Dictionnaire de théologie catholique/Trinité

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TRINITÉ. — Plusieurs des questions qui se rattachent au dogme de la sainte Trinité ont déjà été touchées, plus ou moins abondamment, en des articles antérieurs auxquels le lecteur est renvoyé d’office. Dans l’art. Dieu, le problème de l’unité divine a été étudié au point de vue historique : quelles ont été sur ce point capital les réponses de la Bible, des Pères, des scolastiques, des théologiens et des philosophes modernes ? Par ailleurs, aux vocables Père, Fils de Dieu, Esprit-Saint, il a été question de chacune des personnes de la Trinité. Chemin faisant on a signalé à ces articles spéciaux : Appropriation, Noms divins, Relations, etc., les problèmes que pose l’existence en l’unique essence divine de trois hypostases distinctes et néanmoins unies.

Il n’est pas question de reprendre, dans cet article d’ensemble, tout ce qui a été déjà dit soit à propos de Dieu, soit à propos de chacune des personnes divines. Sans doute est-il à peu près impossible d’éviter entièrement les répétitions. On s’efforcera du moins de les réduire au minimum et, pour cela, on envisagera surtout ici bien moins les problèmes relatifs aux personnes divines considérées en elles-mêmes que les questions soulevées par leurs relations et par l’affirmation d’un seul Dieu subsistant dans leur Trinité. Cette étude concernera d’abord la révélation du mystère de la Trinité, avec son développement dans la Tradition ; puis l’élaboration scientifique du dogme dans la Théologie latine (col. 1702).

I. LA RÉVÉLATION DU MYSTÈRE : ÉCRITURE ET TRADITION.

Il semble incontestable que la révélation du mystère de la Trinité n’a pas été faite aux Juifs et qu’on ne la trouve exprimée dans sa pleine lumière que par le Nouveau Testament. Les Pères l’avaient déjà remarqué, et il suffira de rappeler quelques textes entre beaucoup d’autres. C’est ainsi qu’on lit chez Tertullien, Advers. Prax., 31, P. L., t. ii (éd. 1844), col. 190 : « Quel est le fruit de l’Évangile, quelle est la substance du Nouveau Testament, si, dans le Père, le Fils et l’Esprit, on ne confesse pas trois personnes distinctes et un seul Dieu ? Dieu a voulu renouveler ce mystère et nous faire croire d’une façon nouvelle à son unité par le Fils et l’Esprit, afin que désormais la divinité fût reconnue publiquement dans la propriété distincte de ses noms et de ses personnes. » De même, et plus clairement, chez saint Hilaire, De Trinit, v, 27 ; iii, 7, P. L., t. x, col. 147 et 85, dont nous ne citons que le second passage : « Les Juifs en effet, ne connaissant pas le sacrement du mystère de Dieu et par suite ignorant le Fils de Dieu, adoraient seulement Dieu, mais non le Père. » Chez saint Épiphane, Ancor., 73, P. G., t. xliii, col. 153 : « L’unité divine a été surtout annoncée par Moïse, la dualité, c’est-à-dire la distinction du Père et du Fils, a été fortement prêchée par les prophètes, la Trinité a été manifestée dans l’Évangile. » Chez saint Cyrille d’Alexandrie, In Joan., xii, 20, P. G., t. lxxiv, col. 84 : « Ceux d’Israël ne connaissaient pas d’abord les leçons de la sainte et consubstantielle Trinité, ni non plus la force de l’adoration spirituelle. »

Particulièrement célèbre est un passage de saint Grégoire de Nazianze, Orat., xxxi (theol. v), 26, P. G., t. xxxvi, col. 161. Après avoir montré, dans la révélation de l’Ancien Testament, une dispensation et comme une économie divine, par laquelle le peuple élu était amené du culte idolâtrique aux sacrifices légaux et de la circoncision à l’Évangile, non pas brusquement, mais doucement, avec des tolérances de fait qui ménageaient les transitions, le Théologien ajoute :

« A ce progrès, je puis comparer celui de la théologie,

sauf que l’ordre y est inverse. Là, le changement s’opérait par voie de soustraction ; ici c’est par manière d’accroissement que la perfection est atteinte. Et en effet, le Vieux Testament prêchait manifestement le Père et plus obscurément le Fils ; le Nouveau a manifesté le Père et insinué la divinité de l’Esprit. A présent, l’Esprit habite en nous et se manifeste à nous plus clairement. Car il n’était pas sûr, alors que la divinité du Père n’était pas encore confessée, de prêcher ouvertement le Fils et, avant la reconnaissance de la divinité du Fils, de nous imposer par-dessus le marché — je parle ici avec trop d’audace — le Saint-Esprit… (Bien plutôt convenait-il que) par des avances, et, comme dit David, par des ascensions partielles, progressant et croissant de clarté en clarté, la lumière de la Trinité illuminât ceux qui avalent déjà reçu des lumières… Tu vois les illuminations nous arrivant par degrés et l’ordre de la théologie, ordre qu’il nous faut également tenir, ni ne produisant tout en bloc, ni ne cachant rien en fin de compte, cela serait malhabile, ceci impie ; cela serait capable de repousser les étrangers, ceci nous aliénerait les fidèles. Et je vais ajouter ce qui, peut-être, est déjà venu à la pensée de quelque autre, mais qui, chez moi, est le fruit de ma propre réflexion. Le Sauveur avait par devers lui des enseignements que, selon sa parole et bien qu’ils fussent déjà fort instruits, ses disciples ne pouvaient porter encore — pour les raisons peut-être que j’ai dites — et qu’à cause de cela il leur cachait ; et il disait également que nous apprendrions tout à la venue de l’Esprit. Une de ces choses cachées était, je pense, la divinité de l’Esprit, qui devait être ultérieurement déclarée, quand cette connaissance serait opportune et accessible, après le triomphe du Sauveur. »

A ces textes patristiques et à ceux que l’on pourrait encore citer, fait écho la voix de saint Thomas d’Aquin, Sum. theol., IIa —IIæ q. clxxiv, ad. 6 : Si de prophetia loquamur, in quantum ordinatur ad fidem Deiiatis, sic quidem crevit secundum très temporum distincliones, scilicet ante legem, sub lege et sub gratta. Nam, anle legem, Abraham et alii Patres prophelice sunt instructi de his quæ pertinent ad fidem Deitatis… Sub lege autem facla est revelatio prophetica, de his qux pertinent ad fidem Deitatis excellentius quam ante… præcedentes Patres fuerant instructi in fide de omnipotentia unius Dei ; sed Moyses postea plenius fuit instructus de simplicitate divinse essentiœ… Postmodum vero, tempore gratiæ, ab ipso Filio Dei revelatum est mysterium Trinitatis.

