Dictionnaire de théologie catholique/MAISTRE (Joseph de) III. Idées et influences

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Dictionnaire de théologie catholique
Letouzey et Ané (Tome 9.2 : MABILLON - MARLETTAp. 135-136).

III. Idées et influences. —

1° Avec Chateaubriand et Bonald, de Maistre prit l’initiative d’une réaction à l'égard du xviiie siècle.

Il s’oppose aux philosophes du xviiie siècle, non seulement par sa foi et par le rôle civilisateur et social qu’il reconnaît au catholicisme, mais par sa philosophie et sa conception de l’homme. De Maistre n’entend point « insulter la raison », ibid., p. 213, ni en diminuer le pouvoir, mais il n’accepte pas que la raison individuelle soit la source et la règle unique et dernière de la vérité. Elle est une « lumière tremblotante ». Considérations, c. viii. Au-dessus d’elle, il y a la foi d’abord, mais aussi la raison générale, le sens commun, toutes les vérités apprises de Dieu à l’origine, transmises par le langage et dont l’humanité dans son ensemble est la gardienne et la dispensatrice, car l’homme est avant tout un être social et enseigné ; il faut la contrôler aussi et la compléter par l’expérience, par l’utilité, l’utilité est une garantie de vérité, et plus encore par le sentiment, « l’intuition de la conscience intellectuelle, » qu’il juge, « à peu près infaillible lorsqu’il s’agit de philosophie rationnelle, de morale, de métaphysique et de théologie naturelle, » Soirées, I er entretien, t. iv, p. 18 ; « il est des vérités que l’homme ne peut saisir qu’avec l’esprit de son cœur ». VIIIe entretien, loc. cit., t. v, p. 128.

Science et religion ne sont nullement condamnées, comme l’a faussement affirmé Bacon, ni à s’opposer, ni même à ne pas s’entendre. Entre elles, il y a une « alliance naturelle et fondamentale ». « Plus la théologie est parfaite dans un pays, plus il est fécond en une véritable science. « Comme Bacon l’a dit : « la religion est l’aromate qui empêche la science de se corrompre. » D’autre part limiter les connaissances humaines à des inductions purement expérimentales, à une conception purement mécanique du monde, c’est vraiment trop peu. Pour avoir, une explication complète des choses, il faut faire appel à toutes les forces de l'âme, à l’intuition comme à la raison discursive, faire appel à la métaphysique et fondre le tout dans l’unité de la théologie. Examen, c. xix ; Soirées, II e entretien, t. iv, p. 70-80, Xe entretien, t. v, p. 85188. Sur le danger moral de la science séparée de la théologie et par conséquent de Dieu, cf. Quatre chapitres sur la Russie, t. viii, c. ii, p. 297-300. *

2° Le trait le plus caractéristique de la pensés de Joseph de Maistre est d'être religieuse et même mystique. Cela tient d’abord à sa théorie de la Providence, sa philosophie de l’histoire est celle deBossuet. Il croit à la Providence générale : le monde traduit des intentions d’ordre et d’harmonie et de Maistre ne pardonne pas à Bacon d'écarter les causes finales. Il n’y a point de hasard. Cela est vrai du monde physique ; cela est vrai du monde moral ; l’homme est ordonné par exemple, à vivre en société ; toute nation a sa constitution naturelle, c’est-à-dire, une constitution à laquelle elle est ordonnée et son bonheur attaché ; l’histoire « lui apparaît comme l’allure de la volonté divine cheminant à travers les siècles humains. » Goyau, La modernité de Joseph de Maistre dans Catholicisme et

