Dictionnaire de théologie catholique/III. ABÉLARD (École théologique d')

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E. Portalié
Texte établi par Alfred Vacant et Eugène MangenotLetouzey et Ané (Tome 1.1 : AARON — APOLLINAIREp. 31-34).

III. ABÉLARD (École théologique d’). — I. Histoire. II. Relations de l’école d’Abélard avec l’école de Saint-Victor.

I. Histoire. — 1o  Existence d’une école, qui relève d’Abélard. — Avant les récentes recherches du P. Denifle et de son collègue, le P. Gietl, un fait très intéressant pour l’histoire des origines de la scolastique, l’existence d’une école théologique relevant d’Abélard et de ses écrits, était absolument ignorée. Voir Denifle, Abælards Sentenzen und die Bearbeitungen seiner Theologia, dans Archiv für Literatur und Kirchengeschichte des Mittelalters, Fribourg-en-Brisgau, 1885, t. i, p. 402 sq., 584 sq. ; Gietl, Die Sentenzen Rolands nachmals Papstes Alexander III., in-8o, Fribourg-en-Brisgau, 1891. Sans doute nul n’ignorait l’immense retentissement de ses leçons qui faisait trembler saint Bernard : « Il se vante, écrivait-il au chancelier pontifical, d’avoir ouvert les canaux de la science aux cardinaux et aux prélats de la cour de Rome, de leur avoir fait recevoir et goûter ses livres et ses maximes, et de compter des partisans dévoués de ses erreurs parmi ceux mêmes en qui il ne devait trouver que des juges pour le condamner. » S. Bernard, Epist., cccviii, P. L., t. clxxxii, col. 543 ; cf. Epist., cxciii, ibid., col. 359. Ailleurs, le saint Docteur atteste également la diffusion extrême de ses livres : « On lit les feuilles empoisonnées d’Abélard dans les places publiques ; elles volent de mains en mains, la ville et la campagne avalent le poison comme du miel… ces écrits se répandent chez tous les peuples et passent d’un pays à l’autre, etc. » Id., Epist., clxxxix, col. 355. Cf. Guillaume de Saint-Thierry, Epist. ad Bern., ibid., col. 531. Enfin en philosophie on ne contestait pas à Abélard le titre de chef d’école. Jean de Salisbury avait dit trop clairement : Peripateticus Palatinus… multos reliquit et adhuc quidem aliquos habet professionis hujus sectatores et testes. Metalogicus (écrit en 1159), l. II, c. xvii, P. L., t. cci, col. 874. De Rémusat, Abélard, Paris, 1855, t. i, p. 272, cilait parmi « les disciples les plus avérés » d’Abélard : Bérenger et Pierre de Poitiers (plutôt disciple de Pierre Lombard), Adam du Petit-Pont, Pierre Hélie, Bernard de Chartres (il s’agit de Bernard Silvestris, souvent confondu avec son homonyme, cf. Clerval, Les écoles de Chartres, 1895, p. 248), Robert Folioth, Menervius, Raoul de Châlons, Geoffroi d’Auxerre, Jean le Petit, Arnaud de Brescia, Gilbert de la Porrée ; ce dernier, réaliste exagéré et né avant Abélard, n’a pu être son disciple que dans un sens fort large. Mais en théologie on ne soupçonnait pas que les écrits d’Abélard fussent devenus la base d’un enseignement fort répandu. Deutsch lui-même, Petrus Abælard, Leipzig, 1883, p. 427, disait : « En philosophie il peut être question d’une école d’Abélard, mais nullement en théologie. Aucun écrit du xiie siècle ne révèle sa dépendance de la pensée d’Abélard. Une école d’ailleurs se fût-elle formée, la condamnation de Soissons (1121) l’eût étouffée. » Cf. Denifle, op. cit., p. 404, 614. Aujourd’hui, on va le voir, le doute n’est plus permis.

