Dictionnaire de théologie catholique/MESSIANISME III. Etude synthétique 1. Origine et développement du messanisme

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Dictionnaire de théologie catholique
Texte établi par Alfred Vacant, Eugène Mangenot, Émile AmannLetouzey et Ané (Tome 10.2 : MESSE - MYSTIQUEp. 121-125).

III. ÉTUDE SYNTHÉTIQUE.


I. Origine et développement du messianisme.
II. Comparaison des idées messianiques entre elles (col. 1543).
III. Comparaison des idées messianiques avec des idées analogues d’autres peuples (col. 1552).
IV. Comparaison entre les prophéties de l’Ancien Testament et les faits du Nouveau (col. 1564).

I. Origine et développement du messianisme. —

Origine.


Au terme de nos recherches sur les formes successives du messianisme, des considérations d’ordre synthétique s’imposent. Et d’abord sur l’origine et le développement du messianisme. Pour ce qui regarde l’origine, il résulte de la manière dont nous avons fixé la date des prophéties qu’il faut considérer l’apparition des idées messianiques comme très ancienne. D’autre part, comme souvent les prédictions sont présentées en termes exprès comme venant de Dieu et que les prophètes ont la conviction la plus sincère d’être les porte-parole du Seigneur, il faut conclure au caractère surnaturel de cette origine : la vraie source du messianisme est la révélation divine. Ce caractère antique et surnaturel ressort si clairement de tout ce qui précède qu’il ne serait pas nécessaire de s’y arrêter.

Mais, de nos jours, on a entrepris de prouver juste le contraire, savoir que le messianisme est de date beaucoup plus récente que les livres bibliques ne tendent à le faire croire, et qu’il s’explique d’une façon purement naturelle. La conception d’après laquelle l’espérance messianique se trouve en Israël dès le commencement de son histoire et qui la fait venir en dernière analyse, de la révélation, se rencontre encore chez quelques protestants, à la fin du xixe siècle, chez C. v. Orelli, Die alltestamentliche Weissagung von der Vollendung des Gottesreiches, 1882 ; E. Riehm, Die messianische Weissagung, 2e éd., 1885 ; Ch. A. Briggs, Messianic Prophecꝟ. 1886 et sq. ; F. Delitzsch, Messianische Weissagungen in geschichtlicher Folge, 1890 ; au xxe siècle chez E. Kônig, Die messianischen Weissagungen des Allen Testamentes, 3e éd., 1925 ; mais la grande majorité des critiques essaient de donner du messianisme une interprétation plus ou moins rationaliste.

1. En premier lieu, il faut nommer le système de Wellhausen et de ses partisans. Pendant qu’Orelli, Riehm et Delitzsch replaçaient, plus qu’on ne l’avait fait auparavant, les anciens oracles dans leur milieu historique, Wellhausen et son école s’efforçaient de prouver que ce milieu historique, tel qu’on le suppose d’après les livres narratifs, n’est pas réel. Comme, d’après eux, Israël s’est développé à partir de notions très rudimentaires, les idées si élevées des premiers oracles messianiques sont absolument inconcevables pour le temps des patriarches, de Moïse ou de David. Ils en concluaient que tous les textes prophétiques qui les contenaient étaient inauthentiques, et appartenaient à des époques beaucoup plus tardives. Si les évolutionnistes s’étaient arrêtés à cette conclusion, on pourrait comprendre leur position comme conséquence de leur système. Mais ils sont allés beaucoup plus loin et n’ont pas non plus ménagé les ©racles des prophètes-écrivains.

Bien qu’ils nient mis en honneur les prophètes au détriment de Moïse et qu’il les aient glorifiés comme les pères du monothéisme moral, ils les ont d’autant plus dépréciés au point de vue messianique. Comme ils rejettent le caractère prophétique de leurs prédictions, ils ont voulu les expliquer « d’une façon psychologique ». A cette fin ils ont tout d’abord prétendu que les prophéties messianiques n’ont été primitivement que des pronostics politiques, fondés sur la situation de l’Étal juif et (les États voisins. Ce qui dépasse le cadre politique ou social aurait été ajouté après coup, I

