Dictionnaire de théologie catholique/TRINITÉ, ÉCRITURE ET TRADITION. VI. La crise arienne et les grands docteurs de la Trinité

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Dictionnaire de théologie catholique
Texte établi par Alfred Vacant, Eugène Mangenot, Émile AmannLetouzey et Ané (Tome 15.2 : TRINITÉ - ZWINGLIANISMEp. 61-76).


VI. La crise arienne et les grands docteurs de la Trinité.

I. la doctrine d’Arius.

Aux environs de 323 éclate à Alexandrie une crise dont nul ne pouvait alors prévoir les développements, mais qui, tout de suite, apparut comme pleine de périls pour la foi traditionnelle. Un prêtre de cette ville, disciple de saint Lucien d’Antioche, comme l’étaient à ce moment un certain nombre des évêques les plus réputés de l’Orient, Arius, commence à enseigner une doctrine qui fit scandale parmi les fidèles.

Exposé de la doctrine d’Arius.

Selon Arius, Dieu est unique. Il est seul inengendré, éternel, sans principe, véritablement Dieu. Ce Dieu absolu ne saurait communiquer son être, sa substance, soit parce qu’une telle communication se ferait par division, ce qui est impossible, puisque Dieu est spirituel, simple, indivisible ; soit parce qu’elle se ferait par émanation, ce qui n’est pas moins invraisemblable, puisque Dieu est immuable et, par définition, sans principe.

En dehors de Dieu, il ne peut donc y avoir que des créatures. De ces créatures, le Verbe est la première, la plus parfaite. Il a été créé avant tous les temps, ce qui ne veut pas dire qu’il est coéternel à Dieu, car il y a eu, non pas un temps, mais un moment où il n’était pas : — ἦν ποτε ὅτε οὐκ ἦν, et il n’était pas avant d’être engendré : οὐκ ἦν πρὶν γένηται. C’est le Logos, le Verbe, qui a servi d’instrument à Dieu pour la création de l’univers et, à ce titre, il ne rentre pas dans le cadre du monde créé. Bien que créé lui-même, il est au-dessus de la création.

Le Verbe n’est pas de la substance de Dieu et n’existe que par la volonté de Dieu. Il n’est donc pas vraiment Dieu, bien qu’on puisse lui donner le nom de Dieu par accommodation. Arius va jusqu’à dire, semble-t-il, que le Verbe est étranger et dissemblable en tout à la substance et à la personnalité du Père, ἀλλότριος μὲν καὶ ἀνόμοιος κατὰ πάντα τῆς τοῦ Πατρὸς οὐσίας καὶ ἰδιότητος, voir Athanase, Contra Arian., 1, 5-6, P. G., t. xxvi, col. 20-24 ; De synod., 15, Modèle:''ibid''., col. 705 ; et il ajoute que le Verbe n’est qu’une des multiples puissances créées dont Dieu se sert, une cause seconde, comme le criquet et la sauterelle, agents des volontés divines. Contra Arian., i, 5.

Créature parfaite, agent de la création, le Verbe a révélé Dieu aux hommes ; il a aussi racheté l’humanité pécheresse. Pour ce faire il s’est incarné. En Jésus, il a même tenu la place de l’âme humaine et, sur ce point spécial, on voit qu’Arius enseigne par avance la doctrine d’Apollinaire de Laodicée.

Arius n’insiste pas sur le Saint-Esprit. Non seulement les fragments qui nous restent de lui se montrent peu explicites à ce sujet, mais il est probable que le prêtre d’Alexandrie ne s’est jamais beaucoup intéressé à ce problème ; les discussions soulevées par son enseignement ne s’y arrêteront pas davantage. Nous savons seulement que l’hérésiarque admettait l’existence du Saint-Esprit, comme troisième terme de la Trinité. Il y était en quelque sorte forcé par la précision des affirmations traditionnelles.

On a beaucoup discuté sur les origines de la doctrine d’Arius et aujourd’hui encore on continue à en discuter. Il est vraisemblable que cette doctrine n’était pas entièrement nouvelle. Elle se rattache, par des liens plus ou moins étroits, aux enseignements d’Origène et de saint Denys d’Alexandrie, qui, nous l’avons vu, affirment aussi la supériorité du Père sur le Fils et mettent en relief la pleine et absolue divinité du premier Mais Origène et Denys étaient trop fermement attachés à la tradition, ils avaient l’esprit trop profondément chrétien, pour ne pas corriger leurs formules et pour refuser au Verbe une nature divine. Tous deux, en dépit de leurs principes, adorent le Fils et le prient. Tous deux croient que le Fils est véritablement Dieu, coéternel à son Père, né de lui avant tous les siècles. Arius, en s’inspirant de leurs formules, va jusqu’au bout des exigences de la logique. Sozomène, H. E., i, xv, lui reproche d’avoir été un dialecticien sans mesure et d’avoir été entraîné à des erreurs « comme il est naturel qu’en commette quiconque s’aventure dans la dialectique et dans l’examen détaillé des choses de la foi. » Saint Athanase de son côté reproche à Arius de s’inspirer à la fois des Juifs et des païens : des Juifs en niant la divinité du Verbe, des païens en affirmant l’existence, au-dessous du Dieu suprême, de divinités subordonnées. Ce qui paraît indéniable, c’est le rationalisme d’Arius et de ses partisans. Avides de tout comprendre et de tout expliquer, les ariens refusent le mystère. Ils s’acharnent à fabriquer de beaux raisonnements, et les syllogismes d’Aèce ou d’Eunome donneront bien la vraie mesure de leur esprit.

Réaction de l’évêque d’Alexandrie.

On comprend sans peine que l’enseignement d’Arius fit scandale à Alexandrie. Sans tarder, l’évêque d’Alexandrie s’attacha à le réfuter et, dans deux lettres adressées l’une à Alexandre de Constantinople, Théodoret, II. E., i, iii, P. G., t. lxxxii, col. 888 sq., l’autre destinée à tous les évêques, Socratc, H. E., i, vi, P. G., t. lxvii, col. 44, il exposa la vérité catholique. Le Fils, déclare l’évêque d’Alexandrie, n’est pas de la nature des choses faites ou créées et il n’y a pas eu de moment où il n’était pas : le Père a toujours été l’ère ; M serait le détruire que de supposer qu’il n’a pas toujours eu avec lui son Fils qui est sa splendeur et son image. Le Fils et lui sont deux choses inséparables l’une de l’autre, ἀλλήλων ἀχώριστα πράγματα δύο, et l’on ne peut, même parla pensée, Imaginer entre eux un Intervalle quelconque. Le Fils est immuable, parfait dès le principe. On ne saurait concevoir qu’il change, qu’il se transforme, qu’il progresse, à plus forte raison qu’il défaille. Image parfaite et Inséparable du Père, celui qui l’honore honore aussi le l’ère.

Il est vrai que le Père et le Fils sont distincts. Au Père seul convient le terme d’ἀγένητος (ou ἀγέννητος), car seul le Père est sans principe, sans cause, sans génération. Le Fils est engendré et il a le Père comme principe, ce qui ne veut pas dire, comme le prétendent les ariens, qu’il est une créature. Entre le Père engendré et les créatures, il y a la nature du Fils unique, engendrée de l’être même du Père, par laquelle il a fait sortir l’univers du néant : ὡς μεσιτεύουσα φύσις μονογενὴς δι’ἦς τὰ ὅλα ἐξ οὐκ ὄντων ἐποίησεν ὁ πατὴρ τοῦ θεοῦ λόγου ἢ ἐξ αὐτοῦ τοῦ ὄντος Πατρὸς γεγέννηται. Epist. ad Alex., xi, P. G., t. lxxxii, col. 904 B. Que l’on sauvegarde donc la dignité du Père, rien de mieux. Mais cela ne veut pas dire que le Fils ne mérite aucun honneur. Au contraire, il convient de lui rendre l’honneur qui lui est propre.

Cet enseignement est très clair et il résume exactement l’essentiel de la foi catholique sur le Père et le Fils. Divinité absolue du Fils, éternité, non-création, sur tous ces points qui sont fondamentaux dans le débat soulevé par Arius, Alexandre prend une position décidée. S’il ne parle guère du Saint-Esprit et se contente de dire qu’il a inspiré les prophètes et les apôtres, c’est qu’on ne se posait à son sujet aucun problème nouveau. Dans les circonstances où il s’exprime, l’évêque d’Alexandrie dit tout ce qu’il faut et comme il le faut. On sait pourtant que son intervention ne suffit pas à arrêter les controverses. Répandu à travers tout l’Orient, l’enseignement d’Arius souleva les passions les plus diverses. Il devint bientôt nécessaire, pour apporter à l’hérésiarque une réponse décisive, de convoquer un concile général, chargé de définir la foi authentique de l’Église.

II. le concile de Nicée.

Difficulté de sa tâche.

L’œuvre du concile était difficile, plus qu’il ne le paraissait au premier abord, plus que se l’était imaginé Constantin en convoquant à Nicée les représentants de toute la catholicité. S’il ne s’était agi que de condamner Arius, on aurait pu se mettre assez facilement d’accord, car sa doctrine était manifestement hérétique. Sans doute, Arius avait pu, au début de son aventure, soulever en sa faveur un bon nombre des évêques d’Orient : Eusèbe de Nicomédie, Eusèbe de Césarée, Paulin de Tyr, Athanase d’Anazarbe, Théodote de Laodicée, Théognis de Nicée, quelques autres encore, anciens disciples comme lui de Lucien d’Antioche ; mais il ne faut pas croire que toutes ses opinions aient été partagées par ces évêques. Si tous étaient d’accord avec lui pour reconnaître la parfaite distinction du Père et du Verbe et même la subordination du Verbe à son Père, ils étaient loin d’admettre que le Verbe n’était qu’une créature absolument dissemblable du Père et exclue de la sphère de la divinité. Arius allait trop loin ; il était trop résolument fidèle à la logique de ses raisonnements pour qu’il fût possible de le suivre jusqu’au bout.

Seulement la condamnation d’Arius était la partie négative de l’œuvre proposée aux Pères de Nicée. L’empereur désirait une profession de foi capable en même temps de rallier tous les évêques et d’empêcher tous les retours offensifs de l’hérésie, et ce désir était aussi celui de tous les hommes sages. Seulement serait-il possible de trouver des termes à la fois assez précis pour écarter l’erreur et assez généralement acceptés pour rallier tous les suffrages ? On ne tarda pas à se rendre compte qu’on n’arriverait pas sans peine à ce résultat.

Saint Athanase, qui prit, part au concile de Nicée comme diacre d’Alexandrie, nous a gardé le souvenir schématisé des discussions qui se livrèrent alors :

Le concile voulait proscrire les paroles impies des ariens et adopter celles que l’on s’accordait a trouver dans l’Ecriture : qu’il n’est pas du nombre des choses tirées du néant

< ! -- suite page suivante --> mais de Dieu ; qu’il est Verbe et Sagesse, pas créature ou œuvre, mais réellement engendré du Père. Les eusébiens, entraînés par leur erreur invétérée, prétendirent que les mots de Dieu s’appliquaient aussi à nous et qu’en cela il n’y avait rien de spécial au Verbe de Dieu, puisqu’il est écrit : « Un seul Dieu, de qui tout » ; et encore : « Les vieilles choses ont disparu ; voici que tout est renouvelé : tout est de Dieu. » 

Alors les Pères voyant leur malice et l’artifice de l’erreur furent obligés d’exprimer plus clairement les mots de Dieu et d’écrire que le Fils était de la substance de Dieu : ainsi l’on ne pourrait plus penser que les mots de Dieu s’appliquaient communément et également au Fils et aux créatures ; il faudrait croire que tout le reste est créé, le Verbe seul étant du Père…

Les évêques dirent ensuite qu’il fallait écrire que le Verbe est puissance véritable et image du Père, semblable et sans aucune différence avec lui, immuable, éternel et existant indivisiblement en lui. Il est faux qu’un temps fut où il n’était point. Au contraire, il a toujours existé, éternellement subsistant auprès du Père, comme la splendeur de la lumière. Les eusébiens laissèrent passer sans oser contredire, à cause de la confusion où ils étaient de leur réfutation. Pourtant, on les surprit bientôt à chuchoter et à se faire signe des yeux que les mots semblable, toujours, puissance, en lui, étaient aussi communs aux hommes et au Fils et que les accepter ne les gênerait en aucune façon : pas semblable, puisque de nous l’Écriture dit : « L’homme est « l’image et la gloire de Dieu ; » — pas toujours : « Nous sommes toujours vivants » ; — pas en lui, puisque : « En lui « nous nous mouvons, nous vivons, nous existons » ; — pas immuable, car il est écrit : « Rien ne nous séparera de « l’amour du Christ » ; quant au mot puissance, la chenille et la sauterelle sont appelées puissance et grande puissance de Dieu… Les évêques, voyant là encore leur hypocrisie et comment, selon le mot de l’Écriture : « Dans le cœur des « impies la fraude combine le mal », ils furent alors obligés de déduire leur doctrine de l’Écriture, d’exprimer plus clairement ce qu’ils avaient déjà dit et d’écrire que le Fils est consubstantiel au Père. Us signifiaient ainsi que le Fils n’est pas à l’égard du Père seulement chose semblable, mais identique par sa similitude ; que la similitude et l’immutabilité du Fils est tout autre que celle qui nous est attribuée et que nous acquérons par la vertu en gardant les commandements. Les corps semblables peuvent se séparer et exister loin les uns des autres, comme les fils par rapport aux hommes leurs pères… Mais la génération du Fils par le Père étant par nature autre que celle des hommes, comme il n’est pas seulement semblable, mais encore indivisible de la substance du Père, comme lui et le Père sont un, comme le Verbe est toujours dans le Père et le Père dans le Verbe, ainsi que la splendeur par rapport à la lumière, pour ces motifs, le concile, ayant cette idée, a eu raison d’écrire ce mot consubstantiel, afin de confondre la perversité hérétique et de montrer que le Verbe diffère des créatures. De décret. Nicœn. synodi, 19-20, P. G., t. xxv, col. 448-452 ; cf. Epist. ad Afros, 5-8, t. xxvi, col. 1036 sq. ; De synod., 39, 42, 50-54, ibid., col. 761, 768, 781 sq.

Ce texte est des plus caractéristiques, car il met bien en relief les intentions des évêques et les obstacles dont ils ont eu à triompher. Les Pères du concile auraient d’abord voulu n’employer que des expressions scripturaires, pour caractériser les rapports du Père et du Fils ; et une telle méthode était pleine d’avantages, car il n’est pas possible à un chrétien qui s’affirme tel de récuser le témoignage de l’Écriture. Seulement, il fallut s’apercevoir, à la réflexion, que les termes de l’Écriture n’étaient pas toujours aussi précis qu’il l’aurait fallu et que les formules les plus claires en apparence étaient susceptibles d’être détournées de leur sens original par des dialecticiens sans scrupule. On fut donc amené, par la force des choses, à insérer dans le symbole des termes non scripturaires ; à dire en particulier que le Fils était de l’ousie du Père et qu’il était consubstantiel au Père.

Le symbole de Nicée.

