Dictionnaire de théologie catholique/PÉCHÉ VIII. Péché mortel et péché véniel

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Dictionnaire de théologie catholique
Letouzey et Ané (Tome 12.1 : PAUL Ier - PHILOPALDp. 120-135).

VIII. PÉCHÉ MORTEL ET l'ÉCHÉ VÉNIEL. Ici se situe,

dans la théologie de saint Thomas, l'étude expresse de cette distinction célèbre, dont il estime qu’elle se prend du reatus pœnje causé par le péché. Mortel et véniel qualifient le péché par rapport à cet effet dont nous savons qu’il oblige tantôt à la peine éternelle, tantôt à une peine temporelle. Il est important de n’en point déplacer l'étude, quitte, bien entendu, à donner à celle-ci plein développement. Dans les livres modernes de théologie, cette distinction a obtenu un relief privilégié, mais qui menace l’exactitude des notions ici engagées ; dans l’appréciation commune, on borne volontiers à ces deux termes le discernement de la conscience morale. Remettre cette étude en son lieu véritable, est une réparation commencée de l’un et l’autre dommage.

La division des péchés en mortels et véniels est dans la théologie un héritage de la tradition. L’ancienne littérature chrétienne emploie ces mots, mais dont le sens n’est pas aussitôt fixé. Celui de péché mortel, mortale, ad mortem, npoç Oâvocrov, dépend directement du texte, d’ailleurs très obscur, de saint Jean : e Si quelqu’un voit son frère commettant un péché qui n’est pas pour la mort, il priera et il lui donnera la vie, à ceux qui ne pèchent point pour la mort ; il y a un péché pour la mort, ce n’est point pour celui-là que je dis de prier. » I Joa., v, 16. Celui de véniel évoque le pardon que mérite un péché, soit qu’il ait été commis sous une forte tentation, soit qu’on le veuille signaler éomme rémissible de sa nature, soit que l’auteur en ait fait pénitence. Dans l’ancien régime pénitentiel, sont dits mortels les péchés qui privent de la vie du Christ et de la communion des fidèles ; on ne s’en délivre que dans la pénitence publique et par l’intervention du pouvoir des clés ; mais le catalogue en diffère comme celui des péchés capitaux, dont ils sont alors synonymes. Voir art. Pénitence. Chez Tertullien, De pudic.ilia, la différence des fautes plus graves et moins graves se considère selon que Dieu seul ou l'Église les peut remettre ; c’est donc une théologie de la rémission des péchés qui est engagée là. Cf. Cavallera, art. cit., mars 1030, p. 54-58. Origène abonde en distinctions iclatives à l’inégale gravité des péchés. Sa théorie des péchés incurables est d’interprétation difficile ; mais elle concerne certainement le mode de rémission des péchés el la pénitence laborieuse requise pour quelques-uns d’entre eux. Saint Augustin, entre tous, a élaboré la distinction des péchés mortels et véniels en un sens qui commande la théologie postérieure. A la différence des péchés mortels (letalia, mortifera crimina), les péchés véniels (venialia, le via, quotidiana) n'ôtent point la vie de l'âme, qui ( « insiste dans l’amour et dans l’union avec Dieu ; on y aime la créature non ; i l 'encontre de Dieu mais en dehors « le lui ; ils n 'entraînent pas une séparation éternelle d’avec Dieu : ils sont remis par la prière, le jeûne, l’aumône (tandis que lis péchés mortels sont soumis au pouvoir des clés : où cette théorie

révèle son al tache a la tradition) ; on les expie dans

cet le vie, et s’ils ne l’ont pas été, l’autre vie y pourvoit. Cf. Vlausbach, Die Elhikdes M. Augustinus, f. i, p. 2352 : ' » 't ; art Vugustin, ci dessus, t. I, col. 2110-2111. l’ar ailleurs, un texte de saint Paul, remarqué par 'ères latins et la tradition scolastique, devait être mis en rapport ave ; la théologie du péché véniel : [Cor., iii, io ].">. notamment : Si (pus autem su pertedi /irai super fundamentum hoc, aurum, argentum, l<ijiul< s preliosos, ligna, Jœnum, stipulant, uniuscujiuque opiu

dict. di ; im ur. i rnoL.

manifestum erit… Si cujus opus arseril, detrimentum patietur : ipse autem salous erit, sic tamen quasi per ignem. Dans la Somme théologique, Ia-IIæ, q. lxxxix, a. 2, saint Thomas entend par le bois, le foin, le chaume les péchés véniels eux-mêmes, et qui s’attachent aux personnes occupées des choses terrestres ; ils seront brûlés soit en cette vie, soit en l’autre, mais l'édifice spirituel n’en sera pas détruit, comme ces matériaux peuvent être consumés sans qu’en pâtisse la substance de l'édifice. Pour les personnes retirées des soins de ce monde, elles commettent assurément des péchés véniels, mais elles ne les accumulent pas, car ils sont purgés très fréquemment par leurs actes de charité. En réalité, saint Paul entendait symboliser l’enseignement frivole de certains prédicateurs, mais qui d’ailleurs édifiaient sur le fondement authentique, savoir le Christ Jésus. De ce qu’il dit néanmoins de leur châtiment, il ressort qu’il y a des fautes, qui en sont de véritables, que ne punit point le feu éternel de l’enfer : « Le dogme catholique des péchés véniels et celui du purgatoire trouvent ainsi dans notre texte un très solide appui. » Prat, La théologie de saint Paul, 9e éd., t. i, p. 112. Sur l’exégèse traditionnelle de ce texte, où se découvre l’origine de l’interprétation de saint Thomas : Landgraf, / Cor., ni, 10-17, bei den lateinischen Vàtern und in der Frùhscholastik, dans Riblica, 1924, p. 140-172.

Des interventions du magistère ont sanctionné en cette matière, et à l’occasion de certaines erreurs, quelques-uns des enseignements communs de la théologie catholique. Le concile de Trente invoque, à rencontre de Luther, la distinction des péchés véniels et des péchés mortels. Sess. vi, c. n et can. 23, 25, 27, Denz., n. 804, 833, 835, 837. De Luther, Léon X déjà avait condamné cette proposition que nul n’est sûr de ne point toujours pécher mortellement, à cause du vice caché de l’orgueil. Bulle Exsurge Domine, 15 juin 1520, Denz., n. 775. Calvin dirigea un écrit contre le concile de Trente, Acla synodi Tridenlinæ (cum antidoto), en 1547, où, sur le can. 27 ci-dessus allégué, il enseigne que tous les péchés en fait sont mortels à cause de la loi de Dieu, bien que tous de soi fussent véniels. L’une des propositions de BaïUS condamnées par Pie V est la suivante : Xuttiim est peccalum ex natura sua veniale sed omne peccatum meretur pœnarn œternam, prop. 20, Denz., n. 1020. Cette décision rend difficilement soutenable une doctrine autrefois défendue par Gerson que tout péché est de sa nature mortel, et qu’il n’en est de véniels que par la bienveillance de la miséricorde de Dieu. De vila spirituali, dans Opéra omnia, Anvers, 1706, t. III ; cf. t. i, Inlrod., p. cxlix-cl.

l.a théologie de saint Thomas, que nous devons exposer, conclut en ceci un long cffort. A partir des données que nous avons dites, et conformément au sentiment commun de deux ordres de péchés, les scolastiques ont poursuivi la différence essentielle du péché mortel d’avec le péché véniel : ils se sont répan dus en des opinions variées. L’objet de saint Thomas fut de signaler de telle sorte cette différence que l’on pût accueillir sous elle ce qu’il y avait d’irrécusable à Ce sujet dans la pensée théologique et dans la tradition

(h réi lenne. Ce souci d’une organisation explicative est très visible dans la rédaction du De malo. q, vii, a. 1 ; un bref commentaire historique de cet article dans I-'. Blaton, De peccato veniali. Doclrina scholasticorum unir s. Thomas, dans Collaliones Gandavenses, 1928, p. 134*1 12. Nous répartissons selon ces trois membres l’exposé

qui suit : 1° la division i pèche en mortel et véniel : 2° l’ordre du péché Véniel au péché mortel et réciproquement (col, 244) ;. ; le péché véniel en lui même (col. 247).

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    1. PECHE MORTEL ET PECHE VÉNIEL##


PECHE MORTEL ET PECHE VÉNIEL. DIFFÉRENCE

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I. LA DIVISION DU PÉCHÉ EN MORTEL ET VÉNIEL. —

Le point de discernement.

Le péché est mortel qui

fait contracter au coupable la detle d’une peine éternelle, véniel qui n’emporte l’obligation que d’une peine temporelle. De là part, nous l’avons dit, la présente recherche.

Mais il est clair que cette différence dans le realus consécutif au péché dépend elle-même d’une différence antérieure. Elle tient, on le sait déjà, au caractère irréparable ou non du péché, lequel dépend à son tour du principe ôté ou sauvé de l’ordre moral, savoir l’adhésion de la volonté à la vraie fin dernière. De même que ne peut corriger son erreur l’intelligence qui se trompe sur les principes mômes de ses connaissances ; de même que ne peut se guérir l’organisme corrompu dans le principe même de la santé et de la vie ; ainsi la volonté privée d’adhérer à la vraie fin dernière est vouée à un éternel désordre. L’image de la mort convient bien à cette condition ; comme celle du pardon et de la rémission au cas d’une volonté déréglée en quelqu’un de ses amours, mais non pas dans le principal. Entendus ainsi, mortel et véniel, on le voit, s’opposent comme péchés, encore que ces mots, pris en leur sens propre, ne disent point entre eux opposition. Mais il est commun que des mots, non opposés selon leur sens propre, le soient et rigoureusement selon leur sens métaphorique : ainsi riant et desséché dits de la prairie.

L’origine de la différence.

Reste que du péché

mortel et du péché véniel, on poursuive l’origine. Ils signifient quelque chose dans l’acte du péché. Car ôter le principe de l’ordre moral ou le respecter, d’où vient au péché sa qualité de mortel ou de véniel, dépend d’une différence en cela même qui obtient ces divers effets. Il la faut découvrir, et déclarer en vertu de quoi certains actes mauvais vont jusqu’à exclure l’adhésion de la volonté à la vraie fin dernière, cependant que d’autres ne le font pas.

1. L’objet.

Il est certains objets de l’action

humaine de telle nature qu’ils emportent une opposition à la fin dernière, et que la volonté ne s’y peut porter sans rompre avec ce principe du bon ordre raisonnable. Et parce qu’il est une vertu dont l’objet est précisément la fin dernière, savoir la charité, nous disons avec assurance que tout acte contraire à la charité est un péché mortel. Saint Thomas recourt invariablement à ce critère de l’opposition à la charité quand il veut déterminer si quelque acte mauvais est ou non un péché mortel. Voyons-en les conditions principales et nous aurons acquis en cette matière les principaux discernements.

Il faut tout d’abord prendre garde que l’objet de la charité est Dieu, mais aussi le prochain aimé selon Dieu. Il est impossible de ne pas aimer le prochain et cependant d’aimer Dieu ; c’est ici que la théologie rejoint le mot célèbre de saint Jean : « Celui qui dit aimer Dieu et n’aime pas son frère est un menteur. » Rompent donc le bon ordre de la volonté à la fin dernière les péchés contraires directement à l’amour de Dieu, mais aussi les péchés contraires à l’amour du prochain. Les deux amours n’en sont qu’un seul et nos frères sont à notre premier amour un objet inséparable de Dieu. Dans la Somme, on trouvera la liste et l’étude des péchés contraires à l’amour du prochain au traité de la charité. II 3 - !  ! 86, q. xxxiv-xliv. Il faut ensuite remarquer qu’il n’en va pas de la charité comme d’une vertu particulière, à laquelle sont contraires seulement les vices regardant le même objet. L’amour institue entre ceux qu’il unit un régime de relations que l’on ne méconnaît qu’au mépris de l’amour même : le parjure, par exemple, et l’adultère sont des péchés mortels, car il n’est pas possible de prendre Dieu à témoin d’une fausseté et de l’aimer, d’aimer son prochain et de lui faire cet outrage. Ces

actes proprement contraires à la religion ou à la justice sont en même temps contraires à la charité. En outre, l’amour de Dieu emporte l’adhésion aux volontés divines, quelque matière qu’elles concernent : Est igitur de ratione caritalis ut sic diliyat Deum quod in omnibus Délit se ei subjicere et prxceptorum ejus reyulam in omnibus sequi. Ibid., q. xxxiv, a. 12. Sont donccontraires à la charité les actes contraires aux préceptes exprimant les volontés divines. On reconnaîtra cette contrariété selon la nature même de l’acte commandé : car il y a certainement une proportion entre la bonté de cet acte et l’imposition que Dieu nous en fait : Quia cum voluntas Dei per se feratur ad bonum, quanta uliquid est melius, tanto Deus vult iltud magis impleri. Ibid., q. cv, a. 2. Il faut enfin considérer que Dieu a établi entre les hommes la hiérar : hie des supérieurs et des sujets : on enfreint donc la volonté de Dieu si l’on transgresse les préceptes de ceux qui le représentent auprès de nous ; sans compter que l’on contrarie du même coup l’amour que l’on doit à ce prochain. Le discernement du péché mortel est ici moins assuré : car on jugera de ces préceptes selon la volonté des législateurs, et ceux-ci ne mesurent pas nécessairement leur volonté sur la bonté de ce qu’ils commandent : Et ideo ubi obligamur ex solo homini.% preecepto non est gravius peccatum ex eo quod majus bonum præteritur, sed ex eo quod præteritur quod est magis de intenlione præcipientis. Ibid. On appréciera cette intention selon les paroles mêmes du législateur, ou les peines dont il menace la transgression de la Ici, ou même, dans une mesure, selon l’importance de la matière en cause. Car de bons théologiens estiment que le législateur, astreint aux règles de la prudence, ne peut arbitrairement attacher une obligation rigoureuse à une matière insignifiante (Salmanticenses, disp. XIX, n. 27) : ses lois alors ne seraient plus de vraies lois. Sur tout ce paragraphe : Salm., disp. XIX, n. 25-32.

Il n’y a rien ici qui ne soit rigoureusement conséquent avec l’idée d’abord proposée du péché mortel. Il serait important, pour l’éducation des consciences, qu’on ne s’en tînt pas à enseigner des catalogues fixés de péchés mortels, mais que l’on découvrît le rapport de ces actes avec la fin dernière, qu’ils contrarient. Un acte n’est pas tenu pour péché mortel arbitrairement : il porte en lui cette opposition funeste avec le principe même de la vie morale, auquel il faudrait que nous fussions par-dessus tout attachés. Pour les théologiens, il leur appartient d’apprécier le rapport de tel acte humain avec la fin dernière et de déceler en lui, s’il y a lieu, et par des voies peut-être complexes, cette opposition. Mais il semble qu’on leur puisse recommander en cette entreprise la sobriété. A partir d’un certain point du moins, les déterminations sont difficiles et ne s’autorisent plus guère que de la quantité des opinions. On peut se demander dans quelle mesure cette poursuite audacieuse du mortel et du véniel parmi l’infini détail des actions humaines représente un progrès de la science morale. Et l’on songe à cette parole, redoutable à la fois et apaisante, de saint Augustin : Quæ sint levia, quæ gravia peccata, non humano sed divino sunt pensanda judicio. Enchiridion, lxxviii, P. L., t. xl, col. 269.

