce n’est pas tout ; car à l’usage répréhensible de l’Écriture, les gnostiques joignirent celui, non moins répréhensible, d’apocryphes suspects, dont ils furent, sinon les auteurs, du moins les exploiteurs intéressés. C’est le reproche que l’auteur des Constitutions apostoliques adresse à ces hommes « qui calomnient la création, les noces, la providence, la procréation des enfants, la loi, les prophètes. » Const. apost., VI, 16, P. G., t. i, col. 956. Ces apocryphes, pour mieux surprendre la bonne foi des simples, portaient pour la plupart des titres semblables à ceux des livres de l’Ancien Testament et du Nouveau. Il y eut ainsi des prophéties, telle que la Prophétie de Barcoph ou Barcobas et Parchor, Clément d’Alexandrie, Strom., VI, 6, P. G., t. ix, col. 276 ; Eusèbe, H. E., iv, 7, P. G., t. xx, col. 317 ; des apocalypses, telles que l’Apocalypse d’Adam, d’Abraham, de Moïse, d’Élie ; des assomptions, telles que l’Assomption de Paul, d’Isaïe ; des Évangiles en très grand nombre. Tous ces apocryphes n’existaient pas sans doute dans la première moitié du iie siècle ; mais plusieurs circulaient déjà à cette époque, saint Irénée affirme qu’ils étaient nombreux, bien qu’il ne nomme que l’Évangile de Judas. Cont. hier., i, 20, 1 ; 30, 1, P. G., t. vii, col. 653, 704. D’une manière générale, Tertullien reprochait de même aux valentiniens et aux marcionites, non seulement d’altérer et d’interpréter mensongèrement l’Écriture, mais encore d’ajouter aux textes sacrés areana apocryphorum, blasphemiæ fabulas. De resurrectione carnis, 63, P. L., t. ii, col. 886. L’auteur des Philosophoumena signale parmi les gnostiques les Évangiles καὶ Αἰγυπτίους et κατὰ Θωμᾶν, V, 7, p. 144, 148. D’après Origène, In Luc., homil. i, P. G., t. xiii, col. 1803, il faut ajouter à ces deux évangiles apocryphes déjà cités ceux de Matthias, des Douze apôtres et de Basilide. Et saint Jérôme, après avoir énuméré les Évangiles des Égyptiens, de Thomas, de Matthias, de Barthélemy, des Douze apôtres, de Basilide et d’Apelles, donne à entendre qu’il y en avait encore d’autres. In Matth., prol., P. L., t. xxvi, col. 17. Mais c’est à saint Épiphane qu’on doit une énumération plus complète de toute cette littérature apocryphe utilisée dans les milieux gnostiques : les Prophéties de Barcobas, l’Évangile d’Ève, les Ἐρωτήσεις Μαρίας, l’Apocalypse d’Adam, les Livres de Seth, le Γέννα Μαρίας, Hær., xxvi, 2, 8-3 ; les Livres de Moïse, l’Apocalypse d’Abraham. Hær., xxxix, 5, P. G., t. xli, col. 333, 344, 352, 369.
4. Relativement à l’Église. — Les gnostiques n’ont pas emprunté seulement à l’Église sa méthode d’enseignement oral appuyé sur l’Écriture, ils l’ont encore imitée dans ses cérémonies, ses rites, ses sacrements, ses réunions. Si, dans quelques-unes de leurs sectes, certains termes spécialement consacrés par la langue chrétienne pour désigner d’augustes mystères, furent détournés de leur sens pour signifier des actes de luxure ou de promiscuité, tels que τελεία ἀγάπη, ἅγιον ἁγίων. Philosoph., VI, 19, p. 264 » et κοινωνία, Clément d’Alexandrie, Strom., III, 4, P. G., t. viii, col. 1133, d’autres termes de cette même langue chrétienne devinrent courants dans le style gnostique pour désigner des objets différents ou pour exprimer des concepts complètement étrangers au christianisme : tels, les mots de foi, de salut, de rédemption. Cela prêtait à l’équivoque, permettait de s’adresser à des fidèles et préparait l’insinuation de la gnose. Car les gnostiques faisaient du prosélytisme. Le but de leur prédication n’était nullement de convertir les païens, mais de pervertir les chrétiens : non ethnicos convertendi, sed nostros evertendi, dit Tertullien. Præscript., 42, P. L., t. ii, col. 57. Ils élevaient leur propre édifice aux dépens de la vérité ; opus eorum non de suo proprio ædificio venit, sed de veritatis destructione. Nostra suffodiunt, ut sua ædificent. Ibid., col. 57. Aussi point de schismes parmi eux, ou plutôt c’est le schisme qui fait leur unité. Ils varient pourtant et à qui mieux mieux : dum unusquisque suo arbitrio modulatur quæ accepit, quemad modum de suo arbitrio ea composuit ille qui tradidit. Ibid., col. 58.