Eusèbe de Césarée, qui tenait à Nicée une place importante, aurait voulu que le concile adoptât tel quel le symbole baptismal de son Église, dans lequel le Verbe était dit : « Dieu de Dieu, lumière de lumière, vie de vie, Fils unique, premier-né de toute créature, engendré du Père avant tous les siècles, par qui tout a été fait. » Socrate, H. E., I, viii ; Théodoret, H. E., i, xi. Cette formule avait l’avantage d’être traditionnelle et d’exprimer la croyance d’une vénérable Église ; mais elle ne répondait pas aux préoccupations du moment et ne contenait pas une réfutation assez expresse des doctrines d’Arius. Les Pères refusèrent de donner satisfaction à Eusèbe, tout en s’inspirant, semble-t-il, dans leur rédaction définitive, du symbole de Césarée.

On connaît le texte qui fut finalement accepté et souscrit par tous les évêques, à l’exception de Théonas de Marmarique et de Secundus de Ptolémaïs :

Nous croyons en un seul Dieu, Père tout-puissant, créateur de toutes choses, visibles et invisibles ; et en un seul Seigneur Jésus-Christ, le Fils de Dieu, engendré monogène du Père, c’est-à-dire de l’ousie du Père, Dieu de Dieu, lumière de lumière, vrai Dieu de vrai Dieu ; engendré et non pas fait ; consubstantiel au Père, par qui tout a été fait, ce qui est au ciel et ce qui est sur la terre ; qui, pour nous, hommes et pour notre salut, est descendu, s’est incarné, s’est fait homme, a souffert, est ressuscité le troisième jour, est monté aux cieux et viendra juger les vivants et les morts ; et au Saint-Esprit. « Quant à ceux qui disent : « Il fut un temps où il n’était pas » ; et : « Avant d’être engendré, il n’était pas » ; et : « Il a été fait de ce qui n’était pas ou d’une autre hypostase ou ousie » ; ou : « Le Fils de Dieu est créé, changeante, muable », ceux-là, l’Église catholique les anathématise. » Socrate, H. E., i, viii, Athanase, De decretis Nicœnee synodi, 33. Voir pour le détail, Hahn, BiWio</iefederS{/m&oZe, 3 « éd., p. 160 sq. ; J. Lebon, Nicée-Constantinople ; les premiers symboles de foi, dans Rev. d’hist. eccl., t. xxxii, 1936, p. 537-547 ; Les anciens symboles dans la définition de Chalcédoine, ibid., p. 809-876.

Cette formule célèbre mérite quelques remarques. On peut noter d’abord que le mot Verbe n’y figure pas et qu’il est remplacé, partout où il aurait pu être employé, par celui de Fils. Certes, le Nouveau Testament parle du Verbe, et l’Évangile de saint Jean met cette notion en un saisissant relief. Cependant le’mot Fils est plus simple à la fois, plus traditionnel et plus clair. Bien des discussions avaient été soulevées, durant les siècles précédents, autour du mot Verbe et parfois des penseurs fort bien intentionnés avaient élaboré à ce sujet des théories inexactes ou insuffisantes ; c’était sagesse de préférer le nom classique de Fils.

Le Fils est engendré, γεννηθέντα ce qui peut sembler à première vue un pléonasme ; en réalité, la génération s’oppose à la création. Ce qui est créé est étranger au Père, n’est pas de son essence ; le Fils au contraire n’offre pas seulement avec le Père une analogie plus ou moins lointaine ; il n’est même pas seulement l’image de sa gloire, le reflet de sa bonté ; il est de son essence, Dieu comme lui : et c’est ce que mettent en relief les répétitions : t Dieu de Dieu, lumière de lumière, vrai Dieu de vrai Dieu. » La métaphore de la lumière allumée à une autre lumière était depuis longtemps classique, récemment encore Hiéracas l’avait employée et Arius l’avait expressément condamnée : les Pères la reprennent, sans y insister d’ailleurs ; ils mettent par contre en relief la vraie divinité du Fils : si le Père est Dieu véritable, le Fils engendré de lui ne peut être que Dieu véritable comme lui. I

C’est cette vérité qu’exprime le mot consubstantiel, dont nous avons entendu tout à l’heure saint Athanase nous raconter l’introduction dans le symbole. Ce terme est en effet capital et c’est autour de lui que se livreront dans les années suivantes des luttes interminables. Saint Athanase ne dit pas toutes les difficultés qu’a suscitées son adoption au cours du concile, mais nous les devinons sans peine. Les évêques orientaux ne devaient pas être favorables à ce mot qui avait derrière lui un passé suspect : ne savait-on pas que les gnostiques l’avaient jadis employé ? ne se souvenait-on pas que, plus récemment, Paul de Samosate avait également dû s’en servir et que les évêques réunis à Antioche en avaient condamné l’usage ? D’ailleurs, le sens même du mot était plus ou moins amphibologique : il peut exprimer cette idée que le Fils a la même essence concrète que le Père, qu’il est non seulement semblable au Père, mais identique à lui, qu’il ne se distingue pas de lui numériquement, et tel paraît bien être son sens propre ; dans ce cas comment peut-on affirmer que le Fils est autre que le Père ? ne faut-il pas cependant maintenir entre les personnes divines une distinction, si l’on ne veut pas tomber dans le modalisme ?

Pour les évêques d’Orient, le modalisme restait l’ennemi à combattre, l’hérésie redoutable par-dessus toutes les autres. On conçoit dès lors qu’ils aient hésité devant le terme ôfxooûoioç et que plusieurs d’entre eux ne l’aient accepté que contraints et forcés. Selon les vraisemblances, ce ne sont pas eux qui en ont eu l’initiative. Il semble plutôt que ce mot ait été proposé par Osius de Cordoue, qui représentait à Nicée les tendances occidentales. A Rome, le spectre du modalisme était moins effrayant ; par contre on y redoutait plutôt le trithéisme ou le subordinatianisme ; on avait gardé mauvais souvenir des’essais théologiqiies de saint Hippolyte et, comme Arius reprenait, en l’exagérant, une doctrine subordinatienne, comme il séparait totalement le Fils du Père, il fallait, contre lui, affirmer l’unité de la substance divine, ce que faisait excellemment le consubstantiel.

Le dogme de l’unité divine est encore confirmé par l’anathème qui suit le symbole. Cet anathématisme condamne en effet ceux qui disent que le Fils est d’une autre « hypostase ou ousie » que le Père. Il affirme par suite l’identité de sens entre les deux vocables hypostase et ousie. Si l’on se souvient qu’en latin, le mot hypostase se traduit littéralement par substanl.ia, on n’a pas de peine à comprendre l’identification ainsi faite : n’est-il pas évident qu’il ne saurait y avoir qu’une seule substance, une ^eule essence divine ? Affirmer que le Fils est d’une autre hypostase que le Père, n’est-ce pas le rejeter expressément au nombre des choses créées ? Le malheur est que, chez les Grecs, Û7t6aTaaiç est susceptible de prendre un sens tout différent et de désigner simplement la personne en tant que centre d’attribution. Origène n’avait pas hésité naguère à déclarer que le Père et le Fils différaient en hypostase, qu’il y avait en Dieu trois hypostases, ci-dessus, col. 1641, 1648 : sans être unanimement acceptées, ces formules étaient devenues courantes chez les Orientaux. Leur condamnation par l’anathématisme de Nicée risquait fort de soulever des difficultés nouvelles.

III. AU LENDEMAIN DE NICÉE : MARCEL D’ANCYRE.

— De fait, dès que les évêques qui avaient pris part au concile furent rentrés chez eux, les controverses reprirent de plus belle. Socrate, qui nous a conservé un tableau d’ensemble de ces luttes les compare à des combats dans la nuit, au cours desquels il est souvent difficile de reconnaître les amis des adversaires, et l’on peut garder cette image, parce qu’elle traduit fort exactement notre impression.

D’ariens proprement dits, c’est-à-dire de partisans avoués de la doctrine énoncée par Arius dans la Thalie, il n’est plus question pour l’instant. D’abord envoyé en exil, l’hérésiarque a obtenu son rappel moyennant la signature d’une profession de foi, insuffisante assurément du point de vue de la stricte orthodoxie, mais beaucoup moins dangereuse que ses précédentes affirmations. Ses partisans, sans se rallier en conscience à Vhomoousiox, restent fidèles à leurs préférences doctrinales pour un subonlinatianisme plus ou moins édulcoré, disons tout au moins pour une doctrine qui affirme nettement la Trinité des personnes.

Et les événements semblent d’abord leur donner raison, puisque, parmi les défenseurs les plus ardents de la formule de Nicée se fait remarquer un évêque fort suspect de sabellianisme, Marcel d’Ancyre. Il nous est difficile aujourd’hui de connaître exactement la doctrine de Marcel : de ses écrits nous ne possédons plus que les fragments conservés par Eusèbe de Césarée, un adversaire assurément peu soucieux de les présenter sous un jour favorable. Nous devons seulement rappeler que, pendant longtemps, Marcel fut la bête noire des eusébiens, c’est-à-dire en gros des adversaires, latents ou avoués, du consubstantiel, tandis que sa cause eut pour défenseurs les nicéens les plus convaincus. Même après avoir rompu avec Marcel les rapports de communion, saint Athanase se garda bien de le proclamer hérétique. Il y a là un ensemble de faits assez impressionnant.

En toute hypothèse, le point de départ de Marcel est le monothéisme le plus strict. Il faut, déclare l’évêque d’Ancyre, poser la monade, d’où découlera la triade, car il est impossible, si l’on pose d’abord trois hypostases, de les ramener à l’unité. Fragm., 66, éd. Klostermann du Corpus de Berlin, Œuvres d’Eusèbe, t. iv, p. 197. Dieu est donc une monade indivisible, il n’est pas trois hypostases. La pluralité introduite en lui, aussi bien que l’infériorité du Verbe par rapport au Père sont le résultat d’infiltrations païennes et la suite des erreurs d’Origène. En Dieu cependant existe le Verbe dont l’Écriture nous apprend trois choses : premièrement qu’il était au commencement, pour signifier qu’il était dans le Père en puissance ; deuxièmement qu’il était auprès de Dieu pour marquer qu’il était en énergie active et qu’il a tout créé par lui-même ; enfin qu’il était Dieu, pour nous apprendre que Dieu n’est pas divisé. Fragm., 52. Le Verbe éternel est ainsi consubstantiel à Dieu, ô(xooûaioç, aÙTOoûoaoç. Est-il une personne ? Ceci est une autre question et Marcel ne saurait y répondre d’une manière affirmative.

Selon lui en effet, le Verbe s’avance, 7rpoeX8u>v, procède, èx7topeÔETai, pour être l’auteur de la création : disons, si l’on veut, pour reprendre le langage des apologistes, que le Verbe immanent devient Verbe proféré. C’est là sa première économie. Une seconde a lieu lors de l’incarnation, quand la divinité vient habiter dans une humanité réelle et complète. À ce moment, le Verbe devient Fils, ce qu’il n’était pas auparavant. L’union du Verbe et de l’humanité assumée par lui ne saurait d’ailleurs durer éternellement. S’il est vrai que cette humanité a été glorifiée par la résurrection et est devenue digne de l’immortalité, elle n’est pas divinisée pour autant, ce qui est contradictoire. Après la parousie, le Verbe se dépouillera donc de cette humanité et rentrera en Dieu, comme il y était avant la création. Dieu recommencera donc à régner seul.

Marcel ne parle pas aussi longuement du Saint-Esprit. Cependant, il le traite de la même manière que le Verbe. Jusqu’au jour de la Pentecôte, PEsprit-Saint était contenu dans le Verbe et le Père ; il n’en était ni distinct ni séparé. À ce moment, se produit une extension nouvelle ; la monade se dilate en triade. Mais cette dilatation, elle aussi, est transitoire. Lorsque viendra la fin du monde, Dieu sera tout en tous. Il n’y aura plus que la monade éternelle.

Une telle doctrine nous apparaît assez inquiétante et nous n’hésitons guère à la rapprocher de « .lit dea sahelliens contre lesquels Denys d’Alexandrie avait lutté Jadis. Ce jugement doit pourtant être trop sévère. Marcel admettait bien, dans un certain sens, l’éternité du Verbe et du Saint-Esprit, mais il ne voulait pas qu’on les fît sortir du Père pour constituer des per sonnes autonomes. Comme les simples dont parle Tertullien, il tenait trop fortement à la monarchie pour accepter une doctrine économique de la Trinité, si bien que l’on n’a peut-être pas tort de le représenter surtout comme un attardé. La profession de foi qu’il présenta au pape Jules en 338, tout en insistant beaucoup sur la monarchie divine, fut regardée comme orthodoxe par les Romains : il n’est pas sûr qu’il y ait rétracté ses opinions premières. Il était seulement dangereux de reproduire telles quelles des doctrines ou des formules dépassées par les événements. L’expérience aurait dû apprendre à Marcel qu’une affirmation explicite de la Trinité des personnes était devenue nécessaire. Les autres défenseurs du concile de Nicée, et saint Athanase en particulier eurent le mérite de s’en rendre compte, et leurs exposés sont bien plus précis et bien plus exacts que celui de l’évêque d’Ancyre.



IV. L’ENSEIGNEMENT DE SAINT ATHANASE. —

Saint Athanase n’était qu’un simple diacre au moment du concile de Nicée et il est peu vraisemblable qu’il y ait joué un rôle de quelque importance. Mais, lorsque eurent disparu ceux qui avaient été les inspirateurs du grand concile — et cela arriva de bonne heure, puisque Alexandre d’Alexandrie mourut en 328, que saint Eustathe d’Antioche fut exilé en 330 et que Marcel d’Ancyre renonça à toute activité après 335 — Athanase fut à peu près le seul en Orient à défendre de toutes ses forces l’œuvre accomplie à Nicée. À cette tâche, il apporta une énergie indomptable que rien ne put jamais abattre. Aussi l’histoire le regarde-t-elle à juste titre comme le champion de l’orthodoxie au ive siècle.

Caractéristiques générales. —

L’évêque d’Alexandrie n’est pourtant pas, au sens strict, un théologien, si l’on entend par là un homme qui s’efforce de présenter une élaboration rationnelle du donné révélé et de faire progresser l’intelligence du dogme. Il n’a rien d’un esprit philosophique et n’entend pas grand’chose à la spéculation. Il est sur ce terrain bien inférieur à Origène et aux Cappadociens. Mais cette infériorité est largement compensée par la vigueur de sa foi, par la fermeté de son attachement aux doctrines traditionnelles. « Nul, au ive siècle, nemeparaîtle surpasser pour l’ampleur dans le développement de la doctrine, la richesse de l’information scripturaire et, en dépit des défauts qui lui sont communs avec son temps, l’à-propos de ses citations bibliques ; surtout pour la profondeur de sens chrétien qui lui fait comme naturellement chercher, en toute doctrine, le côté par où elle pénètre jusqu’au plus intime de l’âme pour la vivifier, l’exciter, rénover en elle la vie spirituelle et l’énergie pour le bien. » F. Cavallera, Saint Athanase, Paris, 1908, p. 33-34.

