Dictionnaire de théologie catholique/ORGUEIL I. Origine de la notion morale d'orgueil

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Dictionnaire de théologie catholique
Letouzey et Ané (Tome 11.2 : ORDÉRIC VITAL - PAUL (Saint)p. 138-140).

ORGUEIL. — Ce mot traduit la superbia des théologiens. On le préfère au substantif superbe qui signale un accompagnement de faste et de vaine gloire, étranger au sens théologique du vocable latin ;

au reste, la qualité française de superbe est-elle moins authentique que celle d’orgueil. Par ce dernier mot, Bossuet et Pascal ont traduit la superbia de saint Jean et de saint Augustin ; plus généralement, ces auteurs et d’autres ont usé du mot d’orgueil comme du correspondant français de superbia. Voir : Littré, Dictionnaire de la langue française, aux mots : orgueil, superbe. — I. Origine de la notion morale d’orgueil. II. Élaboration théologique de la notion morale d’orgueil (col. 1414).

I. Origine de la notion morale d’orgueil. — 1° Morales antiques.

Le catalogue des vertus et

des vices établi par Aristote au IIe livre de l'Éthique Nicomachécnne ne comprend ni l’humilité ni l’orgueil. La vertu la plus semblable à l’humilité serait celle-là que le Philosophe députe aux honneurs médiocres, et qui est à la magnanimité comme la libéralité à la magnificence ; elle n’a du reste point de nom. L’homme qui la pratique et se retient de poursuivre les honneurs qu’il ne mérite pas est cependant désigné comme tempérant — owçpcov, temperatus — en un texte que saint Thomas d’Aquin a remarqué (Elh. Nie., IV, 10, 11256, 13 ; Comm. saint Thomas, t. IV, lect. xii), et dans lequel ce théologien discerne une annonce de la vertu d’humilité : Philosophus in IV Ethicorum cum qui tendit in parva secundum suum modum dicit non esse magnanimum sed temperatum : quem nos humilem dicere possumus. II '-IF 3, q. clxi, a. 4. Mais ce n’est ici de la part de saint Thomas qu’une accommodation, attendu qu’il ne tient ni comme orgueil ni comme contraires à l’orgueil les vices opposés à cette vertu, et qu’il connaît sous les noms de pliilolimia et d’aphilotimia, In II Eth. Nie., lect. ix, signalés derechef en une étude sur la magnanimité, IIa-IIæ, q. cxxix, a. 2.

Par accident, la traduction latine de l'Éthique Nicomachécnne dont usait saint Thomas porte une fois le mot superbus : Videtur autem et superbus esse audax et fictor fortitudinis. In III Eth. Nie., lect. xv ; cf. IP-II 33, q. clxii, a. 7, ad 5um, par quoi est traduit le grecàXaÇtàv (Eth. Nie., III, 10, 11156, 29), dont le dérivé àXaÇovela est ailleurs traduit par jactantia II, 7, 1108a, 21 sq. ; S. Thomas, t. II, lect. ix ; IV, 13, 1127a, 13 sq. ; S. Thomas, t. IV, lect. xv). Aristote oppose du reste ce vice à la vertu de vérité et c’est sous le nom de jactantia qu’il sera en effet introduit dans la morale thomiste : IF-IF 3, q. cxii. Saint Thomas a expressément avoué le défaut de la vertu d’humilité, d’où se déduit la notion de l’orgueil, en la morale d’Arislote et l’on sait qu’il n’est guère enclin à appauvrir le Philosophe : Philosophus intendit agere de virtutibus secundum quod ordinantur ad vitam civilem in qua subjectio unius hominis ad alterum secundum legis ordinem determinatur et ideo continetur sub justilia legali. Humilitas autem, secundum quod est specialis virtus, præcipue respicit subjectionem hominis ad Deum, propter quem etiam aliis humiliando se subjicit. IF-II 33, q. clxi, a. 1, ad 5°, n. Ces observations nous disposent à mieux entendre le trait selon lequel se signalera singulièrement l’orgueil. Comme l’humilité n’est point spécialement vertu de la cité terrestre, ainsi l’orgueil troubler a-t-il plus que le bon ordre des hommes entre eux ou de l’homme avec soi.

