Dictionnaire de théologie catholique/JUSTICE (Vertu de) II. De l'injustice

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Dictionnaire de théologie catholique
Letouzey et Ané (Tome 8.2 : JOACHIM DE FLORE - LATRIEp. 300-301).

appartient pas ; elle met un frein à notre langue et l’empêche de dépouiller qui que ce soit de son bien, de son honneur, de sa liberté. » E. Janvier, Exposition de la morale catholique, iv, La vertu (Carême, 1900), Paris, |1906], p. 151 et 152.

II. De l’injustice.

Après avoir examiné la vertu de justice en elle-même, nous devons maintenant considérer le vice qui lui est opposé, et c’est l’injustice. Au prix ainsi attribué à la justice correspondra la malice de son contraire, à savoir, l’injustice.

L’injustice est-elle un vice spécial ?

Oui, répond saint Thomas. En effet, l’injustice s’oppose à la justice. Or la justice est une vertu spéciale. Donc l’injustice est un vice spécial.

D’après le saint docteur, l’injustice est de deux sortes : Celle d’abord qui s’oppose à la justice légale. Celle-là, dans son essence, est un vice spécial, pour autant qu’elle vise un objet spécial, savoir le bien commun, qu’elle méprise. Mais, dans l’intention, elle est un vice général, parce que le mépris du bien commun peut conduire l’homme à tous les péchés. Sous un autre point de vue, l’injustice s’entend, d’une certaine inégalité par rapport aux autres ; selon que l’homme veut avoir plus de biens, par exemple, de richesses ou d’honneurs, et moins de maux, de fatigues ou de dommages. De ce chef, l’injustice a une matière spéciale : et elle est un vice particulier opposé à la justice particulière. Sum. Iheol., II » IJæ, q. lix, a. 1. Ce vice spécial qu’est l’injustice, quand donc existet-il, et quelles sont les conditions qu’il requiert du côté de celui qui agit : l’homme est-il dit injuste, du fait qu’il commet quelque chose d’injuste ? — Non, celui-là n’est pas nécessairement un injuste qui a fait une chose même gravement injuste. La justice ou l’injustice du fait étant jugée par rapport à autrui, non par rapport au sujet moral, il devient possible qu’on fasse une chose réellement et actuellement injuste sans être injuste en la faisant. En effet, l’homme qui prend le bien d’autrui par erreur fait une chose qui est injuste, en tant qu’elle lèse autrui et offense le droit, chose essentiellement objective. Mais cet homme n’est pas un injuste ; car ce qui fait la justice ou l’injustice du sujet, ce n’est pas l’objet en soi ; c’est l’objet secundum quod objicitur, c’est-à-dire, tel qu’il est jugé.

— De plus, l’injustice peut procéder de tendances qui n’ont, de soi, nul rapport avec autrui et, de soi, n’affectent pas toujours la nature de nos biens. Celui qui vole un objet par colère ou par concupiscence, pèche sans doute ; il pèche même doublement, puisque deux vertus se trouvaient intéressées à son acte. Mais ce n’est pas l’injustice, en lui, qui a produit cet acte injuste. Il n’est donc pas, à proprement parler, un injuste. La passion calmée, on le retrouvera respectueux du bien d’autrui. Facere injustum ex intenlione ri ex electione est proprium injusli, secundum quod injustus dicitur qui habet injusliliæ habilum ; sed facere injustum prseler intentionem, vcl ex passiinc potest (iliquis absque habilu injustifiée… Ibid., a. 2.

Dans quelles conditions y a-t-il injustice.

Mais du côté de celui qui subit ou souffre l’injustice, que faut-il pour que, en cfît, nous puissions parler d’injustice ? Faut-il qu’il y ait opposition de sa part, de telle sorte que l’injustice n’existerait plus, si lui-même y consentait ?

Nul, répond saint Thomas, ne subit une injustice, à moins que sa volonté n’y soit opposée : Nullus palitur injustitiam nisi nolens, a. 3.