2o  Ouvrages de l’école d’Abélard. — Le P. Denifle nous présente non pas un ou deux cours de théologie, comme pour l’école de Saint-Victor, mais quatre Sommes de sentences qui toutes dépendent très étroitement de la doctrine et du texte de l’Introductio ad theologiam. La première et aussi la plus précieuse a pour titre (ms. iii, 77 de Nuremberg) : Sententiæ Rodlandi Bononiensis magistri auctoritatibus rationibus fortes. Le nom seul de son auteur lui donnerait un prix singulier. En effet, d’après la conjecture du P. Denifle, Archiv…, p. 438-452, appuyée sur de nouvelles preuves par le P. Gietl, op. cit., p. 4-20, cette Somme est l’œuvre du grand pape Alexandre III (Roland Bandinelli), dont l’enseignement de la théologie et du droit canon jeta tant d’éclat à Bologne. Par son étendue, sa clarté, sa méthode rigoureuse et le soin de résumer les controverses du temps, elle constitue un document de premier ordre pour l’histoire de la scolastique. Mais il est surtout intéressant de voir un grand docteur résumer la théologie abélardienne, la combattre souvent, et l’adopter parfois même en des points qu’il devait plus tard condamner comme pape (voir plus loin). — La seconde Somme est encore d’un écolâtre de Bologne, Ognibene, contemporain de Roland dont il s’inspire plus d’une fois, et probablement le canoniste bien connu à qui on attribue une Abbreviatio Decreti. Denifle, op. cit., p. 469. Son ouvrage a pour titre (ms. 19134 de Munich) : Incipit tractatus et quorumdam sententiæ collectæ ex diversis auctoritatibus mag. Omnebene. — Les deux autres Sommes sont anonymes et se distinguent par une aveugle fidélité à suivre Abélard dans presque toutes ses erreurs. L’une, découverte à Saint-Florian (Haute-Autriche), est encore inédite, comme celle d’Ognibene, mais Denifle et Gietl en ont donné de nombreux extraits. La dernière n’est autre que l’Epitome theologiæ déjà connu (voir I Abélard, Vie et œuvres) et rangé avec raison par Denifle parmi les cours de théologie inspirés par Abélard. — Tous ces ouvrages en effet ont pour caractère commun une dépendance évidente de l’Introductio ad theologiam d’Abélard. Tous lui empruntent le même Incipit, qu’on ne retrouve dans les manuscrits d’aucune autre école : Tria sunt in quibus humanæ salutis summa consistit, fides scilicet, caritas et sacramentum. Suivant cette division tout abélardienne, ils ramènent la théologie à ces trois parties (les sacrements chez tous précédant la charité). Enfin Abélard est pour eux le Magister Petrus (preuve que Pierre Lombard n’était point encore illustre) ou même pour Ognibene le Magister tout court, dont on adopte les vues et les formules.

Ainsi l’action d’Abélard s’exerça par une foule de maîtres qui, même sans l’avoir entendu (c’est le cas de Roland), transplantaient sa doctrine dans les écoles de tous les pays. Ognibene enseigne à Bologne comme Roland, Denifle, loc. cit., p. 615, mais Roland écrit ses sentences à Rome, Gietl, loc. cit., p. 16, et l’auteur du manuscrit de Saint-Florian professe à Milan. C’est d’ailleurs à Rome, qu’avant 1135, un chanoine de Latran, Adam, De scholis mag. Abaiolardi egressus, enseignait les erreurs de son maître sur l’incarnation, et, combattu par Gerhoch de Reichersberg, préféra l’apostasie à une rétractation. Cf. Gerochi, Epist. ad collegium Cardinalium, dans Pez, Thesaurus anecd. nov., t. vi, p. 522 ; cf. P. L., t. ccxiii, col. 376. On comprend mieux après cela les alarmes de saint Bernard et aussi les expressions du satirique Gautier Map affirmant que dans les écoles « Abélard était enseigné »,

Et professi plurimi sunt Abaielardum,

et ajoutant que la sentence obtenue des évêques par le grand abbé, n’était point admise sans réclamations :

Clamant a philosopho proles educati.
Cucullatus populi primas cucullati.
Ut sæpe tunicis tribus tunicati
Imponi silentium fecit tanto vati (Abélard).

Walter Mapes, dans The latin poems by Wright, Londres, 1841, p. 28 ; cf. Denifle, op. cit., p. 605 sq.