Le mot de superbia est fort commun dans la littérature latine, et il y désigne de préférence cette excessive élévation de l'âme et cette grandeur immodérée que nous entendons aussi sous le mot d’orgueil. On tient la superbia pour un vice : mais le mot n’a pas été soumis, semble-t-il, à un traitement technique qui lui fixât un sens distinct parmi ce vaste désordre de l’amour des grandeurs où la théologie catholique devait introduire tant de discernement. Et il n’ap paraît pas que l’on blâme jamais dans la superbia cette rébellion contre Dieu qui sera la maire singulière de l’orgueil en cette même théologie.

Écriture sainte.

En maints endroits de l’Ancien et du Nouveau Testament est recommandée

l’humilité, comme est blâmé l’orgueil. On le fait en des termes de morale commune, par exemple, Tob., iv, 14 ; Prov., xvi, 18 ; Eccli., x, 9 ; xxxii, 1 ; plus précisément, on signale la particulière répugnance de l’orgueil à Dieu, Prov., xvi, 5 : Abominatio Dei est omnis arrogans ; I Pet., v, 5 : Omnes autem invicem humilitalem insinuate, quia Deu- ; superbis resistit, humilibus autem dat gratiam ; Jac, iv, 6 : Propter quod dicit : Deus superbis resistit, humilibus autem dat gratiam. Le texte cité en ces deux derniers endroits est celui de Prov., iii, 34, d’après la version des LXX. Cf. Jac, iv, 10. Sur ces versets de Jac, voir le commentaire de J. Chaîne, L'épltre de saint Jacques, Paris, 1928 : la théologie catholique devait remarquer ce spécial rapport de l’orgueil avec Dieu. En des textes qui devaient faire loi et être infiniment commentés, l’Ecclésiastique a enseigné une certaine primauté de l’orgueil sur tous les péchés : Quoniam initium omnis peccati est superbia, x, 15 ; Initium superbise hominis apostatare a Deo, x, 14. L’un des signes du Messie, selon que l’annoncent les Psaumes, par exemple xxi, 7, et Isaïe, notamment c lui, est son extraordinaire abaissement ; les évangiles relèvent le même trait ; et saint Paul a magnifiquement célébré l’exemple incomparable de l’humilité du Sauveur, Phil., il, 5-8. Cassien et après lui saint Grégoire le Grand ont ingénieusement mais efficacement opposé, par un choix de textes scripturaires, l’orgueil du diable et l’humilité de Notre-Seigneur (cf. in/ra). L’enseignement du Sauveur a confirmé son exemple.

Les auteurs ecclésiastiques et les Pères.

On voit

comme la notion morale d’orgueil obtient dans l'Écriture une force et une valeur inconnues soit des philosophies soit des consciences païennes. En méditant sur cette révélation, la tradition chrétienne découvre ou signale certains traits de l’orgueil, par où se prépare la définitive élaboration théologique de cette donnée révélée.

1. Saint Augustin a proposé de l’orgueil une définition désormais célèbre : Quid est autem superbia nisi pcrversiv celsitudinis appelitus ? Perversa enim celsitudo est, deserto eo cui débet animus inhserere principio, sibi quodammodo fteri atque esse principium. Hoc fit cum sibi nimis placet. Sibi vero ita placet, cum ab illo bono immulabili déficit quod ei magis placcrc debuit quam ipse sibi. De civitate Dei, t. XIV, c. xiii, P. L., t. xli, col. 420. Une telle définition signale en l’orgueil cette substitution que l’on fait de soi à Dieu, qui est, en effet, la nature singulière de l’orgueil. Cf. ibid., I. XIX, c.xii, col. 639 : Sic enim superbia perverse imitatur Deum etc. L’orgueil est un péché spécial, et tellement qu’il se rem outre jusque dans des actions d’ailleurs vertueuses ; tous nos péchés ne procèdent pas de l’orgueil. De natura et gratia, xxix, 33, t. xliv, col. 203. Que l’orgueil soit le commencement de tout péché, ainsi que le veut Eccli. (cf. supra), il faut l’entendre en ce sens que le diable, qui tente de renverser l’homme, a lui-même succombé à l’orgueil (ibid.) ; ce péché de plus a été celui de nos premiers parents, De civ. Dei, t. XIV, c. xiii, t. xli, col. 420, et nous en héritons dans le péché originel, Enchiridion, xlv, t. xl, col. 254. Sur ce dernier point, voir Kors, La justice primitive et le péché originel, le Saulchoir, 1922, p. 17-18. Il est utile à l’orgueilleux de tomber en un péché manifeste d’où il puisse tirer remède pour son orgueil, De civ. Dei, t. XIV, c xiii, t. xli, col. 422.