Les gnostiques pratiquaient le baptême, avaient leurs catéchumènes, leurs initiés, leurs prêtres. Ils tenaient des assemblées, qui étaient loin de représenter l’ordre et la discipline des réunions chrétiennes. Et voici ce qui s’y passait : Quis catechumenus, quis fidelis incertum : pariter adeunt, pariter audiunt, pariter orant ; etiam ethnicis, si supervenerint, sanctum canibus et porcis margaritas, licet non veras, jactabunt… Pacem quoque cum omnibus miscent : nihil enim interest illis, licet diversa tractantibus, dum ad unius veritatis expugnationem conspirent. Omnes tument, omnes scientiam pollicentur. Ante sunt perfecti catechumeni, quam edocti. Ipsæ mulieres hæreticæ, quam procaces ! quæ audeant docere, contendere, exorcismos agere. curationes repromittere, forsitan et tingere. Ordinationes eorum temerariæ, leves, inconstantes : nunc neophytos conlocant, nunc, sæculo obstrictos, nunc apostatas nostros… Itaque alius hodie episcopus, eras alius ; hodie diaconus, qui eras lector ; hodie presbyter, qui eras laicus ; nam et laicis sacerdotalia munera injungunt. Præscript., 41, P. L., t. ii, col. 56-57. Dans ce tableau, Tertullien ne parle que des réunions publiques ; la peinture des conciliabules secrets et des réunions nocturnes défie toute plume honnête. Il y est fait mention de deux sacrements, le baptême et l’ordre. D’autre part, saint Irénée fait allusion au sacrement de l’eucharistie, quand il raconte les supercheries de Marc dans la contrefaçon du mystère eucharistique. Cont. hær., I, 13, 2, P. G., t. vii, col. 580-581. Rappelons enfin l’organisation de la hiérarchie dans les églises marcionites, dont il a déjà été question. Ces quelques détails, fort intéressants pour la connaissance des origines chrétiennes, suffisent à montrer la nature et la gravité du danger que le gnosticisme créait à l’Église.
2o Théorie générale du gnosticisme. — 1. Problème à résoudre. — À négliger les différences de détail qui distinguent, comme nous l’avons vu, les systèmes gnostiques les uns des autres, et à ne tenir compte que de leur fond commun, une théorie générale se dégage, qui a pour point de départ la conciliation de l’existence de Dieu avec l’existence de la matière. Dieu ne peut être que parfait ; et la matière passait aux yeux des gnostiques comme d’essence mauvaise et comme le siège du mal ; elle ne pouvait donc pas être l’œuvre immédiate de Dieu. Le difficile problème à résoudre était d’expliquer l’existence de ce monde matériel en sauvegardant la perfection divine. Les philosophes s’y étaient essayés et y avaient échoué ; les gnostiques, en dépit de leurs efforts, n’y réussirent pas davantage. Le christianisme donnait une solution nette et parfaitement raisonnable : ce monde a été directement créé par Dieu ex nihilo ; il n’est donc pas, et il ne peut pas être essentiellement mauvais. Quant à l’existence du mal, qui est indéniable, ce n’est point le fait de la puissance créatrice ; le mal est d’origine créée ; il a été introduit dans l’œuvre divine par la créature intelligente et libre ; il est le résultat d’un abus coupable de la liberté, d’une désobéissance ; il est fils du péché. Cette solution, connue des gnostiques, ne fut pas acceptée par eux. De là leur conception erronée de la divinité ; leur distinction arbitraire, dans le monde divin, d’une double sphère, celle du Dieu suprême et celle du démiurge. Cette erreur fondamentale vicie tout leur système.
2. Théogonie. — L’existence de Dieu ne fait pas de doute ; et pour la plupart des gnostiques, Dieu, quel que soit le nom qu’ils lui donnent, est unique en principe. Mais ce Dieu unique n’est qu’une puissance capable de se développer. Il se développe, en effet, par un épanouissement de lui-même, par émanations successives. Le nombre de ces émanations n’est pas le même dans tous les systèmes ; mais dans tous les systèmes il y a deux groupes d’émanations, l’un qui compose le monde supérieur, l’autre qui compose le monde intermédiaire ; l’un, au sommet duquel réside le Premier Principe ; l’autre, où se trouve le créateur, le démiurge. Cette dualité du monde divin, dégagée de la multiplication fantastique des éons qui la plupart procèdent par syzygies, se réduit, dans le système de Marcion, à l’existence et à l’opposition tranchée du Dieu bon et du Dieu juste, le Dieu bon ne pouvant être l’auteur du monde matériel, qui est l’œuvre du Dieu juste. À cette distinction arbitraire, mais commandée par l’erreur fondamentale du gnosticisme sur la nature de la matière, les Pères répondaient par la proclamation de l’unité absolue de Dieu, le même Dieu étant l’auteur immédiat de la création. Ipse a semetipso fecit libere et ex sua potestate, et disposuit, et perfecit omnia… Ipse fabricator, ipse conditor, ipse