L’objet de l’acte humain est donc propre à conférer à celui-ci cette efficacité de briser le rapport de la volonté humaine avec la vraie fin dernière. De tels péchés mortels le sont ex génère. Mais si l’objet mauvais de l’acte ne l’est pas à ce point, il donne lieu à un péché véniel ex génère.

2. L’acte.

Mais il se peut qu’un même objet mauvais donne lieu tantôt à péché mortel, tantôt à péché véniel, selon des conditions relatives à l’acte lui-même.

Soil d’abord un objet de péché véniel, comme une parole oiseuse ou le soin démesuré de son bon renom. La manière de l’adopter peut convertir cet acte en péché mortel. Saint Thomas signale deux voies de cette conversion : ou bien l’on ordonne cet acte à quelque objet mortel, dire une parole oiseuse à des fins d’adultère ; ou bien l’on fait de cet acte même sa fin dernière, vivre pour la vanité au point que l’on ferait tout, même offen-ser Dieu, pour la contenter. Dans les deux cas, l’acte humain, nonobstant sa matière immédiate et propre, s’est donné un objet exclusif de la charité. On rejoint la règle précédente.

Soit ensuite un objet de péché mortel, comme l’adultère ou l’infidélité. La manière de l’adopter peut faire de cet acte un péché véniel, en ce sens, explique saint Thomas, que l’acte humain reste imparfait, c’est-à-dire propre de l’acte mauvais. Et l’on appelle un tel péché véniel ex imperfectione aclus.

Les actes non délibérés, quel qu’en soit l’objet, ne sont donc jamais que des péchés véniels. En cet endroit de la doctrine systématique du péché véniel est assumée, on l’aura reconnu, une catégorie de péchés qu’avait obtenue pour son compte la distribution traditionnelle des péchés selon les parties de l'âme. Nous avons traité plus haut (col. 179 sq.) de la culpabilité assignable à l’acte non délibéré. Mais des actes humains, quoique délibérés en quelque mesure, peuvent n'être encore qu’imparfaitement des actes humains : il y a lieu de rechercher ici quelles conditions de perfection sont requises en l’acte humain endeçà desquelles, quel que soit son objet, il ne sera jamais que péché véniel. Saint Thomas, là-dessus, n’abonde point. Nous reproduirons l’enseignement des Salmanticenses (non sans signaler les opinions discordantes) qui, en ceci, sont plutôt des auteurs que des commentateurs. Disp. X, dub. iv-v. Ils le proposent au sujet des mouvements déréglés de l’appétit sensible, où ces imperfections de l’acte humain sont les plus fréquentes, mais leurs règles ont une valeur générale. Elles intéressent distinctement l’imparfaite advertance et l’imparfait consentement. Quand on vérifie celle-là, le consentement est lui-même imparfait ; mais elle peut-être parfaite, sans que le consentement le devienne à son tour. (Le mot d’advertance manque fâcheusement à notre vocabulaire : nous nous excusons d’y recourir, et sur la nécessité que nous en avons, et sur l’exemple d’un théologien du xviie siècle dont les écrits sont un modèle de la meilleure langue française ; cf. Ant. Arnauld, Cinquième dénonciation du philosophisme… Avertissement, dans les Œuvres, t. xxxi, Paris-Lausanne, 1780, p. 298-299.)

a) Qualité de l’adverlance. — Voici les conclusions relatives à l’advertance de l’intelligence :

a. — * Aucun mouvement de l’appétit ne peut atteindre au degré du péché mortel s’il n’y a de la part de l’intelligence pleine advertance et pleine délibération relative à ce mouvement, lit c’est pourquoi à chaque fois que l’advertance n’est qu'à demi-entière, fût-ce en une matière très grave, le mouvement susdit ne dépassera point la malice du péché véniel », n. 140. Comme ils l’ont expliqué, ils entendent par « advertance imparfaite celle d’une raison en possession imparfaite de ses moyens, comme il advient dans l'état de demiivresse ou de demi-sommeil. Tandis que la connais lance pleinement délibérée est celle où l’on juge d’un jugement ferme et sain les mérites de l’objet et son Indifférence, la connaissance à demi-délibérée est privée de cette al tention H de cette fermeté du jugement, alors même qu’il s’introduit en elle quelque discours. On peut donner de la conclusion énoncée plusieurs preuves. Celle i i semble la plus décisive : tout péché mortel ftte à Dan la raison de fin dernière pour la

reporter sur quelque bien créé ; or, une délibération imparfaite ne peut procéder à l’appréciation qu’un tel déplacement suppose.

On remarquera que cette conclusion n’atteint en rien la doctrine des péchés d’ignorance, et que l’imparfaite considération actuelle, non plus que le défaut de toute considération actuelle, n’emporte point infailliblement l’impuissance de pécher, et mortellement ; qu’elle laisse entière la responsabilité de la délibération interprétative : car si l’advertance et la délibération imparfaites dont nous parlons ont été précédées d’une parfaite advertance, grâce à quoi l’on pouvait parfaitement délibérer de l’objet en cause, et qu’on ait négligé de le faire, on ne tombe point sous le bénéfice de la conclusion énoncée, laquelle s’entend des cas où, sur l’objet en cause, aucune advertance plénière n’a eu lieu non plus qu’aucune délibération parfaite n’a été possible.

Cette première conclusion est commune chez les théologiens. On ne cite contre elle que l’opinion d’Occam et des nominalistes, pour qui ne sont point requises au péché mortel une connaissance ni une liberté plus grande qu’au péché véniel ; il n’y a donc point pour eux de péché véniel ex imperfectione actus, mais seulement ex génère (ci-dessus) ou ex parvitate materiæ (ci-dessous). Les auteurs réfutent aisément cette opinion singulière. Salmenticenses, n. 166-169.

b. — « Pour qu’il y ait péché mortel, il ne suffit pas que l’intelligence connaisse expressément et délibérément l’entité ou l’agrément physique de l’objet ou de l’acte coupable ; s’il n’y a aussi une certaine advertance actuelle et expresse de la malice morale ou d’un péril d’ordre moral, soit qu’on les connaisse avec certitude ou probabilité, soit au moins qu’on en ait doute, scrupule ou soupçon ; et c’est pourquoi où, dans le cours entier du mouvement de l’intelligence ou dans l’une de ses parties, aucune mention de la malice ne se serait présentée, le mouvement de l’appétit n’aurait point la culpabilité mortelle. » N. 148. La première partie de cette conclusion s’impose dès qu’on admet que la parfaite connaissance d’un objet ou d’un acte peut coïncider avec une parfaite ignorance de leur malice morale ou du danger moral qu’ils font courir. La dernière signale que l’on se tient ici entre ces deux extrêmes dont l’un est qu’il y a péché là seulement où il y a attention actuelle au péché même (méconnaissant l’extension du volontaire), et dont l’autre est que l’on peut pécher sans qu’on ait pu s’aviser jamais que cet acte fût un péché (méconnaissant le lien du volontaire à la connaissance). Pour la partie intermédiaire, en la retrouvera dans la troisième conclusion.

c. — « L’advertance suffisante au péché mortel n’est point nécessairement la connaissance de la malice moi telle, connue précisément comme mortelle ; ni non plus la connaissance de l’objet mauvais en luimême ; ni non plus une connaissance certaine ou probable : mais il suffit de se rendre compte d’une malice en général, ne discernant pas qu’elle est seulement vénielle ; que cette connaissance soit celle d’une telle malice en sa cause, et que de cette malice ou de son péril il y ait doute, soupçon ou scrupule, pourvu qu’on n’ait point un jugement au moins probable en sens contraire ». n. 160.

De cette conclusion, la première partie, savoir qu’il suffit de se rendre compte d’une malice en général, etc. se fonde sur cette raison que l’homme <| ui poursuit un objet mauvais dans ces conditions s 'expose au péril d’une malice mortelle et se trouve disposé à 1 encourir. La seconde partie, savoir que n’est point requise

la connaissance de l’objet marnais en lui-même mais seulement dans sa cause, tient à ce qu’il suffit pour

qu’un acte soit formellement humain, et donc péché,

qu’il soit volontaire dans sa cause : on entend bien la

cause comme cause de cet effet mauvais, et non pas seulement en elle-même. Et l’en signifie dans cet énoncé que, pour qu’un acte, quand il est réellement posé, soit formellement péché, il n’est pas nécessaire qu’il y ait alors connaissance formelle de sa malice ; mais il suffit d’av>ir posé sa cause en se rendant compte de quelque façon que d’une telle cause suivrait ou devrait suivre un péché. Avec cela, on laisse entière la question de la légitimité, dans certaines conditions, de poser une cause d’où l’on sait que peut sortir un mal. Nos auteurs mentionnent, comme adversaire de cette seconde partie, Vasquez : voir leur disp. V, dut », vi. La troisième partie, à savoir que n’est pas requise une connaissance certaine ou probable, etc., est, au dire des carmes de Salamanque, assez commune entre théologiens et ils en avancent cette raison : Quiconque sait pouvoir faillir en son opération est tenu de faire ce qui est en lui pour éviter cette chute, faute de quoi on la lui imputera justement ; or, celui qui agit avec doute, scrupule ou soupçon de la malice de l’objet, sait pouvoir défaillir, adhérant à cette malice si elle se vérifie, comme le doute, le soupçon ou le scrupule l’insinuent ; donc, puisqu’il ne fait pas ce qu’il peut, savoir rechercher la connaissance qui le persuade prudemment qu’il n’y a point une telle malice, il agit témérairement et imprudemment, s’exposant à ce péril : et, pour autant qu’il dépend de sa disposition et de sa manière d’agir, il l’embrasse de fait : n. 164. Sur l’issue légitime de ces états d’incertitude, voir ci-dessous la discussion du Probabilisme. Par scrupule, entendons ici une très faible sollicitation de l’esprit en faveur d’un jugement, et que ne combat point même une probabilité contraire : ce qui n’est point le cas de ceux qu’on appelle les scrupuleux.

b) Qualité du consentement. — Tout ce qu’on vient de dire de l’advertance de l’intelligence est dans l’hypothèse d’un objet de sa nature mortel. Ce qu’on dira du consentement de la volonté est dans l’hypothèse d’une pleine advertance en matière grave. Dans cette hypothèse, ou bien l’on consent, et il est clair que l’on commet un péché mortel, ou bien l’on refuse le consentement, et il est clair que l’on ne commet aucun péché ; ou bien la volonté permet le mouvement déréglé dont il s’agit et ne pourvoit pas efficacement à l'évincer. Ce dernier cas a lieu soit que la volonté suspende tout acte, soit (à supposer même que cette totale suspension soit impossible) qu’elle n’en exerce aucun à l’endroit de ce mouvement déréglé, soit que, exerçant à son endroit un acte, il ne soit ni un consentement ni un dissentiment efficace, mais ou bien la décision de le permettre ou un simple déplaisir.

a. — « Tout péril écarté, soit de consentement, soit de dommage grave, la volonté n’est pas tenue sub mortali de résister positivement aux mouvements de l’appétit sensible, quelque mauvais et désordonné qu’en soit l’objet : aussi, pourvu qu’on ne consente pas, ne pas résister mais se comporter négativement ou de manière permissive n’est pas un péché mortel. » N. 180.

La raison en est celle-ci. L’obligation de résister aux mouvements de l’appétit sensible, tout autre péril écarté, ne peut être de soi (car elle peut l'être en vertu d’une considération étrangère) plus grande que le désordre de ces mouvements ; or, ce désordre est véniel. Il est bien entendu que la permission dont il s’agit ici diffère du tout au tout du consentement ; elle est plutôt l’absence d’une opposition, et ne comporte aucune complaisance envers le désordre toléré. Il est entendu aussi qu’on ne peut dire que le consentement soit véniel qui porte sur un désordre formellement véniel en sa nature, car le consentement reçoit sa malice de l’objet même qui le termine, tandis que la permission reçoit la sienne de la malice formelle de ce qu’on permet. Les mouvements gravement déréglés

de l’appétit sensible constituent un objet gravement mauvais, mais d’eux-mêmes ils ne sont formellement mauvais que de malice vénielle : y consentir est un péché mortel, les permettre ne l’est pas. On ne confondra pas cette permission avec le consentement interprétatif : elle ne le serait que s’il y avait obligation de repousser positivement ces mouvements (làdessus, n. 199-210, avec la réfutation de Vasquez et de Suarez). Pour bien se rendre compte de l'état d'âme ici allégué, lire cette description qu’en donne Cajétan, Summa de peccalis, à delectatio morosa, n. 4 ; rapporté par Salm., n. 180 : « Si la négligence provient non d’une complaisance mais de ce qu’on n’attache point d’importance à la pensée et au plaisir excités (parce que l’on sait, par exemple, que l’on a une volonté ferme et que l’on ne redoute point de verser dans un consentement mauvais à cause de ces commotions de l’imagination ou de la concupiscence), on pèche, car on peut et on doit s’efforcer de repousser ces guerres intestines et ces très grands périls et, autant qu’il est en soi, accomplir cette parole : « Je poursuivrai « mes ennemis et n’aurai de cesse qu’ils ne succombent », mais on ne pèche pas mortellement, etc. » Qu’on ne se méprenne donc point sur cette première conclusion comme si elle consacrait un art subtil de séparer la jouissance mauvaise d’avec la culpabilité du péché ; et qu’on ne manque pas au surplus de la joindre aux suivantes.

b. — « A chaque fois qu’il y a danger imminent de consentement du fait que dure un mouvement illicite, la volonté est tenue sub mortali d’y résister efficacement », n. 192. Quand y a-t-il péril imminent de consentement ? cette circonstance est variable selon la volonté de chacun, et selon que le mouvement coupable est propre à plaire ou à déplaire. En général, il faut avouer que c’est ici chose périlleuse, et que personne ne doit croire facilement être en sécurité si, le sachant et le pouvant, on ne résiste pas. Nos auteurs concluent comme il suit une série de sages réflexions : A tous convient ce conseil (il est au moins cela) très salutaire : qu’ils s’efforcent, dès qu’ils auront remarqué la naissance d’un mouvement désordonné dans leur appétit, de l'écarter sans retard, qu’ils soient fermes ou non dans la vertu. Ces derniers à cause du péril de consentement, ceux-là parce que l'état de parfaite vertu le demande.

c. — « Même écarté le péril du consentement, il y aura quelquefois obligation sub mortali de résister au mouvement de l’appétit sensible : à savoir quand, du fait de la non-résistance, il y a imminence d’un grave dommage ; par exemple quand, voyant s'élever en soi un mouvement de colère, on constate qu’il peut à ce point grandir qu’il ôte, si l’on n’y résiste, le jugement de la raison, lequel étant ôté on commettra un homicide ; en ce cas, on sera tenu sub mortali de résister à un tel mouvement de peur qu’en s 'accroissant il ne conduise jusqu'à un tel dommage, et cela même s’il n’y a pas danger de consentir soit à ce mouvement soit à ce dommage. De même lorsqu’on se rend compte qu’une délectation vénérienne entraîne le péril de pollution, même s’il n’y a pas imminence de consentir ni à cette délectation ni à la pollution, on est tenu de résister sub mortali, pour écarter ce péril ». N. 195. La raison de cette conclusion est claire : comme on est tenu, sous peine de péché mortel, de ne nuire à personne en matière grave, on est tenu, sous la même obligation, de réprimer en soi ces mouvements d’où l’on voit qu’il proviendra à quelqu’un un grave dommage. Il est bien vrai que le mouvement déréglé de la sensibilité a en lui-même une malice formelle que n’a point l’acte extérieur, par exemple la pollution ou l’homicide ; cependant, on est tenu plus strictement d'éviter cet acte que le mouvement intérieur : car

l’obligation de l'éviter ne tient pas à sa malice formelle, mais au dommage qu’il comporte. C’est ici que nos auteurs expriment cette réserve importante, qu’il n’est pas improbable que la doctrine de leur première conclusion doive être restreinte aux mouvements illicites en toute matière, sauf les délectations vénériennes : à cause de la liaison de celles-ci, au moins lorsqu’elles déterminent une grave commotion, et à partir d’un objet peut-être léger, avec l’acte de la pollution. Ils n’en décident pas absolument, parce que le cas peut aussi se rencontrer où une délectation qui serait propre à exercer cette influence, en fait ne l’exerce pas. N. 197-198.