Nous n’avons pas à commenter les textes qui viennent d’être signalés ; mais il était utile de les rappeler par manière d’introduction, afin de préciser le sens de nos recherches. Au cours de notre étude, nous aurons successivement à envisager :
[(Dictionnaire de théologie catholique/TRINITÉ, ÉCRITURE ET TRADITION. I. La préparation de l’Ancien Testament|I]]. La préparation de l’Ancien Testament.
[(Dictionnaire de théologie catholique/TRINITÉ, ÉCRITURE ET TRADITION. II. La révélation chrétienne|II]]. La révélation chrétienne (col. 1571).
[(Dictionnaire de théologie catholique/TRINITÉ, ÉCRITURE ET TRADITION. III. Le témoignage des deux premiers siècles|III]]. Le témoignage des deux premiers siècles (col. 1605).
[(Dictionnaire de théologie catholique/TRINITÉ, ÉCRITURE ET TRADITION. IV. Les hérésies du IIIe siècle|IV]]. Les hérésies du IIIe siècle (col. 1625).
[(Dictionnaire de théologie catholique/TRINITÉ, ÉCRITURE ET TRADITION. V. Les Alexandrins|V]]. Les Alexandrins (col. 1637).
[(Dictionnaire de théologie catholique/TRINITÉ, ÉCRITURE ET TRADITION. VI. La crise arienne et les grands docteurs de la Trinité|VI]]. La crise arienne et les grands docteurs de la Trinité (col. 1652).
[(Dictionnaire de théologie catholique/TRINITÉ, ÉCRITURE ET TRADITION. VII. La systématisation augustinienne|VII]]. La systématisation augustinienne (col. 1681).
[(Dictionnaire de théologie catholique/TRINITÉ, ÉCRITURE ET TRADITION. VIII. La fin de l’âge patristique|VIII]]. La fin de l’âge patristique (col. 1692).


I. La préparation de l’Ancien Testament.

i. l’unité de dieu.

On ne saurait avoir le moindre doute sur le sens général de la révélation faite au peuple d’Israël : tout l’Ancien Testament insiste sur le monothéisme comme sur le premier article de la religion. Lorsque Moïse reçoit de Jahvé les commandements sur le mont Sinaï, c’est par là que débute la Loi : « Je suis Jahvé, ton Dieu, qui t’ai fait sortir du pays d’Egypte, de la maison de la servitude. Tu n’auras pas d’autres dieux devant ma face. Tu ne te feras pas d’images taillées, ni de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur la terre et qui sont dans les eaux plus bas que la terre. Tu ne te prosterneras pas devant elles et tu ne les serviras pas ; car moi, Jahvé ton Dieu, je suis un Dieu jaloux, qui punis l’iniquité des pères sur les enfants jusqu’à la troisième et à la quatrième génération de ceux qui me haïssent et qui fais miséricorde jusqu’à la millième génération à ceux qui m’aiment et qui gardent mes commandements. » Ex., xx, 2-6. Dans le Deutéronome, la solennité de l’affirmation est encore plus grande : « Écoute, Israël, Jahvé notre Dieu, est un Dieu unique. » Deut., vi, 4.

Il fallut d’ailleurs de longs siècles au peuple d’Israël pour comprendre toutes les exigences du monothéisme et pour s’y plier. L’histoire du peuple choisi n’est pour ainsi dire pas autre chose que celle de ses infidélités à Jahvé et de ses relèvements ; et ce n’est pas seulement à la période des Juges, mais aussi à celle des rois que s’applique le saisissant raccourci, dans lequel un auteur inspiré résume ses impressions :

« Lorsque Jahvé leur suscitait des juges, Jahvé était

avec le juge et il les délivrait de la main de leurs ennemis pendant toute la vie du juge, car Jahvé avait pitié de leurs gémissements contre ceux qui les opprimaient et les tourmentaient. Mais, à la mort du juge, ils se corrompaient de nouveau plus que leurs pères, en allant après d’autres dieux pour les servir et se prosterner devant eux, et ils persévéraient dans la même conduite et le même endurcissement. » Jud., ii, 18-19.

Cette histoire est bien connue ; nous n’avons pas à la refaire ici. Mais on comprend sans peine que l’enseignement des prophètes ait dû, sans relâche, mettre en relief l’unité de Jahvé et ses attributs de sainteté. de justice, de bonté, de miséricorde, afin de détourner le peuple d’Israël du polythéisme qui le sollicitait de toutes parts. De longs siècles furent nécessaires pour achever cette tâche. Les noms d’Élie et d’Elisée, puis ceux d’Amos, d’Osée, d’Isaïe, de Jérémie, d’Ézéchiel, de Malachie, d’autres encore jalonnent les étapes de la divine pédagogie, grâce à laquelle la nation choisie acquit enfin le sens de sa mission et put apparaître comme le signe de Dieu parmi les Gentils. Lorsque, au lendemain de la captivité de Babylone, les exilés purent reprendre le chemin de leur patrie et rebâtir le temple de Jérusalem, l’œuvre était achevée : la foi monothéiste était solidement implantée en Israël et, si les tentatives des rois syriens purent à un moment faire encore des renégats, si, jusque dans l’armée de Juda Machabée, des soldats se laissèrent aller à porter des objets votifs consacrés aux idoles, II Mach., xii, 40, le soulèvement dont les Machabées furent les héros et les victimes montra clairement que désormais le peuple de Dieu était capable de défendre sa foi jusqu’à la mort.

On croyait, à n’en pas douter, que Jahvé était le Dieu unique, le créateur du ciel et de la terre, à qui une seule parole avait suffi pour appeler le monde à l’existence :

« Tu as fendu la mer par ta puissance, dit un

psalmiste ; tu as brisé les têtes des monstres sur les eaux ; tu as écrasé la tête du crocodile, tu l’as donné pour nourriture au peuple du désert. Tu as fait jaillir des sources et des torrents, tu as mis à sec des fleuves qui ne tarissent point. A toi est le jour, à toi est la nuit ; tu as créé la lumière et le soleil ; tu as fixé toutes les limites de la terre ; tu as établi l’été et l’hiver » Ps., lxxiv, 13-17. Plus magnifiquement encore, un autre psaume chante les merveilles de la création :

« Tu t’enveloppes de lumière comme d’un manteau et

te déplies les cieux comme une tente. (Puis) il façonne avec les eaux sa haute demeure ; des nuées il se fait un char, il s’avance sur les ailes du vent. Des souffles (de la tempête) il fait ses messagers et ses serviteurs du feu et de la flamme (de l’orage). Il affermit la terre sur ses fondements, pour qu’elle demeure inébranlable de siècle en siècle ; l’abîme l’entourait comme un vêtement, les eaux recouvraient les montagnes, mais à ton commandement elles s’écartent, à la voix de ton tonnerre elles prennent la fuite. Les montagnes s’élèvent, les vallées se creusent à la place que tu leur as marquée. Tu as fixé des limites que les eaux ne franchiront pas, elles ne reviendront plus recouvrir la terre. » Ps., civ, 2-9.