De même toutes les prédictions de salut des prophètes préexiliens seraient également adventices : ces voyants qui reprochaient sans cesse aux Israélites leur idolâtrie, n’auraient pas pu leur prédire le salut mais seulement le malheur. Les rêves de bonheur qui se lisent maintenant dans leurs livres ne sont dus qu’à la débâcle nationale de 586. En troisième lieu ils écartent des prophéties préexiliennes toute allusion précise à un Messie personnel. La conception de ce roi idéal n’aurait pu surgir qu’au moment où la royauté n’existait plus en Israël, donc pendant ou après l’exil. Cette interprétation soi-disant psychologique des oracles préexiliens a eu comme conséquence la critique la plus radicale des livres prophétiques, et a donné naissance à l’hypothèse d’après laquelle beaucoup d’idées messianiques seraient dues à une infiltration du parsisme avec lequel les Juifs prirent contact pendant l’exil. Ce système, que Wellhausen n’avait fait qu’esquisser, a été développé entre autres par Hackmann, Die Zukunftserwartung des Jesaja, 1893, Volz, Die vorexilische Jahweprophelie und der Messias, 1897, Nowack, Die Zukunftshoffnungen Isræls in der assyrischen Zeit, dans Festschrijt fur Holtzmann, 1902, Marti, Die Ereignisse der letzten Zeit nach dem Alten Testament, 1893. Récemment encore il a trouvé un vaillant champion en la personne d’A. von Gall, Baaiveta toG ©eoû, eine religionsgeschichtliche Studie zur vorkirchlichen Eschatologie, 1926. Celui-ci se voit cependant obligé de reconnaître que la théorie pour laquelle il prend fait et cause est aujourd’hui assez généralement délaissée.

2. Vers la fin du xixe siècle, en effet, une forte réaction s’est exercée contre elle. Elle a été causée par les résultats des fouilles faites en Orient, qui prouvaient que bien des idées et institutions de l’Ancien Testament, pour l’origine desquelles Wellhausen avait postulé une date tout à fait récente, sont conformes à celles du plus vieil Orient. Par exagération on est allé jusqu’à prétendre qu’elles ne leur sont pas seulement conformes, mais aussi plus ou moins identiques. Cette manière de voir fut aussi appliquée au messianisme, dont on croyait découvrir les sources en Egypte et en Babylonie. Nous verrons, col. 1552 sq., ce qu’il faut penser du prétendu messianisme égyptien et babylonien. Il est cependant indispensable de mentionner ici la manière dont quelques exégètes ont exploité la mythologie babylonienne, pour arriver à une explication de l’eschatologie biblique absolument opposée à celle de l’école évolutionniste. Les auteurs de ce nouveau système sont Gunkel, Schôpfung und Chaos in Urzeit und Endzeit, 1895, Zum religiongeschichtlichen Verstandnis des Neuen Testamentes, 1903, et Gressmann, Ursprung des isrælilisch-jùdischen Eschatologie, 1905. D’après eux, l’eschatologie des Israélites date d’une époque bien antérieure à celle des prophètes. Elle aurait été importée de la Babylonie dès le deuxième millénaire avant Jésus-Christ. Sur les bords de l’Euphratc, dès les temps les plus reculés, on aurait cru que l’histoire de l’univers se déroulait dans un espace de temps exactement déterminé. Au moment où ce cycle prendrait fin, il y aurait des événements fout à fait semblables à ceux qui sont décrits dans les mythes pour le temps primordial : le monde retomberait dans un état chaotique, mais de nouveau aussi un dieu remettrait l’ordre dans l’univers’et créerait sur la terre un paradis pour les hommes. Les Israélites auraient d’abord accepté ces idées mythologiques telles quelles. Plus tard ils les auraient transformées et appliquées au destin de leur nation, dans ce sens que la catastrophe mondiale ne serait fatale qu’aux païens et que, par contre, elle procurerait aux Israélites le bonheur définitif. Cette forme populaire de l’eschatologie aurait été finale

ment épurée par les prophètes au point de vue moral.