Ainsi peut être décrit l’acte humain imparfait, qui ne saurait dès lors, quel que soit son objet, prendre raison de péché mortel. En ces conditions, il ne peut constituer en effet une opposition à la vraie fin dernière : il ne traduit pas une résolution suffisante de la volonté. Par ailleurs, que l’on se garde d’exiger pour le péché mortel la plénitude de la perfection dont est susceptible un acte humain ; nous avons appris déjà de saint Thomas que des péchés d’ignorance et de passion, où le volontaire cependant est diminué, peuvent être mortels. Les règles que nous avons reproduites délimitent, autant qu’il se peut, la perfection en deçà de laquelle un acte humain ne peut être que péché véniel ; mais elles laissent place à bien des péchés mortels qui ne seraient point des actes humains de tout point intègres et parfaits.

3. La « parvitas materiæ ». — Il se peut qu’un objet donne lieu de sa nature à un péché mortel, qu’on exerce à son endroit un acte humain suffisamment parfait, et cependant que l’on ne commette qu’un péché véniel. La cause en est dans les limites très restreintes selon lesquelles cet acte atteint cet objet. Et l’on a affaire au péché véniel que les théologiens ont dénommé ex parvitale materiæ.

En son étude spéciale du péché véniel, saint Thomas ne mentionne pas cette catégorie ; mais il la rencontre à propos du vol et de l’avarice. En ce dernier texte, Sum. theol., IP-II 32, q. cxviii, a. 4, il appelle un tel péché véniel ex imperfectione actus ; mais l’imperfection s’y prend cette fois, non de la délibération ou du consentement, mais de la quantité de l’objet, comme s’en est expliqué notre auteur sur le cas du vol, ibid., q. lxvi, a. 6, ad 3um, dans les termes que voici : « Ce qui n’est que peu de chose, la raison le tient pour rien : illud quod modicum est, ratio apprehendit quasi niliil. C’est pourquoi, dans les choses insignifiantes, on n’estime pas avoir subi un dommage ; et celui qui prend peut présumer que cet acte n’est pas contraire à la volonté du propriétaire de la chose. Et pour autant, si quelqu’un dérobe de tels menus objets, il peut être excusé de péché mortel. Si cependant il avait l’intention de voler et de causer un dommage au prochain, même en ces petites choses peut se rencontrer le péché mortel : comme du reste dans la seule pensée si l’on y consent. » Le cas se présente donc excellemment en matière de justice, et l’on voit en quel sens il le faut traiter : le péché n’est point mortel parce que cet acte ne cause pas au prochain vraiment dommage, et donc il ne contrarie pas la charité.

Les théologiens admettent universellement le péché véniel ex parvitutf materiæ. Les carmes de Salamanque en Justifient d’une façon générale le caractère véniel dans les termes suivants, qui se réfèrent, on le verra « i dessous, à la définition même du péché véniel : SI M que l’acte coupable atteint dans la chose défendue n’est p ; is dune telle importance qu’on le puisse tenir pour partie notable, ni ne contribue beaucoup à sa substance et à la fin voulue, de ce chef la loi n’est pas violée absolument, niais relativement : parce que Cela en quoi elle est violée u’e I que relativement

défendu par cette loi, et cela qui est absolument appelé chose défendue demeure entier, cette partie même étant ôtée. » Disp. XIX, n. 23. Le soin des théologiens, on le devine, a été de mesurer aussi exactement que possible quand il y a insuffisance de matière. Une détermination mathématique serait ici entreprise vaine et viciée dès le principe. Il appartient à la prudence de chacun de juger des cas particuliers. On s’inspirera avantageusement de ces deux lois générales, que rapportent les Salmanticenses : considérer si la matière en cause importe beaucoup à la fin poursuivie par la loi, et non seulement la quantité brute ; considérer les circonstances qui ont conduit le supérieur à imposer un précepte en cette matière. Disp. XIX, n. 24. On s’est aussi demandé si l’insuffisance de matière s’entend universellement, et s’il n’y a point lieu de faire une exception, notamment en matière de chasteté. Mais comme cette recherche n’intéresse pas le péché comme tel, il nous suffit de la signaler et de renvoyer au judicieux exposé qu’en font les carmes de Salamanque. Disp. X, dub. vi, appendice. Voir aussi ait. Luxure, t. ix, col. 1340 sq.

3° La définition du péché mortel et du péché véniel. - — L’effet différent des péchés à l’endroit du principe de l’ordre moral tient donc dans le péché lui-même à quelqu’une des conditions que l’on vient de dire. On réduit celles-ci à l’unité en même temps qu’on exprime formellement la nature des péchés mortel et véniel en disant que, dans tous les cas, le premier est simpliciler contra legem, tandis que le second est prscler legem.

En invoquant ici la loi ou la règle, on dénonce dans cette qualité de mortel et de véniel, en quelque sorte qu’elle se vérifie, une différence relative à la moralité même de l’acte du péché. Comme l’acte humain est formellement bon en tant qu’il est conforme à la règle, sa malice est une discordance d’avec la règle : c’est pourquoi l’on a allégué la loi dans la définition même du péché ; en l’alléguant de nouveau ici, on déclare l’intérêt formellement moral de cette division. Et, en répartissant ces péchés selon une discordance de contrariété ou de prélérition, on signale dans cette division les deux catégories les plus communes de l’action mauvaise, car il n’y a rien qui divise plus immédiatement la discordance d’avec la loi que la manière même dont elle se vérifie, et que traduisent les prépositions contra et præter.

1. Bien-fondé de la définition.

Pour la justifier, il suffit de montrer d’une part que le caractère d’abord reconnu à ces deux péchés, ôter ou respecter le principe de l’ordre moral, dénonce proprement, dans l’acte du péché, soit la contrariété soit la prétention par rapport à la loi. Or, la loi est, de sa nature, au service de la fin dernière de la vie humaine : ces deux termes sont corrélatifs, et le bien, c’est-à-dire la fin, est compris en la définition même de la loi. De ce chef, méritent principalement le nom de lois les préceptes nécessaires à l’ordre de la fin dernière ; ceux qui n’ont pas cette nécessité n’obtiennent ce nom que secondairement. Le péché mortel contrarie les premiers ; le péché véniel y passe outre puisque ne les contrariant pas ; cependant il n’est point réductible en son acte à l’ordre de la fin, qu’ils assurent. Et ainsi s’entend exactement la prétention alléguée, præter, à savoir par rapport à une loi proprement dite (cf. en ce sens II » II', q. cv, a. 1, ad 1um). On peut dire aussi (lue le péché véniel ne contrarie que les seconds préceptt s, et la prétention, dans ce cas, signifie une contrariété relative, savoir celle qui affecte des lois non nécessaires a l’ordre de la fin dernière, auquel du reste elles concourent. Il faut montrer d’autre pari que ce rapport de contrariété ou de prétention dont on parle convient aux trois catégories « le péchés mortels ou véniels, mais cette convenance ressort de

l’exposé quc nous avons fait de ces trois catégories, où nous avons signalé que le mortel et le véniel s’obtenaient invariablement selon la fin dernière ôtée ou conservée. Nous ne retenons donc pas, comme exprimant la différence formelle du péché mortel et du péché véniel, la contrariété de celui-là aux préceptes, de celui-ci aux conseils ; cette opinion fut celle de Scot, mais elle est communément rejetée. Voir Salmanticenses, disp. XIX, n. (3-7.

2. Analogie de la notion du péché.

On aura déjà remarqué la coïncidence de la présente définition du péché mortel avec la définition plus haut énoncée du péché comme tel. Seul le péché mortel vérifie pleinement la notion de péché. Par rapport à celui-là, le péché véniel est un analogue inférieur, il est bien un péché, mais il ne l’est qu’imparfaitement. Nous entendons donc la division du péché en mortel et véniel comme une division analogique et non point du tout, on le voit, comme celle d’un genre en ses espèces, où péché mortel et péché véniel vérifieraient également la définition du péché, quitte à la déterminer chacun à sa manière selon une différence spécifique. L’analogie dont il s’agit est celle qu’on appelle de proportionnalité, où les divers analogues possèdent intrinsèquement, quoique inégalement, la raison commune, ainsi la substance et l’accident à l’égard de l’être. Mais au surplus, les commentateurs, relevant un mot de saint Thomas, estiment que se vérifie dans le cas même une analogie d’attribution, en ce sens que le péché véniel serait dénommé péché extrinsèquement, à cause de son ordre et de sa dépendance à l’endroit du péché mortel ; ainsi, du leste, l’accident est-il dit être, vu son ordre à la substance, et non seulement parce qu’il possède intrinsèquement l’être. Voir Cajétan, In I* m -II&, q. lxxxviii, a. 1, n. 7 ; Salmanticenses, disp. XfX, n. 45. Sur l’intérêt de ce cas pour la doctrine générale de l’analogie, F. Blanche, Une théorie de l’analogie, dans Revue de philosophie, janv. 1932, spécialement p. 52. Nous devons dire précisément ci-dessous en quel sens le péché véniel est ordonné au péché mortel.

3. Valeur spécifique des deux catégories considérées.

— - On a dit ci-dessus (col. 163) que mortel et véniel ne représentent pas une distinction spécifique des péchés. Ils tiennent en effet à l’aversion, au lieu que l’espèce des péchés se définit selon l’objet où tend l’acte de la volonté. Il advient donc qu’un péché de même espèce tantôt se vérifie comme mortel, tantôt comme véniel ; et dans le cas même où les péchés sont mortels ou véniels selon l’objet, il est aisé de voir que cette qualité est relative aux accompagnements aversifs d’une telle conversion, non à la conversion même. Avec cela, et dépassant la considération de l’objet immédiat du péché, on peut dire que la division du péché en mortel et véniel a valeur essentielle. On y signale en effet un rapport différent à la fin dernière de la vie humaine, selon que l’on rompt ou non avec elle. Or, par-dessus toute autre considération, la fin dernière, en matière d’action morale, fait, peut-on dire, la limite de deux inondes. L’acte mauvais qui la sauvegarde ne peut en ce sens être de même espèce que l’acte mauvais qui la détruit. On n’invoque pas ici autre chose, à propos du péché, que la même preuve où s’établit la distinction spécifique des vertus infuses et des vertus acquises, eussent-elles la même matière : l’ordre différent de leur objet à la fin dernière emporte cette distinction. Disons d’un mot que la fin dernière règne souverainement sur toute la vie morale ; et que, pour la concerner, le péché mortel et le péché véniel prennent une valeur spécifique, sur laquelle du reste l’objet immédiat du péché introduira la dernière détermination : et il se peut, encore une fois, que celle-ci soit semblable en l’un et l’autre péché. Les

Salmanticenses ont expressément défendu la présente thèse, dis]). XIX, n. 35-40, 4*1-5 1 ; mais Cajétan déjà y est favorable, In /m*-// », q, lxxxviii, a. 6, n. 2 ; saint Thomas lui-même déclare que, dans le cas où un péché, mortel de sa nature, devient véniel par imperfection de l’acte, soluitur species. P-II*, q. lxxxviii, a. 6.

4. Rapport de cette division avec la doctrine générale du péché. — En cette élaboration d’une division traditionnelle, la théologie de saint Thomas accueille, comme nous l’annoncions, les diverses données de la pensée chrétienne, en même temps qu’elle en dégage la signification la plus exacte. Entendus comme nous venons de dire, il faut bien voir quelle place déterminée occupent le péché mortel et le péché véniel dans le traité systématique du péché, et reconnaître notamment qu’ils ne se confondent pas avec la gravité du péché, déjà considérée ci-dessus. Ils intéressent la définition même du péché, seul le péché mortel vérifiant pleinement celle que nous avons énoncée au terme de notre recherche sur la nature du péché ; le péché véniel n’est qu’imparfaitement péché. Mais, comme nous avons dit alors que le péché offense Dieu, il faut préciser ici que le péché véniel, pour son compte, n’a pas proprement raison d’offense de Dieu, cf. Demalo, q. vii, a. 2, ad 10um ; disons néanmoins qu’il est de quelque façon offense de Dieu, comme il est de quelque façon contraire à sa loi. Cette offense-là n’est pas infinie, car elle ne prive pas Dieu absolument de sa raison de fin, de la part du pécheur, mais elle exclut de cette primauté divine le seul acte du péché, en sa limite rigoureuse d’acte, le pécheur conservant Dieu comme sa fin dernière : sur ce point, voir ci-dessous, col. 237 sq. L’offense du péché véniel ne demande donc qu’une satisfaction finie et limitée. Cf. Salmanticenses, In /™-// « , q. lxxxix, a. 1, n. 8-10.