La toute-puissance de Dieu ne saurait être arrêtée par aucun obstacle ; elle pénètre le secret des cœurs aussi bien que les obscurités de la nuit : « Ta science est admirable, plus que je ne puis comprendre, elle est élevée au delà de ce que je puis atteindre. Et où donc irai-je pour me, dérober à ton esprit, où fuirai-je pour me cacher de ta face ? Monterai-je jusqu’aux cieux, tu y es ; descendrai-je au scheol, te voici ; que je prenne les ailes de l’aurore et que j’aille habiter par de la l’Océan, là même, je me sentirai conduit par ta main et soutenu par ta droite. Ou bien pirai-je : « Les ténèbres sans doute me feront disparaître : et qu’autour de moi la lumière devienne nuit ! Même les ténèbres ne voilent rien à tes yeux et la nuit brille comme le jour. » Ps., cxxxix, 6-12.

Cette puissance qui pénètre tout n’empêche pas, loin de là, Jahvé d’être le Dieu des miséricordes infinies. Osée l’avait déjà enseigné ; mais un psalmiste le répète avec des accents plus touchants encore : « Il est bon et miséricordieux, Jahvé, lent à la colère et riche en bonté ; ses reproches ne durent pas sans fin, il ne garde pas un ressentiment éternel, il ne nous traite pas selon nos fautes, il ne nous châtie pas selon nos iniquités. Mais, autant les cieux dominent la terre, autant domine sa bonté sur ceux qui le craignent. Aussi loin il y a de l’Orient à l’Occident, autant il éloigne de nous nos iniquités ; comme un père a pitié de ses enfants, ainsi il a pitié de ceux qui le craignent, car il sait de quoi nous sommes pétris ; il se souvient que nous ne sommes que poussière. » Ps., cii, 8-14.

Sans doute, Israël reste le premier-né de Jahvé, son peuple d’élection. Mais les autres nations lui appartiennent aussi et les prophètes saluent avec une émotion joyeuse le jour où le monde entier reconnaîtra son règne. Isaïe chante la gloire de Jérusalem après sa restauration : « Lève-toi, sois éclairée, car ta lumière arrive et la gloire de Jahvé se lève sur toi. Voici, les ténèbres couvrent la terre et l’obscurité les peuples. Mais sur toi Jahvé se lève, sur toi sa gloire apparaît. Des nations marchent à ta lumière et des rois à la clarté de tes rayons. Porte tes yeux alentour et regarde ; tous ils s’assemblent, ils viennent vers toi ; tes fils arrivent de loin et tes filles sont portées sur les bras. » Is., lx, 1-4. Malachie écrit dans le même sens :

« Du levant au couchant, mon nom est grand parmi

les nations ; en tout lieu un sacrifice d’encens est offert en mon nom et une offrande pure, car mon nom est grand parmi les nations, dit Jahvé des armées. » Mal., i, 11. Cette offrande pure ne saurait être le sacrifice idolâtrique offert par les païens ; elle est le culte saint que rendront les nations à l’unique Seigneur lorsqu’elles seront, elles aussi, soumises à sa loi.

En face de Jahvé, que sont donc les dieux des Gentils ? Les anciens prophètes en avaient déjà montré la vanité et l’on se souvient des railleries avec lesquelles Élie avait salué l’impuissance des prophètes de Baal à faire tomber le feu du ciel : « Criez à haute voix, puisqu’il est dieu ; il pense à autre chose ou il est occupé, ou il est en voyage. Peut-être qu’il dort et il se réveillera. » III Reg., xviii, 27. Les écrivains postérieurs sont encore plus sarcastiques à l’égard des Idoles et de leur impuissance. La lettre de Jérémie, qu’on lit au VIe chapitre de Baruch, décrit avec une précision impitoyable toutes les misères des faux dieux : ils ne peuvent se défendre de la rouille ou de li teigne ; ils doivent être époussetés de temps en temps par leurs ministres ; leurs yeux sont aveuglés par la poussière ; ils tiennent un glaive ou une hache et ils ne peuvent se défendre des voleurs ; on les enferme sous clef comme des prisonniers pour les défendre ; ils ne peuvent pas se relever s’ils tombent, ni se venger s’il sont insultés, ni punir ceux qui leur manquent de parole. Les mêmes traits se retrouvent le psaume cxv : « Leurs idoles ne sont que de l’argent ou de l’or, œuvre des mains des hommes : elles ont une bouche et elles ne parlent pas, des yeux l t Iles ne voient pas, des oreilles et elles n’entendent pas, des narines et elles ne peuvent pas sentir ; elles ont des mains et elles sont incapables de rien toucher ; des pieds et elles ne peuvent marcher. De leur bouche ne sort même pas un souffle, de leur gosier elles ne donnent aucun son. » Ps., cxv, 4-7.

Ces pauvres dieux ont pourtant besoin d’un culte matériel, de sacrifices et de fêtes. Il n’en va pas ainsi de Jahvé, qui réclame avant tout de ses fidèles un cœur contrit et humilié, un amour sans réserve, une vie pure et exempte de péché : « Je hais, je méprise vos fêtes ; je ne puis sentir vos assemblées. Quand vous me présentez des holocaustes et des offrandes, je n’y prends aucun plaisir et les veaux engraissés que vous sacrifiez en actions de grâce, je ne les regarde pas. Éloigne de moi le bruit de tes cantiques ; je n’écoute pas le son de tes luths. Mais que la droiture soit comme un courant d’eaux, et la justice comme un torrent qui jamais ne tarit. » Am., v, 21-24 ; cf. Is., i, Il sq.

De toutes parts se manifeste la transcendance de Jahvé, et l’on comprend sans peine que les Israélites soient fiers et heureux d’avoir été choisis spécialement par lui pour être son peuple. Cf. Deut., iv, 32-40. A mesure que s’achève l’éducation religieuse d’Israël, ce n’est même plus tant du côté de l’idolâtrie que subsiste un danger que de celui d’une exagération, si l’on peut dire, de la grandeur divine. Tout en mettant en relief l’unité absolue de Dieu et en condamnant avec une impitoyable sévérité les erreurs polythéistes, les écrivains inspirés de l’Ancien Testament n’avaient jamais cessé de montrer en Jahvé le protecteur d’Israël, le gardien des âmes pures, le distributeur de toutes les grâces ; et les derniers d’entre eux surtout s’étaient plu à insister sur l’intimité des relations qui s’établissent entre le Créateur et ceux qui le prient :

« Qu’ai-je dans le ciel en comparaison de toi ? et sans

toi, rien ne me plaît sur la terre. Ma chair et mon cœur se consument. Dieu est mon rocher et ma part pour toujours ; car voici que ceux qui s’éloignent de toi périssent ; tu détruis tous ceux qui forniquent loin de toi. Pour moi, mon bien est d’être près de Jahvé ; j’ai placé mon refuge en mon Seigneur Jahvé. » Ps., lxxii, 25.

ii. les intermédiaires.