Cela est capital. Arius avait été un rationaliste, et c’est pour avoir voulu construire un système cohérent, parfaitement intelligible, qu’il était devenu hérétique. En refusant de plier son esprit devant le mystère, il avait été amené à nier l’essentiel de la doctrine chrétienne sur la Trinité. Athanase, au contraire, est d’abord un croyant. Il n’a aucune peine à accepter l’enseignement de l’Église et il le reçoit avec une fidélité d’autant plus grande qu’il y trouve le point de départ de sa vie religieuse. Les constructions d’Arius et de ses disciples peuvent à la rigueur satisfaire une intelligence avide de logique ; elles ne sont pas capables d’alimenter une mystique. L’âme vibrante, sensible d’Athanase est incapable de s’arrêter là. Pour l’évêque d’Alexandrie, la Trinité est bien plus un objet d’amour qu’un thème de discussions ; et il en parle avec une émotion sans feinte : « La Trinité n’est pas produite, mais éternelle. Unique est la divinité dans la Trinité, unique la gloire de la sainte Trinité. Et vous osez la déchirer en natures différentes ! Le Père étant éternel, vous dites du Verbe assis près de lui : « Il y eut un temps où il n’était pas. » Le Fils étant assis près du Père, vous voulez le mettre loin de lui ! La Trinité est créatrice et active et vous ne craignez pas de l’abaisser au rang du néant ; vous n’avez pas honte d’égaler les esclaves à lu libre Trinité et de ranger le roi, Seigneur des armées, avec ses serviteurs. Cessez de brouiller ces êtres qui ne peuvent se confondre, ou plutôt le néant avec l’être. Parler ainsi n’est pas glorifier et honorer le Seigneur, mais l’injurier et le déshonorer ; car déshonorer le Fils, c’est déshonorer le Père. Si maintenant la théologie est parfaite dans la Trinité et si c’est là la vraie et unique piété où résident la beauté et la vérité, il fallait qu’il en fût ainsi toujours, sinon la beauté et la vérité seraient adventices et la plénitude de la théologie serait due à l’accroissement. Il fallait donc qu’il en fût ainsi dès l’éternité. Si des l’éternité il n’en était pas ainsi, maintenant cela ne saurait être mais serait comme, selon vous, il en a été au commencement, de sorte que la Trinité actuellement n’existerait point. Aucun chrétien ne supporterait pareils hérétiques. Aux païens de se faire une Trinité produite et de l’égaler aux choses créées, car ce qui est créé admet seul diminution et augmentation. Les chrétiens eux reconnaissent dans leur foi la bienheureuse Trinité, comme immuable, parfaite, toujours dans le même état ; ils ne connaissent rien en plus de la divinité, ni un état imparfait de celle-ci dans le passé, car il y a impiété dans les deux cas. Aussi la foi reconnaît-elle que la Trinité est pure de tout mélange avec les êtres créés ; elle l’adore, gardant indivisible l’unité de sa divinité et, fuyant les blasphèmes ariens, elle confesse et reconnaît l’éternité du Fils. Il est éternel, comme est éternel le Père dont il est le Verbe. » Contra arian., i, 18, P. G., t. xxvi, col. 48 sq.

Il suffit de lire des pages comme celles-là pour se rendre compte du point de vue où se place saint Athanase. Son âme entière se révolte contre les impiétés d’Arius et de ses partisans. Il sait, parce que l’Écriture et la Tradition le lui ont appris, qu’il n’y a qu’un seul Dieu ; mais il sait tout aussi bien que le Verbe est Dieu, qu’il possède donc toutes les qualités divines et particulièrement l’éternité. Il affirme donc sa croyance et ne se lasse pas de l’exprimer. Il y a plus. Pour saint Athanase, le Verbe esi bien autre chose que l’instrument de la création, bien autre chose que la Pensée du Père, c’est-à-dire une personne lointaine et mystérieuse. Il faut avant tout le chercher et l’adorer en Jésus-Christ. Or, Jésus-Christ est une personne historique qui a vécu au milieu des hommes ; il est le Verbe incarné par amour pour nous ; et, si nous voulons savoir pourquoi Dieu s’est fait homme, c’est afin que les hommes deviennent des dieux. Telle était déjà la doctrine de saint Irénée. Saint Athanase reprend cette doctrine et la commente inlassablement. Il sait que nous sommes appelés à la vie divine, que nous avons reçu l’esprit d’adoption, que nous sommes faits participants de la nature divine. Comment pourrait-il en être ainsi si le Christ n’était pas Dieu ? et le Christ serait-il Dieu si le Verbe n’était qu’une créature ? Tout se tient dans la doctrine chrétienne ; et l’on peut, comme le fait Athanase, partir de l’incarnation pour remonter à la Trinité, éternelle et indivisible. Ce mouvement de pensée présente même l’avantage d’être plus facilement accessible au peuple fidèle et de reproduire l’acte même de la révélation, car c’est par le Christ que nous avons connu la paternité de Dieu.

Sans doute les difficultés ne sont pas toutes levées par cette explication. Saint Athanase est bien obligé de suivre les ariens sur le terrain où ils ont porté la controverse. Du moins a-t-il un point de départ d’autant mieux assuré que le christianisme tout entier, avec les dogmes de l’incarnation et de la rédemption, se trouve mis en jeu et qu’il est désormais impossible de mettre à part le dogme trinitaire comme s’il était un domaine réservé aux spéculations théologiques.

Le Père et le Fils. —

Le Père est éternellement Père : il faut donc que le Fils soit engendré de toute éternité. « Jamais la substance du Père n’a été imparfaite, de sorte que ce qui lui est propre lui soit surajouté. La génération du Fils n’est pas comme la génération humaine, postérieure à l’existence du Père. Il est engendré de Dieu et, étant propre Fils du Dieu éternel, il existe de toute éternité. Les hommes, eux, engendrent dans le temps parce que de nature imparfaite ; la génération divine est éternelle parce qu’éternellement parfaite de sa nature. » Contra arian., i, 14, P. G., t. xxvi, col. 40 ; cf. De synod., 50, ibid., col. 781.

Le Fils est l’image et la splendeur du Père, son empreinte et sa vérité. « Si la lumière a dans sa splendeur son image, si la substance est entière dans son empreinte, si l’existence du Père entraîne celle de la vérité, ceux qui conçoivent mesurées par le temps l’image et la figure de la divinité peuvent voir quel est l’abîme d’impiété où ils tombent… Si la substance existe, incontestablement existent aussi son empreinte et son image, car ce n’est pas du dehors qu’est dessinée l’image de Dieu… Voyons donc ce qui appartient au Père et nous connaîtrons si son image est de lui. Éternel est le Père, immortel, puissant, lumière, roi, maître absolu, Dieu, Seigneur, créateur et auteur. Tout cela doit être dans l’image pour que, véritablement, celui qui voit le Fils voie le Père. S’il n’en est pas ainsi, mais si, comme le disent les ariens, il est fait et non pas éternel, le Fils n’est pas la véridique image du Père. Contra arian., i, 20-21, t. xxvi, col. 53 ; cf. Epist. ad Afros, 5-6, ibid., col. 1036-1041 ; De décret. Nicœn. syn., t. xxv, col. 422-437.

Il est vrai que les Ariens insistent. Seuls, disent-ils, le Père est àyévrçToç, tandis que le Fils est yevtjtôç. La difficulté causée par l’emploi de ces termes n’était pas nouvelle, et l’on peut dire, en un certain sens, que le Fils est en effet yevriTÔc., puisqu’il a un principe qui est le Père, tandis que le Père seul est véritablement sans principe. On peut dire de la même manière que le Fils n’est pas àvapxoç, puisque le Père est l’àp/ï) du Fils, le principe dont il est issu, la source de laquelle il sort. Plus tard, des précisions nouvelles interviendront et l’on distinguera avec soin les termes yevrçTOÇ et Yswï]t6ç, àyévvY)TOÇ et àyérrioç, : les premiers ariens ne connaissent pas cette distinction et saint Athanase ne la connaît pas davantage. Mais il repousse sans peine l’objection : « Si les ariens, dit-il, entendent par ixyèwr^roç, un être existant qui n’est pas engendré et n’a point de père, nous leur répondons qu’il n’y a dans ce sens qu’un seul àYév/jToç, le Père, et ils ne gagneront rien à cette affirmation. Parler ainsi de Dieu, àyévrjTOÇ, ce n’est pas affirmer que le Fils est une œuvre, puisqu’il est évident d’après les démonstrations précédentes que le Verbe est tel que celui qui l’a engendré. Si donc Dieu est improduit, son image ne sera pas une production, mais une génération, laquelle est son Verbe et sa sagesse. » Contra arian., i, 31, t. xxvi, col. 76.

Les termes yevyjtoç et &y£>r, i : oç n’étaient d’ailleurs pas scripturaircs et on avait le droit de ne pas s’y attacher autrement. Les problèmes étaient plus difficiles à résoudre lorsqu’on se trouvait en face de formules employées par les Livres saints. Les arien*, ne M faisaient pas faute de chercher dans l’Écriture toutes sortes d’arguments, et ils insistaient spécialement sur le texte de f’rov., viii, 22 : « Le Seigneur m’a Otéée principe de ses ouvrais. » Saint Athanase ne laisse pas d’être quelque peu embarrassé par ce passage et il explique tantôt que « l’Écriture n’a pas voulu parler par la bouche de Salomon de la substance de la divinité du Verbe, ni de la génération étemelle et authentique par le Père, mais de son humanité t de son économie à i otre égard ». Contra arian., ii, 45, col. 211 ; tantôt que « puisqu’il y a une enipn inte de la Sagesse, créée en roui < t eu toutes s< s œuvres, i’M à^bon droit que la Sagesse véritable et créatrice s’applique ce qui est dit de son empreinte et déclare : « Le « Seigneur m’a créée pour ses œuvres. » Contra arian., ii, 78, col. 312.

En toute hypothèse, le Fils est véritablement éternel ; et il est de la substance du Père. Il appartient en propre au Père comme étant de sa substance, Contra arian., i, 16, col. 44. Dieu n’étant pas composé de parties, mais impassible et simple, il suit de là que c’est sans passion et sans division qu’il est le Père du Fils. Verbe et Sagesse, le Fils n’est ni créature, ni partie de Dieu dont il est le Verbe, ni engendré selon la passion. Contra arian., i, 28, col. 69.

De là saint Athanase tire deux conclusions : la première, que le Fils possède en soi toute la substance du Père, puisque cette substance, lui étant communiquée et ne pouvant d’ailleurs se partager, lui est nécessairement donnée tout entière, Contra arian., iii, 6, col. 332 ; cf. i, 16 ; ii, 24, col. 44, 197. La seconde, qu’il ne peut y avoir qu’un seul Fils, puisqu’il épuise à lui seul la fécondité du Père. De décret., 11, t. xxv, col. 436. Par suite, le Fils est absolument Dieu comme le Père. Disons, pour employer le terme de Nicée qu’il lui est consubstantiel.

Le « consubstantiel ». —

On a remarqué que ce terme n’occupait pas dans les œuvres de saint Athanase la place à laquelle, semble-t-il, il aurait eu droit et que souvent l’évêque d’Alexandrie emploie d’autres expressions, par exemple ï&iov tïjç oùataç toû LTaTpcx ; YÉwyjiJia, ô(i.otoç xa-r’oùaîav, etc., là où l’on s’attendrait à rencontrer le mot ôfzooôcnoç. Cette remarque est peut-être exacte. Nous savons que le consubstantiel nicéen avait soulevé de nombreuses difficultés chez un très grand nombre d’évêques orientaux. Il était utile de montrer que la doctrine orthodoxe n’était pas nécessairement attachée à ce mot et qu’il était possible de l’exprimer sans y faire appel. Kt comme les ariens aimaient à déclarer qu’ils n’employaient que des expressions scripturaires, saint Athanase a dû suivre leur exemple en s’attachant le plus possible à suivre la lettre même des Écritures inspirées. Il faut cependant ajouter que l’ôjxooûo’.oç n’est pas aussi complètement absent des œuvres de saint Athanase qu’on le dit quelquefois et qu’on rencontre ce mot dans des écrits composés à des dates très variées et en des circonstances fort différentes les unes des autres.

Au reste, le véritable problème n’est-il pas un problème de vocabulaire, mais de doctrine. Dans qui I s.’ps saint Athanase a-t-il dit que le Fils était de l’essence du Père, rejeton propre de l’essence du Père, semblable au Père selon la substance, consubstantiel au Père ? A-t-il voulu exprimer par là l’unité numérique de la substance divine ? ou bien s’est-il, à un moment donné de sa carrière, laissé entraîner à mettre en relief la distinction du Père et du Fils ? Plusieurs critiques, Gummerus et Harnack en particulier, assurent que cette seconde hypothèse est la vraie et que, aux environs de 358, l’évêque d’Alexandrie avait accepté de faire des concessions à Basile d’Ancyre et à ses amis. De cette espèce de capitulation, le De synodis serait le document caractéristique.

Pour comprendre le sens de cet ouvrage, il est easen tlel de se rappeler 1rs conditions dans lesquelles il ; * éti composé. Voir l’art. Sf.mi-aru ns, t. xiv, col. 1701 sq. t’n certain nombre d’évêques orientaux, ayant à lair kéti Ba Ile d’Ancyre et Georges de Laodtcée, venaient i - réuiiir ( i di condamner les formes radicale ! de l’arianUme. Us n’avaient pas hésité même à rejeter l’home i m.’Ion h (|U< 1 le Fils était dit semblable au Père sans que rien fût précisé sur la nature de < it, similitude. Depuis longtemps d’ailleurs, on avait pu remarquer, dans les rangs de ceux qu’on étall convenu de traiter d’ariens des flottements significatifs, et la déclaration par laquelle, dès 341, les membres du concile d’Antioche avaient signifié son congé à Arius était caractéristique. Les homéousicns avaient fait un pas de plus vers l’orthodoxie déclarée, en disant que le Fils est semblable en tout à son Père, semblable selon la substance : convenait-il de laisser leurs efforts sans récompense ?

Saint Hilaire et saint Athanase ne le pensèrent pas. L’un et l’autre, à quelques mois de distance, écrivirent Sur les synodes des ouvrages destinés à mettre en confiance les hommes de bonne volonté : « Ceux qui acceptent tout ce qui a été décidé à Nicée et n’hésitent que sur le mot consubstantiel, déclare saint Athanase, ne doivent pas être traités en ennemis et nous-mêmes ne les combattons point comme des ariens ou des adversaires des Pères ; nous leur adressons la parole comme à des frères qui ont les mêmes pensées que nous et ne discutent que sur les mots. Reconnaissant que le Fils est de la substance du Père et non pas d’une autre réalité, qu’il n’est ni créature, ni œuvre, mais génération authentique et naturelle et qu’il est de toute éternité uni au Père, étant son Verbe et sa Sagesse, ils ne sont pas éloignés d’accepter aussi le mot consubstantiel. Tel est Basile d’Ancyre qui a écrit sur la foi. » De synod., 41, t. xxvi, col. 765.