Cette théorie est une pure chimère ; car, d’abord, les prémisses en sont absolument fausses : il n’y a pas d’eschatologie babylonienne (voir plus loin) et ensuite l’eschatologie biblique n’est pas en premier lieu, comme le supposent Gunkel et Gressmann, l’attente d’un cataclysme cosmique, mais l’espérance en une intervention extraordinaire du Dieu tout-puissant. Aussi ce système, malgré la manière vraiment spécieuse dont ses auteurs l’ont présenté, n’a-t-il pas trouvé beaucoup d’adhérents ; parmi eux il faut surtout nommer W. Stærk, Das assyrische Wcltreich im Urteil der Propheten, 1908. Cependant ceux qui l’ont élaboré ont le grand mérite d’avoir porté des coups décisifs à celui de Wellhausen.

3. Ces deux systèmes étant aussi discrédités l’un que l’autre, on cherche depuis quelques années à leur en substituer un troisième, d’après lequel l’origine de l’eschatologie de l’Ancien Testament ne devrait plus être cherchée ni dans les mythes babyloniens, ni dans les pronostics et désirs de la politique nationale des Israélites, mais dans la liturgie du culte de Jahvé. L’auteur de cette théorie est S. Mowinckel, Psalmenstudien, n. Das Thronbesteigungsfest Jahvàs und der Ursprung der Eschatologie, 1922.

Partant du principe établi par Grônbech que le culte formait le centre de toutes les religions antiques et qu’on croyait Dieu présent dans le lieu de culte pour y accorder le salut à ses fidèles, il prétend que les Israélites avaient, au moins dès le temps royal, une fête particulière pour célébrer Jahvé comme leur roi tout-puissant : la fête de l’intronisation. Cette fête était identique au jour du nouvel an et coïncidait avec celle des Tabernacles. En dernier lieu elle était une copie de la fête babylonienne du nouvel an. De même qu’en ce jour les Babyloniens glorifiaient Mardouk comme le grand protecteur dont dépend le destin du monde, ainsi les Israélites, en appliquant les anciens mythes de Mardouk à Jahvé, l’exaltaient comme leur sauveur. A cet effet ils l’intronisaient, année par année, par des cérémonies somptueuses, par une procession solennelle, par un vrai drame liturgique, comme le maître du monde et d’Israël qui abat tous ses ennemis et procure puissance et bonheur à ses fidèles. Au temps glorieux de David et de Salomon, cette fête de l’intronisation correspondait tout à fait à la situation brillante de l’État israélite, elle était la reconnaissance officielle de la royauté réelle et sensible de Jahvé. Après le schisme, la réalité contrasta bientôt et grandement avec le sens de cette fête. Précisément parce qu’elle faisait éclater ce contraste, la fête de l’intronisation a fait surgir la croyance eschatologique : les Israélites dont la foi fut de tout temps invincible se disaient que Jahvé, qui ne se montrait plus comme autrefois maître absolu de l’univers et protecteur infaillible de son peuple, se manifesterait dans l’avenir comme tel : ce serait le jour de Jahvé qui inaugurerait son empire absolu et le bonheur définitif d’Israël.

Telle est la manière dont Mowinckel dans sa très vaste étude essaie d’expliquer l’origine du messianisme. Hôlscher, plein d’admiration — il nomme le livre de Mowinckel la publication la plus géniale qui ait été faite durant ces dernières années dans le domaine de l’Ancien Testament — l’a reproduite dans sa conférence, Die Urspriinge der jùdischen Eschatologie, 1925 ; il l’approuve complètement à l’exception de la date où la célébration de la fête de l’intronisation aurait ouvert la perspective de l’avenir ; Mowinckel est pour le temps d’Amos, Hœlscher pour l’exil : « l’exil seul a séparé le culte de l’espérance », p. 14. Hans Schmidt, dans le compte rendu qu’il donne de l’ouvrage de Mowinckel dans la Theologische

Literalurzeitung, 1924, p. 77-81, accepte à peu près toutes ses idées ; depuis il les a développées dans une étude spéciale : Die Tronfahrt Jahves am Fesle der Jahreswende im alten Israël, 1927.