Mortel et véniel représentent une division essentielle du péché, et jamais un péché mortel, de quelque catégorie qu’il soit, n’est en définitive de même espèce qu’un péché véniel ; on signale ainsi la fonction prépondérante de la fin dernière en matière morale, et qui laisse entier par ailleurs le rôle immédiatement spécificateur de l’objet de l’action. Ils comportent d’euxmêmes, le péché mortel une gravité plus grande, le péché véniel une gravité moindre, car la gravité s’évalue d’une part sur la proximité de l’objet désordonné à la fin dernière, et il est un point de proximité à partir duquel le désordre ne peut être que contrariété ; d’autre part sur le degré volontaire de l’action, et il est une quantité de volontaire en deçà de laquelle le péché ne peut être que véniel. Mais il faut bien voir que ces notions diffèrent ; on désigne par gravité la malice intrinsèque du péché, dont nous savons qu’elle ne va jamais jusqu’à ôter l’entière bonté fondamentale de cette action humaine ; par les péchés mortel et véniel, le rapport du péché avec la fin dernière qui tantôt s’en trouve totalement détruite, tantôt est sauvegardée. Aussi la gravité des péchés, prise de l’objet comme du volontaire, se distribue-t-elle en des graduations infinies, au lieu que mortel et véniel épuisent la raison qu’ils divisent, tous les péchés mortels d’ailleurs l’étant également, tous les péchés véniels également. Une consultation récemment adressée à L’Ami du clergé (3 janvier 1929, p. 6-8) nous persuade qu’il n’est pas superflu de rappeler cet enseignement, que nous avions allégué déjà ci-dessus, au chapitre de la gravité des péchés. Par rapport aux origines et historiquement, cette distinction entre la gravité d’une part, et les qualités de mortel et véniel d’autre part, représente le dédoublement d’une pensée d’abord confuse, où mortel et véniel exprimaient les deux grands ordres de gravité ; on voit quel avantage en résulte et combien est plus souple notre notion de gravité.

La dissociation du mortel et du véniel d’avec la

théorie traditionnelle des sujets du péché représente un bénéfice pareil : nous le disions déjà ci-dessus, à propos des sujets du péché. Il reste en notre théologie qu’un certain sujet de péché, savoir la sensualité, est invariablement sujet de péché véniel ; par ailleurs, c’est le rapport du péché à la fin dernière selon quoi on obtient cette répartition. Quant aux causes du péché, il y a lieu de rappeler ici seulement que les causes qui de soi diminuent la gravité, comme l’ignorance et la passion, peuvent laisser le péché mortel ; et de noter que le péché de malice peut être véniel, (encore qu’il soit plus correct de ne parler point de malice à propos d’un tel péché, qui laisse sauf le bien spirituel, cf. I a - II 33, q. lxxviii, a. 2, ad lum), dans le cas où son objet, léger de sa nature, n’est pas érigé par le pécheur en fin dernière ; ainsi des mensonges joyeux procédant de l’habitas qu’on en a acquis, ainsi peut-être chez les personnes peu ferventes beaucoup de péchés véniels : on se les permet, sans ignorance, sans passion, sous prétexte qu’ils ne sont que de petits péchés.

Quant aux effets du péché, nous avons dit déjà comment se distingue le reatus du péché véniel d’avec celui du péché mortel. Pour la corruption du bien de nature, le péché véniel la cause certainement pour son compte et de lui-même ; mais, comme il dispose au péché mortel, ainsi que nous le dirons, par là il la cause en outre indirectement. Pour la tache, il faut dire d’abord que le péché véniel n’en cause point dans l’âme, à proprement parler, car une fois passé l’acte de ce péché, la grâce et la charité demeurent entière, illuminant l’âme de leur éclat : ainsi saint Thomas, Sum. theol., I a -II « , q. lxxxix, a. 1. Mais, par ailleurs, il faut rendre compte de la persistance du péché véniel dans l’âme jusqu’à l’instant de sa rémission. Elle y consiste dans une adhésion non révoquée de la volonté à quelque bien déréglé, en quoi est gênée, comme par un obstacle, l’extension de la charité jusqu’à ce genre d’actions. En ce sens, le péché véniel laisserait une tache, et qui serait la privation de la ferveur de la charité. Ou même, si l’on entend la tache plus librement, non point comme un éclat perdu mais comme une souillure positive adhérant à quelque sujet, celle du péché véniel consistera, à l’instar d’une poussière, en cet amour persistant pour le bien déréglé où le pécheur s’est attaché ; ainsi pense saint Thomas, III a, q. i.xxxvii, a. 2, ad 3um ; cf. a. 1. Voir Salmanticenses, In l* m -ll&, q. lxxxix, a. 1.

Péché véniel et fin dernière.

La notion du péché

mortel et du péché véniel que nous venons de présenter apparaît jusqu’ici des plus satisfaisantes. Cette considération de la fin dernière, d’où nous avons fait tout dépendre, en même temps qu’elle permet d’assumer les données traditionnelles, introduit dans le traité systématique du péché un légitime et heureux principe de discernement. Mais n’est-ce pas au détriment de la doctrine même de la fin dernière ? Il se pose à ce sujet deux questions :

La première tient à cette affirmation établie ailleurs, que le même homme ne peut avoir en même temps qu’une seule fin dernière. Or si, par un péché mortel, renonçant à Dieu, on a mis sa fin dernière dans une créature, et que, demeurant attaché à ce premier péché, on vienne à commettre un second péché mortel sur un autre objet, n’aura-t-on point deux fins dernières à la fois ? Cette question a conduit les théologiens à déterminer avec exactitude de quelle manière, par le péché mortel, on met sa fin dernière dans la créature, en sorte que la multiplicité spécifique de tels péchés en un pécheur ne porte pas atteinte à l’unité de la fin dernière qui est la sienne Leur doctrine concerne davantage le traité de la fin dernière que celui du péché. Il nous suffit ici de l’avoir mentionnée. Voir les théologiens à ce sujet, par exemple :

Jean de Saint-Thomas, De fine ultimo, disp. I, a. 7, § 1, n. 1-32 ; Salmanticenses, ibid., disp. IV, dub. m ; Billuart, ibid., diss. I, a. 4 ; par ailleurs : Suarez, ibid., disp. III, n. Il ; Vasquez, ibid., disp. V, c. i.

La seconde question doit nous retenir davantage. Elle concerne proprement le péché véniel. Elle tient à cette doctrine, d’essence métaphysique, que tout acte volontaire, à moins qu’il n’ait poui objet la fin dernière elle-même, est nécessairement ordonné à une fin dernière. Or, d’une part, le péché véniel n’est ni appliqué ni ordonné à une fin dernière mauvaise : il serait un péché mortel ; d’autre part, il ne semble pas réductible à la fin dernière bonne : il ne serait alors plus un péché. Le péché véniel n’aurait-il donc aucune fin dernière ? La difficulté ne concerne point tant les péchés véniels par imperfection de l’acte, dont on peut dire en effet qu’ils n’ont point parfaitement de fin dernière (cf. Jean de Saint-Thomas, De ultimo fine, disp. I, a. 7, n. 41 et 50), que les péchés véniels dus à l’objet ou à l’insuffisante matière, lesquels sont, cependant, de parfaits actes humains.

1. Position de saint Thomas.

On pense bien qu’elle n’a pas échappé à saint Thomas d’Aquin. Aussi bien, la question de la nature du péché véniel avait-elle déjà fait dans la scolastique, depuis saint Anselme et Abélard, l’objet d’un notable débat ; et non sans toutes sortes de vicissitudes, l’opinion semblait s’être imposée que le péché véniel n’est pas ordonné à Dieu, sans qu’il soit cependant détourné de cette fin. Sur cette histoire, voir Landgraf, Das Wesen der Idsslichen Sùnde in der Scholastik bis Thomas von Aquin. Eine dogmengeschichtliche Untersuchung, næh den gedrhckten und den ungedruckten Quellen, Bamberg, 1923.

a) Les textes. — Saint Thomas se range à cette opinion, qui est celle des grands théologiens antérieurs. Mais il donne de cette sorte de dualité que l’on reconnaît au péché véniel une formule précise, qui préserve de la contradiction (comparer cependant avec S. I30naventure, // Sent., dist. XLII, a. 2, q. i, ad 4um), à savoir que le péché véniel, qui ne peut avoir Dieu pour fin actuelle, cependant ne laisse pas chez le juste d’être ordonné à Dieu habituellement. Au premier titre, il est un péché, au second il n’est pas un péché mortel. Saint Thomas ne dit point seulement que le péché véniel n’exclut pas la charité qui nous ordonne habituellement à Dieu (I a -Ilæ, q. lxxxviii, a. 1, ad 2um), mais, avec plus de force, que le péché véniel se réfère habituellement à Dieu : ille qui peccat venialiter inhæret bono temporali non ut fruens, quia non constitua in eo ftnem ; sed ut utens, referens in Deum, non actu, sed habitu. Ibid., ad 3um. Les arguments 2 à 4 du premier article des questions de la Somme consacrées au péché véniel, I ft -II æ, q. lxxxviii, a. 1, ont pour objet la difficulté même que nous avons dite, et ils la résolvent par la formule que nous venons de rapporter. L’enseignement en est constant de la part de saint Thomas. Cf. De malo, q. vii, a. 1, ad 4um : Ille qui peccat venialiter non fruitur creatura sed utitur ea : rejert enim ea habitu in Deum, licet non actu ; In Ium Sent., dist. I. q. iii, a. unie, ad 4um : Quamvis ille qui peccat venialiter non referai aclu in Deum suam opcralioncm nihilominus lamen Deum habitualilcr pro fine habel. Et l’on retrouve plus bas. dans la Somme, la même pensée sous une forme saisissante : Quod enim amatur in pteoato vrni/ili, propler Deum amatur habitu elsi non aclu. I I a - 1 I*p, q. xxiv, a. 10. ad 2° m.

b) Leur interprétation. — La difficulté est donc I

lue de la part de saint Thomas par un discernement introduit dans la psychologie de l’acte humain. OÙ I influence de la fin dernière, qui peut n’être p ; is actuelle, demeure habituelle. Il nous suffit de le bien entendre. Saint Thomas H toujours reconnu que la fin dernière

voulue en tous nos actes ne signifiait point que chacun d’eux fût actuellement référé à la fin dernière : la vertu de la première intention, dit-il, Sum. theol., Ia-IIæ, q. i, a. 6, ad 3um, demeure dans la multitude des actes consécutifs. Telle la bonne action du juste, accomplie hors la pensée actuelle de Dieu. On appelle virtuelle une telle influence. Mais, dans le cas du péché véniel, le rapport de l’action présente avec la fin dernière est différent et, pour ainsi dire, plus relâché. On en exprime le cas singulier en ces mots d’influence habituelle. Cette fois, l’action voulue non seulement n’est pas actuellement référée à la lin dernière, mais elle échappe à cette influence que possède la fin une fois voulue sur tout ce qui lui est conforme ; et, néanmoins, cette action, non seulement n’a pas la vertu de substituer une fin dernière nouvelle à la précédente, mais elle demeure référée de quelque manière à celle-ci, à savoir habituellement.

Pour comprendre exactement cette relation, il peut être utile d’observer que le cas ne s’en rencontre que chez l’homme et qu’il est impossible à l’ange. Ibid., q. lxxxix, a. 4 ; cf. De malo, q. vii, a. 9. Comme l’ange ne considère pas séparément les principes et les conclusions mais que, à chaque fois qu’il considère les conclusions, il le fait selon qu’elles sont dans les principes (ce qu’on signifie d’un mot en disant qu’il n’y a pas en lui de <* discours » ), ainsi, dans l’ordre du bien, l’ange n’est jamais porté vers des moyens sinon en tant qu’ils se tiennent sous l’ordre de la fin : /riens angeli non fertur in ea quæ sunt ad finem nisi secundum quod constant sub ordine finis. Sum. theol., toc. cil. A cause de quoi, un désordre des moyens ne peut signifier en ceux-ci qu’un désordre relatif à la fin. En tout ce qu’il veut, l’ange veut sa fin, comme en tout ce qu’il connaît il voit les principes ; il le veut parce qu’il veut cette fin, il le connaît parce qu’il connaît ces principes. L’ange bon, dont la fin est Dieu, est incapable de rien aimer qui ne soit aimé en vertu de l’attachement qu’il a pour Dieu, c’est pourquoi il ne commet aucun péché véniel. L’ange déchu, en revanche, est incapable de rien poursuivre qu’il ne le fasse en vertu de l’attachement qu’il a pour sa propre excellence, c’est-à-dire son orgueil ; c’est pourquoi il ne commet que des péchés mortels. En nous disant pourquoi l’ange ne peut véniellement pécher, cette analyse nous découvre pourquoi l’homme en est capable. Sauf le privilège de la justice originelle, où était infailliblement garanti en lui le règne universel des principes de l’ordre tant spéculatif que pratique (ibid., I a -II », q. lxxxix, a. 3), l’homme peut se porter vers les moyens sans les tenir sous l’ordre de la fin, à quoi il demeure attaché. Et le fondement en est dans la nature discursive de son intelligence. De même que, ne se trompant pas sur les principes, il se tiompe cependant sur une conclusion, parce qu’il ne voit pas cette conclusion dans les principes, de même, adhérant à Dieu comme à sa fin dernière, il consent à une action irréductible à cette fin, parce qu’il ne la veut pas en tant qu’il adhère à Dieu. En l’ordre pratique comme en l’ordre spéculatif, l’erreur s’introduit en l’homme par une autre voie que la corruption des principes. Il est séduit par des intelligibles dérivés, il est abusé par des biens imparfaits. Dans le cas de l’erreur pratique, sa défaillance intéresse premièrement non l’intelligence, car il sait que cette action est un péché véniel, mais l’appétit : et celui-ci dévie sur le point particulier de cette action, sans laisser d’être attaché à la fin dernière bonne. L’homme, d’un mot, a la faculté de ne point engager ses principes en tout ce qu’il pense ou fait ; mais cette faculté est en effet une infériorité et signale l’humble rang qu’il occupe dans la hiérarchie des natures intellectuelles : disons qu’il est raisonnable, mais non pas absolument

intelligent. Avec cela, il commettrait, bien entendu, non plus un péché véniel mais un péché mortel, s’il entendait exprimer la volonté d’une fin dernière en quelque acte désordonné, soit qu’il érigeât celui-ci en fin dernière, soit qu’il poursuivît, par son moyen, une mauvaise fin dernière. Il rejoindrait en ces deux cas la psychologie angélique.