Toutefois, après ces remarques engageantes, saint Athanase ajoute que seul le mot consubstantiel exprime avec précision la foi orthodoxe : « Dire seulement semblable en substance n’est pas tout à fait dire ce qu’affirme l’expression de la substance, qui, eux-mêmes le reconnaissent, fait ressortir le lien naturel entre le Fils et le Père. L’étain est seulement semblable à l’argent, le loup au chien, le cuivre doré à l’or véritable, et l’étain ne provient pas de l’argent, ni le loup ne saurait être appelé le fils du chien… Qui affirme seulement Vhomoiousios ne caractérise pas tout à fait ce qui vient de la substance ; mais qui parle de « consubstantiel » embrasse le sens des deux expressions homoiousios et de lasubstance. Eux-mêmes, s’attaquant encore à ceux qui disent que le Verbe est créature et ne veulent pas qu’il soit Fils authentique, ont emprunté leurs preuves contre eux aux exemples humains du fils et du père, mais avec cette exception que Dieu n’est pas comme l’homme et que la génération humaine n’est pas la génération du Fils qui est telle qu’il convient à Dieu… Serait-ce, parce que les rejetons humains sont consubstantiels, qu’il faille prendre garde que le Fils, si on l’appelait aussi consubstantiel, ne soit considéré comme étant aussi un rejeton humain ? Non ; cela n’est pas. Le Fils est Verbe et Sagesse du Père : cela nous caractérise l’impassibilité et l’indivision de la génération du Père. Le verbe des hommes lui-même n’est point une partie et ne sort point par passion ; à plus forte raison celui de Dieu, que le Père a déclaré être son Fils. C’est pour éviter qu’en l’entendant appeler Verbe on ne se l’imaginât comme le verbe humain dénué de subsistence. Quand on entend le nom de Fils, on connaît qu’il est Verbe et Sagesse substantielle. » De synod., 41, ibid.

Les précisions apportées ici sont de la plus haute importance, car elles mettent en relief à la fois la consubstantialité du Père et du Fils et la subsistence du Fils. Mais il faut ajouter que saint Athanase n’a jamais varié sur ces deux points et qu’il a toujours affirmé avec une égale assurance que le Père et le Fils étaient de même substance et que pourtant le Fils était différent du Père : « Ils sont un, non pas comme quand un être est divisé en deux parties, qui ne sont qu’un ; ni comme l’un deux fois nommé, de sorte que le même est tantôt le Père, tantôt son Fils… Mais ils sont deux, parce que le Père est Père et n’est point en même temps le Fils ; parce que le Fils est Fils et

n’est point le Père. Il n’y a qu’une seule nature, car ce qui est engendré n’est point dissemblable de celui qui engendre ; il est son image et tout ce qui est du Père est du Fils. Aussi le Fils n’est-il pas un autre Dieu, car il n’a pas été conçu du dehors ; sinon il y aurait plusieurs Dieux, avec cette divinité conçue étrangère au Père. Si le Fils est autre comme engendré, il est la même chose comme Dieu. Le Père et lui sont un par la propriété et la parenté de la nature et par l’identité de l’unique divinité, comme il a été dit. La splendeur est aussi lumière ; elle n’est pas en dehors du soleil, ni une autre lumière, ni par participation de lui, mais sa propre et complète génération. Pareille génération est nécessairement une unique lumière et l’on ne dirait pas qu’il y en a deux : ils sont deux, à savoir le soleil et la splendeur, mais une seule lumière venant du soleil et illuminant dans la splendeur tout l’univers. Ainsi la divinité du Fils appartient au Père ; aussi est-elle indivisible. Il n’y a qu’un seul Dieu et il n’y en a pas d’autre hors de lui. Le Père et le Fils sont donc une seule chose et unique est leur divinité. Contra arian., iii, 4, t. xxvi, col. 328.

La doctrine ainsi affirmée dans les Discours contre les ariens est aussi celle du De synodis ; elle sera reprise dans VEpistola ad Afros. Saint Athanase affirme, d’un bout à l’autre de sa carrière que le Fils est véritablement Fils et que, pour être connu, il ne doit pas être séparé du Père. On ne peut savoir ce qu’il est qu’en le rapprochant du principe qui l’engendre éternellement et qui se reproduit en lui. Fils, il est distinct du Père ; il est autre que lui ; mais Fils, il est de la même substance que le Père et il ne saurait être envisagé à part du principe qui se communique à lui. Sans doute, tout cela reste obscur à notre raison humaine ; les comparaisons et les analogies par lesquelles nous essayons d’exprimer le mystère de la vie divine sont incomplètes et insuffisantes, et l’on tomberait dans les plus graves erreurs si on les prenait à la lettre. Athanase n’est pas homme à s’effrayer du mystère ou à reculer devant lui. Il s’attache aux données de la Révélation, également assuré de l’unité de Dieu et de la distinction du Père et du Fils. Il laisse à d’autres le soin d’éclairer, si cela est possible, l’accord de ces deux vérités.

Le Saint-Esprit. —

Les premiers ariens ne s’étaient guère occupés du Saint-Esprit, sinon pour affirmer qu’il était, comme le Fils, une créature. Saint Athanase ne s’en occupe pas davantage : il se contenta d’affirmer sa foi à la Trinité, jusqu’au moment où, vers la fin du règne de Constance, certains évêques du parti de Basile d’Ancyre nièrent expressément la divinité de l’Esprit-Saint. Saint Athanase n’hésita pas alors à s’engager dans l’arène et, dans ses lettres à Sérapion, il mit en relief la pleine divinité du Saint-Esprit. Tour à tour, l’Écriture sainte et la Tradition ecclésiastique apportent leur témoignage. D’ailleurs ne faut-il pas que l’Esprit-Saint soit Dieu pour devenir le principe de notre sanctification : « L’Esprit nous fait participer tous de Dieu… Mais si c’était une créature, nous ne pourrions en lui avoir participation de Dieu ; nous serions unis à une créature et étrangers à la nature divine, n’ayant rien de commun avec elle… Si cette participation de l’Esprit nous communique la nature divine, il y aurait folie à dire que l’Esprit est de nature créée et non de nature divine. C’est pourquoi ceux en qui il est sont divinisés : s’il divinise, il n’est pas douteux que sa nature est la nature divine. » Epist. ad Serap., i, 24, t. xxvi, col. 585. Nous reconnaissons cet argument ; c’est celui qui a été employé pour prouver la divinité du Fils. Dans l’un et l’autre cas, saint Athanase s’appuie sur les exigences de notre vie divine pour remonter jusqu’à sa source : ce faisant, il révèle le caractère profondément religieux de son esprit.

Ajoutons que la divinité du Saint-Esprit peut être prouvée d’une autre manière, par le caractère homogène de la Trinité. Cette preuve nous intéresse particulièrement ici, parce qu’elle met en relief le rôle joué, dans la vie chrétienne, par la foi à la Trinité envisagée dans son ensemble. Toute la Tradition enseigne la Trinité, il faut donc que tout soit divin en elle : « La sainte et bienheureuse Trinité est indivisible et unie en elle-même : quand on parle du Père, le Verbe est présent et l’Esprit qui est dans le Fils. Si l’on nomme le Fils, le Père est dans le Fils et l’Esprit, et l’Esprit n’est pas hors du Verbe. Il n’y a qu’une seule grâce, venant du Père par le Fils, complète dans le Saint-Esprit : une seule divinité, un seul Dieu, au-dessus de tout, partout et en tout… Si l’Esprit-Saint était créature, il n’aurait point rang dans la Trinité. Tout entière elle est Dieu. Il suffît de savoir que l’Esprit n’est pas créature et n’est point au nombre des œuvres, car rien d’étranger ne se mêle à la Trinité ; elle est indivisible et semblable à elle-même. Cela suffit aux fidèles ; c’est à cela que s’étend la connaissance humaine ; jusque là seulement que les chérubins se voilent la face de leurs ailes. Qui cherche au delà et veut scruter, méconnaît l’avertissement : « Ne sois pas trop sage, si tu ne veux pas être stupide. » Ce qui nous est transmis par la foi, ce n’est pas dans l’humaine sagesse, mais dans l’entendement de la foi qu’il convient de l’examiner. » Epist. ad Serap., i, 14, 17, col. 565, 569.

La Trinité entière est indivisible : « Puisque telle est l’union et l’unité qui existe dans la sainte Trinité, qui séparerait le Fils du Père ou l’Esprit du Fils et du Père ? Qui aurait assez d’audace pour déclarer que la Trinité est en elle-même dissemblable et de nature diverse, que le Fils est d’une autre substance que le Père ou que l’Esprit est étranger au Fils ? Si l’on demande encore comment cela est-il ?comment, l’Esprit Saint étant en nous, peut-on dire que le Fils est en nous et, quand le Fils est en nous, le Père y est aussi ? ou enfin comment, puisqu’il y a Trinité, est-elle tout entière indiquée dans un seul ? ou encore, quand un seul est en nous, comment la Trinité y est-elle ? que l’on sépare d’abord l’éclat de la lumière, ou la sagesse du sage et l’on pourra dire comment cela est. Si c’est impossible, à plus forte raison est-ce folie d’oser faire de pareilles recherches sur Dieu : la divinité n’est pas transmise dans la démonstration raisonneuse, mais dans la foi de l’intelligence pieuse et circonspecte. Si ce qui concerne la croix salutaire n’est point prêché par saint Paul dans la sagesse des discours, mais dans la démonstration de l’esprit et de la puissance, s’il a entendu au ciel des paroles qu’il n’est point permis à l’homme de prononcer, que pourrait-on dire sur la Sainte Trinité ? » Epist. ad Serap., i, 20, col. 576 sq.

Le concile d’Alexandrie de 362. La formule des trois hypostases. —

Ce dernier passage est caractéristique de la méthode de saint Athanase ; et nous pouvons maintenant mesurer le progrès que l’évêque d’Alexandrie a fait faire à la théologie de la Trinité. Ce progrès n’est pas dans l’élaboration des formules ou dans la recherche systématique des explications rationnelles. Il faut même dire que, sur certains points, la terminologie de saint Athanase reste déficiente. Le concile de Nicée, nous l’avons vii, admettait la parfaite synonymie des termes ouata et ÛTroaTaaiç : cette position était logique, étant donné le sens originaire du vocable ÛTroaraaiç et peut-être aussi le rôle des théologiens occidentaux dans l’élaboration du symbole : pour eux, le latin subslanlia était exactement traduit par Û7roaTaaiç, tandis que ouata répondait à essentia. Mais il manquait un mot pour désigner les personnes divines, et le terme 7rp6a « 7tov, qui avait été employé naguère par Origène, pouvait à bon droit sembler insuffisant. Aussi, conçoit-on que d’assez bonne heure on ait, en Orient, choisi le mot &KO0TOHHC pour parler des personnes divines en réservant le terme ouata pour exprimer l’unique substance. D’où la formule : trois hypostases, une ousie unique. Cette formule faisait déjà partie du vocabulaire d’Origène ; elle fut adoptée, au ive siècle, par des théologiens de formation origéniste, c’est-à-dire en définitive par des hommes peu disposés à accepter « ins explicitions le vocabulaire de Nicée. Les partisan* de Basile d’Anevre furent de ceux qui l’employèrent, et lorsque le vent souffla à la réconciliation, saint Athanase consentit à s’en servir également.

Le concile d’Alexandrie, tenu en 362, sanctionna cette manière de faire, et le Tome aux Anliochiens enregistra l’accord intervenu : « Quelques-uns étaient accusés d’employer l’expression frois hypostases, suspecte parce que non scripturaire… A cause de la contention qui s’était produite, nous avons demandé si l’on entendait par là, avec les ariens, des hypostases complètement différentes, étrangères et de substance diverse, chacune étant séparée en elle-même, comme le sont les autres créatures et les enfants qu’engendrent les hommes ; s’il s’agissait de substances différentes comme l’or, l’argent, le cuivre ; ou si, avec d’autres hérétiques, on entendait parler de trois principes ou de trois dieux quand on parlait de trois hypostases. Ils affirmèrent énergiquement qu’ils n’avaient jamais dit ni pensé rien de semblable. Nous les avons alors questionnés. Pourquoi donc parlez-vous ainsi et employez-vous de pareilles expressions ? » Ils ont répondu : « Parce que nous croyons à la sainte Trinité ; Trinité pas de nom seulement, mais réelle et subsistante : le Père, véritablement existant et subsistant ; le Fils substantiel et subsistant ; l’Esprit-Saint, subsistant et réellement existant. Nous ne parlons ni de trois dieux ni de trois principes et nous ne supportons pas ceux qui parlent ou pensent ainsi. Nous reconnaissons la sainte Trinité, l’unique divinité, l’unique principe, le Fils consubstantiel au Père, comme l’ont dit les Pères ; l’Esprit-Saint pas créature, pas étranger, mais propre et indivisible de la substance du Fils et du Père… « Nous avons ensuite examiné ceux auxquels on reprochait de dire une seule hypostase, pour voir si c’était dans le sens de Sabellius, pour supprimer le Fils et l’Esprit-Saint ou nier que le Fils fut substantiel et le Saint-Esprit réellement subsistant. Eux aussi affirmèrent énergiquement qu’ils n’avaient jamais rien dit, ou pensé rien de semblable. « Nous parlons d’hypostase, dirent-ils, parce que nous identifions l’hypostase et la substance ; nous disons une hypostase parce que le Fils est de la substance du Père et à cause de l’identité de nature. Nous croyons à l’unique divinité et à son unique nature et nous n’admettons pas une substance différente pour le Père, à qui serait étrangère celle du Fils et celle de l’Esprit Saint. » Tom. ad Antioch., 5-6, P. G., t. xxvi, col. 800, 801.

Les décisions prises au concile d’Alexandrie sont de la plus haute importance, parce qu’elles sanctionnent la valeur de la nouvelle formule : « une ousie, trois hypostases « .Cette formule.il fautlesouligner.exprime la foi de Nicée et ses partisans le déclarent expressément. Elle ne marque pas une séparation entre les trois personnes divines ; elle respecte l’unité de substance qui est la condition même du dogme monothéiste ; elle se contente de fournir une expression appropriée au dogme trinitaire. On croyait, dès les origines de l’Église qu’il y avait un seul Dieu et trois… ici le terme propre faisait défaut pour traduire ce qui en Dieu était triple, et il fallait à la fois éviter les écucils du trithéisme et du sabcllianisme. On convint à Alexandrie de désigner par le mot hypostase chacune de ces réalités inséparables. Le progrès dans le vocabulaire est manifeste.

Il faut cependant remarquer que saint Athanase personnellement, tout en acceptant les explications formulées au concile de 362, resta, jusqu’au bout de sa vie, favorable au vocabulaire ancien, qui identifie hypostase et ousie. Dans sa lettre aux Africains écrite vers 369, il va jusqu’à déclarer : l’hypostase est l’ousie, et elle ne signifie pas autre chose que l’être même. Epist. ad Afros, 4, t. xxvi, col. 1036 B. Une telle déclaration, qui fait bon marché des explications acceptées sept ans plus tôt ne put que soulever de nouvelles et persistantes difficultés.