Il faut avouer que cette nouvelle explication a sur les deux autres l’avantage de replacer l’attente du royaume futur de Jahvé au centre de l’eschatologie juive, et il faut rendre hommage à la manière ample et suggestive dont elle est exposée. Mais l’hypothèse elle-même nous paraît dénuée de tout fondement. Car, d’abord, aucun texte n’atteste l’existence d’une fête d’intronisation en Israël : elle n’est mentionnée ni dans les parties législatives ni dans les livres historiques de l’Ancien Testament, et les prétendus psaumes d’intronisation (voir col. 1458 sq.), pour quelques versets qui s’y rapportent à des cérémonies cultuelles, ne peuvent pas davantage être allégués comme preuves de la célébration d’un tel jour. Le sens des passages bibliques dont on veut déduire l’existence de cette fête est tellement vague que personne ne l’y aurait soupçonné, si on n’avait su qu’une fête de ce genre était célébrée à Babylone, voir H. Zimmern, Das babylonische Neujahrsfest, 1926. Or la célébration d’une fête religieuse sur les bords de l’Euphrate ne saurait être un indice certain qu’il en ait existé une semblable en Palestine.

Si donc, au point de vue historique et exégétique, le système de Mowinckel est déjà bien invraisemblable, il ne l’est pas moins au point de vue psychologique : même si une fête d’intronisation avait existé, elle n’aurait jamais pu provoquer l’espérance messianique. Une fête peut bien ranimer les croyances déjà existantes, mais jamais elle ne les crée ; elle rend des idées religieuses plus intenses, mais elle ne les transforme pas. Aussi l’exposé, si vaste et si ingénieux qu’il soit, par lequel Mowinckel, dans le dernier chapitre de son livre : Vom Erlebnis zur Hofjnung, de l’expérience à l’espérance, p. 315-324, essaie de rendre plausible la façon dont l’expérience religieuse de la fête d’intronisation aurait amené les Juifs à attendre pour l’avenir une grande manifestation de Jahvé, n’est-il pas capable de rendre sa thèse psychologiquement probable. D’autant qu’il est lui-même loin de faire entrer en ligne de compte uniquement cette fête. Il dit très bien que par leur passé glorieux, l’exode, la législation au Sinaï, les victoires des Juges, de David et de Salomon, les Israélites étaient amenés à nourrir de grandes attentes et que les déceptions qui suivirent le règne de Salomon dirigeaient leurs espérances vers l’avenir. Et l’on comprend qu’il ajoute que ces faits favorisaient la naissance de l’eschatologie. Mais l’on ne comprend absolument pas que l’expérience cultuelle de la fête de l’intronisation ait pu faire naître cette eschatologie ; car l’influence plus ou moins magique et hypnotique que cette fête aurait exercée dans ce sens nous semble tout à fait imaginaire.

Cette explication est beaucoup trop artificielle pour être exacte. Aussi, dès qu’on admet, avec Mowinckel, que le contenu principal de l’eschatologie juive est la réalisation complète du royaume de Dieu sur la terre, dès qu’on est convaincu avec lui que l’espérance en la venue de Jahvé doit avoir son origine au sein d’Israël même, on rencontre dans l’histoire du peuple de Dieu, même en faisant abstraction de la révélation directe des idées messianiques, des faits autrement aptes que la « fête de l’intronisation » à figurer comme sources de l’eschatologie.

4. Sous ce rapport on pense spontanément à la manifestation de Jahvé au Sinaï. En effet, dix ans avant Mowinckel, peu satisfait lui aussi du système évolutionniste et mythique, un autre exégète, Sellin, a eu recours à cet événement primordial de l’histoire juive pour expliquer la genèse du messianisme.