inventor, ipse factor, ipse Dominus omnium ; et neque præter ipsum, neque super ipsum, neque Mater… nec Deus alter… Hic fecit ea per semetipsum, hoc est per Verbum et per Sapientiam suam, cælum, et terram, et maria, et omnia quæ in eis sunt : hic justus, hic bonus ; hic est qui formavit hominem. S. Irénée, Contr. hær., ii, 30, 9, P. G., t. vii, col. 822. Revenant à la charge et discutant point par point les arguties de Marcion, Tertullien épuise ce sujet. Il n’y a pas, il ne saurait y avoir deux dieux, l’un bon, tel qu’on l’imagine, l’autre juste, dont on fait le démiurge et que l’on confond ou que l’on identifie avec le Jéhovah de la Bible. De la notion même de Dieu, Tertullien conclut à son unité, et il prouve que le seul vrai Dieu est précisément le Dieu créateur, le Jéhovah de la Bible, tant dénigré par les gnostiques. Ce Dieu unique est à la fois bon et juste, bon en lui-même et par lui-même, juste à cause de nous, et juste parce qu’il est bon : c’est l’admirable formule de Clément d’Alexandrie : ἀγαθὸς μὲν ὁ Θεός δι’ ἑαυτόν δίκαιος δὲ ἤδη δι’ ἡμᾶς καὶ τοῦτο ὅτι ἀγαθός. Strom., I, 9, P. G., t. viii, col. 356. L’argumentation des Pères contre le dualisme de Marcion vaut tout autant, mutatis mutandis, contre l’hypothèse gnostique des deux mondes supérieurs. Quant à la multiplication fantaisiste des couples d’éons qui peuplent le monde supérieur du plérome et le monde intermédiaire du démiurge, elle n’a fait l’objet d’aucune réfutation systématique ; les uns en jugeant l’exposé suffisant pour en montrer l’absurdité, les autres, comme Tertullien dans son Adversus valentinianos, se contentant de la railler.
3. Cosmologie et anthropologie. — Le Dieu suprême imaginé par les gnostiques n’a pu créer la matière, à cause de l’incompatibilité absolue qui existe entre lui, qui est bon, et elle, qui est mauvaise. Il y a donc, entre ce Dieu et la matière, place pour un créateur : ce créateur, c’est le démiurge. Et voici comment les gnostiques en ont expliqué l’existence, la nature et la fonction. En Dieu et par Dieu s’est opérée une première manifestation divine : c’est un couple d’éons, mâle et femelle, une syzygie ; de ce couple est sorti un second couple, et de celui-ci un troisième ; et la série s’est continuée au gré de chaque constructeur de système, formant le plérome divin. Or, au fur et à mesure que les éons s’éloignent du Premier Principe, source de l’émanation, se produit une diminution ou une dégradation proportionnelle de l’être divin, si bien qu’à l’extrême limite, le dernier éon ne possède que le minimum de divinité. Il en possède pourtant assez pour rendre encore la création impossible. Ici survient une hypothèse nouvelle, celle d’une déviation dans l’intérieur du plérome. Un éon, méconnaissant les devoirs de sa nature, commet, par ignorance ou par orgueil, l’impertinence de vouloir connaître ce qui est au-dessus de lui ou de se croire le premier et le plus puissant de tous les êtres : il dévie. En punition, il est aussitôt exclu du plérome divin, et va dans le monde intermédiaire, qui se peuple, à l’exemple du monde supérieur et d’une manière semblable, d’une foule d’éons, dont le nombre varie au gré des constructeurs de systèmes. Cet éon prévaricateur chassé du plérome est maintenant capable de faire œuvre de démiurge, c’est-à-dire de créer le monde matériel et l’homme. Sa nature ayant été viciée par sa faute, son œuvre naturellement ne peut être que viciée. Et voilà comment s’explique l’imperfection de ce monde et la présence du mal ici-bas. L’idée chrétienne, comme on le voit, n’est pas tout à fait étrangère à cette étrange conception, mais comme elle est défigurée ! Car ce n’est là que substituer à la chute des anges et de l’homme, telle que l’enseigne la Bible, la chute d’un Dieu ; remplacer un mystère, profond sans doute mais raisonnable, par une énormité blasphématoire ; c’est introduire au sein même de la divinité la réalité d’une déchéance beaucoup plus choquante que celle d’une créature, et finalement faire quand même de Dieu l’auteur du mal.
4. Sotériologie. — Un autre dogme chrétien, celui de la rédemption, a été aussi défiguré que celui de la création. La rédemption s’explique raisonnablement dans la doctrine chrétienne : c’est Dieu prenant en pitié la misère de l’homme et venant à son secours par l’incarnation et la mort du Sauveur. Mais dans le gnosticisme ? Il y a là, il est vrai, l’éon coupable, le démiurge, qui a jeté le trouble dans le plérome. Quel que soit le mobile qui l’a poussé, il n’en a pas moins commis une faute ; il a donc besoin d’être guéri, relevé, sauvé, en reprenant conscience de sa vraie nature, en se contentant de sa position dans l’échelle des éons ; et c’est en cela que consistera son rachat.