Les Occidentaux, en effet, eurent beaucoup de peine à accepter la nouvelle terminologie. Depuis Tertullieii, ils avaient pris l’habitude de désigner p : ir le mot perxona, le propium quid des personnes divines. Lttté ralement ce mot correspondait à p mttpon ; mais, par la force des choses, il avait pris une signification plus précise et indiquait tout autre chose qu’un aspect pas sager et transitoire, un rôle, un masque de théâtre. Appliqué aux personnes divines, il exprimait des réalités subsistantes, bien qu’inséparables et non indépendantes les unes des autres. Par contre, ils voyaient dans le mot Û7r60Taaiç le correspondant exact de substantia, et ils ne pouvaient accepter de parler de trois substances en Dieu. La formule trois hypostases leur semblait une profession de trithéisme et nous n’avons pas trop de peine à comprendre l’émotion de saint Jérôme, lorsque, au cours de son premier séjour en Orient, il entendit les moines parler de trois hypostases. Les lettres qu’il écrivit alors au pape Damase témoignent de son inquiétude : « Après la foi de Nicée, après le décret d’Alexandrie auquel s’unit l’Occident, la progéniture des ariens, les campagnards, exigent de moi, Romain, le nom nouveau de trois hypostases. Quels apôtres, je vous prie, ont écrit cela ? De quel nouveau maître des nations, de quel nouveau Paul est cet enseignement ? Nous demandons ce qu’ils peuvent bien penser qu’on entende par trois hypostases. Trois personnes subsistantes, affirment-ils ; nous répondons que nous croyons ainsi. Il ne suffit pas du sens ; ils réclament le mot même, car je ne sais quel venin se cache dans les syllabes. .. Quiconque dit qu’il y a trois choses, c’est-à-dire trois hypostases, sous le couvert de la piété s’efforce d’affirmer trois natures. S’il en est ainsi, pourquoi des murs nous séparent-ils d’Arius, puisqu’une même perfidie nous unit… La foi romaine en soit préservée ! Que les cœurs religieux des peuples n’acceptent point un tel sacrilège. Qu’il nous suffise de dire une seule substance, trois personnes subsistantes, parfaitement égales, coétemelles. Qu’on taise trois hypostases et qu’une seule soit gardée. » Episl., x, 4, P. L., t. xxii, col. 356.

La lettre de saint Jérôme est caractéristique ; mais elle est écrite d’un point de vue trop spécial et ne tient aucun compte des difficultés propres aux Orientaux. Elle se meut dans la ligne du vocabulaire occidental, de celui auquel saint Athanase était resté attaché. On se rend compte, en la lisant, des difficultés qu’il a fallu vaincre pour faire prévaloir des formules plus compréhensives et plus exactes.

Ajoutons que saint Athanase n’a pas eu seulement un vocabulaire déficient. Il n’a jamais cherché à définir ce qui constitue le propre des personnes divines, ni comment elles se distinguent et s’opposent entre elles, ni comment nous pouvons, par de lointaines analogies, nous représenter les opérations mystérieuses qui les font être. Homme de tradition, il n’a pas cru pouvoir s’intéresser à ces questions de théologie proprement dite. Nous avons marqué assez l’importance de son rôle pour avoir le droit de souligner les progrès qui. après lui, devront encore être accomplis dans l’explication de la foi.

V. SAINT HILAIRE DE POITIERS.

La théologie de saint Hilaire peut être rapprochée de celle de saint Athanase. C’est en Orient que l’évêque de Poitiers a achevé sa formation théologique et qu’il a appris les dangers que l’arianisme avait fait réellement courir à la foi traditionnelle. Avant son exil, il n’avait jamais entendu parler de la foi de Nicée. Pendant les quatre années de son séjour au milieu des Orientaux, i) put se rendre compte des nuances doctrinales qui séparaient les différentes sectes ariennes et de la nécessité où l’on était de préciser le vocabulaire technique, si l’on voulait réellement éclairer les problèmes. Comme saint Athanase, avant lui, semble-t-il, il vit que les homéousiens étaient réellement très proches de l’orthodoxie et qu’il ne serait pas difficile de les amener à professer la foi de Nicée.

Le « De synodis ». —

Il écrivit, pour cela, le De synodis, dans lequel il s’efforce d’expliquer le véritable sens du mot consubstantiel.

Ce terme, déclare l’évêque de Poitiers, ne signifie pas que le Père et le Fils sont identiques, ni que la substance divine est partagée entre eux deux, ni qu’ils participent l’un et l’autre à une substance qui leur serait antérieure ; mais que le Fils, tout en étant distinct du Père, a reçu de lui la substance par laquelle il est tout ce qu’est le Père : Sit una substantia ex naturæ genitse proprietate ; non sit aut ex portione, aut ex unione, aut ex communione. De synod., 71, P. L., t. x, col. 527

Cette explication aboutit-elle à faire de l’unité de substance du Père et du Fils une unité purement spécifique et par suite à mettre en péril l’unité numérique ? On l’a soutenu parfois, mais à tort. Autant que quiconque, saint Hilaire tient fermement au dogme de l’unité divine et il ne veut pas que l’on sépare le Père et le Fils. Ce sont sans doute deux personnes distinctes. Dieu est unique non par la personne, mais par la nature. De synod., 69, ibid., col. 526. Et chacune des personnes est parfaite en soi : bien que le Fils soit vertu, sagesse, gloire, le Père n’en est pas moins puissant, sage et glorieux. De Trinit., II, 8, ibid., col. 57. On peut encore, pour le bien de la paix, accepter rôfiotoiicioç de Basile d’Ancyre et de ses partisans, puisque la parfaite ressemblance en Dieu entraîne l’unité de substance, De synod., 72-77, col. 527 sq. Pourtant, il vaut mieux éviter ce terme qui est ambigu et peut prêter à confusion : la similitude n’est pas, malgré tout, une identité ; et, entre le Père et le Fils, il y a identité de substance, ainsi que le marque clairement le consubstantiel nicéen. De synod., 89. Au consubstantiel, entendu dans son sens le plus strict, vont les préférences de saint Hilaire.

Le « De Trinitate ». —

Le De Trinitate en douze livres est le premier des grands ouvrages théologiques consacrés par l’Occident à la défense du dogme trinitaire. Écrit par saint Hilaire au cours de son exil, il est destiné à éclairer la foi de ses compatriotes d’Occident. Après avoir, dans le 1. I er montré la grandeur et la difficulté du problème, en même temps que le bonheur de la foi au vrai Dieu, l’auteur expose, dans les livres suivants, le mystère de la génération du Fils de Dieu ; l’unité d’essence du Père et du Fils déjà mise en relief par le texte évangélique : » Je suis dans le Père et le Père est en moi » ; puis il réfute longuement les erreurs ariennes et répond aux objections accumulées par les hérétiques contre la divinité du Fils. Le 1. VIII prouve que la croyance à la divinité du Fils n’est pas contraire au monothéisme ; le 1. IX défend la génération divine du Fils contre les arguments des ariens ; le Xe et le XIe montrent comment ni les souffrances supportées par le Sauveur au cours de la passion, ni les affirmations de l’évangile de saint Jean et de la première lettre aux Corinthiens au sujet de sa subordination au Père ne peuvent être objectées contre sa divinité. Enfin, le 1. XII établit la différence essentielle qu’il y a entre la naissance éternelle du Fils de Dieu et les générations humaines, autant du moins que la raison humaine est capable de pénétrer le mystère. Ce plan, annoncé dès la fin du 1. I er, est suivi aussi rigoureusement que possible.

Pas plus que saint Athanase, saint Hilaire ne cherche à sonder anxieusement les profondeurs du mystère. L’affirmation de la foi lui suffit. Il n’y a qu’un seul Dieu. Cependant le Père engendre éternellement son Fils, qui n’est ni fait ni créé. Le Père et le Fils sont strictement égaux ; ils possèdent l’un et l’autre la plénitude de la divinité : Plenitudo divinitatis in ulroque perfecta est. Non enim diminutio Patris est Filius, nec Filius imperfectus a Pâtre est. De Trinit., III, 23, col. 92. Bien mieux, le Père et le Fils ont la même substance : Absolule Pater Deus et Filius Deus unum sunt, non unione personæ sed substantiæ unitate. De Trinit., IV, 42, col. 128. À quoi bon, dès lors, arguer de tels ou tels passages scripturaires en les séparant de leur contexte, pour leur faire dire autre chose que ce qu’enseigne ! a foi traditionnelle ? Aux subtilités des ariens il n’y a qu’à opposer les victorieuses doctrines de l’Église.

Hilaire et Phébade d’Agen. —

Pour mesurer l’importance de l’enseignement de saint Hilaire, on peut se contenter de le rapprocher de celui de son contemporain Phébade d’Agen. Comme Hilaire, Phébade est le défenseur de la foi catholique. Il prétend montrer aux ariens leurs erreurs et rassurer les orthodoxes. Mais il n’est pas seulement un esprit moins puissant que l’évêquc de Poitiers ; il connaît beaucoup moins bien que lui les questions dont il s’agit. Il n’a pas été en Orient ; il n’a pas vécu en contact avec les hérétiques de toute nuance qui se disputent la confiance des fidèles d’Asie Mineure et sa théologie reste singulièrement courte. Elle se rattache à Tertullien, comme si, pendant près de deux siècles, rien ne s’était passé dans l’Église et si la pensée chrétienne n’avait pas fait de progrès. Cela même est d’ailleurs intéressant, car les arguments de Tertullien, ses formules plutôt suffisent presque à réfuter l’arianisme. De Tertullien à saint Phébade, la doctrine chrétienne n’a pas varié. Les novateurs sont les ariens ; cette remarque suffit à les condamner. « Il faut, déclare saint Phébade, garder la règle qui confesse que le Fils est dans le Père, que le Père est dans le Fils. Cette règle, qui conserve l’unité de substance en deux personnes, reconnaît l’économie de la divinité. Tenenda est igitur, ut diximus, régula quæ Filium in Paire et Patrem in Filio confitetur ; quæ unam in dunbus personis subslantiam servons, dispositionem divinitatis agnoscit. » Contra arian., 22, P. L., t. xx, col. 29. Phébade ajoute aussitôt : « Pour ne scandaliser personne, j’ajoute que l’Esprit procède de Dieu, d’autant que Dieu qui a une seconde personne dans le Fils en a une troisième dans le Saint-Esprit. Le Seigneur n’a-t-il pas dit : « Je prierai le Père et il vous i enverra un autre Paraclet. » Ainsi l’Esprit est autre que le Fils, de même que le Fils est autre que le Père. Ainsi, il y a une troisième personne dans l’Esprit comme il y en a une seconde dans le Fils. Tout cela ne forme qu’un Dieu : les trois ne sont qu’un. Voilà ce que nous croyons ; voilà ce que nous tenons parce que nous l’avons appris des prophètes. Voilà ce que les Évangiles nous ont enseigné, ce que les apôtres nous ont transmis, ce que les martyrs ont confessé dflCns les tourments ; voilà la foi qui est gravée dans nos cœurs et, si un ange descendu des cicux nous annonçait le contraire, nous lui dirions anathème » Ibid. Ces affirmations énergiques sont précieuses ; elles témoignent de la vigueur de la foi qui animait, presque à la veille du concile de Rimini, nos évêques des Cailles ; elles ne sont que des affirmations.

Nous pourrions faire les mêmes constatations en Italie à propos de Zenon de Vérone. Lui aussi s’inspire surtout de Tertullien et il ne semble guère soupçonner que la théologie a pu progresser depuis les premières années du iie siècle ; il va jusqu’à reproduire la vieille théorie du double état du Verbe, d’abord caché dans le si in du Père, puis proféré au moment de la création et acquérant alors sa pleine personnalité. Sans doute ne faut-il pas attacher autrement d’importance formules. Il vaut mit ux rappelé ! que, pour Zenon, le l’ère et le Fils sont comme deux mers que remplit la même eau ; « pie le Père s’est reproduit, dans le Fil », tout en restant ce qu’il était. qu" h l’ère et h lïls sont puisqu’en Dieu il ne peut y avoir !  ; i moindre’ité. Nous retrouvons ici les affirmations de la simple foi. Peut-être les tiri-i. s i qui s’adressait Zenon n’av. lient ils pas besoin d’en savoir davantage.

VI. LES CAPPADOCIENS.

Caractéristiques générales.

Saint Athanase avait donné de la doctrine traditionnelle une magnifique affirmation. Mais il avait laissé sans solution les problèmes que soulevait cette doctrine et qu’une légitime curiosité obligeait les théologiens à envisager de près : qu’est-ce au juste que la personne ? comment peut-il y avoir trois personnes en un seul Dieu ? quelles sont les différences entre les personnes divines, et d’où vient que le Père n’est pas le Fils ; que le Père et le Fils ne sont pas le Saint-Esprit ? Pendant des siècles, on avait pu se contenter de déclarer qu’il n’y a qu’un seul Dieu, et que pourtant le Fils et le Saint-Esprit méritent aussi le titre de Dieu exactement comme le Père. Le développement des controverses ariennes vint montrer que ces simples affirmations demandaient à être précisées. Et lorsque, aux environs de 360, la formule (jûoe ouais., Tpetç ÙTtocTâceiç s’imposa à l’attention, on dut se préoccuper de définir exactement ce qu’était l’oùota et ce qu’étaient en Dieu les ÛTroaTtxcreiç. Le rôle des Cappadociens fut de fournir ces définitions.

Rôle ingrat, il faut l’avouer, mais auquel saint Basile de Césarée, saint Grégoire de Nazianze, saint Grégoire de Nysse se trouvaient admirablement préparés. Tous trois avaient reçu dans les écoles une solide formation classique ; plus tard ils avaient étudié la théologie et ils s’étaient arrêtés longuement sur les écrits d’Origène dont ils avaient nourri leur pensée. Ils se trouvaient ainsi plus capables que d’autres de bien comprendre la pensée des ariens de toute nuance dont Origène avait été l’un des maîtres préférés. D’autre part, ils étaient appelés à vivre au milieu même de ces ariens dont la réfutation et la conquête devaient les occuper sans cesse. A Alexandrie, pas plus que durant ses nombreux exils, Athanase n’avait eu l’occasion de vivre aussi près de ses adversaires ; et en tout cas il n’avait guère vu en eux que des ennemis à combattre. Pour les Cappadociens, une partie au moins des ariens apparaissaient beaucoup plutôt comme des frères à gagner ; bien plus, parmi leurs amis, un certain nombre, qui avaient d’abord été compromis dans les rangs des ariens, s’étaient ralliés à l’orthodoxie et leur exemple permettait d’escompter de nouvelles conversions. Laissons de côté Eustathe de Sébaste, qui, après avoir été lié avec saint Basile, se sépara de lui et termina sa vie dans l’erreur. Mais des hommes comme saint Mélèce d’Antioche, comme saint Cyrille de Jérusalem, qui avaient eu à souffrir persécution de la part des ariens eux-mêmes, ne pouvaient pas, ne devaient pas être suspects ; il était naturel de tenir compte de leurs formules et de chercher, pour exprimer la foi traditionnelle des expressions plus précises que celles dont on s’était contenté jusqu’alors.