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    1. MESSIANISME##


MESSIANISME, ORIGINE

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Ses idées sont contenues dans deux études : Die isrælitisch-jùdische Heilandserwartung, 1909, Deralttestamentliche Prophetismus, 1912, II » partie, Alter, Wesen, Ursprung der alttestamentlichen Eschatologie. Il relève tout d’abord, contre Gunkel et Gressmann, que l’eschatologie consiste, non pas en premier lieu, dans la perspective d’un cataclysme et d’un renouvellement de l’univers qui serait dû à des forces physiques sans que des causes morales y soient en jeu, mais dans l’attente de Jahvé qui viendra établir définitivement son empire et apporter à son peuple le salut, au monde incrédule le malheur. Il va ensuite à la recherche des plus anciennes traces de cette attente. La haute antiquité de celle-ci ressort déjà pour lui de la manière dont les prophètes-écrivains présentent les idées eschatologiques : ils n’expliquent jamais les termes qui les renferment, par exemple « jour de Jahvé », « reste sauvé ». Sellin en conclut que, dès le temps d’Amos, il étaient bien connus et « fortement enracinés », Prophetismus, p. 115. Au delà des prophètes-écrivains il découvre diverses descriptions des suites funestes du jour de Jahvé : savoir le cantique de Moïse, Deut., xxxii, qu’il plaçait alors (1912) entre Amos et Elisée, les paroles d’Élie, III Reg., xvii-xix, le cantique de Débora, Jud., v, l’autre cantique de Moïse, Exode, xv, qu’il date, comme celui de Débora, du temps des Juges. Comme témoignages préprophétiques de l’espérance qu’à son avènement Jahvé doit aussi réaliser le salut, il allègue entre autres les bénédictions mises dans la bouche des patriarches, Gen., xii, 3 ; xxvii, 28, la bénédiction attribuée à Moïse, Deut., xxxiii, 13 sq., 28 sq., et, comme plus anciens et plus importants, les oracles de Balaam qui appartiendraient au moins à l’époque de David. De tous ces textes Sellin tire la conclusion que, longtemps avant le temps prophétique et royal, Israël attendait pour l’avenir une manifestation extraordinaire de Jahvé qui devrait avoir des effets salutaires pour les uns et néfastes pour les autres.

A la question de savoir d’où cette espérance est venue aux Israélites, Sellin répond finalement que « l’origine de toute l’eschatologie de l’Ancien Testament est due à l’acte révélateur du Sinaï, par lequel fut déposé dans le cœur du peuple le germe de l’espoir -en une future apparition analogue de Jahvé par laquelle se réaliserait l’empire illimité du Très-Haut dans le monde », Prophetismus, p. 148. Les idées eschatologiques elles-mêmes n’auraient pas été révélées au Sinaï ; mais la manifestation grandiose de Jahvé aurait fait une telle impression sur les Israélites qu’ils se dirent plus tard que ce Dieu puissant interviendrait sûrement une seconde fois, pour leur accorder ce qui manquait encore à leur bonheur et s’imposer d’une façon plus efficace à tous les peuples. Avant la législation de Moïse ils auraient partagé les croyances de l’eschatologie mythique des autres nations de l’ancien Orient, dont Gunkel et Gressmann auraient rendu probable l’existence. Mais, par suite de l’événement du Sinaï, ils les auraient abandonnées pour en garder tout juste quelques éléments à titre d’ornements secondaires de leur nouvelle eschatologie.

En même temps que l’origine des idées messianiques en général, Sellin explique encore de cette façon l’attente d’un Messie personnel. Celle-ci remonte également, d’après lui, à une époque de beaucoup antérieure aux prophètes et aux rois, comme il résulte, par exemple, de ps. ii, de Gen., xmx, 10, et, surtout des oracles de Halaam. Dès les temps anciens, le Messie fut attendu comme un personnage parallèle à Jahvé et rpii serait, lui aussi, le chef de tous les peuples. La première impulsion à celle attente aurait été, ici encore, donnée par la révélation du Sinaï, en ce sens qu’on se disait que Jahvé, étant de sa nature inacces sible, il enverrait, au moment de sa seconde grande manifestation, un représentant en la personne d’un remarquable héros. Cependant Sellin ajoute que, faire dériver psychologiquement l’espérance en un Messie de l’eschatologie générale, ce n’est pas l’expliquer entièrement. Il faudrait supposer en outre, qu’elle est issue d’une tradition plus ancienne que la révélation du Sinaï. C’est à tort que Gunkel et Gressmann auraient cru trouver cette tradition dans la croyance orientale en un roi sauveur ; car une telle croyance n’a pas existé, en dehors d’Israël. Le prototype du Messie aurait été « l’homme primordial », c’est-à-dire un homme dont les Israélites auraient cru qu’il a existé avant tous les autres auprès de Dieu. Sellin déduit l’existence de cette idée de Dan., vii, 13 sq. ; Is., xlix, 1 sq. ; li, 17 ; Job, xv, 7 ; Mich., v, l b ; Is., ix, 5 ; Num., xxiv, 17, et la retrouve dans la mythologie du parsisme, pour en conclure qu’elle n’a pas été le privilège des tribus prémosaïques d’Israël. L’eschatologie juive aurait transformé cette figure mythique du commencement des temps en un Sauveur venant à la fin des temps.