2. Cassien a exposé une doctrine importante de l’orgueil. Le suprême combat, une fois défaits les

sept premiers vices, se livre contre l’orgueil, de nos maux le plus ancien et le dernier guéri. Selon qu’il tente les parfaits ou les commençants, l’orgueil est spirituel ou charnel. L’orgueil spirituel semble être, selon Cassien, celui de l’homme vertueux qui s’attribue à soi-même sa perfection, méconnaissant ainsi la nécessité du secours de Dieu. Il fut le péché de l’ange et du premier père. A la différence de tout autre péché il s’oppose à Dieu même : Hsec vero proprie perlingit ad Deum et ideirco eum specialiter digna est habere contrarium. De cœnobiorum institutis, t. XII, c. vii, P. L., t. xlix, col. 435. On n'échappe à cet orgueil qu’en répétant à chaque progrès dans la vertu : Non ego sed gratia mecum ; gratia Dei sum id quod sum. lbid., c. ix. En ces explications se découvre à merveille le rapport d’une notion morale inconnue des philosophes avec la doctrine chrétienne de la nécessité du secours divin et de la grâce. Au lieu que les autres vices ruinent une seule vertu, l’orgueil les ruine toutes. Ibid., c. ni. Dieu châtie l’orgueil en permettant que l’orgueilleux tombe dans les vices de la chair, selon que l’enseigne saint Paul aux Romains. Ibid., c. xxi-xxii. Cassien distingue cet orgueil de la vaine gloire ; mais ces deux vires sont ensemble séparés des six autres, et ils ne fructifient que lorsque ceux-là sont arrachés. Collât., V, x. P. L., t. xlix, col. 022-624. L’orgueil charnel est celui qui rend le moine désobéissant, âpre, cupide, etc. Cette partie de l’exposé de Cassien se recommande par la description précise, piquante, judicieuse de ces moines pleins d’eux-mêmes.

3. On sait que saint Benoit a réduit l’essentiel de son ascèse dans le chapitre vu de sa liègte, où sont décrits les douze degrés d’humilité. Sous ce nom, il ne s’agit pas seulement des actes de cette vertu spéciale ; mais il est signalé que la volonté propre est cela qui oppose le plus grand obstacle à la charité. Et cette pe/isée n’est pas sans parenté avec celle de la théologie qui attribuera à l’humilité et à l’orgueil une certaine primauté, chacun en son ordre. P. L., t. lxvi, col. 372 sq. Voir dom Baker, Sancta Sophia, le chapitre sur l’humilité.