Dans son concept même, l’action procède de l’agent ; la passion, au contraire, selon sa raison propre, provient d’un autre ; d’où il suit qu’un même être ne peut pas, sous le même rapport, être agent et patient. Or, dans l’homme, le principe propre de l’action est la volonté. Il s’ensuit que, de soi et à proprement parler, l’homme fait ce qu’il fait de sa volonté propre ; au contraire, il est, à proprement parler, passif quand il subit quelque chose en dehors de sa volonté. La raison en est que, en tant qu’il veut, le principe vient de lui et, par suite, de ce chef il est plus agent que patient. Donc, ce qui est injuste ne peut, de soi et à parler rigoureusement, être fait par personne qu’il ne le veuille ; ni être subi par personne, que sa volonté ne s’y oppose. Mais accidentellement et, pour ainsi dire, matériellement, ce qui de soi est injuste peut être fait par quelqu’un qui ne le veut pas, comme si quelqu’un accomplit une chose injuste sans y penser ; ou peut être subi par quelqu’un qui le veut, comme lorsque quelqu’un donne, de son plein gré, à un autre, plus qu’il ne lui doit.

Lorsque quelqu’un, par sa propre volonté, ou de son plein gré, donne à un autre ce qu’il ne lui doit pas, il ne commet, ce faisant, ni injustice ni inégalité. C’est qu’en effet l’homme possède les choses par sa volonté, c’est-à-dire, qu’elles ne sont siennes qu’autant qu’il veut qu’elles le soient. Si donc quelque chose lui est enlevé, ou par lui-même ou par un autre, de son plein gré, il n’y a plus là aucune violation de proportion. Conséquemment la justice et l’égalité demeurent parfaitement intactes : Homo per suam voluntatem possidet res ; et ita non est preeter proporlionem, si ei aliquid sublrah dur secundum propri’im voluntatem, vel a seipso vel ab alio, a. 3, ad lum.

L’individu, continue saint Thomas, peut être considéré sous deux aspects : d’abord en lui-même, en tant qu’il forme un tout à part. De ce chef, s’il se cause quelque tort oudommag-, il pourra se rendre coupable d’un autre péché, par exemple, d’intempérance ou d’imprudence, mais non d’injustice ; car de même que la justice est toujours relative à autrui, il en est de même de l’injustice. — Sous un second aspect l’individu humain peut être envisagé en tant qu’il est quelque chose de la cité, savoir une de ses parties ; ou quelquî chose de Dieu, à titre de créature et d’image. Sous ce rapport, celui qui se tue volontairement ne se fait point injure, à lui-même, mais il fait injure à la cité et à Dieu. Et voilà pourquoi il est puni tant selon la loi divine que selon la loi humaine, a. 3, ad 2um.

Il suit de là que tout péché de l’homme contre lui-même implique plus ou moins un péché d’injustice contre la société dont il est le membre, et plus encore contre Dieu à qui il se doit tout entier, corps et âme.

Le suicide constitue donc une injustice, sinon à l’égard de celui qui le commet, du moins envers la société et envers Dieu… De. même celui qui tue quelqu’un sur sa demande, comme l’écuyer de Saill, n’est pas injuste envers ce quelqu’un ; il n’en est pas moins très injuste. Son injustice se reporte sur le corps social, qu’il a privé de son chef ou de l’un de ses membres.-A supposer que la société y conseil’ît, l’homicide ne serait plus injuste envers elle ; mais il le serait à l’égard de l’ordre universel et de son chef, ou de Dieu.

On n’est donc injuste qu’à l’égard d’autrui, et être injuste à l’égard d’autrui c’est être injuste à l’égard de la volonté d’autrui, par conséquent, en dehors de son consentement. En effet, comme l’action morale procède de l’agent moral en tant qu’il veut, ainsi la passivité qui lui correspond est subie par le sujet de l’action en tant qu’il ne veut pas.