De telles pages ne sont pas rares dans le psautier ; mais elles sont loin d’exprimer la pensée de tous les Juifs. Pour quelques-uns qui chantent l’amour divin et les douceurs incomparables de l’union avec le Seigneur, il y en a beaucoup qui se contentent de vanter le bonheur des fidèles serviteurs de la Loi : déjà le psaume cxix manifeste éloquemment cette tendance ; et lorsqu’au Dieu vivant on substitue la lettre des préceptes et des observances, on n’est pas loin de détruire le meilleur aliment de la véritable piété. A mesure que l’on se rapproche de l’époque néo-testamentaire, il semble que le nombre des vrais amis de Dieu diminue, dans la mesure même où les rigueurs de la Loi se font plus dures et où l’existence des fidèles se trouve enserrée dans les mailles d’un inextricable réseau de commandements minutieux. Dieu s’éloigne de plus en plus du monde ; on en vient à ne plus oser prononcer son nom, afin de ne pas l’exposer à la profanation, et on le remplace par des synonymes plus ou moins clairs : le Nom, le Lieu, la Chekinah, la Gloire, la Puissance, le Ciel. Le caractère commun de toutes ces dénominations est l’abstraction. Sans doute, on se demande encore, parmi les spécialistes, si les Juifs, en s’exprimant ainsi, voulaient seulement marquer leur vénération et leur respect à l’égard du Seigneur, ou s’ils avalent l’intention de proclamer son caractère ineffable et transcendant. Il y b là une question de nuances, et il est bien difficile de croire qu’aux abords de l’ère chrétienne, Jahvé était, de la part de tous ses fidèles, l’objet d’un amour simple et confiant.

On cite, il est vrai, quelques pages admirables des Talmuds ; ainsi la parabole de R. lehouda, Mekilla, sur Ex., xiv, 19 : » À quoi cela ressemble-t-il, l’image de Jahvé conduisant Israël dans le désert ? À un voyageur qui, dans un chemin, faisait marcher son fils devant lui. Des voleurs vinrent pour le lui enlever. Alors, il le fit passer derrière lui. Le loup vint derrière lui ; alors, il le mit devant lui. Les voleurs vinrent par devant et les loups par derrière ; alors, il le prit dans ses bras. Le fils souffrit du soleil : le père étendit son manteau sur lui. Il eut faim ; il lui donna à manger ; il eut soif, il lui donna à boire. Ainsi fit le Saint, béni soit-il. » Ou encore la parabole de R. Antigonus, expliquant, à propos de Ex., xiii, 21, pourquoi Dieu lui-même conduisit les Israélites au lieu d’en remettre le soin aux anges de service, Mekilla, ad loc. : « C’est comme un roi qui, de son trône, rend ses sentences jusqu’à ce qu’il fasse nuit, jusqu’à ce que ses fils soient dans les ténèbres avec lui ; alors, quand il quitte son trône, il prend la lampe et éclaire ses fils. Et les grands du royaume s’approchent et lui disent : « Nous « voulons prendre la lampe et éclairer tes fils. » Mais il répond : « Si je prends la lampe moi-même pour « éclairer mes fils, ce n’est pas que je manque de serviteurs ; mais voilà, je veux vous montrer l’amour que « je porte à mes fils, afin que vous leur rendiez honneur. » Ainsi le Saint, béni soit-il, a manifesté devant les peuples de la terre son amour pour Israël. »

Ces paraboles sont assurément très belles, et l’on pourrait sans peine trouver dans les écrits juifs d’autres passages qui rendent un son analogue. Il reste que, dans l’ensemble, le judaïsme contemporain du Nouveau Testament, ne s’exprime pas de la sorte et tend à reléguer le Seigneur en des lointains inaccessibles, d’où il juge sans appel ses créatures. Cette transcendance même de Jahvé n’amène-t-elle pas les âmes à supposer l’existence d’intermédiaires, qui, participant, d’une manière ou de l’autre, à la nature divine, permettraient de rétablir le contact entre la majesté infinie du Dieu unique et le monde créé.

1° L’ange de Jahvé.

— Les plus anciens livres du Vieux Testament font intervenir, en plusieurs circonstances, un personnage mystérieux, auquel ils donnent le nom d’ange de Jahvé. Ce n’est pas, du moins le plus souvent, un ange ordinaire ; car il prend la parole au nom de Jahvé et il s’exprime parfois comme pourrait le faire Dieu lui-même. On s’est demandé s’il n’y aurait pas là un indice très sûr de la croyance à l’existence d’une hypostase divine, chargée spécialement d’entrer en relations avec les hommes. Pour Philon d’Alexandrie, l’Ange de Jahvé n’est autre que le Verbe, qui préside au gouvernement du monde ; et plusieurs parmi les Pères, Théodoret entre autres, se sont complu à voir dans l’Ange de Jahvé la seconde personne de la très sainte Trinité préludant à l’incarnation par des manifestations où elle se révélait à demi. Ces interprétations sont récentes ; et, dès qu’elles deviennent un tant soit peu précises, elles sont l’œuvre de docteurs chrétiens. En réalité, les premiers récits n’avaient aucun scrupule à faire apparaître Jahvé en personne et à raconter ses interventions dans l’histoire d’Israël ; on trouve sans aucune peine dans la Bible de nombreux passages où Jahvé lui-même se manifeste à Abraham, à Isaac, à Jacob, à Moïse. À la réflexion, on s’aperçut toutefois que de telles apparitions étaient indignes de Dieu et on préféra les attribuer à son ange, à son envoyé. Plusieurs textes furent retouchés en ce sens, « mais avec tant de respect et de mesure qu’on laissa subsister dans la bouche de l’être mystérieux l’affirmation qu’il était Dieu. À quelle époque se produisit ce scrupule ? Il existe déjà dans Osée, et cependant Jérémie voit encore des objets sensibles sans le ministère d’un ange. Il est impossible d’assigner une date : une idée ne devient pas dominante pour être exprimée une fois et par ailleurs elle peut exercer son influence avant d’avoir été écrite. » M.-J. Lagrange, L’ange de Jahvé, dans Rev. bibl, 1903, p. 221-222. Somme toute, l’ange de Jahvé est le produit d’une spéculation théologique : c’est parce qu’il a semblé inconvenant de laisser Jahvé descendre au milieu des hommes, qu’on lui a, à certains endroits, substitué un ange qui parle en son nom.