politique, ln-16, Paris, s. d. (1923). Il croit à la Providence particulière : son interprétation de la Révolution le prouve. Le inonde lui apparaît même suivant le mot de saint Paul « comme un système de choses invisibles manifestées visiblement. » Soirées, Xe entretien, t. v, [>. 178. il n’y a aucune loi sensible qui n’ait derrière elle une loi spirituelle dont la première n’est que l’expression visible. » Ibid., p. 180. Si Kepler découvrit ses fameuses lois, particulièrement la troisième, ce ne fut « qu’en suivant je ne sais quelles idées mystiques de nombres et d’harmonies céleste…, qui ne sont pour la froide raison que de purs rêves. » Ibid., p. 182. Les mystères de la religion ont tous une valeur symbolique. Ibid., p. 173-175. Par ces théories, de Maistre, s’opposait davantage encore au philosophisme du xviiie siècle ; mais, à cause d’elles aussi ; on a voulu faire de lui un simple disciple des fouilleurs d’au-delà que multipliera son temps et dont il parlera lui-même longuement. Soirées, XIe entretien, t. v, p. 227-229 et Quatre chapitres sur la Russie, c. iv, De iilluminisme, t. viii, p. 328-347. Mais s’il avait fréquenté certains groupes martinistes et lu les écrits de Saint-Martin, il n’avait reçu d’eux aucune de ses idées essentielles. Cf. Cf. Goyau, loc. cit., Revue des Deux Mondes, 1 « mars 1921, p. 167, 168.

3° Pour lui, « il faut une religion au peuple » et « tout le monde est peuple », Quatre chapitres sur la Russie, c. ni ; De la religion, t. viii, p. 309. Mais pas de religion sans christianisme. Le christiansime ne date pas de dix-huit siècles. Ses racines plongent dans le passé, dans cette révélation primitive dont les fausses religions elles-mêmes ont gardé ce qu’elles ont de vrai. Considérations, c. x. Il y a donc harmonie entre le christianisme et l’homme ou la société. Du Pape, III part., c. iii, § 1. Le christianisme immuable en son essence est cependant soumis comme toute société « à la loi universelle de développement ». Prenez, par exemple, le pouvoir pontifical : il a grandi et vécu ; mais « la plante est une image naturelle des pouvoirs légitimes. Tout pouvoir constitué immédiatement dans toute la plénitude de ses forces et de ses attributs, est, par cela même, faux, éphémère et ridicule ». Ibid., II part., c. x. Il faut bien, d’ailleurs, que le christianisme suive le mouvement naturel et par conséquent divin des sociétés. « Les lois générales seules sont éternelles. Tout le reste varie et jamais un temps ne ressemble à un autre. » Ibid., c. ix ; cf. Brunetière, loc. cit., p. 34.

Mais « point de christianisme sans le catholicisme. » De Maistre attaque donc toute forme dissidente du christianisme, mais le protestantisme avant tout. Celui-ci a n’est point seulement une hérésie religieuse, mais une hérésie civile. » N’est-il pas « l’insurrection de la raison individuelle contre la raison générale et par conséquent ce qu’on peut imaginer de plus mauvais ? » Réflexions sur le protestantisme, Turin, 1798, Œuvres, t. vii, p. 63-97. Cf. Du Pape, passim. Il approuve Louis XIV d’avoir révoqué l'édit de Nantes ; le roi obéit en cela à un « instinct royal » qui ne le pouvait tromper. Ibid., p. 79.

Son catholicisme est donc intolérant. Il approuve non seulement la révocation de l'édit de Nantes, mais l’Inquisition et il donne comme préface à des Lettres sur l’inquisition d’Espagne, qu’il écrit à Moscou en 1815, Œuvres, t. iii, p. 241 sq., ces paroles de Grimm, Correspondance, Ie part., t. ii, p. 242, 243 « Tous les grands hommes ont été intolérants et il faut l'être. Si l’on rencontre sur son chemin un prince débonnaire, il faut lui prêcher la tolérance, afin qu’il donne dans le piège, et que le parti écrasé ait le temps de se relever par la tolérance qu’on lui accorde et d'écraser son adversaire à son tour. C’est que souveraineté et religion, par conséquent, christianisme et Église sont MAIS rn 1. JOSEPH DE MA K >

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solidaires, t>>ut m qui attaque ou défend l’une, attaque M défend l’autre.