A parler matériellement, le fait que quelqu’un commet quelque chose d’injuste et celui qu’un autre le subit s’accompagnent toujours. Mais, si nous parlons formellement, il se peut que quelqu’un fasse quelque chose d’injuste, ayant l’intention de causer du dommage à autrui ; et cependant celui qu’il veut ainsi léser ne souffrira pas d’injusti e, ’a ee qu’il la subit de s n plein gré. Et inversement, il se peut que quelqu’un gouffre quelque chose d’injuste s’il subit une injustice contre son gré ; et cependant celui qui se rend coupable de cette injustice sans le savoir ne commettra point d’injustice au sens formel, mais seulement d’une façon matérielle, a., ’J. ad 3um.

Saint Thomas termine cette question en disant que tout péché d’injustice qui implique une lésion du droit d’autrui, ou un empiétement sur ce que sa volonté raisonnable doit naturellement vouloir, de telle sorte qu’il en résulte naturellement pour lui une opposition qui l’irrite et l’alllige, est, de soi, ou par son objet et de son espèce, un péché mortel.

En effet, le péché mortel est celui qui est contraire à la charité, d’où vient la vie de l’âme. Or, tout dommage causé à autrui répugne, de soi, à la charité, qui incite à vouloir le bien des autres. Puis donc que l’injustice consiste toujours dans un dommage eausé à autrui, il est manifeste que commettre l’injustice est, en soi, un péché mortel. Ce péché ne deviendra véniel qu’en raison de l’insullisance de la matière :, ou pour tout autre motif extrinsèque ; mais, par sa nature, il est essentiellement un péché mortel. Cum juslilia semper consistul in nocumento alterius, maaifestum est quod facere injuslum, ex génère suo est peccatum morlale, a. 4.

III. Divisions de la justice.

Nous avons déjà distingué deux espèces de justice : la justice particulière et la justice générale ou légale, c’est-à-dire la justice qui s’exerce à l’égard des particuliers et la justice qui s’exerce à l’égard du groupe. C’est, en effet, du côté de l’objet qu’on regarde pour qualifier une vertu, comme c’est du terme qu’on fait état pour spécifier un mouvement. Sum. theol., H » II » e, q. lxi, a. 1, ad 4um.

Justice commutative et justice distributive. Leur distinction.

La justice particulière se partage, à son tour, en deux espèces En effet, l’individu, dont la justice particulière a souci, peut être en relation soit avec un autre individu qui le traite ou refuse de le traiter selon son droit ; soit avec le groupe ou les représentants du groupe, qui le traitent ou refusent de le traiter selon ce qui convient à sa place dans ce groupe. Le premier rapport donne lieu à la justice des échanges ou justice commutative ; le second à la justice des répartitions, ou justice distribulive. La première est exercée par les particuliers ou par les chefs en tant cpie particuliers : la seconde est exercée par les chefs, ou par les particuliers en tant qu’ils acceptent l’action de chefs ou jouent eux-mêmes, à l’égard d’un groupe enclavé dans le premier, le rôle de chefs.

Toute justice s’occupe des rapports des hommes entre eux, soit à titre de partie à partie, soit à titre de partie au tout, soit au litre du tout aux parties. Les rapports des parties au tout forment l’objet de la justice générale ou légale. Les deux autres sortes de rapports constituent le domaine de la justice particulière, qui prendra le nom de justice commutative. quand elle règle les rapports des parties aux parties. et le nom de justice distributive. quand elle règle les rapports du tout aux parties ; En d’autres termes, la justice commutative règle I s rapports entre les personnes privées ; la justice distributive. entre la société et chacun de ses membres. Cf. Sam. theolog., II » liai, q. i.xi, a. 1.