Mais dans l’œuvre du démiurge, qui est une œuvre mauvaise et destinée, assure-t-on, à périr, à quoi bon la rédemption ? Il en est pourtant question, mais avec cette nuance significative qu’il s’agit, non de la rédemption de ce monde, mais de la rédemption dans ce monde. Car ce n’est pas ce monde, en tant que monde, qui est racheté, c’est quelque chose d’étranger à ce monde et qui se trouve dans ce monde. Ce monde, en effet, d’après les gnostiques, est le séjour ou la prison d’un élément, qui, abîmé dans la matière, y gémit et y souffre, comme un pauvre être désorbité, que tourmentent le regret du séjour céleste et le désir de retourner à son lieu d’origine, mais qui est réduit à l’impuissance tant qu’un secours ne lui vient pas d’en haut. Qu’on appelle cet élément divin, Pensée, Étincelle, Filiation, Pneuma, peu importe ; c’est uniquement cet élément divin engagé dans la matière ou retenu prisonnier par les anges qu’il s’agit de délivrer et qui est délivré ; le monde matériel n’est que le théâtre passager de cette délivrance et doit être anéanti.
Il en est pareillement pour l’homme ; car, en dépit de son origine et de sa dépendance du démiurge, l’homme se trouve aussi en possession d’un élément supérieur, Image, Ressemblance, Étincelle divine ou Élément pneumatique. Et dans l’homme c’est exclusivement cet élément divin qui est racheté ; car son corps, formé de matière, est destiné à périr pour toujours. La distinction gnostique de l’humanité en trois catégories d’hommes, les hyliques, les psychiques et les pneumatiques, ne doit pas donner le change. Les pneumatiques sont des élus ; ils possèdent déjà l’élément divin et, quoi qu’ils fassent, ils sont assurés de leur salut. Les psychiques ne le possèdent pas, mais ils peuvent l’acquérir s’ils embrassent la gnose, et dès lors ils bénéficient du salut comme les pneumatiques ; sinon ils partagent le sort des hyliques qui, eux, à raison même de leur nature matérielle, sont irrémédiablement exclus du salut. De la sorte la rédemption gnostique n’embrasse pas toute l’humanité ; elle est une certitude absolue pour les pneumatiques, un espoir problématique pour les psychiques, une impossibilité radicale pour les hyliques. En outre, elle laisse de côté, dans ceux qu’elle atteint, la partie matérielle de la personne humaine, le corps.
Dans ces conditions, le rôle du Sauveur est loin de ressembler à celui du Jésus de l’Évangile ; et la gnose, ici, aboutit au docétisme, c’est-à-dire à la contrefaçon, ou plutôt à la suppression des mystères de l’incarnation et de la rédemption. Voir Docétisme, t. iv, col. 1480-1501. L’éon sauveur appartient à l’un des premiers rangs du monde supérieur. Pour accomplir sa mission, il descend à travers les habitants du plérome et du monde intermédiaire, sans se faire connaître d’eux, mais en leur communiquant dans la mesure de leurs besoins ce qui doit constituer leur bonheur définitif. Arrivé à l’homme, comme il ne peut pas contracter d’union avec la matière, il se contente d’habiter quelque temps en Jésus, du baptême jusqu’à la passion exclusivement. Ce n’est point lui qui souffre et meurt, c’est Jésus seul. Il n’a donc eu de l’humanité que les apparences. Le Jésus terrestre, le Jésus de l’Évangile, n’a été que son réceptacle passager, son masque ; autrement dit, ce Jésus n’est pas Dieu. Et c’était là ruiner le christianisme par sa base.
5. Eschatologie. — La rédemption, selon les gnostiques, étant accomplie dans ce sens et de cette manière, sans qu’il soit question de la résurrection de la chair, cet autre dogme chrétien inscrit au symbole, chacun des éléments divins reprendra sa place ; l’ordre, la paix, l’harmonie régneront dans les mondes supérieurs. Ce sera la reconstitution de l’état primitif, une ἀποκατάστασις. Ainsi sera réparée la déviation de l’éon prévaricateur, l’œuvre du démiurge. Nous sommes loin des fins dernières, telles que les enseigne le christianisme. L’enfer est remplacé par l’anéantissement ; le ciel n’est plus une récompense. La terre n’est que le théâtre où l’envoyé du plérome sauve uniquement ce qui appartient au monde supérieur.
3o La morale du gnosticisme. — Il est facile d’entrevoir la morale qui peut sortir d’une pareille métaphysique. La plupart des chefs gnostiques ont négligé l’éthique dans leurs systèmes ; mais ils ont posé des principes, gros de conséquences fâcheuses. Et il s’est trouvé parmi eux des logiciens déterminés qui ont tiré de ces principes ces conséquences abominables et ont réduit leur doctrine à n’être qu’une justification de l’immoralité. Du reste, à défaut de théorie spéciale, chaque gnostique, pour son compte, devait fatalement aboutir au même résultat. Et cela se comprend ; car du moment que la possession de la gnose assure absolument le salut, il était bien superflu de s’inquiéter de la qualité morale des actes. Pour les uns, le monde et la chair passant pour essentiellement mauvais, le mariage, la procréation des enfants, la famille, la propriété devaient être condamnés comme autant d’œuvres mauvaises. Pour les autres, le gouvernement de ce monde, appartenant à celui qui l’a créé, au démiurge, n’était plus qu’une tyrannie intolérable contre laquelle la révolte était un devoir ; de ce côté on tomba en plein antinomisme. Voir Antinomisme, t. i, col. 1391-1399.