3o  Survivance de l’école d’Abélard à sa condamnation. — L’école d’Abélard fut encore florissante après la condamnation de 1141, seulement elle devint plus prudente et plus modérée. Le P. Denifle, Archiv…, p. 604, 615, avait pensé que les quatre Sommes étaient antérieures au concile de Sens. Mais le P. Gietl, Die Sentenzen, etc., p. 17, a prouvé qu’au moins les Sentences de Roland sont postérieures et ont été écrites vers 1149. On y lit la formule Dicebat magister Petrus, qui suppose Abélard disparu ; on n’y voit pourtant pas mentionnée la condamnation, si ce n’est peut-être dans cette expression, à propos de l’optimisme, quidam a ratione Ecelesiæ dissentientes. Ibid., p. 54. Du reste il est certain que l’admiration pour Abélard survécut au concile de Sens. C’est en 1159 que Jean de Salisbury comblait d'éloges son ancien maître. Même après 1141, Pierre Lombard, quoique formé à l’école si orthodoxe de Saint-Victor, loin d’oublier les leçons reçues d’Abélard, feuilletait sans cesse l’Introductio ad theologiam ; c’est Jean de Cornouailles, son disciple, qui nous l’assure. Eulogium ad Alexandrum III, P. L., t. cci, col. 1052. Bien après la mort d’Abélard, Gerhoch de Reichersberg, dans sa lettre au pape Adrien IV contre les adoptianistes, ne voyait en eux que des disciples d’Abélard, et montre avec effroi les écoles de France et de tous pays obscurcies par l’épaisse fumée qu’il avait laissée derrière lui : Fumant scholæ plures in Francia et aliis terris permaxime a duabus candis ticionum fumigantium vid. Petri Abaiolardi et episcopi Gilliberti. Quorum discipuli eorum dictis et scriptis imbuti hominem Verbo Dei imbutum negant esse Filium Dei, etc. Cod. ms. 434 Admunt., dans Bach, Die Dogmengeschichte…, t. ii, p. 37. — En France, l’influence des principes d’Abélard parut au grand jour dans l’enseignement de Guillaume de Conches. Philosophe plutôt que théologien, il avait déduit les conséquences du système et enseignait, sans déguisement aucun, le pur sabellianisme. Guillaume de Saint-Thierry voit revivre en lui Abélard : « Ils pensent de même, ils parlent de même, si ce n’est que l’un trahit l’autre sans s’en douter. Le premier dissimulait, mais le second déclare brutalement leur sentiment commun. » De erroribus Guillelmi de Conchis, P. L., t. clxxx, col. 334. On est assez surpris de voir la fameuse théorie sur « le Saint-Esprit âme du monde », devenir déjà au xiie siècle un évolutionnisme matérialiste, d’après lequel le monde des corps serait seul réel, Dieu et l’âme étant seulement la loi qui préside à l’évolution des êtres : Stultorum quorumdam philosophorum videtur sententiam sequi, dicentium nihil esse præter corpora et corporea, non aliud esse Deum in mundo quam concursum elementorum et temperaturam naturæ, et hoc ipsum esse animam in corpore. Id., ibid., col. 339-340. Guillaume de Conches eut la sagesse de se rétracter dans son Dragmaticon philosophiæ. Histoire litt. de la France, t. xii, p. 464. Mais il est clair que si l’école d’Abélard n’eût eu que de tels représentants, elle était perdue. Sa durée s’explique par la modération de plusieurs de ses maîtres, de Roland surtout, modération due en grande partie à l’influence de l’école de Saint-Victor.

II. Relations de l’école d’Abélard avec l’école de Saint-Victor. — Un second fait qui ressort des publications des PP. Denifle et Gietl, c’est l’influence mutuelle qu’ont exercée l’une sur l’autre l’école aventureuse d’Abélard et l’école traditionnelle de Saint-Victor. Celle-ci est représentée par les grands noms de Hugues, Richard et Adam de Saint-Victor et par les ouvrages suivants : De sacramentis libri duo (de Hugues) ; Quæstiones in Epistolas S. Pauli, certainement postérieures à Hugues, puisqu’elles citent maître Achard ; Hauréau, Les œuvres de Hugues de Saint-Victor, Paris, 1886, p. 29 ; le Speculum de mysteriis Ecclesiæ, P. L., ibid., col. 302, qui n’a pu être écrit avant 1180 ; enfin la célèbre Summa sententiarum que Du Boulay regardait à tort comme la première Somme, modèle et origine de huiles les autres. Bulæus, Hist. Univ. Paris., t. ii, p. 64. Or c’est précisément la comparaison de cette Somme avec les Sommes abélardiennes qui manifeste la fusion des deux écoles.