Cette analyse respecte la loi métaphysique au nom de laquelle s’est posée la présente question ; en même temps qu’elle donne son sens exact à la distinction de l’actuel et de l’habituel ici invoquée par saint Thomas. L’ordre nécessaire de tout acte de volonté à la fin dernière se fonde sur deux arguments. Sum. theol., la-II 36, q. i, a. 6. Selon le premier, la volonté n’adhère au bien imparfait connu comme tel que pour autant qu’il est ordonné au bien parfait : de lui-même, il n’aurait pas de quoi attirer la volonté puisque l’objet propre de celle-ci, qui est le bien, ne s’y trouve qu’imparfaitement vérifié ; l’acte de le vouloir ne peut être tenu que pour le début d’un mouvement dont l’achèvement est dans le bien absolu, objet de la volonté. Or, dans le cas du péché véniel tel que nous l’avons représenté, n’a-t-on pas un bien imparfait qui, de lui-même, attire la volonté ? n’a-t-on pas un acte qui puisse passer déjà pour consommation ? Le bien imparfait n’y attire pas la volonté par sa vertu propre ; si je le veux, désordonné ccmme il est, son imperfection même de bien en est la cause, en ce sens que je n’y adhère qu’à cette condition, savoir qu’il me laisse en la possession du bien parfait. La volonté marque son adhésion au bien parfait dans l’appétit de ce bien imparfait. De même, cet acte est un commencement en ce sens que je lui refuse d’être le contentement de mon appétit que j’entends bien contenter ailleurs. L’ordre du péché véniel à la fin dernière n’est pas absent ; mais à cause du dérèglement de l’acte, il prend un tour négatif. On le commet, d’un mot, parce qu’il ne compromet pas la fin dernière. Ni on ne le fait pour lui-même, ni on ne le fait positivement pour la fin dernière. — Le second argument est également respecté. Il s’autorise d’un premier moteur de la volonté sous la motion souveraine duquel il est nécessaire que la volonté veuille tout ce qu’elle veut. Or, commettant un péché véniel, on subit la motion de la fin dernière bonne : cet acte ne tient pas tout entier dans l’attachement à l’objet légèrement déréglé, mais il signifie le refus de la part de la volonté de ne point se détacher du bien véritable où elle a mis sa fin dernière, ce qu’elle ferait si elle ordonnait à un objet gravement déréglé celui-ci ou si elle l’érigeait lui-même en fin dernière. On voit que nous entendons dans toute sa force cette référence habituelle du péché véniel à la fin dernière qu’allèguent les formules de saint Thomas. Nous la signalons en l’acte même du péché. Il est vrai qu’elle prend une forme négative. Mais, sous cette forme, il persiste sur l’acte du péché véniel une influence véritable de la part de la fin dernière, laquelle, de ce chef, fait partie intégrante de la constitution psychologique de cet acte, comme de tout autre. Dans le respect de l’ordre de l’acte volontaire à la fin dernière, nous obtenons ici un cas significatif d’humanité : une certaine dissociation de l’action d’avec sa fin, une dérive de la volonté par rapport à son principe ; on ne se passe point de fin ni de principe, mais on s’abandonne à quelque bien irréductible à celui-là. L’art de saint Thomas fut de découvrir la formule exacte de l’écart. Au terme de l’explication que nous en avons tentée, il apparaît que la différence de l’ange et de l’homme, sur le point dont il s’agit, n’est pas que l’homme puisse agir en dehors de toute influence de sa fin dernière sur l’action, mais en dehors de toute influence actuelle ou virtuelle, sous la seule influence habituelle, laquelle s’exprime

par mode négatif. On verra ci-dessous que cette interprétation a de qui se réclamer.

Nous avons dans cette analyse adopté le cas du péché véniel commis par le juste, comme étant le plus net. Mais nos discernements sont applicables au péché véniel du pécheur, qui déjà n’a plus la charité. Avec sa fin dernière, son péché véniel n’a point de rétérence actuelle ni virtuelle : il deviendrait autrement péché mortel ; mais il possède une réiérence habituelle, encore qu’elle s’exprime, peut-on dire, à l’inverse de la même référence chez le juste : chez celui-ci, la fin bonne empêche que le péché commis ne soit mortel ; chez celui-là, la fin mauvaise tolère que le péché commis ne soit que véniel ; dans les deux cas, on demeure de quelque façon sous l’influence de la fin dernière. Quand même le pécheur fait des actes bons, il faut dire qu’il est sous l’influence négative de sa fin dernière mauvaise, en ce sens qu’il ne va point jusqu’à adopter une fin dernière bonne qui ruinerait celle-là.

2. Autres théologiens.

Il peut être avantageux de confronter les explications que l’on vient de lire avec les opinions connues d’un choix de théologiens.

Pour un Scot, la difficulté que nous nous sommes proposée n’existe pas. Car il n’est pas nécessaire que l’appétit de la béatitude agisse en tous nos actes, et il advient que l’on s’attache à quelque bien pour la bonté qu’il a en lui-même, indépendamment de toute fin voulue : on ne l’aime ni propter se, ni propter aliud, mais absolute. In /Vum Sent., dist. XLIX, q. x ; cf. In Ium Sent., dist. I, q. m. La métaphysique entière de saint Thomas proteste contre cette dénégation.

Mais la distinction de celui-ci entre l’actuel et l’habituel ne s’est pas imposée d’emblée ni uniformément aux théologiens postérieurs. Il est remarquable que Cajétan n’en essaie point l’éclaircissement dans son commentaire de Ia-IIæ, q. lxxxviii, a. 1-2, qui est le lieu de cette doctrine. Il y vient seulement IIa-IIæ, q. xxiv, a. 10, ad 2um, où il entend la formule de saint Thomas, que nous avons ci-dessus rapportée, en ce sens que le juste possède un habilus capable de lui faire aimer cet objet pour Dieu, mais la nature de l’objet même s’y oppose, qui n’est pas susceptible d’une ordination vers Dieu. Cajétan a raison en ce qu’il écarte, et il est vrai qu’il ne faut point ici songer à quelque ordination actuelle ni virtuelle vers Dieu de l’objet du péché ; mais la formule de saint Thomas emporte certainement davantage que la simple concomitance de V habitas de charité chez le juste commettant un péché véniel.

Sinon. Vasquez a raison (op. cit., q. i, disp. Y, c. m. Sur la distinction de saint Thomas, qui lui paraît admodum difjlcilis, Cajétan, estime-t-il, a dit ce que l’on peut dire de mieux : mais ne parlons plus en ce cas d’une référence du péché véniel à Dieu. Par ailleurs, certains thomistes ont interprété leur maître comme ceci : savoir que le péché véniel peut être référé au bien de celui qui le commet, et celui-ci, qui est juste, se réfère à son tour à Dieu ; ainsi, par la voie de Vhabitus de charité en son auteur le péché véniel est référé à Dieu. Vasquez, pour son compte, D’agréé pas cette opinion, et on ne peut que l’en louer. Mais il propose ainsi la sienne. Dans le péché véniel, la créature, objet du péché, est constituée la fin dernière de l’œuvre, n’étant référée à rien d’autre ni actuellement, ni virtuellement, ni habituellement ; mais à une telle fin dernière, on ne réfère rien d’autre, est elle ne l’est point de l’opérant. En ces conditions, elle s’oppose non à la charité, mais à la seule ferveur de la charité. On voit sans peine que cette position, qui soustrait l’acte « lu péché véniel à l’influence de la fin dernière de l’opérant, rejoint le scotisme. et nous ne pouvons l’agréer. Pour Suarcz, de qui l’opinion rencontre en ceci « elle de Vasquez, op. cit. [ 1 1’, tr. i,

disp. III, sect. iv, il ne répugne en rien que l’on soit en même temps attaché à la fin absolument dernière par rapport à l’opérant, et que cependant, dans une œuvre déterminée, on s’en tienne à une fin qui soit la dernière négativement, c’est-à-dire ielativement à cette œuvre seule ; il en donne cette preuve, où l’exigence métaphysique est méconnue avec toute la clarté désirable : quia in hoc nuila est repugnantia ex parte ipsorum objectorum seu finium, et alioquin voluntas est libéra ad operandum prout voluerit. Du reste, Suarez démontre expressément, ibid., sect. v, qu’il n’est pas nécessaire pour que l’homme fasse quelque chose volontairement qu’il ait d’abord l’intention d’une fin dernière pour laquelle il agisse ; et que, dans le cas même où il a une telle intention, il n’est pas nécessaire que toutes ses actions y soient ordonnées et en soient dépendantes.

Entre les disciples de saint Thomas, Jean de Saint-Thomas nous paraît en ceci avoir au mieux pénétré la pensée du maître : op. cit., l a -II æ, disp. I, a. 7, n. 33 sq. L’influence de la fin dernière sur tout acte volontaire est pour lui, bien entendu, comme pour tout thomiste, une doctrine inamovible. Mais il estime qu’elle se distribue en deux manières bien différentes selon que l’objet de l’acte volontaire est ou non susceptible d’être ordonné à cette fin. Dans le premier cas, l’influence est positive et la fin dernière communique à l’objet son motif de bonté. Dans le second, elle est négative ou permissive : si l’objet est attrayant, ce n’est point que la fin dernière lui ait communiqué sa bonté ; néanmoins, le péché véniel respecte la prééminence de la fin dernière, et l’un des motifs intervenant dans la délibération du péché véniel est que, dans ce péché, l’on n’offense pas Dieu gravement. Nous avons donc affaire ici, non à une simple concomitance de Vhabitus de charité avec le péché véniel, non à cette référence curieuse et irréelle qu’avaient imaginée certains thomistes, mais à une intervention véritable de la fin dernière dans l’élaboration et la structure de l’acte du péché véniel. Et notre commentateur en signale cette justification : Hoc autem est peculiare in fine quia, cum operetur in quantum bonum, etiam ipsse negaliones et carentiee. mali et ipsum non destruere finem habilualiler, aliquo modo ad bonum pertinent, et sic non tollere lotaliler finem aliquale bonum est (n. 54). On voit de qui peut se réclamer l’explication que nous avons ci-dessus avancée.

On retrouve très exactement les pensées de Jean de Saint-Thomas dans le commentaire des carmes de Salamanque, de qui tout le soin, en bons thomistes, est d’élucider cette référence habituelle du péché véniel à Dieu qu’énonce saint Thomas. Voir le tr. De ultimo fine, disp. IV, dub. iv. Ils ajoutent pour leur part que le juste se trouve disposé par sa charité à référer le péché véniel à Dieu, car il est disposé à l’omettre, ce qui représente une certaine information du péché véniel par la charité. Une façon nouvelle et intéressante de circonscrire la réalité, assurément subtile. mais si proprement humaine, que nos analyses t entent de rejoindre. Mais ces commentateurs ont enrichi leur étude d’autres considérations dont l’origine est en une opinion historique, que nous dcons d’abord rapporter.

Elle procède de moindres théologiens, mais elle a connu, et de nos jours mêmes, une certaine fortune qui fera pardonner à notre insistance. Curiel († 1’Lecturtr in <l. Thomæ Aquin. / am -//a l, q. i, a..">, dub. unie, § 6 ; et Martinez (+ 1( » 37), Commrntaria super /am.//, T, / Thomæ, q. LXXXVIII, a. 1, dub. iv circa finem. semblent en être les auteurs responsables. Us se fondent sur cette considération que le péché véniel,

sous peine qui’I on remonte à l’Infini dans l’ordre det Ans, doit être actuellement référé, soit explicitement

soit virtuellement, à une fin ultime, laquelle ne peut assurément être Dieu, tout au plus terme de la référence habituelle. Kl ils disent que cette fin ultime, où est actuellement référé le péché véniel, est le bien en général, bonum in communi, comme rassasiant l’appétit. On satisfait ainsi ; '. la nécessité posée, mais on évite de donner au péché véniel deux fins, attendu que le bien en général ne fait pas nombre avec une fin particulière. Nous croyons que cette opinion est répréhensible et dans sa teneur et dans son fondement. Car le bien en général ne meut la volonté et n’en termine les actes qu’appliqué à un certain objet particulier répondant à l’appétit de la volonté, lequel incline précisément vers ce qui convient à la nature, non vers le bien en général comme tel. De tout acte volontaire, il y a une fin dernière concrète à quoi il est de quelque façon référé. Une façon de l'être est celle que nous avons dite : et c’est ici que pèche en son fondement même l’opinion de nos théologiens. Car il n’est point nécessaire de retrouver l’influence positive de la fin dernière en tout acte volontaire, et le recours de la part de saint Thomas à l’influence habituelle signifie précisément le refus d’une telle nécessité. Tel qu’il est, l’acte du péché véniel est sous l’influence de la fin dernière de la manière que nous avons dite ; il n’y a point lieu d’y rechercher quelque autre fin. Sans doute ne le fait-on que pour entendre l’influence habituelle en un sens qui soustrait à l’efficacité de la fin dernière l’acte même du péché. Les Salmanticenses, qui expriment pour leur part le premier des deux griefs que nous venons de dire, font une concession à cette opinion quand ils posent outre Dieu une fin particulière où s’arrête la référence actuelle du péché véniel en tant qu’actuelle, et qui est le bien propre et naturel du pécheur ; mais celui-ci est à son tour référé habituellement à Dieu et soumis à la charité. Disons qu’ils introduisent ainsi un intermédiaire psychologique dans l’analyse que nous avons adoptée, et que l’influence négative de la fin absolument dernière prend volontiers cette forme d’une influence positive du bien naturellement aimé ; mais le titre décerné à celui-ci de fin dernière actuelle du péché véniel ne nous paraît pas recommandable puisqu’il dissimulerait l’influence que détient la fin habituellement voulue sur l’acte même du péché. Gonet, reproduisant avec une grande fidélité les carmes de Salamanque, tient à son tour le bien du pécheur comme la fin dernière actuelle du péché véniel. Op. cit., tr. v, disp. IX, art. 4, n. 83 sq. L’opinion propre de Curiel et de Martinez est davantage connue par l’adoption qu’en a faite Billuart, op. cit., tr. De ultimo fine, diss. I, a. 4-5 ; tr. De peccaiis, diss. VIII, a. 4. Comme il entend la référence habituelle d’une pure concomitance (comme on dirait que la prière du juste dormant est référée habituellement à Dieu), il recherche la fin dernière actuelle du péché véniel, et il la trouve en la béatitude comme telle ; en définitive, cet homme veut être heureux. Par là, on n’exclut pas la charité, car cette fin est en soi indifférente. D’ailleurs, il n’est point nécessaire que l’on agisse toujours en vue d’une fin dernière particulière. Car la cause finale meut moralement, au lieu que la cause efficiente le fait physiquement et, de ce chef, est inévitablement particulière. De nos jours, le P. Billot s’est prononcé pour la même opinion, op. cit., p. 121-122, 125 ; après lui, le P. Garrigou-La grange : La fin ultime du péché véniel…, dans Revue thomiste, 1924, p. 313-317 ; voir aussi Blaton, De peccalo veniali, dans Collationes Gandavenses, mars 1928, p. 31-42. On voit assez qu’elle ne peut s’autoriser sans de graves réserves de la tradition thomiste et qu’elle souffre d’une difficulté. Pour la différence de l’ange et de l’homme, qu’invoque le P. Garrigou-Lagrange, nous croyons qu’elle consiste, non en ce que l’homme puisse

ne pas agir sous l’inlluence d’une fin dernière concrète, mais en ce que son action est susceptible, de la part de la fin dernière concrète, d’une influence originale/celle que saint Thomas nomme > habituelle ». En définitive, le juste qui pèche véniellement en cet acte même veut Dieu ; saint Thomas le déclare avec trop de fermeté pour que nous cherchions ailleurs le secret du péché véniel.