Pratiquement, à quoi bon parler de vertus ou de vices là où les actes sont indifférents ? Les vrais gnostiques ne sauraient rien commettre de mauvais ; les hyliques sont incapables de faire des actes bons. Survienne une épreuve, une mise en demeure sous peine de mort de proclamer sa foi, le parjure est permis pour éviter le martyre. Quant à ce qui regarde la chair, il n’y a que deux partis à prendre, celui de la sévérité, d’un ascétisme rigoureux, dont l’excès pratiquement ne met guère à l’abri de l’excès contraire, ou celui du relâchement qui facilite, autorise ou ordonne toutes les dépravations. Le premier de ces partis n’a guère été qu’une exception parmi les gnostiques qui ne reculèrent point devant le martyre ; mais c’est le second qui a compté un beaucoup plus grand nombre de partisans. Quelques chefs, Marcion entre autres, ont pu pratiquer personnellement une certaine austérité et recommander à leurs disciples la gravité des mœurs ; ils ont pu même protester contre l’accusation d’immoralité. Mais les principes posés par eux justifiaient d’avance tous les excès. Et, en fait, le gnosticisme est devenu finalement une école de débauches et d’infamies. Cela suffit pour le condamner.
4o Résultats du mouvement gnostique. — 1. Danger pour l’Église. — Dès son apparition aux temps apostoliques, à Samarie et en Asie Mineure, la gnose avait éveillé des craintes pour l’orthodoxie de la foi, la pureté de la morale et l’unité de l’Église. Elle n’était pourtant pas encore systématisée en un corps de doctrine, ni organisée en écoles et en sectes. Mais elle menaçait déjà le christianisme d’un triple danger : d’un danger doctrinal, qui n’était autre que l’exaltation de la science au détriment de la foi et la contrefaçon des principaux dogmes chrétiens ; d’un danger moral, qui n’allait à rien moins qu’à supprimer la responsabilité et à débrider les passions ; et d’un danger social, qui jetait le trouble dans les communautés chrétiennes et tendait à ruiner l’unité de l’Église. Ce triple danger alla s’accentuant au fur et à mesure que, favorisée par le succès, la gnose, passant de l’état amorphe à l’état organisé, s’exprima dans un corps de doctrines et se manifesta en écoles et en sectes. Dans la première moitié du iie siècle, le danger fut des plus graves. Sans la vigilance et l’activité des écrivains ecclésiastiques, tels que Hermas, l’auteur de la IIa Clementis et saint Justin dès la première heure ; sans l’attitude énergique des chefs de l’Église qui n’hésitèrent pas à condamner et à excommunier les principaux représentants de la gnose, quels maux n’aurait pas suscités le gnosticisme ? Vinrent alors les grands docteurs, saint Irénée, Tertullien, saint Hippolyte, Clément d’Alexandrie, Origène, qui firent la critique des divers systèmes, en révélèrent les inconséquences et les absurdités et, montrant ce qu’ils avaient d’opposé à l’enseignement catholique, achevèrent de les vaincre. Si bien qu’à partir du iiie siècle le danger de la gnose était conjuré. Renan, qui n’a pas été sans montrer quelque sympathie pour les gnostiques et leur œuvre, n’a pu s’empêcher de faire cet aveu : « Tout cela, dit-il en parlant du gnosticisme, L’Église chrétienne, Paris, 1879, p. 176-177, était inconciliable avec le christianisme. Cette métaphysique de rêveurs, cette morale de solitaires, cet orgueil brahmanique qui aurait ramené, si on l’avait laissé faire, le régime des castes, eussent tué l’Église, si l’Église n’eût pris les devants. » « Ce qu’il y avait de réellement grave, ajoute-t-il plus bas, p. 183-184, c’était la destruction du christianisme qui était au fond de toutes ces spéculations. On supprimait en réalité le Jésus vivant : on ne laissait qu’un Jésus fantôme sans efficacité pour la conversion du cœur : on remplaçait l’effort moral par une prétendue science ; on mettait le rêve à la place des réalités chrétiennes, chacun se donnant le droit de tailler à sa guise un christianisme de fantaisie dans les dogmes et les livres antérieurs. Ce n’était plus le christianisme, c’était un parasite étranger qui cherchait à se faire passer pour une branche de l’arbre de vie. » Par sa contrefaçon de l’Église, dont il s’était posé en concurrent et en adversaire, le gnosticisme « eût tué l’Église, si l’Église n’avait pas pris les devants. »
2. Témoignages du gnosticisme favorables à l’Église. — D’une manière générale le mouvement gnostique, par l’ampleur de son développement, par son extension rapide et finalement par son insuccès, atteste l’importance du christianisme, la force, l’autorité doctrinale et sociale de l’Église. S’il n’a pas suscité une œuvre de synthèse théologique, encore prématurée à cette époque, que de travaux n’a-t-il point provoqués, qui restent, sur tant de points particuliers relatifs au dogme, à la morale, aux croyances et aux usages chrétiens, une source précieuse de renseignements ! Ces réfutations de la gnose, nous les avons signalées ; nous avons noté aussi, en passant, quelques-uns des services Involontaires rendus par le gnosticisme au christianisme.