Ajoutons que les trois grands Cappadociens se complètent d’une manière étonnante. Unis entre eux par des liens solides de parenté ou d’affection, ils apportent à la besogne commune des tempéraments divers. Saint Basile de Césarée est un homme de gouvernement. Il n’est lias seulement placé à la tête d’un Important diocèse. Les circonstances font de lui le chef de l’orthodoxie orientale entre 370 et 379, et ce sont i.i <> s années déclt Ivea. Il s’agit de négocier avec les lioméousiens d’une part et l’Occident d’autre part ; de défendre la divinité du Saint-Esprit attaquée par les pneumatomaques et de ne pas laisser la moindre prise à l’accusation de sabellianisme. Au milieu des pires épreuves et desservi par une santé souvent fléchis santé, saint Basile fait f.iee à toutes 1 s difficultés. Il conduit ses amis au bon COtnbal et. lorsqu’il nu url, la victoire’t près d’être assuréje. Saint Grégoire de Nazianze, lui, est timide par nature ; il n’aime pas les responsabilités, tout en sachant les accepter en cas de besoin ; mais son âme profondément religieuse, sa sensibilité frémissante trouvent pour exprimer sa foi à la Trinité d’inoubliables accents : c’est à lui que l’Église reconnaissante a donné le surnom de Théologien ; et parmi ses discours, cinq ont été retenus comme les Discours théologiques par excellence : on y trouve en effet, solidement frappées, les formules qui expriment les relations entre les personnes divines. Le Nazianzène a rendu à l’orthodoxie le service d’être son plus éloquent interprète. Quant à saint Grégoire de Nysse, il est par vocation le philosophe ; et il était utile que l’orthodoxie eût aussi un philosophe à opposer aux subtilités dialectiques d’Eunome et de ses alliés. La foi catholique, on le sait de reste, est indépendante des raisonnements de la sagesse humaine ; il faut commencer par l’affirmer telle quelle, avec ses insondables mystères ; mais il faut aussi, à certains moments, mettre en relief son aspect raisonnable : tel fut le rôle propre de saint Grégoire de Nysse.

2° Saint Basile. —

Pour faire triompher définitivement la formule [lia. ouata, Tpeïç ÛTtoaTaæiç, le premier problème à résoudre était de préciser le sens exact des termes employés. Qu’est-ce que l’ousie ? Qu’est-ce que l’hypostase ? Saint Basile répond à cette question dans la lettre xxxviii adressée à saint Grégoire de Nysse. L’ouata est ce qui est commun dans les individus de même espèce, ce qu’ils possèdent tous également, ce qui fait qu’on les désigne tous sous un même vocable sans en désigner aucun en particulier. Mais cette ouata ne saurait exister réellement qu’à la condition d’être complétée par des caractères individuants qui la déterminent. Ces caractères reçoivent différents noms : on les appelle IS16t7)tsç, iSicôfxaTa, IStdcÇovTOc OY)(Aeïa, ÏSia yvcoptapLaxa, /apaxT^peç, jxopqxxL Si l’on ajoute ces caractères individuants à l’ouata, on a l’Û7t6aTaai< ;. L’hypostase est donc l’individu déterminé, existant à part, qui comprend et possède l’ouata, mais s’oppose à elle comme le propre au commun, le particulier au générique : ouata 8è xal Û7t6aTaaiç Taû-nqv îjzi ttjv Siacpopàv rp tyzi to xoivov 7tpoç tô xa0’exaaxov, olov o>ç ë^et to Çwov rcpoç xov Seîva (5cv6pw7tov. Epist., ccxxxvi, 6, P. G., t. xxxii, col. 884 A. Et encore : « L’hypostase n’est pas la notion indéfinie de la substance qui ne trouve aucun siège fixe à cause de la généralité de la chose signifiée, mais bien ce qui restreint et circonscrit dans un certain être, par des particularités apparentes, le commun et l’indéterminé. » Epist., xxxviii, 3, col. 328 ; Episl., ccxiv, col. 789. Cf. J. Tixeront, Histoire des dogmes, t. ii, p. 77 ; K. Holl, Amphilochius von Iconium im seinem Verhàltnis zu den grossen Kappadoziern, Tubingue, 1924, p. 130-133.

On ne saurait dire que ces définitions sont absolument satisfaisantes. Il semble bien que, pour saint Basile, l’ouata n’existe pas d’une manière réelle et concrète à moins d’être individualisée dans l’hypostase. L’hypostase par contre est identifiée à l’individu, et ce sont les caractères individuants qui la constituent. Si nous appliquons à la Trinité ces définitions, ne serons-nous pas tentés de conclure que l’ouata de Dieu n’existe qu’individuée dans les trois hypostases et par suite que saint Basile enseigne l’existence d’hypostases numériquement distinctes ?

Tel n’est pourtant pas le cas. Dans la suite de notre lettre xxxviii, saint Basile explique clairement que la nature divine est unique en nombre : « Malgré les traits propres à chacune des personnes et auxquels se reconnaît la distinction des hypostases, pour ce qui concerne l’immensité, l’ineftabilité, etc., il n’y a dans la nature vivifiante, c’est-à-dire dans le Père, le Fils et PEsprit-Saint, aucune diversité, mais c’est une communauté continue et indivise qui se voit en eux. Quel que soit celui de la Trinité dont on considère la majesté, on se retrouve toujours en présence de la même chose, en face de la gloire du Père, du Fils et du Saint-Esprit, tant il est vrai que l’intelligence ne peut trouver à passer entre le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Entre eux, il n’y a donc rien qui s’interpose, ni une réalité distincte de la nature divine et propre par son intrusion à y déterminer des divisions, ni un intervalle vide qui, comme une fissure au sein de l’essence divine, en brise l’harmonie et en rompe la continuité… On ne saurait concevoir ici en effet ni coupure, ni division d’aucune sorte qui permette soit de concevoir le Père sans le Fils, soit d’isoler l’Esprit du Fils. On perçoit, au contraire, entre eux un mystère ineflable de communauté et de distinction, la différence des hypostases ne déchirant pas le continu de la nature et la communauté de V avala, ne confondant pas les caractéristiques personnelles. » Epist., xxxviii, P. G., t. xxxii, col. 332. J’emprunte ici la traduction de A. Grandsire, Nature et hypostases divines dans les œuvres de saint Basile, dans Rech. de science rel., t. xiii, 1923, p. 136.

Sans doute reste-t-il un mystère : il est certain que les trois personnes divines ne peuvent pas posséder, chacune en propre, la nature unique de Dieu, comme Pierre, Jacques et Jean possèdent, chacun en propre, la nature humaine. Saint Basile résoud, dans la mesure du possible, la difficulté par une comparaison : » Voyez l’arc-en-ciel, dit-il ; ce météore est à la fois continu et divisé, car bien qu’il soit multicolore, il mélange si bien les teintes variées qui le constituent, que le point de jonction des différentes couleurs nous échappe et qu’on ne peut découvrir la ligne de partage ni entre le vert et le jaune, ni entre le rouge et l’orange… Ici donc, bien que nous reconnaissions parfaitement les différentes couleurs, nous ne pouvons cependant percevoir le passage exact de l’une à l’autre. Ainsi en est-il dans le dogme de la Trinité ; les caractéristiques des personnes, comme les couleurs de l’arc-en-ciel, brillent aux yeux de ceux qui croient en la Trinité ; mais la nature, elle, est la même partout, car c’est dans une commune oùoîâ que brillent les caractéristiques personnelles. Or, c’est précisément ce qui a lieu dans l’exemple rapporté, puisque l’oJTt’a qui projette cet éclat multicolore est unique, bien que l’éclat projeté soit multiple. » Epist., xxxviii, 5, ibid., col. 334-335.

Ailleurs Basile fait appel à la comparaison du roi et de son image :

Un second Dieu est chose inouïe. Nous adorons, il est vrai, Dieu de Dieu ; mais, malgré cette foi à la particularité des hypostases, nous restons fidèles à l’unité de principe et nous évitons d’étendre le nom de Dieu à une multitude d’individus isolés, parce que dans le Dieu Père et dans le Dieu Fils, c’est comme une seule et même figure que l’on contemple, se réfléchissant dans la parfaite similitude de la divinité. Car le Fils est dans le Père et le Père est dans le Fils, puisque celui-ci est tel qu’est celui-là, et celui-là tel qu’est celui-ci ; et c’est en cela qu’est l’unité. Voilà pourquoi, si l’on considère les propriétés des personnes, ils sont un et un, mais si l’on considère la communauté de la nature, les deux sont un. Mais comment donc s’ils sont un et un, ne sont-ils pas deux dieux ? Parce que dire le roi et l’image du roi, ce n’est pas dire deux rois. Ni le pouvoir, ni la gloire royale ne sont, par le fait, divisés ; car, de même que l’autorité royale qui nous régit reste unique, de même la gloire que nous témoignons au roi reste unique, puisque l’honneur témoigné à l’image va au modèle. Mais ce que l’image est ici par imitation, le Fils l’est par nature ; et de même que, dans les produits de l’art, la similitude est dans la figure, de même dans la nature divine qui est sans composition aucune, l’union est dans la communion de la divinité. » De Spiritu Sancto, xviii, 45, P. G., t. xxxii, col. 149 ; cf. la même image développée Homil. contra Sabell., t. xxxi, col. 605-608.

Ces comparaisons, faut-il le dire, ne sont pas pleinement satisfaisantes : il est vrai que le roi et son image ne font pas deux rois et que l’honneur rendu à l’image va au roi ; il est encore vrai que l’arc-en-ciel est unique et qu’il est pratiquement impossible de marquer la séparation des couleurs ; mais il serait trop facile d’ajouter qu’il y a dans l’arc-en-ciel plusieurs couleurs et que le roi est numériquement distinct de son image. Saint Basile ne l’ignore pas ; et il ne faut pas s’arrêter aux métaphores qu’il emploie et déclarer qu’il tend vers un trithéisme larvé ou qu’il entend le consubstantiel nicéen dans le sens d’une distinction numérique entre les personnes divines. L’évêque de Césarée affirme trop nettement l’unité divine pour que nous puissions nous méprendre sur sa véritable pensée. C’est ainsi qu’il écrit contre les sabelliens. « Toi aussi, n’hésite pus à confesser des personnes ; nomme le Père et nomme aussi le Fils, non pas en attribuant ainsi deux noms à une réalité unique, mais en apprenant à reconnaître sous chacune de ces appellations une notion particulière, tà(a. Ëvvoeav. Il y aurait grande sottise en effet à ne pas accepter les enseignements du Seigneur, qui établissent si clairement la distinction des personnes… Prends garde aussi cependant que cette distinction des personnes ne t’entraîne à l’autre impiété, car, pourètredeux en nombre, ces deux personnes ne sont pas néanmoins distinctes en nature ; et dire deux personnes n’est pas introduire l’altérité. Un seul Dieu, oui, et qui est le Père ; un seul Dieu qui est également le Fils, mais non pas deux Dieux, car du Fils au Père, il y a identité. En effet, ce n’est pas une divinité que je vois dans le Père et une autre que je vois dans le Fils ; celle-là n’est pas non plus une nature et celleci une autre nature. C’est pourquoi, pour te rendre manifeste la distinction des personnes, nomme séparément le Père et séparément le Fils, mais pour te garder de tout polythéisme, confesse dans les deux une essence unique.. Et lorsque je dis une seule essence, je ne veux pas dire que les deux proviennent d’un partage ; je veux dire que le Fils a dans le Père le principe de sa subsistence et non point que le Père et le Fils sont tous deux dans une essence supérieure. .. Il y a identité d’essence, parce que le Fils vient du Père, non pas fait par ordre, mais engendré par nature, non pas détaché du Père, mais jaillissant parfait du Père qui reste parfait. Ilom. contra Sabcll., P. G., t. xxxi, col. 604.

Cela étant, il reste que les nécessités de la polémique amènent saint Basile à insister davantage sur la trinité des personnes que sur l’unité de Dieu. Le monothéisme n’a pas besoin d’être longuement démontré. Personne n’ignore qu’il est le dogme fondamental des chrétiens et les hérétiques s’entendent sur ce point avec les orthodoxes. Par contre, il importe de mettre en relief ce par quoi les personnes divines se distinguent l’une de l’autre, et c’est à quoi l’évêque de Césarée consacre le meilleur de ses forces.

Aussi le voyons-nous défendre de parler d’une réalité aux personnalités multiples, ëv Ttpây^a TcoXurrpé-MMIOV. Epist., ccx, t. xxxii, col. 772. On ne doit pas dire davantage que le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont identiques par leur sujet, t<xot6v tô> ÛTtoxeijxévw, Epist., ix, col. 269 ; car cette expression, ou celle qui lui est équivalente, Sv toi Ô7roxeiu, £vo> sont également employées par les sabelliens. Epist., xiv et ccx, col. 289 et 776. On affirmera donc qu’à chacun des noms des personnes divines correspond une réalité propre, les noms représentant des choses : éxàaTqj ôv6|i.(XTi fSiov ÔTtoêsêXTJaOai to cr>)(xatvô(jievov èxSi-Sioxov Sioti TtpaY(A<xTG>v èoxl OT)(xavTixà Ta ov6(xaTa. Le Père, le Fils et l’Esprit ont beau avoir la même nature et une seule divinité ; leurs noms étant différents évoquent des notions distinctes et clairement définies. Force est, par suite, d’admettre à la fois en Dieu la réalité des hypostases distinctes et celle de l’essence commune ; car, il faut bien le savoir, de même que, à ne pas confesser la communauté d’essence, on retombe dans le polythéisme, de même à ne pas admettre la particularité des hypostases, on revient au Judaïsme. Epist., ccx, col. 773-776.

Où faut-il donc chercher, en dernière analyse, les propriétés qui permettent de distinguer les personnes divines ? On ne saurait s’appuyer ici sur les manifestations extérieures de l’activité divine, car elles sont communes au Père, au Fils et au Saint-Esprit. Les trois personnes de la sainte Trinité sont également puissantes, bonnes, justes, saintes, etc., et, lorsque saint Basile veut prouver la divinité du Saint-Esprit, il argumente précisément en partant de ce fait : Le Christ, dans son enseignement, a toujours uni l’Esprit-Saint au Père et au Fils, en lui attribuant même puissance, même bonté, même sainteté qu’au Père et au Fils. Et si l’on attribue ces qualités à l’Esprit-Saint, on doit également lui attribuer la divinité, car tous ces vocables désignent le même sujet concret, ûrcoxetu. evov, vu sous des aspects différents. Epist., clxxxix, col. 690. Aussi est-ce à l’intérieur qu’il faut regarder pour chercher le fondement de la distinction entre les personnes : « Il faut fixer notre esprit, comme on fait sur un sujet à observer et tâcher d’en discerner les divers caractères ; c’est ainsi qu’on arrive à découvrir la conception cherchée. Si l’on ne se représente pas en effet la paternité et si l’on ne se rend pas compte du fond sur lequel se détache cette propriété, comment peut-on se faire l’idée d’un Dieu Père. » Epist., ccx, col. 776.