4. L’orgueil, selon saint Grégoire le Grand, est le roi suprême de cette armée du vice, dont les chefs sont les sept vices principaux. Quand l’orgueil a conquis un cœur, le reste suit : Ipsa namque vitiorum regina superbia cum devictum plene cor cœperit, mox illud seplem principalibus vitiis quasi quibusdam suis ducibus devastandum tradit. Quos videlicet duces exercitus sequitur… Radix quippe cuncti mali superbia est de qua, Scripti.ra attestante, dicitur : Initium omnis peccali est superbia. Primæ autem ejus soboles, septem nimirurn principalia vitia… Moralia, t. XXXI, c. xlv, P. L., t. i.xxvi, col. 620-623. L’idée d’une certaine primauté de l’orgueil est donc reprise ici ; cf. ibid., I. XXXIV, c. xxin : Nulla quippe mata ad publicum prodirent nisi hsce mentem in occulto constringeret. P. L., ibid., col. 744. La division de Cassien n’obtient pas chez saint Grégoire un égal relief ; mais notre auteur reconnaît en revanche quatre espèces d’arrogance, que retiendra la théologie postérieure. L. XXIII, c. vi, col. 258-259. Par-dessus tout, saint Grégoire décrit une psychologie de l’orgueilleux, I. XXXIV, fin du c. xxii et c. xxin. Plusieurs traits sont empruntés à Cassien, d’autres sont originaux : l’ensemble est inimitable. Les variétés de l’orgueil, les signes où il se trahit, ses effets secrets et manifestes, saint Grégoire excelle à les dénoncer, jusqu'à ce trait d’un puissant raflinement : Hsec in eo quod sponte non appétit nulla exhortatione flectitur, ad hoc autem quod latenter desiderat quærit ut cogatur quia dum metuit ex desiderio suo l’ilescere, optât vim in sua voluntate tolerare. P. L., t. lxxvi, col. 747. On ne peut espérer retrouver dans les morales plus systématiques des théologies posté rieures cette collection d’observations vives, et que la réflexion n’a pas encore dépouillées des charmes <'.e l’expérience. A l’imitation de Cassien, saint Grégoire exploite avec beaucoup l'éloquence et dans un mouvement fort pathétique l’enseignement de l'Écriture sur l’orgueil du diable et l’humilité de Jésus-Christ. Ibid., P. L., t. lxxvi, col. 718-749. Cf. Cassien, De cœn. inst., XII, viii, P. L., t. xlix, col. 435-436. Entre les etïels de l’orgueil, saint Grégoire a singulièrement signalé cette impuissance où est réduit l’orgueilleux de goûter encore la saveuf de la connaissance : l’orgueil induit en maintes erreurs, mais cela même qu’il laisse connaître en vérité, il ne permet pas qu’on en perçoive la douceur : Qui elsi sécréta quædam intelligendo percipiunt, eorum dulcedinem experiri non possunt ; et si noverunt quomodo sunt , ignorant, ut dixi, quomodo sapiunt. Mot., t. XXIII, c. xvii, P. L., t. lxxvi, col. 269-270. Sur ce point, saint Grégoire abonde ; et l’on ne sera pas surpris que saint Thomas ne l’ait pas négligé en sa théologie.

5. Saint Isidore a brièvement traité de l’orgueil. Sententise, II, xxxviii. P. L., t. lxxxiii, col. 639-640. La gravité suprême de l’orgueil vient des personnes qui le commettent, des vertus d’où il procède, de sa dissimulation. Il est plus grave que la luxure, bien que moins honteux ; la luxure sert de remède à l’orgueil. Tout pécheur est orgueilleux, méprisant le précepte divin dans son péché : ainsi faut-il entendre Eccli, x, 15. Principe de tout péché, l’orgueil est aussi la ruine de toute vertu. L’ange est tombé par orgueil. Thèmes remarquables, mais bruts, et que la théologie affinera. — L'étymologie du mot au 1. X des Ety mologiæ, P. L., t. lxxxii, col. 393 : Superbus dictus, quia super vult videri quam est ; qui enim vult supergredi quod est, superbus est.

6. On retrouve dans l’opuscule de saint Bernard, De gradibus humilitatis, P. L., t. clxxxii, col. 940 sq. cette prééminence de l’orgueil entre tous les vices, attestée jusqu’ici par tant d’auteurs. Ce traité, on le sait, est une reprise des douze degrés de l’humilité selon saint Benoît, mais considérés selon l’ordre inverse, c’est-à-dire comme les douze degrés descendants de l’orgueil, le premier degré de l’orgueil correspondant au douzième de l’humilité, etc. Ici, comme en saint Benoît, il ne s’agit pas rigoureusement de ce vice ni de cette vertu, mais il demeure remarquable que l’on décrive l’accès à la vie spirituelle en ces termes-là. L’humilité conduit au premier degré de la vérité qui est la connaissance de soi-même ; d’où l’on passe au se : ond, de la connaissance miséricordieuse du prochain ; d’où l’on passe au troisième, de la pure contemplation de Dieu. En contrariant l’humilité, l’orgueil est donc l’obstacle radical de la perfection : Qui ergo plene veritatem in se cognoscere curât, necesse est ut semota trabe superbiæ quæ oculum arcet a luce, ascensiones in corde suo disponat, per quas seipsum in seipso inquirat, et sic posl duodecimum humilitatis ad primum verilatis gradum pertingat. P. L., col. 949-950.

Maints autres auteurs ont écrit sur l’orgueil avant l'âge des systèmes théologiques. Nous avons relevé ceux-là de qui la théologie devait principalement s’inspirer. L’orgueil, proposé comme nous venons de voir, sera désormais soumis à des analyses et traité selon des méthodes qui nous livreront de cette chose morale la connaissance théologique la plus accomplie.