Les dogmes chrétiens niés par les gnostiques, comme, par exemple, celui de la résurrection de la chair, ont été catégoriquement affirmés, conformément aux données du symbole apostolique, et appuyés sur le témoignage de l’Écriture. Les dogmes chrétiens étrangement défigurés par eux, comme ceux de la création, de l’incarnation et de la rédemption, ont été vengés de leurs attaques et maintenus dans leur réalité. À noter que « tous les systèmes gnostiques font à Jésus-Christ une place de premier ordre. Sans doute ils méconnaissent la rédemption en réduisant le Sauveur à n’être qu’un modèle au lieu d’une victime, mais sa préexistence céleste et sa filiation divine ne font point doute pour eux. Cette croyance, lorsqu’ils l’on empruntée à l’Église, était puissante, arrêtée, parfaitement en vue. On peut en dire autant de la doctrine relative à la divinité du Saint-Esprit. » Duchesne, Les origines chrétiennes, p. 170.
De même la morale, particulièrement maltraitée par les gnostiques, a été maintenue dans l’intégrité de ses principes et la pureté de ses pratiques. Par l’affirmation de l’unité de la Loi et de l’Évangile, par l’identification du Dieu bon et du Dieu juste, par la proclamation que le Dieu de la Bible est le seul vrai Dieu, on a prouvé que le décalogue est l’expression de la volonté divine, à laquelle l’homme n’a pas le droit de se soustraire. Assurément les gnostiques cherchaient à se justifier à l’aide des textes sacrés, qu’ils interprétaient souvent d’une façon abominable, mais ils ont dû être ramenés à une interprétation orthodoxe, telle que l’entendait l’Église, et qui était la condamnation de leur exégèse. Ils s’autorisaient aussi d’autres textes, empruntés aux apocryphes, dans un même but de dépravation ; ces textes furent rejetés comme inacceptables, et parfois expliqués dans un sens tout différent de celui qu’ils lui donnaient.
Sans aller jusqu’à prétendre, comme l’a fait Renan, L’Église chrétienne, p. 155-156, que, « tout en repoussant les chimères des gnostiques et en les anathématisant, l’orthodoxie reçut d’eux une foule d’heureuses idées de dévotion populaire ; » que « du théurgique l’Église fit le sacramentel ; » et que « ses fêtes, ses sacrements, son art vinrent, pour une grande partie, des sectes qu’elle condamnait, » il importe de constater qu’en matière de sacrements tout particulièrement, ce sont les gnostiques qui ont emprunté à l’Église. Ils conféraient le baptême, et voici la formule employée par certains d’entre eux : Εἰς ὄνομα ἀγνώστου Πατρὸς τῶν ὅλων, εἰς ἀλήθειαν μητέρα πάντων, καὶ εἰς κατελθόντα εἰς Ἰησοῦν, εἰς ἕνωσιν καὶ ἀπολύτρωσιν καὶ κοινωνίαν τῶν δυνάμεων. S. Irénée, Cont. hær., i, 28, 3, P. G., t. vii, col. 661. Mais à quoi bon un baptême, faisait observer Tertullien, Adv. Marcion., i, 28, P. L., t. ii, col. 280, quand on exclut le corps du salut ? Cui enim rei baptisma quoque apud eum (Marcionem) exigitur ? Et in hoc totum salutis sacramentum carnem mergit exsortem salutis. Ils avaient leur clergé : des lecteurs, des diacres, des prêtres, des évêques, comme le rappelle Tertullien, Præscript., 41, P. L., t. ii, col. 57 ; c’était du moins le cas des marcionites. Ils célébraient l’eucharistie : tel le gnostique Marc, qui, pour imiter ce que faisait l’Église, prenait des calices pleins d’eau et de vin, et, après de longues prières qu’il prononçait en forme de consécration pour faire croire qu’il consacrait réellement et changeait ce mélange en sang de Jésus-Christ, faisait paraître ces mêmes calices pleins d’une liqueur rouge. S. Irénée, Cont. hær., i, 13, 2, P. G., t. vii, col. 580. Ces imitations ou ces contrefaçons sacrilèges, dûment stigmatisées par les Pères, montrent où étaient les vrais sacrements.
3. Service occasionnel rendu à l’Église par le gnosticisme. — C’est le propre de l’hérésie en général de provoquer, sur les points dogmatiques qu’elle attaque, une défense appropriée et un progrès dans la connaissance. La gnose n’a pas échappé à ce genre de service rendu à l’Église.