1o  Influence de l’école de Saint-Victor sur l’école d’Abélard. — L’école d’Abélard rentre peu à peu dans l’orthodoxie sous l’influence des écrits de Saint-Victor. La réalité des emprunts a été démontrée pour Roland et pour Ognibene par le P. Gietl, Die Sentenzen…, p. 49, 50, 54 et passim. Le résultat fut chez Roland surtout la correction de bon nombre d’erreurs. Sans doute on trouve encore chez lui des formules suspectes ou fausses, par exemple la fameuse proposition : Christus, secundum quod honto, non est persona, nec aliquid, Die Sentenzen…, p. 176, proposition qu’il devait comme pape condamner solennellement en 1170 et en 1179. Cf. Jaffé-Loewenfeld, Regesta pont. rom., n. 11806 (7894) et 12785 (8407) ; Denifle, Chartidarium univ. Paris., t. i, n. 3 et 8 ; voir Adoptiamsme au xiie siècle. Mais le plus souvent avec pleine indépendance il corrige Abélard. Ainsi : 1. à sa définition de la foi il ajoute un mot qui aurait satisfait saint Bernard : Fides est certa existimatio rerum absentium ; et de plus il propose la formule si chère à Hugues, Fides est… infra scientiam et supra opinionem constiluta. Die Sentenzen…, p. 10-11. Cf. Summa sent., P. L., t. clxxvi, col. 43 ; De sacramentis, col. 327. — 2. A propos de la Trinité il admet encore des expressions ambiguës, même la comparaison du sigillum æneum, Die Sent., p. 29, mais il se hâte d’expliquer et de ramener tout à la vérité. — 3. Il réfute sous toutes ses formes l’optimisme du Magister Petrus, ibid., p. 54-89, comme l’avaient réfuté Hugues et la Summa sententiarum. — 4. Il rejette l’erreur d’Abélard sur le péché originel et emprunte à l’école de Saint-Victor la théorie qui l’identifie avec la concupiscence. Ibid., p. 132-136, 202 ; cf. De sacramentis, l. I, p. VII, c. xxvi-xxxii, P. L., t. clxxvi, col. 298-302 ; Summa sent., tr. III, c. xi, col. 106. — 5. L’explication du rachat de l’homme a servitute diaboli est encore puisée à Saint-Victor contre Abélard. Die Sentenzen, p. 162 ; cf. De sacram., l, p. VIII, c. ii, P. L., t. clxxvi, col. 308. — 6. Il en est de même de l’efficacité du baptême de désir, niée par Abélard, mais enseignée par Roland avec l’école victorienne. Die Sentenzen, p. 209 ; Summa sent., tr. V, c. v, P. L., t. clxxvi, col. 132 ; De sacram., l. I, part. IX, c. v, col. 323. — 7. Même sur des questions absolument libres comme celle du « lieu des anges », Roland abandonne la thèse d’Abélard (plus tard embrassée par les thomistes) que les esprits sont « en dehors de tout lieu », Epitome, c. xxvii, P. L., t. clxxviii, col. 1738, pour adopter la théorie victorienne (et plus tard suarésienne) en disant angelos esse in loco, non iamen esse locales vel circumscriplibiles. Die Sentenzen, p. 88 ; cf. Hugues, De sacrant., 1. I, part. XIII, c. xvin, col. 224 ; Stimma sent., tr. I, c. v, col. 50.