Dans son ouvrage cité, le docteur Landgraf entend la doctrine thomiste du péché véniel comme s’il consistait dans un acte non ordonné à Dieu, quel qu’en soit l’objet prochain, bon peut-être ou indifférent. Entre plusieurs inexactitudes, c’est méconnaître que l’objet du péché véniel est de sa nature déréglé. Le P. Schultes a heureusement critiqué, dans le Bulletin thomiste, 1921, p. 136-142, cette interprétation inattendue à laquelle s’est rallié chaleureusement le B. P. de la Taille dans Greyorianum, 1926, p. 28-43.

Péché et imperfection.

La division des péchés

en mortels et véniels épuise le mal moral. Ce qu’on a appelé « imperfection » est un acte bon en lui-même. La question de savoir si des imperfections se rencontrent en effet ou si elles ne sont pas des péchés véniels relève d’une étude des exigences de la charité. L’on en a traité à l’article Imperfection, et il ne nous appartient pas d’y revenir ici. Il faut seulement signaler que cette question, historiquement, a été posée en liaison avec une conception du péché véniel, Scot, nous l’avons dit, distinguant ce péché du mortel en ce qu’il s’oppose aux conseils et celui-là aux préceptes ; l’un des arguments de cette opinion est en effet qu’un acte contraire aux conseils ne peut être bon ; il est donc mauvais ; il est donc péché véniel. Sur quoi on trouvera de judicieuses réflexions chez les carmes de Salamanque, disp. XIX, n. 6-9. L’idée scotiste du péché véniel est restée sans fortune. — Pour l’abondante littérature parue sur le sujet depuis l’article Imperfection, consulter la bibliographie du Bulletin thomiste.

II. L’ORDRE DU PÉCHÉ VÉNIEL AU PÉCHÉ MORTEL

et réciproquement. — Ils ne sont point sans rapports, les deux péchés dont nous venons d'étudier la division, et nous l’avons allégué déjà. Nous l'établissons cette fois expressément.

1° Du péché véniel au péché mortel, l’ordre est exprimé par la théologie en plusieurs manières. — 1. Elle tient communément que le péché véniel dispose au péché mortel. — En vertu de ce rapport, il a été dit ci-dessus que le péché véniel vérifie cette notion de péché selon une analogie d’attribution. La disposition du péché véniel au mortel est analysée par saint Thomas comme il suit.

Par son effet propre et direct, le péché véniel selon l’objet ne dispose pas premièrement et par soi au péché mortel selon l’objet : car il dispose ainsi à l’action pareille, et ces deux péchés sont d’espèce immédiatement dissemblable. Le mensonge joyeux, par exemple, ne dispose pas ainsi au blasphème. Mais par son effet propre et direct, un péché véniel selon l’objet peut disposer, par une certaine conséquence, au péché mortel de la part de l’agent. Car il peut aller jusqu'à engendrer un habitus et déterminer ainsi son objet en fin dernière de l’agent. Mais comment reconnaître que l’objet d’un péché véniel est traité par l’agent comme sa fin dernière ? Les carmes de Salamanque l’ont recherché. In / am -// æ, q. lxxxviii, a. 4. Ou bien, disent-ils, formellement et expressément la volonté tient cet objet pour sa fin dernière, l’appréciant comme supérieur à tout : le cas est clair, mais il est rare. Ou bien elle le met au-dessus de tout, de manière seulement interprétative, et s’y attache effectivement comme à sa fin dernière. Le signe de cette disposition est que l’on ne refuse pas de commettre un péché mortel en faveur d’un tel objet. Ce qui advient dere

chef de deux façons : ou bien l’on choisit de fait à cette fin un péché mortel, comme si, pour étaler vainement sa force, l’on tuait injustement quelqu’un, comme si, pour manifester son excellence, l’on refusait de se soumettre à un commandement d’ailleurs grave (ce dernier exemple est de saint Thomas lui-même, Sum. theol., IIMI 33, q. cv, a. 1, ad 2um) : l’appréciation interprétative dont nous parlions est alors manifeste. Ou bien la volonté, bien que, de fait, elle ne commette point un péché mortel, est à ce point attachée à l’objet du péché véniel que, l’occasion offerte, elle lui donnerait la préférence sur tout. Il faut alors, pour que soit vérifiée cette appréciation interprétative, qu’il y ait jugement et consentement exprès d’une telle préférence ; faute de quoi, rien n'étant commis qui soit mortel ou qui expose au mortel, on ne voit pas comment justifier en ceci un verdict grave, et quelque attachement qu’il y ait pour l’objet du péché véniel : à moins que le pécheur n’aperçoive, au moins confusément, poursuivant cet objet, qu’il risque le péché mortel et ne laisse pas cependant d’accomplir son dessein : la chose n’est point rare chez certains qui sont à ce point engagés dans leur affaire que rien ne compte plus qui pourrait les retenir. Resterait à déterminer à quelle espèce appartiennent les péchés ainsi devenus mortels : on voudra bien se reporter à nos commentateurs.

Au mode de disposition que l’on vient d’analyser peut se rattacher cette considération que le péché véniel possède une certaine efficacité propre à détruire les vertus acquises. Elle a été développée ex professo par les mêmes commentateurs dans leur disp. IV ; nous ne reproduisons ici que leurs conclusions, qui se répartissent selon les trois catégories connues de péchés véniels. Les péchés véniels selon l’objet, souvent recommencés, détruisent la vertu acquise opposée ; les péchés véniels dus au défaut de la pleine délibération, si répétés qu’ils soient, ne détruisent pas la vertu opposée ; les péchés véniels par insuffisance de matière, multipliés autant que l’on voudra, pourvu qu’ils restent des péchés véniels, ne corrompent point absolument la vertu acquise et selon sa substance.

Par son effet indirect, reprend saint Thomas, c’est-à-dire en écartant l’obstacle, des péchés véniels selon l’objet peuvent disposer à un péché mortel selon l’objet. Car, s’accoutumant à transgresser l’ordre dans les petites choses, on en viendra à ne plus le respecter dans les grandes. On voit que, dans ce cas, le péché mortel commis n’est point nécessairement de la même espèce que les péchés véniels qui y ont disposé.

Les commentateurs (Cajétan, les carmes de Salamanque ) ont remarqué que saint Thomas, en son article, ne considère que les péchés véniels selon l’objet : c’est sans doute, disent-ils, que pour les péchés véniels par défaut de délibération, il est assez manifeste que, directement et de soi, ils disposent au péché mortel de même espèce, et les péchés véniels par insuffisance de matière en sont au même point.

On rapprochera de ce qui précède la doctrine de saint Thomas selon laquelle le péché véniel en lui-même ne diminue pas la charité, bien que, indirectement, il puisse être dit la diminuer, en ce sens, précisément, qu’il dispose au péché mortel, lequel ruine la charité. Sum. theol., II B -II », q. xxiv, a. 10. Ce qui précède justifie assez l’avertissement de Cajétan, qu’il nous plaît de reproduire : El htnc habemus quantum a ventalium consueludine cavendum sit. cum (<>l modut, el îllis periculosis, disponant ad mortale. l’roptrr quod frequenlibus contrtlionibus, non ëuperftcietenas, singula secunuiim sua » sprrirs distlnguendù sunt : ne habitualis no bis in mis occurrenles tentationes animas disposttot proplnque ad mortale Inventant. In / am /L q. i. xxxviii, a. 3.

2. Une autre formule de la théologie est que le péché véniel peut devenir mortel. — Elle prêterait à trois interprétations. Selon une d’elles, le même acte, qui était d’abord péché véniel, deviendrait ensuite mortel. Il se peut assurément qu’un acte demeurant physiquement le même passe du véniel au mortel ; mais il a fallu que la volonté changeât ; donc, il n’est plus moralement le même acte. On obtiendrait alors deux péchés, le premier véniel, le second mortel ; l’on n’aurait point un seul péché ayant évolué du véniel au mortel. La formule peut aussi signifier qu’un péché véniel selon l’objet devienne mortel en ce sens que l’on traite cet objet comme fin dernière, et nous rejoignons les cas ci-dessus distingués ; ou qu’on mette ce péché au service d’un objet de péché mortel. Elle s’entendrait enfin en ce sens qu’un grand nombre de péchés véniels constituent un péché mortel. Dans son acception propre, où des péchés véniels en grand nombre seraient considérés comme les parties intégrantes d’un péché mortel qui serait comme leur somme, cette proposition est fausse, car tous les péchés véniels du monde ne peuvent entraîner le reatus qui caractérise le péché mortel : la multitude des peines temporelles n'équivaut point à la peine éternelle ; de la peine du dam aucune autre ne peut être rapprochée ; quant à la peine du sens, celle du péché mortel n’est point comparable à celle des péchés véniels, du moins si on la restreint au « ver de la conscience » car, pour le feu, il se peut que les peines de ces péchés ne soient pas sans proportion. Et le tout vient de ce que des désordres multipliés en-deçà de la fin respectée ne sont pas comparables à un seul désordre allant jusqu'à ôter la fin. Ainsi en va-t-il notamment des péchés véniels par insuffisance de matière ; s’ils sont véritablement distincts, ils ne deviennent pas un péché mortel. Mais il advient que les matières légères des actes successifs doivent être considérées comme s’ajoutant l’une à l’autre au point qu’elles constituent bientôt la matière suffisante d’un péché mortel ; on ne fait alors que s’y prendre à plusieurs fois pour commettre ce qui est à la fin un péché mortel. Ce que nous avons dit ci-dessus de cette catégorie de péchés véniels le fait comprendre aisément. Pour la casuistique relative à ce thème, voir les Théologies morales. Mais si l’on entendait seulement, interprétant comme on a dit la formule, que des péchés véniels en grand nombre constituent la disposition à un péché mortel, en ce cas la proposition serait recevable et l’on rejoindrait notre première considération. Saint Thomas prend soin d’expliquer que tel texte de saint Augustin doit s’entendre en ce sens dispositif. Les historiens, cependant, avouent que la pensée de ce Père est loin d’avoir en ceci la distinction des doctrines théologiques et que maints passages de ses œuvres, spécialement les oratoires, attribuent au grand nombre des péchés véniels les mêmes effets qu’au péché mortel ; voir Mausbach, op. cit., t. i, p. 239-241. On dira la même chose de son fidèle disciple, saint Césaire d’Arles.

3. La théologie enfin a demandé si, du fait d’une circonstance, un péché, de véniel qu’il eût été, peut devenir mortel. — Saint Thomas l’a décidé comme il suit. Seule la circonstance qui prend rang de différence spéciflque peut rendre mortel un péché de véniel qu’il eût été. Cal il est nécessaire, pour passer du véniel au mortel, de passer aussi d’un désordre respectant la tin a un désordre qui la détruit : qu’une circonstance le détermine, et elle n’est plus proprement une circonstance, il est aise de vérifier cette conclusion sur les diverses manières dont un péché véniel devient mortel. Pour le CBS OÙ il le devient (^ràcc à la perfection de l’acte même, il faut dire que l’acte imparfait n'était point encore constitué dans l’espèce morale par défaut

de s ; i raison : ou. considérant les choses comme nous

faisions ci-dessus, que le rapport avec la fin dernière, dont est seul susceptible l’acte parfait, donne lieu à ce qu’on peut appeler, dans l’ordre moral, une espèce nouvelle. On exprime la même doctrine en disant qu’aucune circonstance n’aggrave le péché infiniment sinon celle-là qui en change l’espèce. Sum. theol., II a -Iî æ, q. ex, a. 4, ad 5um. On écarte ainsi cette pensée que des circonstances — comme la durée de l’acte, sa fréquence, la dignité de la personne qui pèche — fassent passer le péché du véniel au mortel. Saint Thomas lui-même a fait une excellente critique de ces cas et montré de la colère durable et de l’ivresse renouvelée que leur qualité mortelle n’est point due proprement aux circonstances du renouvellement ou de la continuité. Ia-IIæ, q. lxxxviii, a. 5, ad lum. Cf. sur cette question : In IV am Sent., dist. XVI, q. iii, a. 2, q. 4 ; De nwlo, q. ii, a. 8, cir. fin. corp.

Ordre du péché mortel au péché véniel.

Sous ce

titre de l’ordre du péché mortel au péché véniel, on entend demander si un péché peut, de mortel, devenir véniel. On n’en peut raisonner exactement comme de l’ordre inverse, car on ne passe pas du parfait à l’imparfait comme de l’imparfait au parfait. Nous avons dit que le péché véniel devient mortel quand il s’y ajoute une difformité mortelle ; on ne peut dire que le péché mortel devienne véniel quand il s’y ajoute une difformité vénielle. Dire une parole oiseuse en vue de la fornication passe du véniel au mortel ; mais commettre une fornication pour dire une parole oiseuse reste mortel : il s’ajoute plutôt à la malice de la fornication celle de la parole oiseuse. On ne peut parler de péché mortel devenant véniel que pour signaler qu’un acte mortel de sa nature n’atteint cependant pas à cette qualité par le défaut de la délibération ; ou bien même, ajoutent les carmes de Salamanque, par l’insuffisance de la matière (ci-dessus, col. 233). Mais, en ce cas, se perd l’espèce de l’acte : ce n’est qu’à ce prix, peut-on dire, que l’on obtient le passage ici allégué.

/II. LE PÉCHÉ VÉNIEL EN LUI-MÊME NOUS gl’OU pous sous ce titre deux questions qu’a débattues la théologie, dont la première intéresse le sujet du péché véniel.

f° Le sujet du péché véniel. — Nous avons dit déjà que ce péché ne se trouvait ni chez l’ange ni chez l’homme dans l’état d’innocence. Saint Thomas tenait cette opinion pour commune ; contre elle on peut citer Guillaume d’Auxerre, Summa aurea, t. II, tr. X, c. iii, q. iv (éd. Paris, 1500, fol. 62 d). Scot, à son tour, devait admettre le péché véniel possible chez Adam : In II am Sent., dist. XXI, q. i. De même Suarez, tr. De peccatis, disp. II, sect. vii, qui veut, en outre, que l’ange lui-même puisse, de sa nature, pécher véniellement, ibid. Mais la pensée de saint Thomas est demeurée commune.

Plus spécialement, sur le sujet du péché véniel, le Moyen Age a demandé, nous avons eu l’occasion déjà d’y faire allusion, si les premiers mouvements déréglés de la sensualité ne sont pas chez les infidèles des péchés mortels. La réponse affirmative de certains théologiens n’a pu procéder que d’une confusion entre la concupiscence habituelle et la concupiscence actuelle. Dès qu’on les distingue, la question elle-même s’évanouit, puisqu’il est manifeste que la sensualité, chez les infidèles comme chez les autres, ne donne pas lieu de soi à un acte humain proprement dit. Bien plus, il faudrait dire que, toutes choses égales, le péché dont on parle est plus grave chez les fidèles qui n’ont pas l’excuse de l’ignorance, qui ont l’avantage de la grâce.