D’une part, en effet, sa méthode empruntée à la philosophie et à l’enseignement chrétien a mis en avant la raison, l’Écriture et la tradition. Et c’est justement par ce procédé que les Pères ont réfuté la gnose. Saint Irénée a ainsi inauguré, dans son traité contre les hérésies, la méthode théologique, qui donne, comme il convient, la première place aux données scripturaires et traditionnelles, mais qui emprunte aussi à la raison ses lumières pour la défense de la foi. Dès le IIe livre de son traité, il se place sur le terrain philosophique, et c’est au nom de la raison qu’il réfute les gnostiques ; au troisième et au quatrième, c’est sur le terrain ecclésiastique, au nom de l’Écriture et de la tradition. Et ici, comme il constatait ce procédé arbitraire de la part de Marcion et des autres de faire un choix parmi les Livres sacrés ou, comme il dit, de circumcidere Scripturas, de decurtare Evangelium secundum Lucam et Epistolas Pauli, Cont. hær., i, 27, 4 ; iii, 12, 12, P. G., t. vii, col. 689, 906, comme aussi celui d’interpréter à leur façon les textes qu’il leur plaisait de retenir, il eut soin de faire remarquer que l’Écriture ne se lit, ne s’expose et ne s’interprète sans mélange d’erreur et sans danger que dans l’Église, où elle s’est conservée fidèlement, sans additions ni soustractions, depuis les apôtres. Cont. hær., iv, 33, 8, col. 1077. La vraie gnose, dit-il, car il ne recule pas devant ce terme tant vanté par les gnostiques, la véritable règle de foi, la formule de l’orthodoxie, la note caractéristique de la vérité, c’est la tradition orale et vivante de l’Église ; et cette tradition se trouve dans la succession ininterrompue des évêques dans les Églises fondées par les apôtres, et, pour ne parler que d’une seule, « la plus grande et la plus ancienne, connue de tous, dans l’Église fondée et établie à Rome par les très glorieux apôtres Pierre et Paul. » C’est là qu’est la tradition qui confond tous les novateurs ; et il conclut : Ad hanc igitur Ecclesiam, propter potiorem principalilatem, necesse est omnem convenire ecclesiam, hoc est eos qui sunt undique fideles, in qua semper ab his, qui sunt undique, conservata est quæ est ab apostolis traditio. Cont. hær., iii, 3, 2, col. 848-849.
La force d’un tel argument n’échappa point à Tertullien. Tertullien sut la faire valoir d’une manière originale dans son fameux argument de la prescription. Les gnostiques, pour justifier leur manie de construire des systèmes à grand renfort de spéculations et de recherches, invoquaient ce texte : Quærite et invenietis, Matth., viii, 7. Præscript., 8, P. L., t. ii, col. 21. Sans nul doute, réplique Tertullien, il faut chercher pour trouver, et pour croire dès qu’on a trouvé, et pour s’en tenir à la foi. Ibid., 9, col. 23. Car à chercher toujours, on ne trouve jamais, et on ne croit jamais. Ibid., 10, col. 24. Ne cherche que celui qui n’a pas encore trouvé ou qui a perdu. Ibid., 11. col. 25. Mais s’il faut chercher, c’est chez nous, auprès des nôtres, et non chez les hérétiques : Quæramus ergo in nostro, et a nostris, et de nostro ; idque dumtaxat quod, salva regula fidei, potest in quæstionem devenire. Ibid., 12, col. 26.
Dans leurs recherches, les gnostiques s’appuient sans doute sur la Bible et allèguent l’Écriture ; mais ils ne sont pas recevables. Ibid., 15, col. 28. Leurs recherches sont sans profit, parce qu’ils n’admettent pas tous les Livres sacrés, parce qu’ils font subir des retranchements ou des additions à ceux qu’ils reçoivent, et parce qu’ils interprètent à leur gré ceux dont ils citent les textes, 17, col. 30. Dès lors, l’unique question à trancher préalablement est celle-ci : Quibus competat fides ipsa ? Cujus sint Scripturæ ? A quo, et per quos, et quando, et quibus sit tradita disciplina qua fiunt christiani ? Ibid., 19, col. 31. Or, dit-il, le Christ a confié la doctrine de la foi aux apôtres, et les apôtres l’ont donnée aux Églises qu’ils ont fondées. Dès lors, toute doctrine qui s’accorde avec les Églises apostoliques, matrices et sources de la foi, est la véritable, puisque c’est celle que ces Églises tiennent des apôtres, que les apôtres ont reçue du Christ et le Christ de Dieu. Par contre, toute doctrine en opposition avec l’enseignement de ces Églises est également en opposition avec celui des apôtres, du Christ et de Dieu ; et par là même, elle doit être répudiée.
Les apôtres, prétendaient les gnostiques, n’ont pas tout connu ; et s’ils ont tout connu, ils n’ont pas tout enseigné ; et s’ils ont tout enseigné, leur enseignement a été altéré par les Églises. C’est à réfuter cette triple hypothèse que s’applique Tertullien. 1. Ceux que Jésus-Christ a établis maîtres, qu’il a instruits lui-même, et auxquels il a envoyé le Saint-Esprit pour parfaire leur instruction, ne peuvent pas ne pas avoir reçu la révélation complète. Præscript., 23, P. L., t. il, col. 3435. Alléguer l’exemple de Pierre repris par Paul, c’est confondre une faute de conduite avec une erreur de doctrine : Utique conversationis juit vilium non prædicationis. Ibid., col. 36. 2. Les apôtres auraient eu un enseignement public et un enseignement secret ; c’est une erreur : point d’Évangile occulte chez eux. Ibid., 25, col. 37. Ils ont prêché publiquement, mais avec la prudence requise et selon leurs auditoires. Ibid., 26, col. 38. Ils ont toujours été conformes à eux-mêmes, dans leurs écrits particuliers comme dans leur parole publique. 3. Les Églises auraient-elles, par leur faute, altéré ou diminué l’enseignement apostolique ? Saint Paul a bien repris les Galates et les Corinthiens. Reprises ou non, les Églises apostoliques n’ont reçu qu’une seule et même règle de foi. Ibid., 27, col. 40.