Tel est le système élaboré par Sellin pour expliquer l’origine du messianisme. Il faut admirer la fermeté avec laquelle, à rencontre de la critique moderne, il reconnaît l’événement du Sinaï comme une vraie révélation divine et lui attribue un rôle aussi important dans l’histoire d’Israël. Il faut également avouer que la manière dont il fait de cette révélation la source du messianisme est intéressante et qu’elle contient beaucoup de vrai. L’alliance que le maître absolu du monde avait conclue avec Israël, dans le dessein de répandre son nom sur toute la terre, devait apparaître aux âmes réfléchies comme la préparation d’une alliance future conclue avec tous les peuples, et la manifestation si éclatante de la toute-puissance de Jahvé devait donner la garantie qu’il saurait imposer sa volonté à ceux qui ne la reconnaissaient pas encore. On peut donc dire que, dès la première heure, une tendance messianique était innée à la religion mosaïque, qu’il faut la regarder comme un germe qui tend à son plein épanouissement.

Mais ceci ne permet pas de faire dériver tout le messianisme de la révélation sinaïtique. Aussi bien la façon dont Sellin a essayé de le faire est-elle très arbitraire. Elle renferme surtout une grave inconséquence. Du moment qu’on regarde les sources bibliques comme dignes de foi, lorsqu’elles racontent la manifestation de Jahvé au Sinaï, il faut aussi leur prêter confiance quand elles attestent des révélations antérieures. Si, par contre, on tient l’histoire prémosaïque d’Israël pour une légende et les idées religieuses de cette époque pour des emprunts mythiques, il faudrait en faire autant pour la période mosaïque. Mais admettons que Moïse ait été le premier médiateur entre Dieu et l’humanité. Du moment qu’on reconnaît ce rôle au fondateur de la religion juive, quoi de plus naturel que de lui attribuer au moins le contenu essentiel des discours par lesquels il exhorte les Israélites à observer la Loi, en leur annonçant, suivant leur conduite, bénédiction ou malédiction, une période de bonheur ou de malheur. Mais combien inutile devient alors cette profusion de recherches scientifiques par lesquelles Sellin s’applique à prouver qu’il y avait en Israël, dès les temps les plus anciens, une attente de bonheur et de malheur extraordinaire 1 D’autant plus que l’eschatologie populaire qu’il établit est, comme nous l’avons vii, une construction chimérique.

Complètement incompréhensible est l’effort qu’il fait pour trouVer dans l’antique mythologie orientale et dans les croyances Israélites une tradition présinaïtique relative au Messie ; tout autant le

résultat auquel il aboutit, savoir l’idée d’un homme paradisiaque existant dès le commencement auprès de Dieu ; car ni les littératures païennes ni les livres bibliques ne la contiennent. Comment peut-on par exemple la déduire de cette question ironique que Job adresse à Eliphaz, xv, 7, : « Es-tu né le premier homme, as-tu été enfanté avant les collines ? » Même si cette conception légendaire avait existé, elle serait vraiment bien peu apte à servir de point de départ pour la formation de l’espérance en la venue du Messie.