2° Les théophanies.

— Des remarques analogues peuvent être faites à propos d’autres textes de l’Ancien Testament, qui semblent introduire une sorte de pluralité en Dieu et qu’un bon nombre de Pères ont interprété comme autant d’indices d’une révélation encore incomplète et voilée, mais déjà réelle de la Trinité. « Ainsi, lorsque ces Pères lisent, Gen., i, 16, ces paroles de Dieu : « Faisons l’homme à notre image « et à notre ressemblance » ; ils pensent que ce pluriel indique un dialogue entre les personnes divines. Volontiers ils interprètent de même la parole de Dieu après la chute d’Adam : « Voici qu’Adam est devenu comme « l’un d’entre nous », Gen., iii, 22 ; ou encore, au moment de la confusion des langues : « Descendons et confondons leurs langues », Gen., xi, 7. Plus volontiers encore, ils reconnaissent la pluralité des personnes divines dans le récit des théophanies et, en particulier, dans l’apparition de Mambré où trois personnes apparaissent en même temps. Plusieurs enfin, surtout parmi les théologiens scolastiques, attachent la même signification aux répétitions de mots, ainsi au trisagion d’Isaïe, vi, 3 : Sanctus, sanctus, sanctus, ou encore aux paroles du psaume lxvii, 7-8 : Benedicat nos Deus, Deus nosier, benedicat nos Deus. ou du Deutéronome, vi, 4 : Dominus Deus nosier Dominus unus est. » J. Lebreton, Histoire du dogme de la Trinité, t. 1, Les origines, 6e éd., Paris, 1927. p. 552-554. Ces explications sont assurément légitimes, puisque l’Ancien Testament peut être interprété à la lumière du Nouveau qu’il prépare et dont il est le symbole. Mais elles n’expriment en aucune manière la croyance juive, et il ne serait pas venu à l’idée d’un docteur juif de voir insinué en l’un quelconque de ces textes le mystère de la sainte Trinité. Il a plu au Saint-Esprit, inspirateur de toutes les Écritures, de placer ici et là, comme autant de pierres d’attente, des formules propres à insinuer le mystère et destinées à prendre tout leur sens à la lumière des révélations postérieures : « L’homme est créé à l’image de Dieu, écrit le R. P. Lagrange à propos du Faciamus hominem. L’auteur insiste trop sur ce caractère pour qu’on puisse supposer que le Créateur s’entretient avec les anges. Dieu se parle à lui-même. S’il emploie le pluriel, cela suppose qu’il y a en lui une plénitude d’être telle qu’il peut délibérer avec lui-même, comme plusieurs personnes délibèrent entre elles. Le mystère de la sainte Trinité n’est pas expressément indiqué, mais il donne la meilleure explication de cette tournure qui se représentera encore, Gen., iii, 22 ; xi, 7 ; Is., vi, 8. » Dans Rev. bibl., 1896, p. 387. On ne saurait mieux dire. Les Pères et les interprètes chrétiens ont plus exactement compris la plénitude du Vieux Testament que les Juifs eux-mêmes. Ceux-ci pourtant n’avaient pas le moyen de l’entendre autrement qu’ils ne l’ont fait et ni les récits des théophanies, ni les expressions que nous venons de relever n’étaient de soi capables de les aiguiller dans le sens d’une découverte du mystère trinitaire.

Les mêmes remarques sont-elles valables pour tous les cas ? L’Ancien Testament parle à plusieurs reprises de l’Esprit de Jahvé, de la Sagesse de Jahvé, de la Parole de Jahvé ; et lorsque nous nous rappelons que, dans l’énoncé du mystère chrétien, le Verbe et l’Esprit-Saint prennent place à côté du Père, nous ne pouvons guère nous empêcher de nous demander si nous ne trouvons pas ici les vrais antécédents de la révélation dernière.


3° L’Esprit. —

La croyance à l’Esprit de Dieu se manifeste la première. Il n’est pas certain que, dans le récit de la création, Gen, i, 2, il s’agisse d’autre chose que du vent qui souffle en rafale sur les eaux primitives, bien que les Psaumes qui reprennent ou commentent ce récit fassent ici intervenir l’Esprit de Dieu : « Tu caches ta face : ils sont tremblants ; tu leur retires ton Esprit : ils expirent et retournent dans leur poussière, lu envoies ton Esprit, ils sont créés et tu renouvelles la face de la terre. » Ps., civ, 29-30. « Les ciciix ont été faits par la parole de Jahvé et toute leur armée par l’esprit de sa bouche. » Ps., xxxiii, 6. L’Esprit est un souille, dont la nature n’est pas autrement précisée. Il sort de la bouche de Jahvé, et c’est lui qui vivifie : telle est sa fonction spéciale. On peut ici rappeler encore la célèbre vision d’Ezéchiel. Sur les ossements desséchés, le prophète a une première fois parlé au nom de Jahvé et les os se sont rapprochés les uns des autres ; il leur est venu des nerfs, la chair s’est reformée et la peau a recouvert le tout, mais il n’y a pas encore d’esprit. « Alors Jahvé me dit : Prophétise et parle à l’Esprit ; prophétise, fils de l’homme, et dis à l’Esprit : « Ainsi parle le Seigneur Jahvé : Esprit, viens « des quatre vents, souille sur ces morts et qu’ils revivent. » Je prophétisai selon l’ordre qu’il m’avait donné. Et l’Esprit entra en eux et ils reprirent vie, et ils se tinrent sur leurs pieds : c’était une armée nombreuse, très nombreuse. » Ez., xxxvii, 9-10. Est-ce de l’Esprit de Dieu qu’il s’agit ici ? Est-ce de l’esprit vital qui anime l’homme ? Il est difficile de le dire, car le prophète ne précise rien et il ne faut pas chercher à être plus précis que lui : ce qui est sûr, c’est que les ossements desséchés reprennent vie, dès qu’a soufflé sur eux un esprit qui vient de Jahvé.

Vivifiant toutes choses, l’Esprit de Jahvé est aussi l’auteur des œuvres les plus manifestement divines, spécialement celui de l’inspiration prophétique : si Joseph peut interpréter les songes de Pharaon, c’est qu’il est plein de l’Esprit de Dieu. Gen., xli, 38. Les soixante-dix vieillards, choisis pour aider Moïse dans sa tâche, reçoivent de l’Esprit qui est sur Moïse et qui est aussi mis sur eux. Num., xi, 17. Lorsque le lion de Timnatha se jette sur Samson, l’Esprit de Jahvé saisit Samson, et celui-ci déchire le lion comme un chevreau. Jud., xiv, 6. Lui aussi, Gédéon est revêtu de l’Esprit de Jahvé et il entraîne ses soldats à la victoire, Jud., vi, 34 ; Saül est saisi par l’Esprit de Jahvé et sa colère s’enflamme contre les Ammonites. 1 Reg., xi, 6.