2° Le péché véniel peut-il exister seul avec le péché originel ? — La seconde question ici débattue est plus considérable. Saint Thomas achève son traité du

péché dans la Somme théologique sur cet article : Utrurn peccalum veniule possit esse in aliquo simul cum solo peccato originali. [ a -II æ, q. i.xxxix, a. G.

1. Les déclarations de saint Thomas. — Sous cette forme et en cet énoncé distinct, la question est nouvelle chez saint Thomas. Il l’a dégagée de discussions où nous voyons d’abord intéressée la doctrine qui doit être mise en relief ici. On les trouve en deux endroits de la théologie. Les unes sont relatives à la nécessité de la grâce, et saint Thomas y est conduit à déclarer que l’homme, arrivant à l’âge légitime, se met ou dans la grâce ou dans le péché mortel : il n’y a pas d’état neutre. Cette pensée est exprimée pour la première fois, In II"* Sent., dist. XXVIII, q. i, a. 3, ad 5um, sous cette forme : …et etiam ad legitimam setalem deveniens in hoc ipso peccarel quod se ad gratiam non prxpararet : unde etiam pro lali negligentia puniretur. Si autem præpararet se, jaciendo quod in se est, procul dubio gratiam consequeretur, per quam vitam œternam mereri posset. Dans un contexte doctrinal apparenté, où il s’agit encore du bien dont l’homme est capable sans la grâce, on lit exactement la même pensée : De verilale, q. xxiv, a. 12, ad 2um : Non est possibile aliquem adullum esse in solo peccato originali absque gratia : quia statim cum usum liberi arbilrii acceperit, si se ad gratiam præparaverit, gratiam habebil ; alias ipsa negligentia ei imputabitur ad peccalum morlale. Au sujet de la grâce nécessaire à la justification du pécheur, la même opinion un peu plus bas, q. xxviii, a. 3, ad 4um. Cette fois, saint Thomas la présente comme tenue par certains théologiens ; il ne prétend point en être l’auteur et ce péché qu’il attribue à l’adulte négligeant de faire ce qui est en soi, il le nomme un péché d’omission : ce qui n’est du reste qu’une différence de mot par rapport aux deux textes déjà cités. Surtout, il justifie expressément la culpabilité de cette omission, qu’il avait seulement représentée jusqu’ici comme la négligence de se préparer à la grâce, où l’on ne faisait pas ce qui est en soi : Cum enim quilibel teneatur peccalum vilare et hoc fieri non possit nisi præstituto sibi debito fine, tenetur quilibet cum primo suæ mentis est compos, ad Deum se converlere et in eo fmem constituere ; et per hoc ad gratiam disponitur. Le danger de livrer sa vie morale à tous les vents, et qu’on n’évite qu’en se fixant à sa fin dernière, justifie donc que l’homme soit tenu de se tourner vers Dieu dès le temps où il dispose de son âme ; et il se prépare ainsi à la grâce. Ne pas le faire est un péché d’omission. Le péché originel, s’il n’est point effacé, s’accompagne donc d’un péché mortel actuel ; sans compter qu’indépendamment de cette omission coupable, la concupiscence du péché originel demandera des satisfactions auxquelles il est difficile à l’homme de se soustraire. Nous dirons donc, résumant cette première série d’informations, que saint Thomas est conduit à penser que, dès le temps où l’homme a l’usage de la raison et de la liberté, le péché originel, s’il n’est pas effacé, ne peut que coexister chez lui avec un péché mortel actuel, conformément d’ailleurs à une opinion déjà connue, en vertu de la nécessité de se préparer à la grâce que néglige cette omission, et par où l’on eût assuré à sa vie morale, dès l’origine, l’indispensable direction de la vraie fin dernière.

On trouve la même pensée engagée d’abord en cette autre doctrine théologique qu’il n’y a point de réceptacle où seraient rassemblées, après la mort, les âmes qui, au péché originel, n’auraient ajouté que des péchés véniels. Ainsi In II am Sent., dist. XLII, q. i, a. 5, ad 7um, où nous retrouvons l’affirmation qu’aussitôt en possession de l’usage de sa raison l’homme ou bien reçoit la grâce ou bien pèche mortellement, selon qu’il a fait ou non ce qui était en lui, quia tune est tempus ut de salute sua cogitel et ei operam det. Si, toute

fois, le cas se présentait, par impossible, ajoute saint Thomas, cette âme irait en enfer où elle subirait la peine sensible due au péché véniel, et éternellement en tant que ce péché véniel, par accident, se trouve chez un sujet privé de la grâce. Mais ce texte introduit au débat un élément nouveau : il considère le temps qui précède l’usage de la raison ; l’homme n’y est capable, estime saint Thomas, ni de péché mortel ni, à plus forte raison, de péché véniel : puisque son âge excuse d’être un péché l’acte qui serait celui d’un péché mortel, il excuse davantage l’acte qui serait celui d’un péché véniel. A propos du réceptacle des âmes, In jyam Sent., dist. XLV, q. i, a. 3, ad 6um, renvoie au passage que nous venons de relever.

Le De malo touche à deux reprises le point que nous considérons, et en liaison avec la théorie des peines du péché. Le texte, q. v, a. 2, ad 8um, réédite, et pour le temps qui précède l’usage de la raison et pour le temps où l’on y accède, la pensée de II Sent., dist. XLII, ci-dessus. Saint Thomas signale cette fois qu’il n’est que peu de théologiens pour admettre que l’on meure avec le péché originel et quelque péché véniel seulement : hsec opinio non videtur multis esse possibilis quod aliquis decedat cum peccato originali et veniali tantum. Et il défiait en ces termes l’obligation que nous savons : Postquam vero usum rationis habent, tenentur salutis suse curam agere, répétant que ne point le faire est une omission mortelle. Dans la q. vii, a. 10, ad 8um, il réédite, dans un contexte apparenté, la même opinion, et le péché dont nous parlons est ainsi présenté : Postquam habet usum rationis, peccat mortaliter si non facit quod in se est ad quærendum suam satulem. Mais une instance faite sur cette réponse permet à saint Thomas d’accuser l’obligation d’opérer sans délai la conversion à Dieu, ad 9um : Licel præccpta a/Jirmaliva communiter loquendo non obligent ad semper, tamen ad hoc est homo naturali tege obligalus ut primo sit sollicitus de sua salute, secundum itlud Malth. : « Primum quærite regnum Dei. » Ultimus enim finis naturaliter cadit in appelitu, sicut prima principia naturaliter primo cadunt in apprehensione : sic enim omnia desideria prœsupponunt desiderium ullimi finis, sicut omnes speculaliones prœsupponunt speculationem primorum principiorum. Avec le De verilale, q. xxviii, a. 3, ad 4um, cité ci-dessus, ce texte est le seul qui nous exprime jusqu’ici la justification de l’obligation souvent alléguée. Elle se tire de ce que tous nos désirs supposent celui de la fin dernière, lequel se lève naturellement dans l’appétit, comme les premiers principes spéculatifs inaugurent naturellement la vie de l’intelligence.

Nous avons donc affaire à une opinion ferme de la part de saint Thomas ; on notera que la clause exprimée en trois textes (//"" Sent., dis !. XLII ; IV" Sent., dist. XLV ; De malo, q. v) : si tamen effet possibile, est invoquée pour la plénitude de la doctrine et non pas parce que l’impossibilité qu’on a d’abord dite apparaît quelque peu douteuse. Saint Thomas estime du reste ne se rallier en ceci qu’à une opinion accréditée

L’histoire manque encore, à notre connaissance, de cette doctrine de la théologie médiévale. On l’entreprendrait avantageusement. Noua n’y pouvons songer ici. Qu’il nous suiiisc d’interroger quelques témoins. Dans la question de la peine due an péché véniel. In jjam Sent., dist. XLII, a. 2, q. ii, saint Bonaventure en arrive au cas de quelqu’un qui mourrait en étal de péché véniel, sans la grâce ni aucun péché mortel.

et qui serait, dit-On, puni de peine éternelle ; sur quoi il déclare (ad l" iii, éd. Quaracchi, t. il. p. 9(19) : /L< potltio’s/ ImpOSSibiliS, Primum quia nunqiiam fuit née

ttt nec ml quod aliquit m toto » eiiair> veniali fuerit,

ila quod non habeat gratiam. Xilnl eimii fit ttudium

nunc quin homo habeat gratiam aut sit in morlali peccato. El in primo statu, etc. ; et ideo positio illa vana est. Esto tamen quod aliquis puer effet in veniali, dico quod Deus nunquam educeret eum de statu meriti quin vel ipse peccaret mortaliter, vel ipse daret ei gratiam. Où nous trouvons l’affirmation que le péché véniel ne se rencontre qu’avec la grâce ou avec un péché mortel. Mais la raison en est qu’il n’y a pas d’état intermédiaire connu. Du reste, l’auteur ne semble pas répugner à l’idée qu’un enfant puisse n’avoir sur la conscience que des péchés véniels, sans la grâce ni aucun péché mortel : il tient seulement que cet enfant ne mourra pas en cet état. De la nécessité d’émettre un acte de conversion vers Dieu lors de l’accès de l’enfant à la raison, saint Bonaventure ne dit mot.

Pour Alexandre de Halès, il ne met même pas en doute l’hypothèse que le péché véniel coexiste dans une âme avec le seul péché originel : Sum. theol., II a p. II 1 lib., éd. Quaracchi, t. iii, p. 299. Mais ua texte de saint Albert le Grand, In II am Sent., dist. XLII, a. 4, au sujet de la peine du péché véniel, témoigne que l’idée du devoir de conferre de suo statu pour l’adolescent était dans les esprits ; et lui-même déclare laconiquement mais nettement : In lempore in quo est adolescens, potest et tenetur conferre : et si omittit peccat formaliter, éd. Borgnet, t. xxvii, p. 659. De même Guillaume d’Auxerre admet cette obligation, encore qu’il conçoive le cas où le péché originel soit accompagné du seul péché véniel. Sum. aur., t. II, tr. xxviii, c. iii, q. iv, éd. Paris, 1500, fol. 91c. Il semble donc que l’on dût trouver dans la tradition des théologiens antérieurs à saint Thomas même les éléments les plus significatifs de la doctrine dont nous avons rapporté ci-dessus les formules.

Sans doute cette doctrine parut-elle à saint Thomas assez consistante puisque, de sa propre initiative, il l’érigé, dans la Somme, en question distincte et introduit au terme de son traité du péché un article exprès sur ce sujet. Il la dégage des discussions relatives à la nécessité de la grâce ou aux peines du péché. Et, en ces conditions nouvelles, il reprend les affirmations que nous avons déjà relevées, mais proposées plus vivement cette fois à notre attention. « Il est impossible, écrit-il, que le péché véniel se trouve chez un homme avec le péché originel, sans péché mortel. La raison en est qu’avant les années de discrétion le défaut d’âge, interdisant l’usage de la raison, l’excuse du péché mortel ; il l’excuse donc bien davantage du péché véniel s’il commet un acte qui, de son genre, soit véniel. Quand il commence d’avoir l’usage de la raison, il n’est plus tout à fait excusé de la faute du péché véniel ni du péché mortel. Mais la première chose qui vient alors à la pensée de l’homme est de délibérer de soi-même. Et s’il s’ordonne alors à la lin requise, il obtiendra par la grâce la rémission du péché originel. S’il ne s’ordonne pas à la fin requise, selon la discrétion dont est capable cet âge, il péchera mortellement, ne faisant pas ce qui est en soi. Et, dès lors, il n’y aura pas en lui péché véniel sans péché mortel, jusqu’à ce que tout lui ait été remis par la grâce, i I B -II" q. i i. a. 6. C’est ce que nous savions déjà, soit pour le temps qui précède l’usage de la raison, soit pour le temps où l’on y accède ; et. quant à ce dernier cas notamment, c’est la même raison que saint Thomas naguère avait déjà énoncée Sur cet Ie raison, il revient et insiste : I.’enfant qui commence d’avoil l’usage de la raison peut s’absl enir pendant un certain temps des autres péchés mortels, mais il n’échappe point an péché de l’omission susdite a moins qu’il ne se convertisse à Dieu le plus lot qu’il peut Car ce qui

se présente d’abord a l’homme possédant sa d

t ion. l’est qu’il réfléchisse à soi même, a qui il ordonne le reste comme ; i s.i lin. car la fin est prenne !, d.u.s

l’intention. Et c’est pourquoi ce temps est celui pour lequel il est obligé par le précepte allirmatif de Dieu où le Seigneur dit : Convertissez-vous à moi et je me convertirai à vous, Zac, i, 3. » Ibid., ad 3um.

2. Éclaircissement de sa doctrine.

Telle est la documentation thomiste sur la doctrine dont il s’agit. Deux points sont à comprendre :

a) Le premier est qu’avant l’âge de discrétion on ne serait capable ni de péché mortel ni, à plus forte raison, dit saint Thomas, de péché véniel. Où notre théologien semble méconnaître cette période de transition où, la discrétion n’étant pas encore atteinte, la raison cependant commence de se produire ; n’est-ce point alors le temps par excellence des péchés véniels, s’il en est un, dans la vie humaine ? L’argument de saint Thomas s’entend fort bien pour le cas où, la discrétion manquant totalement, l’enfant commet des actes qui, de leur nature, seraient chez un adulte des péchés mortels ou des péchés véniels. Mais n’y a-t-il point place chez l’enfant pour des discernements imparfaits et pour des premiers mouvements indélibérés qui, portant sur quelque matière déréglée, constitueraient autant de péchés véniels ? Là-dessus, la lettre de saint Thomas est muette. Il faut tâcher de pénétrer sa pensée. Et l’on peut estimer qu’en nous déclarant pour cet âge l’impossibilité d’un péché véniel selon son genre, saint Thomas a entendu signaler l’impossibilité de tout péché véniel, et de celui-là même qui serait dû à l’imperfection de l’acte. En effet — et Cajétan interprète ainsi son maître — bien qu’une moindre liberté soit requise à de tels actes, ils doivent supposer une égale faculté libre, et telle que la demande aussi le péché mortel : peccatum veniale ex parte actus præsupponil liberlalem sufficienlem ad peccatum mortale : quia præsupponil quod possit a libéra ratione impediri… Licet ad peccandum venialiler minus libertatis sufficiat in exercitio quam in mortali, quia absque deliberatione peccatur venialiler, non tamen minus sufficit in facultale. Cajétan, In 7 am -// « , q. lxxxix, a. 6, n. 4-5. L’enfant n’a pas de quoi critiquer ses discernements imparfaits ni retenir ses mouvements indélibérés : il en va comme d’un homme à demi-endormi ; mais, tandis que chez ce dernier une responsabilité peut se retrouver dans leur cause, chez l’enfant tout tient au défaut de l’âge, et donc demeure sans culpabilité. Il n’y a donc point de péché véniel chez l’enfant aussi longtemps qu’il n’est pas en état de commettre un péché mortel. Par là, on ne méconnaît point chez lui un lent développement psychologique ; mais on marque une condition de la valeur morale des actions parties d’une raison imparfaitement dégagée, et ce rôle appartient aux moralistes. On ne renonce point davantage à toute discipline de l’enfant en cet état car il faut songer à l’avenir, et nous dirons ci-dessous combien ce temps préparatoire est précieux. Pour les carmes de Salamanque, ils préfèrent dire que l’enfant, avant l’usage plénier de la raison, ne connaît pas la raison du bien honnête et la règle de la moralité ; donc, il ne peut percevoir la disconvenance ou la convenance d’un objet par rapport à la règle de raison ; donc, il ne peut pécher véniellement. Tandis que l’homme à demiendormi, par exemple, qui a connu la règle morale, s’en souvient assez en son état pour commettre un péché véniel. Disp. XX, n. 50-59, spécialement 54. On voit du reste qu’ils s’accordent avec Cajétan pour refuser la possibilité du péché véniel au cours de ce temps où l’enfant n’a pas encore atteint à la vie proprement raisonnable. Il est vrai que cette pensée n’est guère commune, mais elle n’est pas négligeable, et elle attire opportunément l’attention sur la différence des actes imparfaits de l’enfant d’avec ceux de l’homme accompli. Le moraliste n’en peut juger pareillement.

b) Le second point litigieux en la doctrine de saint Thomas que nous avons rapportée est cette obligation de se tourner vers Dieu dès l instant où l’on possède sa raison, sous peine d’un péché mortel d’omission. Il est bien assuré que saint Thomas ne conçoit pas cet instant de la discrétion comme un événement soudain et inattendu ; il achève un travail psychologique, et nous conservons toute la liberté de concevoir celui-ci en sa mobile multiplicité..Mais un moment vient, — il faut aussi en convenir, — où l’enfant se trouve capable de bien délibérer, où il assume la responsabilité de son action, ou commence enfin sa vie morale. Là se joue, si l’on peut dire, la partie dont nous parlons.