Malgré les côtés faibles de son système, Sellin a fait école. Son opinion est adoptée par W. Eichrodt, Die Hoflnung des ewigen Friedens im alten Israël, dans Beitrage zur Fôrderung christlicher Théologie, xxv, 3, 1920 ; W. Caspari, Die Anfànge der alttestamentlichen Weissagung, dans Neue kirchliche Zeitschrift, 1920, p. 455-481 ; L. H. K. Blecker, Over inlioud en oorsprong van Isræls heilsverwachling, 1921 ; et même, parmi les catholiques, par M. Dùrr, Ursprung und Ausbau der isrælitisch-jùdischen Heilandserwartung, 1925, p. 3873. Celui-ci l’a transformée de la façon suivante. L’événement du Sinaï ne suffirait pas pour expliquer l’origine de l’eschatologie judaïque. Comme toutes les particularités saillantes de la nation et de la religion juives, celle-ci plongerait ses racines dans la foi en Jahvé : le jahvisme serait la source du messianisme. L’idée de Jahvé, du Dieu fort et vivant, seul maître absolu de l’univers, suggérait nécessairement cette autre que lui, le Très Haut, non seulement peut gouverner tous les peuples, mais qu’il le voudra certainement un jour. Le nom de Jahvé avait donc dès le commencement « un sens fortement eschatologique », comme s’exprime Diirr à l’exemple de Blecker. En outre, Israël, comme peuple élu de ce Dieu, devait nécessairement s’attendre à un avenir privilégié. Depuis le Sinaï, Jahvé était comme le mot magique qui unissait les Israélites et les entraînait à la lutte pour leur délivrance. Le vieux chant de Débora montre déjà l’enthousiasme que la présence de Jahvé au milieu de son peuple causait chez ses adorateurs. Lorsque, après les guerres victorieuses et le règne glorieux de David et de Salomon, Israël eut cessé d’être cet État puissant et heureux auquel on s’attendait par suite de la protection de Jahvé, les regards se dirigèrent vers l’avenir — - ici Dûrr dépend de Mowinckel — et on se dit que plus tard Jahvé établirait entièrement son royaume. Dans cette perspective se développa tout cet ensemble d’espérances de l’eschatologie populaire contre lesquelles les prophètes réagirent constamment.

L’espérance générale que Jahvé devait venir pour gouverner effectivement les peuples renfermait dès le commencement l’idée d’un médiateur, d’un représentant humain. En effet, cette dernière se rencontre déjà dans les textes les plus anciens, savoir les oracles de Balaam et la bénédiction que Juda reçut de Jacob, textes qui datent du temps des Juges. L’espérance en un héros glorieux s’enracinait de plus en plus dans le cœur du peuple. Elle fut particulièrement nourrie par l’impression que causait en Israël le règne si brillant de David. Par suite surtout des antiques promesses faites à la dynastie de ce roi, on rattacha l’espérance messianique à la maison royale de Jérusalem, et on se représenta le roi eschatologique comme un second David. Pour le développement ultérieur de l’idée du Messie, Dûrr renvoie à Sellin et se contente de relever le protévangile sans cependant en préciser le rôle.

Somme toute, Dûrr reproduit sans changement essentiel le système de Sellin. Chez lui l’inconséquence est même plus grande encore. S’il est vrai que le jahvisme, c’est-à-dire l’idée d’un seul Dieu, est due à la révélation, il s’ensuit que le messianisme,

DICT. DE THÉOL. CATHOL.

c’est-à-dire l’idée d’un sauveur et d’un salut futur est également de même provenance ; car le Pentateuque témoigne de l’origine surnaturelle de l’un autant que de l’autre. Toutes ces tentatives de faire dériver le messianisme uniquement du rôle que Jahvé a joué au milieu de son peuple n’ont pas de consistance.

Jahvé est donc non seulement indirectement, mais aussi directement l’auteur du mouvement messianique.

Développement.

De la discussion qui précède

sur l’origine du messianisme il résulte que cette question est étroitement liée à celle de son développement. En effet, la méthode d’après laquelle beaucoup d’auteurs tiennent à lui attribuer une formation purement naturelle et plus ou moins tardive, les amène à en imaginer un développement qui est non moins contraire à la réalité que leurs théories sur son origine. Le véritable développement de l’espérance juive se dégage de la suite historique des oracles, telle que l’établit une saine critique.