2o  Influence de l’école d’Abélard sur l’école de Saint-Victor. — Mais Saint-Victor à son tour subit l’influence de l’école d’Abélard, et l’auteur de la Summa sententiarum lui doit une part des progrès qu’elle réalise sur le De sacrantentis. — 1. D’abord le caractère patristique : l’argument de tradition précédant et inspirant les spéculations rationnelles, voilà dans la Summa le cachet distinctif qui la sépare des Libri de sacramentis, où les Pères sont oubliés au point que dans les quatre premières parties on ne trouverait peut-être pas un seul texte. Cf. Mignon, Les origines de la scolastique et Hugues de Saint-Victor, t. i, p. 180. C’est là une modification d’une extrême importance, puisque seule elle devait vivifier la scolastique, et assurer le succès de Pierre Lombard. Or, si elle fut motivée chez l’auteur de la Summa sententiarum (voir præfatio, P. L., t. clxxvi, col. 41) par des préoccupations d’orthodoxie, elle avait été inaugurée par l’école d’Abélard, et facilitée par le Sic et non, mine où la Summa puisera souvent. Dès le c. ii, quatre textes sont pris du c. ii correspondant du Sic et non. P. L., t. clxxviii, col. 1353 ; cf. Denilfle, Archiv, etc., t. i, p. 620. — 2. Un autre progrès dû à l’école d’Abélard, c’est la méthode dialectique, appliquée dans sa sévérité technique à l’enseignement de la théologie. Hugues, dans son ouvrage De sacramentis, avait encore fait une œuvre littéraire, où de longs développements dissimulent la thèse, les preuves et les objections. Abélard au contraire avait inspiré aux siens, avec l’amour du syllogisme, l’emploi d’une méthode rigoureusement didactique, dont la sobriété égale la précision ; entre les Sommes du xiie siècle, celle de Roland est sans contredit le chef-d’œuvre du genre. Or, la Summa sententiarum s’inspira si bien de cette méthode abélardienne, que Pierre Lombard, au lieu de se borner à l’imiter, préféra souvent la transcrire. Cf. Mignon, Les origines de la scolastique et Hugues de Saint-Victor, p. 183 sq. — 3. Dans les doctrines elles-mêmes, plus d’un heureux emprunt fut fait à l’école d’Abélard par celle de Saint-Victor. Ainsi Hugues avait enseigné le retour, après une rechute, des péchés antérieurement pardonnes, De sacram., l. II, part. XIV, c. viii, P. L., t. clxxvi, col. 570. La Summa sententiarum, à la suite d’Abélard et de ses disciples, rejette cette erreur. Tr. VI, c. xiii, ibid., col. 151. Cf. Abélard, Expos. in Epist. ad Rom., P. L., t. clxxviii, col. 864 ; Epitome, c. xxxvii, col. 1758 ; Ognibene et Roland dans Gietl, op. cit., p. 249. Sous la même influence, la Summa restreint, sans la rejeter entièrement, la théorie semi-apollinariste de Hugues qui attribuait à l’humanité de Jésus-Christ non seulement la science incréée du Verbe, mais la toute-puissance et les autres attributs divins. Hugues, De sacram., l. II, part. I, c. vi, col. 383 ; De sapientia animæ Christi, col. 856. L’école d’Abélard était ici dans la vérité. Epitome, c. xxvii, P. L., t. clxxviii, col, 1737 ; Roland, op. cit., col. 166-171. La Summa sententiarum nie la toute-puissance dans l’humanité de Jésus-Christ, et rejette par là le fondement de la doctrine de Hugues, mais elle admet encore la science incréée et infinie. Tr. I, c. xvi, col. 74. Pierre Lombard, longtemps hôte de Saint-Victor, fera un pas de plus en admettant une science créée et inférieure en clarté à la science divine. Sent.. l. III, dist. XIV, c. i, P. L., t. clxxxii, col. 783 ; mais la vérité entière ne triompha qu’avec saint Thomas. — 4. Mais la Summa puisa aussi à l’école d’Abélard plusieurs erreurs étrangères à Saint-Victor. Ainsi elle enseigne avec Abélard que la foi sans la charité n’est point une vertu. Tr. I, c. ii, col. 45 ; cf. Abélard, Introductio ad theol., l. II, P. L., t. clxxviii, col. 1051. On y trouve aussi, comme chez Roland, la thèse semi-donatiste que les prêtres excommuniés ne peuvent plus consacrer validement, tr. VI, c. ix, col. 146 ; cf. Die Sentenzen Rolands, p. 218 ; Abélard, Professio fidei, P. L., t. clxxviii, col. 107 ; et parmi les œuvres faussement attribuées à Hugues de Saint-Victor, Quæstiones in Epist. sancti Pauli, q. cii (ad Cor.), P. L., t. clxxv, col. 532.