On voit clairement, dans l’histoire de Saül, le rôle de l’Esprit sur les âmes : dès le jour de sa consécration, Samuel promet à Saul que l’Esprit de Jahvé le saisira, qu’il prophétisera et qu’il sera changé en un autre homme. I Heg., x, 6. Saül prophétise en effet ; et, tout le long de sa carrière, nous le trouvons en proie à des transports qui le font en quelque manière sortir de lui-même et lui donnent une physionomie nouvelle. Le texte sacré distingue parfois entre l’Esprit de Jahvé qui s’éloigne de Saül et l’esprit mauvais, venant de Jahvé, qui se saisit alors de lui, IBeg., xvi, 14 : cette distinction (lui semble inspirée par un scrupule théologique, ne doit pas être primitive ; tout ce qui manifeste chez l’homme des activités anormale s est attribué d’abord à l’Esprit de Jahvé, que ce soit bon ou que ce soit mauvais, parce que Jahvé ne se distingue pas de son Esprit et qu’il est lui-même l’auteur de tout ce qui vient à l’existence.

Les prophètes et plus tard les justes sont eux aussi remplis de l’Esprit de Jahvé : c’est cet Esprit qui pousse Ezéchiel à promulguer ses oracles : « Jahvé me dit : « Fils de l’homme, tiens-toi sur tes pieds et je te « parlerai. » Dès qu’il m’eut adressé ces paroles, l’Esprit entra en moi et nie fit tenir sur mes pieds et j’entendis celui qui me parlait. » Ez., ii, 2. « Il me dit (encore) : « Fils de l’homme, reçois dans ton cœur et écoute de tes « oreilles toutes les paroles que je te dirai… » et l’Esprit m’enleva et j’entendis derrière moi le bruit d’un grand tumulte. » Ez., iii, 10, 12. Dans les psaumes, le fidèle s’adresse ainsi à Dieu : « O Dieu, crée en moi un cœur pur ; renouvelle en moi un esprit bien disposé. Ne me rejette pas loin de ta face ; ne me retire pas ton Esprit-Saint. » Ps., li, 12-13. Et ailleurs : « Enseigne-moi à faire ta volonté, car tu es mon Dieu ; ton bon Esprit me placera dans la terre de justice. » Ps., cxiii, 10.

Très spécialement, le Messie doit être rempli de l’Esprit de Jahvé et Isaïe insiste sur ce point : « Un rameau sortira de la tige de Jessé ; un rejeton poussera de ses racines. Sur lui reposera l’Esprit de Jahvé, esprit de sagesse et d’intelligence, esprit de conseil et de force, esprit de connaissance et de crainte de Jahvé, et il respirera la crainte de Jahvé. » Is., xi, 1-2. La seconde partie de la prophétie d’Isaïe n’est pas moins explicite : « Voici mon serviteur que je soutiens, mon élu en qui mon âme se complaît. J’ai mis sur lui mon Esprit ; il exposera aux nations la loi. On ne l’entendra pas crier, ni parler haut, ni élever la voix sur la place publique ; il ne brisera pas le roseau froissé ; il n’éteindra pas la mèche fumante ; il exposera fidèlement la loi ; il ne sera pas fatigué ni lassé jusqu’à ce qu’il ait établi sur la terre la loi, et les îles attendent sa doctrine. » Is., xlii, 1 sq. Et plus loin : « L’Esprit du Seigneur Jahvé est sur moi, car Jahvé m’a consacré par son onction. Il m’a envoyé porter la bonne nouvelle aux malheureux, panser les cœurs meurtris, annoncer aux captifs la liberté, aux prisonniers la délivrance. » Is., lxi, 1.

Aux jours messianiques, le Messie ne sera pas seul à être comblé par les dons de l’Esprit. Bien au contraire, ce sera l’un des signes de son avènement que la merveilleuse effusion de ces dons sur toute chair : « Je répandrai mon Esprit sur toute chair, annonce le Seigneur dans Joël ; et vos fils et vos filles prophétiseront ; et vos vieillards auront des songes et vos jeunes gens auront des visions. Sur les esclaves aussi et sur les servantes, en ces jours-là, je répandrai mon Esprit. » Joël, iii, 1-2. « L’Esprit d’en haut sera répandu sur Israël, le désert sera changé en verger et le verger en forêt ; et dans le désert le droit habitera et la justice dans le verger. » Is., xxxii, 15. « Je leur donnerai un seul cœur ; je mettrai en eux un Esprit nouveau ; j’enlèverai leur cœur de pierre et je leur donnerai un cœur de chair, afin qu’ils marchent dans mes commandements et qu’ils gardent mes jugements. » Ez., xi, 19 ; cf. xxxvi, 26.

Tous ces textes et ceux qu’il serait facile de signaler encore dans l’Ancien Testament témoignent d’une doctrine très cohérente. Nous apprenons par eux que Jahvé communique son Esprit pour vivifier et pour illuminer, qu’il agit sur les hommes par le moyen de son Esprit et que les prophètes ou même simplement les justes, sont remplis de l’Esprit de Jahvé. Mais, nulle part, cet esprit n’est représenté comme une personne ; il n’agit pas par lui-même, il ne possède en propre aucune vertu ; il est inséparable de Jahvé. On pourrait tout aussi bien dire que Jahvé fait parler les prophètes ou qu’il donne la vie aux créatures. Si l’on parle plutôt de l’Esprit, c’est par analogie avec le souffle vital qui manifeste chez les animaux et chez Us hommes la présence de la vie. Lui aussi, Jahve. le grand vivant, a un Esprit de vie ; il lui suffit de souffler pour se manifester et, dans certains psaumes, le vent de la tempête est en effet la manifestation caractéristique de Jahvé, comme le fracas du tonnerre tel sa voix. Ps., xxix, 8-9. il faut rappeler toutefois que le vent ne saurait être qu’une image insuffisante de l’activité vivifiante et illuminante du Seigneur : dans l’histoire d’Elie, Jahvé ne se révèle au prophète ni dans le vent fort et violent qui déchire les montagnes et qui brise les rochers, ni dans le tremblement de terre, ni dans le feu ; il passe au contraire dans le souffle doux et léger. III Reg., xix, 11-13.

4° La Parole.