Son catholicisme enfin est ultramontaln. i 'Église universelle a la forme d’une monarchie. 1e pape l’incarne, la couronne lui donne l’unité nécessaire. « L'Église et le pape, c’est tout un. thi pape, I. III. c. h. Son ultramontanisme fut une des raisons pour lesquelles il ne fut pu populaire en France, il y heurtai ! tant de préjugés que Pie VII, lui même, .1 qui de Malstre avait dédié la seconde édition l>u l’ope. n’osa lui répondre.

i' il aspire et travaille i l’unité des Églises chrétiennes, mais à l’unité parfaite, dans le catholicisme et dans la soumission au pape <iui l’incarne. Dès 1788, il propose dans un long mémoire au duc de Brunswick que la maçonnerie, en qui il ne voyait aucune hostilité a l'égard de l'Église, ni aucun danger pour l’ordre social

existant, travaille à la réunion des Églises. Il fut

préoccupé surtout de la réunion des Églises orthodoxes ! particulièrement de la Russie, où le tsar « peut tout ce « util veut et où l’inquiètent des infiltrations protestantes Cf. son éciit en latin : Yiri christiani Russim amanlissimi animadvcrsiones in librum Methodii, date du 1° mars 1812, OÙ il répondait a un livre de Méthode, archevêque de Twer, intitulé : Des choses accomplies dans lu primitive Église et inspiré d’idées protestantes. Œuvres, t. viii, p. 361-401 ; et surtout. Lettres à une dame russe sur lu nature du schisme, ibid., p. 13'.). le ' livre. Du pape, et la Lettre sur l'état du chritianisme en Europe, que de Maistre écrivit à Turin, en 1819. (Eûmes, t. viii. p. -185-510.

Rappelant que « . il est impossible de vouloir le christianisme, si l’on ne veut le principe catholique », il déplore l’appui donné par l’empereur Alexandre à tous lesenncmisdu catholicisme, protestantset autres. l’ignorance où est cet empereur de l’importance religieuse du catholicisme, la persécution dont il le poursuit, l’erreur où il s’est perdu, celle de la Sainte-Alliance, de l’unité chrétienne par l’acceptation commune des seuls dogmes fondamentaux. Cf. Martin Jugie, Joseph dr Maistre et l'Église gréco-russe, in-16, Paris, s. d. (19221. Il ne perd pas de vue non plus la rentrée des protestants dans l'Église, mais à la faveur de leur Indifférentisme pour leurs propres dogmes de leurs décomposition et de la vie que le catholicisme vient au contraire de manifester. L’Angleterre surtout lui paraît en route vers Home. Et son imagination lui montre cette grande révolution sortant de la première : « I.a France prêchant la religion à l’Kurope ; » l'émancipation des catholiques prononcée en Angleterre et le catholicisme parlant en Europe anglais et français et dans le courant du siècle, peut-être, « la messe dite a Saint-Pierre de Genève, et a Sainte-Sophie de Constant inople ». Cf. Hé flexions sur le protestantisme, Œuvres, t. viii, p. 94, et Lettre à M. le chevalier d’Orly, du :  ; mars 1819, (lùr-n-*. t. nv, p. 517.

Ce catholicisme est -fl senti ? N’est-il pas simplement

de commande en vue d’une restauration sociale et

monarchique ? On se l’est demandé. Mais si de sa

vingt et unième à sa trente-sixième année, de Maistre

un ardent franc-maçon, il n’en fut pas moins et

toutesavie un fervent catholique. Cf. Goyau, La pensée

religieuse…, 1. p. 143 sq S’il rêva pour la France, la

luration du tronc et de son antique alliance avec

l’autel, c’est avec la conviction qu’il travaillait à

l’accomplissement des plans divins. D’ailleurs, c'était

une alliance nouvelle qu’il rêvait entre les Bourbons

et l'Église, dans l’abandon des traditions gallicanes.

ttre a M. le comte de Blacas, -2 mai 1811,

Œuvrer, t. xii. p. 127-437, et De l'Église gallicane.