3o  Quel est l’auteur de la « Summa sententiarum » ? — Un résultat inattendu mais intéressant de cette comparaison, c’est que le problème si débattu de l’authenticité de la Summa sententiarum se trouve tranché. Malgré l’autorité de Hauréau, Œuvres de Hugues de Saint-Victor, 1886, p. 73, de l’abbé Mignon, op. cit., t. i, p. 31, 173-181, du P. Gietl lui-même, op. cit., p. 34-40, du Dr  Kilgenstein et de dom Baltus, Dieu d’après Hugues de Saint-Victor, dans la Revue bénédictine (Maredsous), 1898, p. 109 sq., la Summa ne peut plus être attribuée à Hugues bien qu’elle émane de son école. Le P. Denifle, 'Die Sentenzen von Saint-Victor, dans Archiv fur Liter., etc., t. iii, p. 635-639, s’appuyant surtout sur l’anonymat des manuscrits, avait laissé la question en suspens. Mais les divergences doctrinales (trop oubliées par les critiques) entre la Summa et le Liber de sacramentis changent le doute en certitude. En effet, la Summa sententiarum est certainement postérieure au Liber de sacramentis dont elle s’inspire assez souvent : d’ailleurs doctrines, méthode, formules même, tout dans la Summa accuse un progrès évident et l’abbé Mignon a lui-même détruit pour toujours l’hypothèse de l’Histoire littéraire de la France, t. xii, p. 36, qui en faisait une ébauche du Liber de sacramentis. Or il est absolument impossible qu’après le De sacramentis, Hugues ait composé la Summa. Celle-ci, en effet, emprunte à l’école d’Abélard des erreurs que Hugues n’eût point enseignées, bien plus des erreurs et des formules qu’il a expressément combattues : Hugues avait très sagement démontré que l’extrême-onction peut être réitérée comme l’eucharistie. De sacram., l. II, part. XV, col. 580. La Summa emprunte à l’école d’Abélard l’erreur contraire et en donne une explication dont l’abbé Mignon dit fort justement « qu’elle n’est pas digne de Hugues ». Op. cit., t. ii, p. 206. Comment donc la lui attribuer, après surtout qu’il l’avait réfutée lui-même ? — De plus, quand l’auteur de la Summa corrige l’erreur de Hugues sur la rêviviscence des péchés pardonnés, les termes dont il se sert ne permettent pas de penser qu’il ait jamais partagé cette erreur. — Même quand il s’inspire des opinions particulières de Hugues, on voit qu’il se range à l’idée d’un autre, il omet les théories les plus chères à son guide ; il n’en conserve ni la marche, ni le style, ni les formules, ni surtout cette belle division de la théologie (basée sur le plan historique de la providence rédemptrice), division que Hugues a développée plusieurs fois avec tant de complaisance. (Comparer la division générale dans De sacramentis, Prologus, P. L., t. clxxvi, col. 184 sq. ; la Summa, tr. I, col. 43, commence par la foi, comme Abélard ; la théorie sur les progrès de la foi dans De sacram., l. I, part. X, c. vi, col. 336-340, Summa, tr. I, c. iii, col. 46 : alii quibus assentimus ; la théorie erronée de Hugues sur l’efficacité des sacrements de l’ancienne loi, De sacram., l. I, part. XI, c. i, col. 343 ; Summa, tr. IV, c. i, col. 119.) Ajoutons un témoignage capital : les grands théologiens du xiiie siècle allèguent souvent les 'Sententiæ Hugonis, mais par ce mot ils entendent le Liber de sacramentis, preuve évidente qu’ils n’attribuaient pas à Hugues la Summa sent. Voir Alexandre de Halès : sur l’objet principal de l’Écriture, Ia, q. i, Venise, 1576, fol. 2 ; cf. De sacram., l. I, part. I, col. 183 ; sur l’optimisme, Halès, Ia, q. xix, m. iii, a. 2, fol. 57 ; cf. De sacram., l. 1, part. II, c. xxii, col. 214 ; Halès, ibid., fol. 58, et De sacram., fol. 236. Les objections tombent d’elles-mêmes si on tient compte de l’indication précieuse de plusieurs manuscrits, Denifle, dans Archiv, t. iii, p. 637, où on lit ce titre : Sententiæ mag. Ottonis ex dictis mag. Hugonis. La doctrine serait en général celle de Hugues, mais Othon (?), le véritable auteur, aurait beaucoup emprunté à l’école d’Abélard.