Le propre du Père, c’est d’être à.yêwr l TO< ;, inengendré. Il est seul à posséder cette propriété et c’est pour cela d’ailleurs qu’on peut dire qu’il est plus grand que le Fils ; non qu’il le soit par nature, mais parce qu’il est le principe d’où sort le Fils et le principe est idéalement supérieur à ce qui vient de lui. Adv. Eunom., i, 20, P. G., t. xxix, col. 556. Le Fils est Ysvv7)t6ç engendré ; et il est le seul à l’être ; nul autre que lui ne porte le nom de Fils et ne saurait le porter. Il est éternellement engendré du Père, né de sa substance, sans division ni séparation, comme une lumière qui sort intacte d’un foyer resté intact. Il est plus difficile par contre de définir le yvtùpiCTixov orj(i.eïov du Saint-Esprit : Saint Basile parle, De fide, P. G., t. xxxi, col. 685, d’un olxeîov t8îw[xa ; ailleurs, Epist., xxxviii, 4, t. xxxii, col. 329, il déclare que le propre du Saint-Esprit est d’être connu après le Fils et avec lui et de tenir sa substance du Père : toGto vvopio-tixov -rîjç xaTa TTjv ÛTiôaTacn.v tS16nr)Toç £x £l > T0 u-Efà t6v Ytov xal aùv aÙTÔi y)(apV^, zaQcti xai t6 èx toû ITarpoç ûçeaTtivat, .

On sait d’ailleurs que saint Basile se montre particulièrement discret au sujet du Saint-Esprit. Il déclare assurément que le Saint-Esprit n’est pas une créature, mais qu’il appartient, par son hypostase propre, à la bienheureuse Trinité, In Hexahemer., hom. ii, t. xxix, col. 44 ; Contra Eunom., iii, 5, t. xxix, col. 665. Mais pour le reste, il confesse son ignorance, Contra Eunom., iii, col. 668, et avoue que le mode d’être du Saint-Esprit est ineffable : èx toû ©eoû eîvai XéyeTai oûx a>ç xà 7vàvT<x èx toû 0eoû, àXX* ùtç èx toû 0eoû TrpoeX86v où YewrjTcôç wç 6 Ytoç, àXX’wç 7rveû|i.a ot6u.<xtoç aÙToû… t^ç u.èv otxeiÔTTjroç 8r, >.oi>[i.évY)ç, èvTeûôev, toû 8è Tp61rou tyjç àrcàpSetoç àpp^Tou <puXaaaou.évou.

On voit que la doctrine de saint Basile demeure malgré tout inachevée. Certes, l’évêque de Césarée a une foi très ferme et très précise. Il croit qu’il n’y a qu’un seul Dieu et qu’il y a trois personnes en Dieu. Il insiste, plus que ne l’a fait saint Athanase sur la Trinité des personnes, parce que, de son temps et dans son milieu, telle est la question capitale à résoudre ; et certaines de ses formules ont pu donner à penser qu’il appuya plus que de raison sur les caractères propres du Père, du Fils et du Saint-Esprit. À replacer ces formules dans leur contexte et à les interpréter, comme il convient, dans les cadres de la croyance traditionnelle, on s’aperçoit que les reproches adressés au grand docteur sont Injustifiés rt que sa croyance ne diffère en rien de celle des Pères de Nicée. Reste que d< s précisions plus grandes seront, en leur temps, h s bienvenues, pour exprimer les relations réciproques des trois personnes divines.


Saint Grégoire de Nysse. —

Nous insisterons beaucoup moins longuement sur l’enseignement des autres Cappadociens que sur celui de saint Basile. Saint Grégoire de Nysse s’attache à démontrer l’unité de Dieu. Il y a là, semble-t-il, quelque chose de nouveau dans l’histoire du dogme trinitaire ; et cette préoccupation est due à l’emploi de la formule : trois hypostases. Certes, aucune hésitation n’est possible dans l’esprit d’un chrétien, touchant le monothéisme. Seulement, il faut expliquer comment ce dogme fondamental s’allie à la croyance à la Trinité. Les eunomiens reprochent volontiers aux catholiques d’être trithéistes et c’est pour échapper eux-mêmes à ce reproche qu’ils déclarent le Fils différent du Père et qu’ils le relèguent au rang des créatures. Les orthodoxes ne peuvent pas adopter une solution aussi simpliste. Mais alors le problème se pose d’une manière pressante. « Vous m’objectez, écrit saint Grégoire de Nysse à Ablavius : Pierre, Jacques et Jean sont dans une même humanité, et cependant on dit trois hommes. Il n’est pas absurde que, si plusieurs sont unis dans une même nature, on leur donne au pluriel le nom de cette nature. Si donc l’usage, sans qu’on y contredise, permet de dire deux de ceux qui sont deux, trois de ceux qui sont trois, pourquoi nous, qui dans le dogme confessons trois hypostases et qui ne concevons aucune différence entre elles quant à la nature, pourquoi, dis-je, allons-nous contre notre confession, affirmant d’une part que la divinité du Père, du Fils et du Saint-Esprit est une, et d’autre part proscrivant de dire trois Dieux ? » Quod non sini tres dii, P. G., t. xt-v, col. 117.

Le problème est clairement posé. Si Dieu est un nom de nature et si, d’autre part, il y a trois hypostases, il faut parler d’un seul Dieu, mais aussi d’un seul homme, parce que la nature ne se divise pas et ne se dénombre pas : « Nous disons d’abord qu’il y a abus dans l’usage de nommer ceux qui ne sont pas distincts comme nature par leur nom de nature pris au pluriel. Dire plusieurs hommes, c’est semblable à dire plusieurs natures humaines… La raison d’hypostase, en découvrant les propriétés individuelles de chacun, détermine le partage et, par la composition, introduit le nombre. Quant à la nature, elle est une. Elle est la même, unie à elle-même, absolument indivisible et unique, n’augmentant point par addition, ne diminuant point par soustraction, demeurant toujours ce qui est un, indivise bien qu’elle se montre dans la multitude, continue, intégrale et ne subissant pas la division de ses participants. On dit au singulier : un peuple, une tribu, une armée, une assemblée, bien que le concept de ces choses contienne la multitude. De même, pour être exact, on devrait dire absolument : un seul homme, bien que ceux qu’on découvre dans la même nature forment multitude. « Il serait donc beaucoup mieux de corriger une coutume vicieuse, qui étend en le multipliant le nom de la nature, que d’y rester servilement attaché jusqu’à transporter dans le dogme divin l’erreur cachée dans cet usage. Mais rien n’est plus difficile à corriger qu’une coutume (à qui persuaderait-on de ne pas dire plusieurs hommes ?), tant une coutume est tenace. Ne nous opposons donc pas à ce qu’on la conserve pour les natures d’ici-bas, où l’usage n’en est pas criminel. Mais il n’en est pas de même pour le dogme divin : le choix des mots n’y est ni indifférent ni sans danger, là où le plus petit n’est pas petit. Confessons donc qu’il n’y a qu’un seul Dieu, conformément au témoignage de l’Écriture : « Écoute, « Israël, le Seigneur ton Dieu est uu Seigneur unique. Quod non sini très dii, ibid., col. 120.

Cette solution nous étonne et nous laisse désorientés. Suivant les doctrines platoniciennes, saint Grégoire de Nysse pousse jusqu’au réalisme le plus absolu. Les noms d’essence ne sauraient être mis au pluriel, parce qu’il n’y a que des essences uniques : il n’y a qu’un seul homme, auquel participent tous les individus : Pierre, Jacques et Jean ne sont pas des hommes ; ce sont des manifestations individuelles de l’homme unique. Si nous appliquons cette théorie à Dieu, nous dirons de même que le Père, le Fils et le Saint-Esprit ne sont pas trois dieux, mais trois manifestations du même Dieu. Seulement, l’homme unique, le Dieu unique existent-ils réellement, ou sont-ils de pures abstractions ? Faut-il remplacer les noms concrets par des termes abstraits ? Nous disons volontiers qu’il y a une seule humanité ; mais nous ne croyons pas que cette humanité existe en dehors de notre esprit. De même, si nous parlons d’une seule divinité, celle-ci sera-t-elle autre chose qu’une abstraction ? dans un cas, il y aura trois dieux, comme il y a plusieurs hommes ; dans l’autre, si Dieu désigne une réalité concrète, Dieu ne sera-t-il pas un nouveau terme, supérieur aux trois personnes que nous désignons et totalement inconnaissable ?

Saint Grégoire de Nysse s’est-il rendu pleinement compte de ces difficultés, ou lui a-t-il suffi de remarquer que sa théorie contrariait trop les habitudes les plus invétérées pour avoir des chances d’être adoptée ? En tout cas, il n’hésite pas à proposer une autre hypothèse pour résoudre le problème. Le nom de Dieu, que nous considérons généralement comme un nom de nature, serait simplement un nom d’opération : « Beaucoup, écrit-il, se figurent que le mot divinité signifie proprement une nature, comme les mots ciel, soleil, ou quelque autre de ces mots employés à désigner les éléments du monde. Ils disent que le mot divinité a été appliqué à nommer proprement la nature suprême et divine. Quant à nous, conformément aux enseignements des Écritures, nous savons que cette nature est ineffable et innommable et que tout nom, soit qu’il ait été emprunté aux choses humaines, soit qu’il ait été fourni par l’Écriture, exprime quelqu’une des choses qu’on peut concevoir au sujet de la nature divine, mais ne contient pas la signification de la nature elle-même. » Quel est donc le sens propre du mot 6e6ç ou du mot 6e6nr ; ç ? « Nous pensons, continue saint Grégoire, que le mot 0s6tt)ç vient du mot « inspection », 0edc, et que l’usage et l’Écriture ont nommé Dieu, ©e6v, celui qui est notre inspecteur. » Quod non sint tres dii, col. 120-124 ; cf. De Trinitate ad Eustathium, éd. Œhler, p. 180 ; cet opuscule figure parmi les Œuvres de Basile, P. G., t. xxxii, eo !. 696 ; voir aussi De commun, notion., P. G., t. xlv, col. 177.

Il est vrai que l’objection n’est pas encore résolue : l’usage ne veut-il pas que l’on nomme au pluriel non seulement les hommes qui ont une commune nature, mais encore ceux qui exercent les mêmes fonctions ou le même métier. On dit des laboureurs, des avocats, des médecins : ne doit-on pas dire : trois inspecteurs ? Non, répond saint Grégoire, car en Dieu, il y a unité d’opération :

t Parmi les hommes, on doit nommer au pluriel ceux qui exercent les mêmes fonctions, parce que l’opération individuelle de chacun est séparée des autres et circonscrite par une personnalité singulière. Quant à la nature divine, nous n’avons pas été instruits à dire que le Père opère seul sans que le Fils l’accompagne ou qu’à son tour le Fils agisse individuellement sans l’Esprit. Mais toute opération, partant de Dieu pour se terminer aux créatures, quel que soit du reste le concept et le nom spécial qui la distingue, part du Père, passe par le Fils et s’accomplit dans le Saint-Esprit. C’est pourquoi l’opération ne se divise pas entre plusieurs opérateurs, comme si le soin de chacun d’eux pour la même chose était individuel et séparé. Tout ce qui est opéré soit pour notre providence soit pour le gouvernement de l’univers, est opéré par les trois sans pour cela être triple… » Soit par exemple l’œuvre de notre sanctification : nous ne recevons qu’une seule vie, qu’une seule sainteté, qui est le don des trois personnes divines : On comprend par cet exemple, comment l’opération de la sainte Trinité n’est pas divisée suivant le nombre des hypostases, mais est un seul mouvement de volonté libérale, une seule disposition, allant du Père par le Fils vers l’Esprit… À ceux qui opèrent l’un par l’autre une même opération, on ne peut attribuer au pluriel le nom de l’opération. Or, absolument une est la raison objective de la puissance surveillante et inspectante, dans le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Elle jaillit du Père comme de sa source et est opérée par le Fils qui accomplit le bienfait dans la puissance de l’Esprit. » Qaod non sint très dii, t. xlv, col. 125.

Cette explication est-elle décisive ? Il est permis d’en douter, car nous retrouvons le même problème qui s’était déjà posé tout à l’heure : l’unité d’opération exige-t-el ! e l’unité d’opérant ? et c’est cela qui nous intéresse. Grégoire nous dit bien que les trois personnes divines collaborent à la même œuvre ; que l’action commencée par le Père, passe par le Fils et se termine dans le Saint-Esprit. Une seule action donc, évidemment. Mais pourquoi et comment n’y a-t-il qu’un seul opérateur ? La question n’est pas résolue.

Il est d’ailleurs évident que saint Grégoire de Nysse tient au dogme traditionnel autant que quiconque. Il observe que la caractéristique du christianisme est de se tenir à égale distance du judaïsme et du polythéisme, rejetant de celui-là l’unicité de la personne divine et de celui-ci la pluralité des dieux, pour maintenir l’indivision et l’unité numérique de la divinité : « L’esprit, dit-il, a, dans une certaine mesure, l’intuition secrète de la doctrine relative à la connaissance de Dieu, sans pouvoir toutefois éclaircir par la parole la profondeur inexprimable de ce mystère, ni expliquer comment le même objet peut être dénombré, tout en échappant au dénombrement ; être aperçu dans ses parties distinctes, tout eu étant conçu comme unité ; être divisé par la notion de personne sans admettre de division dans la substance. La notion de personne en effet distingue l’Esprit du Verbe et les distingue à leur tour de celui qui possède le Verbe et l’Esprit. Mais, quand on a compris ce qui les sépare, on voit que l’unité de la nature n’admet pas de partage. Ainsi le pouvoir de la souveraineté unique ne se divise pas en un morcellement de divinités différentes et, d’autre part, la doctrine ne se confond pas avec la croyance juive, mais la vérité tient le milieu entre les deux conceptions ; elle purge de ses erreurs chacune de ces écoles et tire de chacune ce qu’elle renferme de bon. La croyance du Juif est redressée par l’adjonction du Verbe et la foi au Saint-Esprit. La croyance erronée des païens au polythéisme se trouve effacée par le dogme de l’unité de nature qui annule l’idée fantaisiste d’une pluralité. » Orat. catech., iii, 1-2, t. xi.v, col. 17.

Saint Grégoire de Nazianze. —

Saint Grégoire de Nazianze enseigne la même doctrine que les autres Cappadocicns. Lui aussi rencontre sur son passage la difficulté de concilier le monothéisme le plus strict, et l’affirmation des trois personnes divines. « Pour nous, dit-il, un seul Dieu parce qu’une seule divinité et que ceux qui procèdent se rapportent à l’un dont ils procèdent, tout en étant trois suivant la loi. Car l’un n’est {MU plus Dieu, l’autre n’est pas moins Dieu ; l’un n’est pas d’abord, l’autre ensuite. Ils ne sont pas divisés de volonté, séparés en puissance : rien là qui puisse rappeler « ne division. Pour tout dire en un mot, la Divinité est indivise dans les divisés : comme dans trois soleils qui se compénétreraient, unique serait le mélange de la lumière. Donc, lorsque noua visons la divinité, la cause première, la monarchie, l’un nous apparaît ; et lorsque nous visons ceux en qui est la divinité et ceux qui procèdent du principe premier en même éternité et gloire, nous adorons les trois. » Orat., xxxi, 14, P. < :., t. xxxvt.col. 148-149.