De l’esprit, il est naturel de rapprocher la parole, car la parole est le produit de l’esprit ; et, comme lui, elle sort de la bouche de l’homme sous la forme d’un souffle. Aussi arrive-t-il que la Bible accorde à la parole de Jahvé un rôle essentiel dans l’œuvre de la création : « Dieu dit et tout a été fait ; il a ordonné et tout a été créé. » Ps., xxxiii, 9. « C’est par la parole du Seigneur que les cieux ont été créés, et par le souffle de sa bouche que toute leur armée a été faite. » Ps., xxxiii, 6. En parlant ainsi, les psalmistes se contentent d’ailleurs de faire écho au récit de la Genèse ; celui-ci nous apprend que Dieu dit : « Que la lumière soit », et que la lumière fut. Gen., i, 3. Quelques textes semblent même attribuer à la parole une action propre. On lit ainsi dans Isaïe, iv, 10-11 : « Comme la pluie et la neige descendent du ciel et n’y retournent pas qu’elles n’aient abreuvé et fécondé la terre et ne l’aient couverte de verdure, donné la semence à semer et le pain à manger, ainsi en est-il de la parole qui sort de ma bouche ; elle ne revient pas à moi sans effet ; elle accomplit ce que je veux, elle remplit sa mission. » À peine est-il besoin de remarquer que ces expressions ne doivent pas être prises à la lettre : si la parole de Dieu est personnifiée, il n’y a là qu’une figure de rhétorique sans signification métaphysique, et la pensée des auteurs inspirés n’est assurément pas de donner à la parole une existence réelle.

La même chose doit être dite à propos des expressions, si énergiques et si remarquables soient-elles, qu’emploie le livre de la Sagesse. Tous les chrétiens connaissent le passage qu’emploie l’Église dans la liturgie du cycle de Noël et qui révèle alors un sens si profondément émouvant : « Pendant qu’un paisible sommeil enveloppait tout le pays et que la nuit, dans sa course rapide, avait atteint le milieu de sa carrière, ta parole toute puissante s’élança du haut du ciel, de Ion trône royal, comme un guerrier impitoyable au milieu d’une terre d’extermination, portant comme un glaive aigu ton irrévocable décret. » Sap., xviii, 14. Nous devons oublier, pour bien interpréter ce verset, son adaptation liturgique : la parole de Dieu y est personnifiée, mais il n’est pas question de la regarder comme réellement distincte du Seigneur qui la prononce.

5° La Sagesse.

S’il est vrai que ni l’Esprit de Dieu, ni la Parole de Dieu ne sont regardées comme des hypostases par les écrivains inspirés, que doit-on penser du troisième terme, peut-être plus fréquemment employé dans les livres de l’Ancien Testament et en tout cas plus énigmatique, la Sagesse ? Par ce mot, lorsqu’on l’applique à l’homme, on désigne une qualité rare faite tout à la fois d’habileté pratique et d’intelligence spéculative, de science et de technique, que possèdent certains personnages favorisés de Dieu.

Mais Dieu lui-même possède la Sagesse. Le livre de Job insiste sur son caractère mystérieux. Les hommes savent explorer la terre pour découvrir les trésors cachés dans ses profondeurs : « Mais la Sagesse, où se trouve-t-elle ? Où est la demeure de l’intelligence ? L’homme n’en connaît point le prix ; elle ne se trouve pas dans la terre des vivants. L’abîme dit : elle n’est pas en moi ; et la mer dit : elle n’est pas avec moi. Elle ne se donne pas contre de l’or pur, elle ne s’achète pas au poids de l’argent… C’est Dieu qui en sait le chemin, c’est lui qui en connaît la demeure. Car il voit jusqu’aux extrémités de la terre ; il aperçoit tout ce qui est sous le ciel. Quand il régla le poids du vent et qu’il fixa la mesure des eaux, quand il donna des lois à la pluie et qu’il traça la route de l’éclair et du

tonnerre, alors il vit la sagesse et la manifesta. » Job, xxviii, 12 sq. Nous sommes ici en présence d’une admirable poésie ; mais il n’y a pas lieu de chercher autre chose. La Sagesse est un trésor, le plus précieux de tous les biens ; elle appartient à Dieu qui seul peut la révéler et la communiquer à l’homme : l’auteur inspiré n’affirme pas autre chose que cela. Il en va de même dans le livre de Baruch : « Qui a trouvé le lieu de la Sagesse et qui est entré dans ses trésors ?… On n’a pas entendu parler d’elle dans le pays de Chanaan et elle n’a pas été vue dans Théman… Mais celui qui sait toutes choses la connaît ; il la découvre par sa prudence. » Bar., iii, 15 sq.

Le livre des Proverbes insiste davantage dans les chapitres viii et ix, où il fait l’éloge de la Sagesse en ses rapports avec Dieu et avec les hommes. La Sagesse invite les hommes à se mettre à son école : « C’est au sommet des hauteurs, sur la route, à la jonction des chemins qu’elle se place ; près des portes, à l’entrée de la ville, là où passe la foule, elle fait entendre sa voix : « Hommes, c’est vous que j’appelle ; je m’adresse aux « enfants des hommes. Simples, apprenez la prudence ; « insensés, apprenez l’intelligence. Écoutez, car j’ai à « dire des choses magnifiques, et mes lèvres s’ouvrent « pour enseigner le bien. » Prov., viii, 2-6. Plus loin le Seigneur insiste et son invitation se fait plus pressante : « La Sagesse s’est bâti une maison ; elle s’est taillé sept colonnes. Elle a immolé ses victimes, mêlé son vin et dressé sa table. Elle a envoyé ses servantes, pour appeler dans les hauts quartiers de la ville : « Que « celui qui est sans instruction entre ici. » Prov., ix, 1 sq. Mais en face d’elle, se dresse la folie. Elle aussi, la folie convoque les hommes et les invite à pénétrer chez elle. Elle aussi leur promet toutes sortes de biens, Prov., ix, 13 sq. ; et le parallélisme est assez poussé pour qu’il ne soit pas possible d’affirmer de la Sagesse ce qu’on ne saurait dire de la folie. Personnifiées l’une et l’autre, la sagesse et la folie ne sont que des qualités morales, qui se dressent l’une en face de l’autre, comme le feront les vertus et les vices de la Psychomachie.