4o  Conclusion : A laquelle des deux écoles faut-il enfin attribuer le triomphe de la scolastique ? — A aucune exclusivement : chacune a eu son rôle distinct. Elles n’eurent pas à ériger en principe l’introduction de la philosophie dans la théologie ; c’était déjà fait par saint Anselme, et, un peu à contre-cœur par Lanfranc. Comme Abélard, Hugues adopta le principe, et, dans l’application, ils déployèrent le même zèle. Il est faux de tout point que l’école de Saint-Victor, par un excès de symbolisme mystique, ait enrayé le développement scientifique de la foi. Cf. dom Baltus, loc. cit., p. 110 ; Mignon, t. i, p. 179. Mais, d’une part, c’est bien à l’école d’Abélard que sont dus principalement les trois perfectionnements essentiels de la nouvelle théologie : l’idée de condenser, dans une Somme digne de ce nom, la synthèse de toute la théologie, l’introduction des procédés plus sévères de ta dialectique, et la fusion de l’érudition patristique avec la spéculation rationnelle. La priorité de l’école d’Abélard, bien que contestée, dom Baltus, loc. cit., p. 109, est établie par ce seul fait qu’au moment où Hugues, tout jeune homme, arrivait de Saxe à Paris (vers 1118), Abélard, dans tout l’éclat de sa renommée, s’apprêtait à écrire l’Introductio ad theologiam. D’autre part, seule, l’école de Saint-Victor eut la gloire de sauver la nouvelle méthode mise en grand péril par les témérités doctrinales d’Abélard. L’hétérodoxie du novateur, dit Harnack, « discrédita la science, à tel point que les théolociens de la génération suivante eurent une position difficile. Ainsi peu s’en fallut que la condamnation ne fut prononcée contre les Sentences de Pierre Lombard. » Précis de l’histoire des dogmes, trad. Choisy, Paris, 1893, p. 330. Sans parler du fougueux Gauthier de Saint-Victor, auteur du pamphlet Contre les quatre labyrinthes de France (Abélard, Gilbert de la Porrée, Pierre Lombard et Pierre de Poitiers, cf. P. L., t. cic, col. 1129 sq.), les meilleurs esprits, comme Guibert de Nogent, Guillaume de Saint-Thierry, saint Bernard, étaient effrayés des méthodes nouvelles. Cf. Mignon, op. cit., t. i, p. 165. Étienne de Tournay lançait de terribles accusations « contre ces faiseurs de nouvelles Sommes. » Epist. adrom. pont., dans Denifle, Die Universitäten des Mittelalters, t. i, p. 746. Il fallut la parfaite orthodoxie de l’école de Saint-Victor et toute sa prudente modération dans l’usage du nouveau système, pour faire oublier que ses premiers promoteurs se nommaient Scot Érigène, Bérenger, Abélard, pour rassurer les croyants alarmés, et acclimater la nouvelle théologie dans les écoles catholiques. Tel fut le vrai rôle de Hugues de Saint-Victor et de son école. Aussi bien que les critiques catholiques, Harnack a proclamé Hugues de Saint-Victor « le plus influent des théologiens du xiie siècle », parce que, plus qu’aucun autre, il contribua à la fusion des deux tendances en lutte, l’orthodoxie dogmatique et la science philosophique. Voir Lehrbuch der Dogmengeschichte, t. iii, p. 532 ; cf. Précis de l’histoire des dogmes, trad. Choisy, p. 330 ; dom Baltus, loc. cit., p. 214.

À consulter : les études citées des PP. Denifle et Gietl ; H. Hurter, Nomenclator literarius, 3e édit., Inspruck, 1906, t. ii, col. 99-105 ; l’abbé Mignon, Les origines de la scolastique et Hugues de Saint-Victor, 2 in-8o, Paris, 1895 ; l’abbé Féret, La faculté de théologie de Paris et ses docteurs les plus célèbres, in-8o, Paris, 1894, t. i.

E. Portalié.