Ballanche l’a appelé « prophète du passé », mais il n’a été nullement l’aveugle admirateur du passé ; il en dit les fautes : il n’a pas davantage tenté de faire

revenir en arrière l’humanité ; il sait la chose impossible et que la Révolution, loin délie un mouvement sans lendemain, commence au contraire une époque. Mais dans l’avenir comme dans le passe, les mêmes lois doivent s’appliquer. On a affirmé que ces lois, il les détermine i priori ; c’esl un visionnaire, Mais n’a

entendu s’appuyer sur des laits ; il a eu. autant que qui que ce soil. le seul i nie ni des réalités, et la plupart

des principes d’après lesquels Il interprète ces réalités ei ces faits lui ont été fournis par sa foi.

Avec le Chateaubriand du Génie du christianisme, avec Bonald, dont il diffère par tant de nuances, mais

dont il se rapproche par tant de vues premières, de

Maistre est l’un de ces penseurs thiocrattques et traditlonnallstes qui, dans le premier quart du i' siècle, travaillèrent, à rencontre des Idéologues, cette « queue des Encyclopédistes. a restaurer dans l’opinion la monarchie et la religion. Sa renommée auprès de ses contemporains est effacée par celle de lîonald. plus semblable à eux. Mais ses idées religieuses et ul

tramoniaines. acceptées par Lamennais, passionnément exallées par lui, se répandent en France pour n’en plus sortir. Joseph de Maistre est en son temps le grand prophète de langue française qui réclame pour l'Église la liberté ou plus clairement la pleine indépendance en face des gouvernements, et pour son chef une véritable suprématie. I.e concile du Vatican lui donnera raison.

Les 8 volumes de la Correspondance, t. ix-xiv des Œuvres et les Lettres publiées depuis : Kotice biographique, parle comte Rodolphe de.Maistre en tête des aiuvres.t. l ; A. de Margeric, Le comte Joseph de Maistre, Paris, 1882 ; de Leseure Le comte Joseph de Maistre, Paris, 18'.)3 ; Cogordau, Joseph de Maistre, dans la collection des Grands écrivains français, Paris, 1894 ; Goyau, La pensée religieuse de Joseph de Maistre, in-12, Paris, 1922 ; F. Descostes, Joseph de Maistre avant la Révolution, 2 in-N", Moutiers, 1894 ; Joseph de Maistre pétulant la Révolution, in-8°, Tours, 1895 ; Joseph de Maistre orateur. 111-8", Chantbéry, 1896 ; I". Yernale, .Voies sur Joseph de Maistre [nCOIUIU, in-18, Chamhéry, 1921 : Roger de Sezeval, Joseph de Maistre, ses doctrines, son génie, 1865, réimprimé en 187 !) par L. Morcau sous ce titre : Joseph de Maistre ; Rocheblave, Études sur Joseph de Maistre, Strasbourg-Paris, 1922 ; PaulhaU, Joseph de Maistre et sa philosophie, in-8°, Paris, 18(13 ; Louis Arnould, I.a Providence et le bonheur, d’après Bossuet et Joseph de Maistre, Paris, 1917 ; Latreille, Joseph (le Maistre et la papauté, in-16, Paris, 1906 ; C. Boussant, Joseph de Maistre et l’idée de l’ordre, in-N', Paris, 1921 ; L. Mandoul, Joseph de Maistre et la politique de la maison île Savoie, in-8°, Paris, 1899 ; E. Dcrnicnglifiu, Joseph de Maistre mystique, in-8°, Paris, 1923 ; E. Daudet, Joseph de Maistre et Blacas, ln-8°, Paris, 1908 ; Sainte-Beuve, Port-Royal, t. iii, c. iv, 1837-1839 ; Portaits littéraires, t. ii, 1813 ; Causeries du lundi, t. iv, 1851, cl t. xv, 1860 ; Faguet, l J oliliques et moralistes au XIXe siècle, t. 1, Paris. 1801 ; Yialte, I.r catholicisme chez li s romantiques, In-16, l’nris, 1922 ; F. Baldensperger, L< mouvement des idées dans l'émigration française, 1789-1815, t. ii, 1925 ;

divers articles de la lu vue dis Deux Momies, du Correspondant, et en général les historiens de la littérature française sous le premier Empire ei la Restauration.

C. Constantin.