Cet accord des Églises apostoliques est un fait indéniable et caractéristique de la vérité : Quod apud multos unum invenitur, non est erratum, sed traditum. Ibid., 28, col. 40. Et revenant ad principalitatem veritatis et posteritatem mendacitatis, c’est-à-dire à ce caractère de la vérité d’être antérieure au mensonge, il conclut : Id esse dominicum et verum, quod sit prius traditum : id autem extraneum et falsum, quod sit posterius immissum. Ibid., 31, col. 44. Or les gnostiques sont de nouveaux venus ; ils ont été chassés de l’Église, tels Valentin et Marcion. Ils cherchent bien à se rattacher aux apôtres, mais ils ne remontent jusqu’à eux que par des sectes que les apôtres ont condamnées, ibid., 33, col. 45 ; et par là même ils sont condamnés, eux aussi. ibid., col. 47. Voyez, dit-il, les Églises apostoliques de Corinthe, de Philippes, de Thessalonique, d’Éphèse. Voyez Rome, cui totam doctrinam apostoli cum sanguine suo profuderunt. Ibid., 36, col. 49. Et ici il rejoint saint Irénée, après avoir opposé aux gnostiques une fin de non-recevoir, et forgé ce qu’il appelle si bien ce cuneus veritalis. Admirable argument qui montre que l’Écriture elle-même, l’une des sources de la révélation, dépend, pour son interprétation légitime et authentique, de la tradition. Il sera repris, complété, mais il a été formulé par saint Irénée et par Tertullien pour combattre le gnosticisme ; et il vaut contre toute hérésie.
Pour les points de détail, spécialement traités par Clément d’Alexandrie contre les gnostiques relativement à la foi et à la gnose, à la recherche philosophique, ζήτησις, au vrai gnostique, à l’Écriture, à la tradition, à la règle de foi, à l’Église, à la morale, à l’ascétisme, au martyre et à l’eschatologie, voir Clément d’Alexandrie, t. iii, col. 137-200.
Massuet, Dissertationes in quinque Irenæi libros, P. G., t. vii, col. 23-382 ; Le Nourry, Dissertationes de omnibus Clementis Alexandrini operibus, P. G., t. ix, col. 797-1481 ; Tillemont, Mémoires pour servir à l’histoire ecclésiastique des six premiers siècles, Paris, 1693-1712 ; Ceillier, Histoire générale des auteurs sacrés et ecclésiastiques, Paris, 1729-1763, 1858-1863 ; Matter, Histoire critique du gnosticisme, Paris, 1828 ; Strasbourg, 1843 ; Baur, Die christliche Gnosis, Tubingue, 1835 ; Neander, Gnostiche Entwickelung der vornehensten gnostischische System, Berlin, 1815 ; Lèques, Les caractères du gnosticisme (thèse), Toulouse, 1850 ; Lipsius, Der Gnosticismus, Leipzig, 1860 ; Laurin, Du gnosticisme (thèse), Aix, 1878 ; Harnack, Zur Quellenkritik der Geschichte des Gnosticismus, Leipzig, 1873, dans Zeitschrift für die historische Theologie, 1874, t. xliv, p. 143-226 ; Geschichte der altchristlichen litteratur bis Eusebius, Leipzig, 1893-1897 ; Die Ueberlieferung, Leipzig, 1882, t. i, p. 144-231 ; Th. Mansel, The gnostic hæresies, édit. J. Lightfoot, Londres, 1875 ; Mœhler, Gesammelte Schriften, Ratisbonne, 1839, t. i, p. 403 sq. ; Hilgenfeld, Die Ketzergeschichte des Urchristenthums, Leipzig, 1884 ; E. Amélineau, Essai sur le gnosticisme égyptien, Paris, 1887 ; Kunze, De historiæ gnosticismi fontibus novæ quæstiones criticæ, Leipzig, 1894 ; L. Duchesne, Les origines chrétiennes (édit. lith.), Paris, 1886, p. 130-170, 248-251 ; Histoire ancienne de l’Église, Paris, 1906, t. i, p. 153-194 ; Döllinger, Beiträge zur Sektengeschichte des Mittelalters, Munich, 1890 ; E. de Faye, Gnostiques et gnosticisme. Étude critique des documents du gnosticisme chrétien aux IIe et IIIe siècles, Paris, 1913 ; Kirchenlexikon, t. v, p. 765-775 ; Realencyklopädie für protestantische Theologie und Kirche, t. vi, p. 728-738 ; Dictionary of Christian biography, Londres, 1877-1887 ; U. Chevalier, Répertoire. Topo-bibliographie, col. 1312-1313.