On y constate une première étape antérieure aux prophètes-écrivains. Elle s’ouvre par le protévangile qui promet à l’humanité déchue la victoire future sur le péché. Noé prévoit ensuite que Dieu entrera avec les Sémites en relation particulière. Ce privilège religieux de la race sémitique se réalise par la vocation d’Abraham et devient, conformément à la bénédiction reçue par ce patriarche, le gage d’une prospérité et d’une puissance exceptionnelle, qui doit faire un jour prévaloir les Israélites sur tous les autres peuples. Jacob prédit l’apparition d’un chef éminent qui étendra son sceptre, non seulement comme Juda sur les douze tribus, mais sur toutes les nations, et dont l’avènement marquera le commencement d’une fertilité merveilleuse du sol. Moïse n’entrevoit pas un temps nouveau et essentiellement meilleur destiné à remplacer celui qui va s’ouvrir par la conquête de Canaan : il présente l’entrée dans la Terre promise comme l’inauguration de l’état définitif des Israélites, état heureux et prospère à condition que soit observée la Loi. Il ne fait donc pas entrevoir la perspective du vrai temps messianique. David par contre, auquel Jahvé assure la durée éternelle de sa dynastie, décrit dans les psaumes n et cix l’intronisation à Sion d’un prince qui, par l’aide de Jahvé, doit gouverner tout l’univers.

A l’exception des paroles de Moïse qui n’appartiennent pas au cadre proprement messianique, tous ces oracles relatifs à l’avenir d’Israël contiennent uniquement des promesses.

Par suite, oubliant les menaces proférées par Moïse en cas d’infidélité, le peuple élu nourrissait les plus grandes espérances et s’attendait, surtout lorsque après le schisme sa situation n’était plus très brillante, à une intervention subite de Dieu qu’on appelait le « jour de Jahvé ». En face de cette mentalité, les prophètes viennent rappeler les conditions de l’alliance. Leur activité ouvre la seconde période du messianisme, qui va jusqu’à la destruction de Jérusalem. Jusqu’à cette date, tous sont unanimes à faire en premier lieu non pas des promesses, mais des menaces. Ils s’attaquent sans trêve à la conception que le peuple se faisait de la réalisation du bonheur messianique : Israël est devenu indigne de son Dieu, qui est obligé de venir en premier lieu pour le punir et le purifier. Lors du jugement, seul un petit reste survivra et verra l’accomplissement des antiques promesses.

Immédiatement après la catastrophe de 586, les prophètes changent d’attitude, une troisième période commence, caractérisée par le fait que les promesses occupent de nouveau la première place, tandis que accusations et menaces sont très rares. C’est de nouveau au peuple juif comme tel et non seulement à

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une petite élite que le salut est promis. D’après maint prophète, le jour de Jahvé, tout en s’annonçant très menaçant, ne sera désastreux que pour les païens, alors que par contre il doit être avantageux pour les Israélites.

Telles sont les trois étapes qui marquent le développement des idées messianiques en Israël. Beaucoup d’exégètes nomment la première l’époque du messianisme populaire, la seconde celle du messianisme prophétique.et la troisième celle du messianisme apocalyptique. Mais cette division n’est pas justifiée, car les textes préprophétiques, tout en contenant, surtout par rapport au Messie lui-même, des idées parfois rudimentaires, faisaient, autant que les oracles prophétiques, partie de la religion officielle ; seules les fausses conclusions qu’en tirait le gros du peuple, formaient une sorte de messianisme populaire. De même les prophéties exiliennes et postexiliennes ne diffèrent pas si essentiellement de celles qui les précèdent qu’il faille les désigner par un terme spécial. D’autant que les vrais livres apocalyptiques ne se distinguent que par la forme des écrits prophétiques.

La suite historique des idées messianiques ne présente donc en somme un développement progressif que dans une mesure assez restreinte. Souvent la continuité y manque. Plusieurs des oracles les plus importants, non seulement de la première période mais aussi des deux autres, ont un caractère abrupt. Les différents prophètes tiennent moins compte des conceptions de leurs prédécesseurs que des circonstances de leur temps, et s’en inspirent pour y rattacher leurs espérances. On a souvent l’impression que les idées nouvelles d’un voyant remplacent les idées antérieures plutôt qu’elles ne les complètent. On dit parfois que les prophètes ont travaillé successivement à la peinture d’un seul grand tableau de l’ère messianique ; il serait plus exact de dire que chacun d’eux a tracé son tableau à lui.