La justice distributive consiste à maintenir le droit de chacun, à donner à chacun la position légale qui lui appartient dans L’ensemble social. Si la société est un organisme, chaque membre a droit à sa place, a la sphère d’action qui lui est marquée par la nature mime de l’ensemble, et il est aussi important pour le tout d’assurer à chacun Cette place spéciale que de sormellrc chacun a la loi et à ses décisions. H n’y a pus fie système ocial vigoureux, ivanl et durable.

là où chaque membre n’a pas sa part d’activité propre, sa liberté personnelle, là où l’ensemble ne cède pas à la partie ce dont celle-ci a besoin pour s’intéresser à son tour à l’ensemble, tout comme la liberté et le droit de chacun dépendent du respect que celui-ci observe envers la Loi et qui exclut tout caprice individuel ! La justice commutative embrasse les rapports des membres fie la société entre eux, leur commerce réciproque et les contrats qui en résultent.

Celte division doit être considérée comme nettement spécifique. Ce qu’on doit aux individus, comme individus, et ce qu’on doit aux individus comme membres fin groupe doit se distinguer comme se distinguent Us individus et le groupe. Or, pour saint Thomas, l’individu et le groupe ne se distinguent pas uniquement comme l’un et le multiple ; le groupe, comme tel, est quelque chose de nouveau, de spécifique ; donc aussi ce qui lui est dû ; donc aussi ce qui est dû à ses membres en tant qu’ils sont ses membres. Ce qu’on doit à un particulier, c’est à lui, simplement, qu’on le doit. Ce qu’on doit à un citoyen comme tel, c’est à la cité en lui que cela est dû. Dans le premier cas, on argue du bien propre ; dans le second, du bien commun. Le titre est différent, donc aussi le devoir, et, ultérieurement, la vertu qui le commande. Juslilia distributiva et commutativa non solum dislinguunliir secumtum uiuun et multa sed secundum diversam debiti rationem. Alio enim modo debetur alicui id quod est commune, et alio modo id quod est proprium, a. 1, ad 51u « .

Il s’ensuit que, dans l’un et l’autre cas, la juste mesure s’établira d’une façon spécifiquement différente : flans la justice distributive, dit saint Thomas après Aristote, il s’établit selon la proportionalité géométrique ; dans la justice commutative, selon la proportionalité arithmétique. En d’autres termes dans la justice distributive, la juste mesure ne se prend pas selon l’égalité de la chose à la chos-, mais selon la proportion des choses aux personnes : de telle sorte cpie comme une personne est au-dessus d’une autre personne, fie même aussi la chose qu’on donne à l’une dépasse celle qu’on donne à l’autre. In juslilia distributiva non accipitur médium secundum œqualitatem tei ad rem, sed secundum proporiioncm rerum ad personas, ut scilicet sicut una persona excedit aliarn, ila etiam res quie datur uni personx, excédât rem qwee datur alii, a. 2. La considération de la personne est. donc ici au premier rang ; c’est elle qui détermine, et cela à titre direct, la quotité de la dette. L’égalité de la justice, l’équité s’établit non de chose à chose, comme dans une vente, mais de chose à personne, chaque membre du corps social recevant en honneurs ou en bénéfices, comme d’ailleurs en devoirs, ce qui correspond à sa situation dans l’ensemble. C’est ce qu’Aristote a appelé une équité selon le mode géométrique, non (irilhmélique. C’est-à-dire que l’égalité requise est une égalité fie proportions, non de quantités directement comparées. Deux Citoyens inégaux eu valeur sociale reçoivent inégalement ; mais ils n’en sont pas moins traités également ; car ce que reçoit chacun est à chacun ce que la chose reçue par l’autre est à l’autre. Telle doil être L’égalité devant la loi. C’est, suivant l’exemple de saint Thomas, comme quand nous disons que trois sont à deux ce que six sont à (/autre. De part cl d’autre, en effet, se Irouve la proportion sesquial1ère, dans Laquelle la partie plus grande contient la partie moindre plus une moitié : mais il n’y a pas égalité en ce qui dépasse, car six dépassent quatre de deux unités, tandis que frais m ; dépassent deux que d’une Saint Thomas, ibid. Au contraire, dans les échanges, dont les achats et les veilles son t le cas type, la personne n’intervient qu’au second plan V proprement parler, ce qui est dû ici, est dû à cauw