Voici comment les Salmanticenses analysent ce moment et y introduisent la responsabilité dont te réclame saint Thomas. Disp. XX, n. 7. Il n’est pas un instant physique et indivisible, mais un temps, ordinairement très bref, que l’on peut tenir pour un instant moral. Le premier acte qui se présente alors à l’enfant est un jugement de l’intelligence sur le bien en général, considéré comme convenant au sujet, abstraction faite de la raison d’honnête ou de délectable, de conforme ou de contraire à la règle raisonnable. Cet acte de l’intelligence est suivi dans la volonté d’un acte d’amour du même bien en général, selon ladite raison de bien physique. Ces actes sont naturels et ne comportent point de discours ; ils ont lieu dans le premier instant physique de l’instant moral dont nous parlons : par eux s’inaugure l’usage de la raison. Un autre acte de l’intelligence les suit, où l’enfant discerne entre le bien et le mal moral, c’est-à-dire entre ce qui convient à la droite raison et à la nature de l’homme, en tant qu’il est homme et raisonnable ; et ce qui ne convient pas à cette raison ni à cette nature, mais ne plaît qu’à l’appétit sensible ou n’appartient qu’à la défectibilité de la nature. Et c’est en cet acte que nous disons ordinairement que consiste le premier usage de la raison ; car là brille, pour la première fois, le discernement du bien et du mal moral, qui est l’office de la raison pratique. Cet acte existant dans l’intelligence, l’homme aussitôt est touché de la sollicitude intérieure de délibérer et de déterminer au sujet de soi-même vers lequel de ces biens il s’ordonne, ou lequel de ceux-là il choisit et adopte. Cette délibération achevée, ou le temps écoulé où elle devait s’achever, se termine l’instant moral dont nous parlons, qui aura été plus long ou plus bref, plus précoce ou plus tardif, selon les cas.

On n’invoque en cette analyse que des événements naturels ; et c’est une telle psychologie sur quoi se fonde l’obligation que nous a dite saint Thomas. La première chose, déclarait-il, dont l’enfant alors a le souci est l’ordre de sa propre personne ; il est naturellement touché de la sollicitude de soi-même. Cajétan, pour son compte, a justifié, et en termes excellents, cet élément de l’analyse du premier moment de la vie raisonnable. In I &m -II&, q. lxxxix, a. 6, n. 7. Dans le bien qui se propose pour la première fois au sujet, il y a deux éléments : ce qui est désiré, celui à qui on le désire. L’un est aimé d’amour de concupiscence, l’autre d’amour d’amitié. Et parce que l’amour de soi est le principe de tout autre amour, ce que l’on aime d’abord d’amitié est soi-même. Or, le bien convoité est ordonné au bien aimé d’amitié, et non inversement. La première fin qui se présente ainsi au sujet n’est pas autre que lui-même. Et parce que la fin est première dans l’intention, le premier objet dont soit sollicitée la volonté de l’enfant est sa propre personne. Quel bien se voudra-t-il à soi-même ? Et il ne peut s’agir que du bien convenant à tout ce qu’il est, car il s’aime tout entier avant d’aimer quelqu’une des parties de soi-même. Quelle fin donc adoptera-t-il ?

Il fallait accuser d’abord cette sollicitude naturelle

de délibérer de soi, qui naît au premier instant de la vie raisonnable. D’elle, saint Thomas tire l’obligation qu’a l’enfant alors de se tourner vers Dieu, sous peine de pécher mortellement par omission. Sollicité comme il l’est, l’enfant peut négliger de délibérer sur soimême : il remet à plus tard de le faire, il n’opte maintenant pour rien, il diffère de se prononcer. En cela, il pèche. Il n'évite pas d’entrer en l’ordre moral : s’il ne le fait par une adhésion délibérée au bien, il le fait par un péché. Mais pourquoi ne tolérer aucun délai ? Il est bien clair que le recours au précepte divin n’est pas ici décisif : parce qu’il estime que ce moment est celui où le choix s’impose à l’enfant, saint Thomas détermine pour lors le temps de l’obligation du précepte affirmatif de la conversion à Dieu ; et non pas inversement : il est inutile de suivre en leur exégèse forcée les carmes de Salamanque. Disp. XX, n. 2-3. Or, saint Thomas juge ainsi de ce moment, parce qu’il y voit le temps marqué par la nature. De la sollicitude que nous avons dite, dont est naturellement touché l’enfant, il tire immédiatement que ne pas opter alors a raison de négligence, où l’enfant ne fait pas ce qui est en soi. Il appartient à la nature de fixer à quel moment l’homme entre dans la vie morale ; nous n’avons point la faculté d’y changer quelque chose ; nous sommes engagés.

Ne découvrons-nous point ici, en cette thèse au premier abord surprenante de saint Thomas, un sentiment saisissant de la vocation morale de l’homme : cela ne souffre point délai, le candidat, si l’on peut dire, est aux ordres de la nature. Sans compter que, privé d’une règle de sa conduite, l’homme qui n’a point opté se trouve livré à toutes les séductions et n'évitera guère de pécher, sous peu de temps. Les carmes de Salamanque ont abondamment développé cette considération de saint Thomas. Disp. XX, n. 415. Il n’y a dans l’obligation ainsi entendue aucune rigueur, comme on aurait peut-être pensé, mais justice et équité. Les commentateurs que nous venons de citer l’expriment d’un tour pittoresque : l’invitation de choisir, disent-ils, est si pressante, et taliter pro ea clamât et réclamât, prolixaque et importuna existit, ut valde dissonet rationi his impulsibus non acquiescere. Ibid., n. 21. Il n’y a point de disproportion entre ce que nous demandons et ce que veut l’enfant : nous ne faisons qu’invoquer la donnée de la nature, et l’obligation dont nous parlons s’accorde à l'événement décisif qui se produit en cet instant moral. Davantage, disons que le moment est miséricordieusement choisi pour cette obligation : Facilius enim tune (ertur volunlas in bonum honestum quando nullum adhuc personale peccatum aut vilium incurrit, quam postea cum per vitiorum afjectiones fueril in contrarium malum inclinala. Ibid., n. 41. En vertu de la même donnée naturelle, on rejette l’objection selon laquelle l’enfant, au cours de sa délibéral ion. pourrait être distrait, curieux, etc., et donc aurait commis un péché véniel avant d’avoir pu encourir l’omission grave que l’on dit : la sollicitation de choisir est à ce point pressante que vel nullo modo, vel nonnisi ex industriel et data opéra oaleal puer ad aliud coyitandum diverti : et ideo si quæ » tunc diversio fieret vel ad dicendum mendarium vel ad aliud aliquid, per quod deliberatio illa rclardaretur, non quasi ex surreplione aut semiplena tantum advertentia incident damnaretur "</ tolam culpam ventaltm, sed ut

I habita ex animo et data opéra imputanda effet ad mortalrin. Ibid., n. tii ; cf. Cajétan, lor. rit., n. 9. Reste que l’on « lise de quelle conversion à Dieu il s’agit alors. Saint I bornas énonce expressément : secundum quod in illa telate est capax dtêcrettonis, ou bien : factOU quod in se est. Or, ce qui se présente au choix 'le l’enfant C’est, d’une part, ! < bien raisonnable ou honnête, de l’autre, le bien sensible ou naturel.

Entre ces biens-là, il est sollicité d’opter pour luimême. Il aura bien agi, s’il a choisi le premier : unde si sibi appetendum censuerit bonum honestum in confuso, ut œtas illa consuevit, bene deliberavit de seipso, finem suum in vera beatitudine collocans, quamvis imperfecte et inchoative : non plus enim exigitur a puero. Cajétan, loc. cit., n. 7. L’opinion en est commune et les Salmanticenses s’y rallient. Ces derniers estiment toutefois que le précepte alors en cause est celui de l’amour formel et surnaturel de Dieu ; mais beaucoup sont excusés de l’accomplissement de ce précepte en un acte explicite dès l'âge de raison, plus encore de l’amour de Dieu comme fin surnaturelle. De son accomplissement dans l’amour naturel du bien honnête en général, personne en revanche n’est excusé, vu l’analyse qu’on a faite de ce premier instant, n. 17. A ce point de la thèse, se situe la difficulté de comprendre qu’un tel acte entraîne toujours la rémission du péché originel et l’infusion de la grâce sanctifiante : voir Salmanticenses, n. 23-39, 63-69, avec leur formule : Cum efficax eonversio in Deum finem ultimum naturalem fsive elicienda sil naturæ viribus sive auxilio supernaturalis ordinis) sil incompossibilis cum aversione ab ipso Deo ut fine supernaturali, fieri nequit ut puer infecius originali culpa, quæ est aversio ab isto fine, exerceal prædictam conversionem, nisi simul aut per prius ab ipsa originali culpa mundetur : atque adeo nisi gralia et juslificatio ibi concurrat, saltem ut removens illam aversionem et conversionem istam prohibenlem, n. 65 ; mais ce point intéresse proprement la justification et la rémission du péché ; il n’appartient pas à notre sujet.

Saint Thomas a posé la présente question en des termes tels qu’elle concerne l’infidèle. Mais il n’est pas douteux que l’obligation de se convertir à Dieu, dès le premier instant de la vie raisonnable, atteigne l’enfant baptisé comme les autres, puisqu’elle se fonde, nous l’avons dit, sur une donnée naturelle. Cajétan estime que les habitus infus concourent chez l’enfant baptisé à l’accomplissement du précepte, lequel a lieu chez lui le plus souvent. Il n’a pas lieu infailliblement néanmoins, non seulement, dit ce commentateur, à cause de la liberté, mais à cause de la complexion et des mauvaises habitudes qui ont pu précéder ce moment, en sorte que la sensibilité meuve davantage vers ses objets déréglés que la foi et la charité vers le bien honnête. Pour cette raison, ajoute-t-il, il n’est pas de peu d’importance que l’enfant soit habitué, dès le plus jeune âge, à entendre des paroles spirituelles et honnêtes, car Vhabitus de foi infus se détermine selon ce qui est entendu, et la charité y fait suite. Loc. cit.. n. 12. Notre thèse aboutit donc à la nécessité d’une éducation attentive du petit enfant, en prévision de ce moment solennel de son entrée dans la vie raisonnable. La conclusion n’est que plus urgente au sujet de l’enfant infidèle, auquel doit manquer le secours des habitus infus. Mais est-on jamais sûr d’avoir satisfait à ce précepte et ne doit-on pas se confesser de cette omission ? Il faut, dit Cajétan. s’en repentir et s’en confesser comme de tous les péchés incertains. Toutefois, il suffirait peut-être pour celui-ci de se confesser en général des pèches cachés, le comprenant de tous : car cette incertitude est commune à tout le genre humain et. pour cette raison, personne ne sait s’il est digne d’amour on de haine. Ibid,

L’usage que nous venons de faire des commentateurs de saint Thomas annonce déjà la fortune de cette doctrine dans la t radition théologique. La pensée

du maître était trop ferme pour que les disciples ne tentassent point de la justifier, loin d’en doute !

jamais, si tontes leurs Interprétations ne concordent point, leur fidélité du moins est unanime. Par là. on attire notre attention sur cette phase mystérieuse du

commencement de la vie raisonnable et l’on y introduit une grande responsabilité. La thèse se réclame d’une analyse du moment même où l’enfant devient un petit homme et sur le sentiment de l’urgence d’une décision morale. Elle ne porte rien que de grave et de beau.

En dehors de l'école thomiste, elle est loin, bien entendu, d’avoir gagné tous les suffrages. Parmi les opposants, Vasquez, op. cit., disp. CXLIX, c. ii, éd. cit., p. 792 : Mihi vero (salua pace et reverenlia lanlo doclori débita) semper visa est probabilior opposita sententia… nempe posse esse veniale peccalum solum simul cum originali ; mais à la première partie de la thèse, savoir qu’avant l’usage de la raison l’enfant ne commet ni péché véniel ni péché mortel, ce théologien a déclaré se rallier, c. i. Suarez, De peccalis, disp. II, sect. viii, éd. cit., p. 539 sq.

On trouvera un ample exposé historique et un examen critique des opinions relatives à cette « théorie de l’enfant » dans l’article Infidèles (Salut des), t. vii, col. 1863-1894 ; l’exposé est commandé par le dessein propre de l’article. Sur la doctrine de saint Thomas lui-même, une étude à la fois théologique et psychologique de Hugueny, L'éveil du sens moral, dans Revue thomiste, 1905, p. 509-529, 646-668. Sur une relectio de Fr. de Victoria consacrée à ce sujet, qu’elle ne traite d’ailleurs formellement qu’en une de ses parties, et tenue par la tradition postérieure comme un des documents notoires du débat, une récente analyse, fournie de copieuses citations, par de Blic, Vie morale et connaissance de Dieu d’après Fr. de Victoria, dans Revue de philosophie, 1931, p. 581-610. L’effort des historiens et des théologiens s’appliquerait opportunément au problème dont nous venons de marquer les lignes essentielles.