Telle est l’affirmation fondamentale. Mais voici aussitôt la difficulté : > Quoi, dira-t-on, est-ce que chez les païens aussi, on n’admet pas une seule divinité, de morne que chez eux la philosophie la plus savante n’admet parmi nous qu’une seule humanité, comprenant tout le genre humain ? Et cependant, il n’y a pas chez eux qu’un seul l>iou ; on en compte plusieurs, comme il y a plusieuis hommes. » Sans le nommer, Grégoire de Nazianze pense Id à son collègue, , et corrige bh doctrine : « En pareil cas, déclare t-il, la communauté n’a formellement d’unité que dans la

pensée. Quant aux individus, ils sont divisés les uns des autres par le temps, les passions, les qualités. Car non seulement nous sommes composés, mais encore opposés aux autres et à nous-mêmes, ne restant pas identiquement les mêmes un seul jour, combien moins toute la vie, soumis dans nos âmes et dans nos corps à des chutes continuelles et à un flux perpétuel. » Orat., xxxi, 15, col. 149. En Dieu il n’en va pas comme dans les créatures. Chacune des personnes est aussi une avec celle qui la joint qu’elle est une avec elle-même, à cause de l’identité de substance et de pouvoir. Ibid., 16, ibid.

Les trois personnes divines ne diffèrent entre elles que par des caractères d’origine : Le Fils n’est pas père, car il y a un seul Père ; mais il est ce qu’est le Père ; l’Esprit n’est pas Fils, parce qu’il procède de Dieu, car il y a un seul Fils unique ; mais il est ce qu’est le Fils. Un sont les trois en divinité ; trois est le un en caractères particularisants. Ce n’est donc ni le un de Sabellius, ni le trois de l’hérésie actuelle. » Orat., xxxi, 9, col. 141.

Plus précisément encore, l’unité divine est garantie parce qu’il n’y a dans la Trinité qu’un seul principe : le Fils et l’Esprit-Saint ne se comprennent que par le Père, qui récapitule en lui la Trinité entière. « Si, pour honorer le Fils et l’Esprit, explique saint Grégoire, nous devions les supposer sans origine ou les rapporter à un principe étranger, il faudrait craindre de déshonorer Dieu et de lui opposer quelque chose. Mais si, à quelque hauteur que j’élève le Fils et l’Esprit, je ne les place pas au-dessus du Père et ne les sépare pas de leur principe, si je place là-haut une sublime génération et une admirable procession, voyons, arien, je te le demande, lequel de nous deux déshonore Dieu ? N’est-ce pas toi, qui le reconnais bien pour principe des créatures, mais qui lui refuses d’être le principe de ses égaux en nature et en gloire, comme nous le confessons ?… Pour moi, en aflirmant que le principe de la divinité est hors du temps, de la division et de la définition, j’honore d’abord le principe et au même degré ceux qui procèdent du principe. Celui-là, parce qu’il est le principe de telles choses ; ceux-ci, parce qu’ils sont tels et que de telle façon ils procèdent d’un tel principe, sans en être séparés ni par le temps, ni par la nature, ni par l’honneur. Ils sont un distinctement et distincts conjointement, quelque paradoxale que soit cette formule ; ils sont adorables non moins dans leurs relations réciproques que chacun considéré en soi-même. Orat., xxiii, 7-8, t. xxxv, col. 1157 sq.

Il est important de mettre en relief ce caractère de principe que saint Grégoire de Nazianze, avec toute, la tradition, reconnaît au Père. Le Fils est engendré ; l’Esprit-Saint procède : génération et procession les caractérisent l’un et l’autre, et saint Amphiloque d’Iconium insistera sur ce point. Seul le Père est source de la divinité. Ce qui ne veut pas dire d’ailleurs qu’en tant que Dieu, il soit supérieur au Fils et à l’Esprit, puisque les trois personnes divines sont égales en honneur et en dignité et, pour mieux dire.consubstantielles, ne formant, qu’une seule divinité.

Aux Gappadocieas il est permis de rattacher, en dépit de son origine alexandrinc, Didi/me l’Aveugle, qui fait en qu( Ique sorte la synthèse de tout le travail théologique accompli au ive siècle. Ses trois livres Sur in Trinité et son livre Sur le Saint-Esprit, auxquels il faut ajouter maintenant les livres iv et V du Contra Eunomium, conservés sous le nom de saint Basilei et it dl us p, i udo -athanasiens sur la Trinité, P0., t. XXVIII, col. 111(1 sq., s’il » ne font pas proprement avancer la pensée théologique, expriment ave » force ii doctrine traditionnelle. Sur la divinité du Saint-Esprit, sur les xporroi ijTrâp^Ewç, Us apportent même rie. précisions qui Boni les bienvenues, n donc Injusti d’oublier le nom de Didyme, dont la vie a été, peut-on dire, consacrée à la défense « lu dogme lrinit : i n

Bilan de la théologie cappadocienne. —

Est-ce à dire que le mystère divin est expliqué d’une manière complète et définitive par les affirmations des Cappadociens ? On ne saurait le croire ; car il s’agit des réalités les plus impénétrables à l’intelligence humaine, les plus difficiles aussi à exprimer. Cependant, les grands docteurs de la Cappadoce ont apporté une contribution de première importance à l’énoncé du dogme trinitaire et nous devons maintenant essayer d’en préciser le sens.

L’arianisme, après la grande crise du début, après les longues controverses qui avaient troublé la fin du règne de Constantin et tout le règne de Constance, avait fini par s’orienter dans deux directions différentes. D’une part, les extrémistes avec Aèce et Eunome en étaient venus à nier toute ressemblance entre le Père et le Fils ; d’où le nom d’anoméens sous lequel on désigne leurs partisans. Cette position était des plus logiques : du moment où l’on refuse d’admettre la parfaite divinité du Fils, il n’est pas possible de dire qu’il est semblable au Père sans tomber dans de grossières équivoques. Dieu est unique ; il dépasse infiniment l’ordre des choses créées, et celles-ci sont tout à fait différentes de lui ; elles sont d’une autre espèce, d’une autre nature, d’une autre substance. Les tentatives faites par les homéens, à plus forte raison par les homéousiens, pour rapprocher le Fils du Père sont vouées à l’insuccès. Il faut, pour lutter contre l’anoméisme, affirmer le consubstantiel et reconnaître que le Fils est D’eu comme le Père. D’autre part, les homéousiens, contraints d’accepter en effet la pleine divinité du Fils, mais incapables d’aller jusqu’au bout de leur effort, n’acceptaient pas de confesser la divinité du Saint-Esprit ; et c’est sur ce dernier point qu’ils s’opposaient désormais aux orthodoxes.

Les Cappadociens ont eu à faire face en même temps aux pneumatomaques et aux anoméens. Nous n’avions pas ici à rappeler en détail les luttes qu’ils ont dû soutenir pour défendre la consubstantialité du Saint-Esprit au Père et au Fils : d’autres articles ont développé ce sujet. N’oublions pas cependant l’importance de leur enseignement. Chacun d’eux l’a donné en tenant compte des circonstances particulières de son action. Saint Basile ne s’exprime peut-être pas en termes aussi précis que saint Grégoire de Nazianze et saint Grégoire de Nysse : c’est qu’il doit avant tout se conduire en ouvrier de paix et mettre en relief les éléments d’accord plutôt que les points de friction qui peuvent subsister entre lui et les évêques voisins. Saint Grégoire de Nysse s’efforce de préciser ce qu’est au juste la procession du Saint-Esprit : il explique que le Fils est immédiatement causé par le Père, tandis que l’Esprit Saint n’est causé par le Père que par l’intermédiaire du Fils. Ainsi, conclut-il, il n’est pas douteux que le Fils reste Fils unique et il n’est pas douteux non plus que l’Esprit vienne du Père, le Fils intermédiaire gardant sa qualité de Fils unique et n’empêchant pas l’Esprit d’avoir avec le Père sa relation naturelle. Quod non sint 1res dii, P. G., t. xlv, col. 133. Orateur, saint Grégoire de Nazianze s’en tient aux points définis. Il rappelle que le Saint-Esprit procède du Père : parce qu’il procède du Père, il n’est pas le Père ; et parce qu’il procède, il n’est pas engendré ; donc il n’est pas le Fils. Nous ignorons en quoi consiste exactement cette procession : après tout, elle n’est pas plus mystérieuse que ràYevvTjota du Père ou la y^vtjctiç du Fils. Oral., xxxi, 7-8, P. G., t. xxxvi, col. 140-141.

La lutte contre les anoméens est peut-être plus facile, parce qu’il s’agit d’un problème examiné depuis plus longtemps. Les Cappadociens insistent cependant sur la distinction des personnes divines, plus que ne l’avaient fait les premiers défenseurs du concile de Nicée : c’est que le point de vue des hérétiques s’est déplacé ; contre eux, il faut désormais montrer que le Fils peut être Dieu tout en étant personnellement distinct du Père et que cependant le monothéisme ne court aucun danger. On a parfois accusé les Cappadociens d’avoir trahi sur ce point précis l’orthodoxie de Nicée et l’on a prononcé à leur sujet le nom de néonicéens. L’accusation est fausse et ne résiste pas à un examen attentif du problème. Tout autant que les Pères de Nicée, les docteurs cappadociens tiennent au monothéisme. Ils ne cessent pas de l’affirmer de la manière la plus nette, la plus catégorique. Seulement ils se trouvent obligés, pour tenir compte de toutes les données de la révélation, de dire qu’il y a en Dieu trois choses, trois dénominations, trois personnes. Encore le terme dénomination est-il insuffisant, car le Père et le Fils et le Saint-Esprit sont bien autre chose que des noms que nous attribuons à Dieu : le Père n’est pas le Fils ; le Saint-Esprit n’est ni le Père ni le Fils. Le sabellianisme est une erreur qu’il faut rejeter avec autant d’énergie que le polythéisme des païens et l’erreur judaïque. D’ailleurs, le Père ne serait pas Père s’il n’avait pas de Fils ; le Fils ne serait pas Fils s’il n’avait pas de Père ; et l’Esprit Saint ne serait pas l’Esprit du Père ou celui du Fils s’il ne procédait pas du Père, par l’intermédiaire du Fils.

Aussi longtemps qu’ils s’en tiennent à ces affirmations, les Cappadociens méritent d’être loués sans réserve. Il faut les critiquer seulement quand ils s’efforcent de donner une définition de la personne qui soit applicable d’une manière univoque aux personnes divines. Nous savons mieux aujourd’hui qu’un tel problème est insoluble et que nous devons nous contenter de faire appel à l’analogie. Le réalisme, professé surtout par saint Grégoire de Nysse, ne laisse pas de nous déconcerter et nous n’avons pas de peine à comprendre que l’Occident ait longtemps refusé de faire siennes les formules orientales.

Une histoire détaillée demanderait que l’on insistât ici sur les efforts poursuivis sans trêve par saint Basile entre 370 et 379 pour se rapprocher du siège romain et des évêques d’Occident. L’évêque de Césarée se proposait d’une part de faire reconnaître du pape saint Damase l’autorité de Mélèce sur le siège d’Antioche, d’autre part d’obtenir la confirmation des expressions qu’il employait lui-même et qu’employaient ses amis au sujet de la Trinité. Il échoua lui-même dans cette double tâche. Le pape Damase ne cessa pas de rester en communion avec Paulin d’Antioche et les réponses qu’il envoya en Orient au sujet de la Trinité évitèrent soigneusement de canoniser les formules cappadociennes. « Il faut croire que le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont d’une seule divinité, d’une seule figure, d’une seule substance », déclare un premier texte. Un second est déjà plus précis : Damase se réjouit de l’accord de l’Orient et de l’Occident, quia omnes uno ore unius virtutis, unius majestatis, unius usiæ dicimus divinilatem : iia ut inseparabilem potestatem, très lamen asseramus esse personas, nec redire in se aut minui, ut plerique blasphémant, sed semper manere ; et un peu plus loin : Spiritum quoque sanctum increatum, atque unius majestatis, unius usiæ, unius Dirtulis cum Deo Pâtre et Domino nostro Jesu Christo fateamur. P. L., t. xiii, col. 351. Rien de plus habile que cette rédaction. Le pape emploie, sans le traduire, le mot « ousie », qu’il sait accepté par les grecs, tout autant que par les latins, mais il évite de se prononcer sur le terme litigieux d’Û7ïé(TTaoiç et se contente de parler de trois personnes : le latin persona est seulement dégagé de toute signification sabellienne.

Au lendemain de la mort de saint Basile, la paix que n’avait pas vue le vaillant évêque de Césarée fut conclue par un concile d’Antioche que présida saint Mélèce. Ce concile accepta les formules romaines, et saint Grégoire de Nazianze put bientôt se faire le héraut de l’union retrouvée. Les deux discours sur la paix sont des chefs-d’œuvre d’éloquence. Plus tard, dans son discours d’adieu à l’Église de Constantinople, le Nazianzène met le point final aux controverses stériles sur l’hypostase et la personne :

« Le « un », dit-il, nous le reconnaissons dans l’ousie et

dans l’inséparabilité de l’adoration. Les trois, nous les confessons dans les hypostases ou les personnes, comme certains préfèrent dire. Car il faut en finir avec cette ridicule querelle, élevée entre frères, comme si notre religion consistait dans les mots et non dans les choses. En effet, que prétendez-vous dire, vous partisans des trois hypostases ? est-ce que vous employez ce mot pour supposer trois ousies ? J’en suis sûr, vous réclameriez à grands cris contre ceux qui penseraient ainsi, car vous professez une et identique l’ousie des trois. Et vous, maintenant, avec vos personnes ? est-ce que vous vous figurez le un comme je ne sais quel composé, comme un homme à trois faces ? Allons donc. A votre tour, vous répondriez à grands cris : « Jamais ne voie « la face de Dieu celui qui aurait de telles pensées ! » Eh bien alors, que signifient pour nous les hypostases et pour vous les personnes ? je vous le demanderai encore une fois. Cela veut dire que les trois sont distingués non par les natures, mais parles propriétés. Parfaitement ! Mais, dites-moi donc : peut-on s’accorder davantage, dire plus absolument la même chose, bien qu’avec des syllabes différentes. » Orat., xlii, 16, P. G., t. xxxvi, col. 477.

On ne saurait mieux dire. Comment ne pas voir cependant que le travail théologique n’est pas achevé, aussi longtemps que les termes indispensables à l’expression du dogme ne sont pas définis dans un sens rigoureux ? Pour le bien de la paix, saint Grégoire de Nazianze peut consentir à employer indifféremment les mots ὑπόστασις et πρόσωπον, bien qu’il préfère manifestement le premier. Il est d’ailleurs nécessaire d’expliquer ce qu’est l’hypostase ; et, sur ce point, les Cappadocicns n’ont pas donné de réponse satisfaisante. Il appartiendra à leurs successeurs d’achever l’élaboration des formules, en apportant ici les dernières clartés.