Seulement, nous n’avons pas le droit de nous arrêter ici, car l’auteur inspiré précise les rapports de la Sagesse avec Dieu : « Jahvé m’a formée au commencement de ses voies, avant ses œuvres, jadis. Avant les siècles, j’ai été établie, dès le commencement, avant l’origine de la terre. Il n’y avait point d’abîmes quand je suis née, point de sources chargées d’eaux. Avant que les montagnes fussent fondées, avant les collines, je suis née, lorsqu’il n’avait encore fait ni la terre, ni les champs, ni les premiers grains de la poussière du globe. Lorsqu’il établit les cieux, j’étais là ; lorsqu’il traça un cercle à la surface de l’abîme ; lorsqu’il amassa les nuages là-haut et qu’il régla les sources de l’abîme ; lorsqu’il fixa une limite à la mer pour que les eaux ne transgressent point son ordre ; lorsqu’il affermit les fondements de la terre, j’étais auprès de lui comme une enfant ; j’étais chaque jour ses délices ; jouant sans cesse en sa présence, jouant sur le globe de la terre (et trouvant mes délices parmi les enfants des hommes). » Prov., viii, 22 sq.

Peu de passages de l’Ancien Testament ont été plus souvent cités et étudiés que celui-là. Lorsqu’on le lit avec des yeux chrétiens, on n’hésite pas à y voir une description grandiose des origines éternelles de la Sagesse incréée et à y trouver l’annonce, sinon la représentation claire, du mystère trinitaire. La question se complique lorsqu’on se demande ce qu’a voulu dire au juste l’auteur inspiré. Assurément, la personnification de la Sagesse est poussée ici beaucoup plus loin que dans le livre de Job ; mais nous avons déjà vu que l’écrivain à qui nous devons ces chapitres des Proverbes personnifie volontiers des abstractions et qu’il est capable de mettre en parallèle la sagesse*et la folie. A-t-il pensé qu’il pouvait y avoir en Dieu, ou à côté de lui, une Sagesse subsistante et personnelle ? On peut en douter. Les rabbins ont parfois entendu de la Tôrah ce qui est dit ici de la Sagesse et ont vu en elle l’architecte ou l’instrument dont Dieu s’est servi pour la création ; plusieurs d’entre eux ont même affirmé la préexistence de la Tôrah auprès de Dieu à titre de réalité substantielle ; cf. J. Bonsirven, Le judaïsme palestinien au temps de Jésus-Christ, Paris, 1935, t. i, p. 250-251 ; et cette transposition suffit à mettre en évidence la facilité avec laquelle on peut interpréter notre texte dans le sens d’une véritable hypostase. Mais, d’autre part, nous n’avons pas le droit d’attacher trop d’importance aux spéculations rabbiniques sur la Tôrah ; et le monothéisme strict des Proverbes ne nous permet guère de voir ici autre chose qu’une audacieuse figure. La Sagesse dont il s’agit ici est glorifiée dans toute la mesure possible ; elle reste un attribut divin. Ajoutons d’ailleurs, et ceci est capital, que les termes employés sont de telle nature qu’ils entraînent tout naturellement l’esprit vers une interprétation plus large : lorsque le mystère de la très sainte Trinité aura été pleinement révélé, on songera sans effort au texte des Proverbes et on trouvera en lui les premiers linéaments de la révélation. Ce ne sera pas le seul cas où un auteur inspiré aura en quelque sorte dépassé sa pensée propre et ouvert les voies à de nouveaux enseignements divins.

La doctrine de la préexistence de la Sagesse est reprise dans l’Ecclésiastique : « Je suis sortie de la bouche du Très-Haut (la Vulgate ajoute ici : engendrée la première avant toute créature) ; et comme un brouillard je couvris la terre. J’établis ma tente sur les hauteurs les plus élevées et mon trône sur une colonne de nuée. Seule j’ai parcouru la voûte du ciel et je me suis promenée dans les profondeurs de l’abîme. Dans les flots de la mer et sur toute la terre, dans tout peuple et sur toute nation j’ai exercé l’empire. Parmi tous j’ai cherché un lieu de repos et dans quel domaine je devais habiter. Alors, le Créateur de toutes choses me donna ses ordres et celui qui m’a créée fit reposer ma tente ; et il me dit : « Habite en Jacob, aie ton héritage « en Israël. » Dès le commencement et avant tous les siècles j’ai été créée et je ne cesserai pas d’être jusqu’à l’éternité. J’ai exercé mon ministère en sa présence dans le tabernacle, et ainsi j’ai fixé mon séjour en Sion. » Eccli., xxiv, 3 sq. C’est encore la Sagesse elle-même qui prend la parole, mais au lieu de s’adresser aux hommes ; elle élève la voix dans l’assemblée du Très-Haut : n’avons-nous qu’une simple prosopopée, ou bien la Sagesse est-elle présentée comme une véritable personne ? À cette question, nous apporterons la réponse que nous avons déjà faite à propos des Proverbes, et l’on aurait sans doute bien étonné l’auteur « l’Ecclésiastique, si on la lui avait posée en tenues clairs. Dans la mesure où la Sagesse se distingue de Dieu, elle est une vertu morale à laquelle doivent aspirer les fidèles du judaïsme, puisque c’est chez eux qu’elle a établi sa résidence de préférence à tous les autres peuples. Cependant, elle agit, elle parle, comme si elle avait une existence personnelle, et ces formules ouvrent bien large la porte aux interprétations de l’avenir.

L’Ecclésiastique, rédigé en hébreu par un Juif palestinien, témoigne de l’hésitation avec laquelle les compatriotes de Ben-Sirach s’engagent dans la voie des personnifications réelles, l’eut-être le livre de la Sagesse, œuvre d’un Alexandrin, marque-t-il un progrès i il ce suis. L’écrivain sacré ne nous dit-il pas en effet : « (La Sagesse) est le souffle de la puissance de Dieu, une pure émanation de la gloire du Tout-Puissant ; aussi rien de souillé ne peut tomber sur elle. Elle est la splendeur de la lumière éternelle, le miroir sans tache de l’activité de Dieu et l’image de sa bonté. » Sap., vii, 25-26. Mais il dit également : « Elle est elle-même (ou bien : il y a en elle) un esprit intelligent, saint, unique, multiple, immatériel, actif, pénétrant, sans souillure, clair, impassible, aimant le bien, sagace, ne connaissant pas d’obstacle, bienfaisant, bon pour les hommes, immuable, animé, libre de soucis, tout puissant, surveillant tout, pénétrant les esprits les plus purs et les plus subtils. » Sap., vii, 22-23. On reconnaît sans peine dans cette litanie des expressions stoïciennes : c’est assez dire que l’auteur de la Sagesse a subi des influences helléniques et qu’on a le droit de l’interpréter en fonction de ces influences. Il importe assez peu, dès lors, que la Sagesse soit elle-même un esprit, ou qu’il y ait en elle un esprit, et même qu’elle paraisse se distinguer de la toute-puissance de Dieu dont elle est le souffle. Le stoïcisme nous oriente plutôt dans le sens de l’immanence que dans celui de la transcendance. Il ne faut pourtant pas oublier qu’ici encore les formules dépassent la pensée qu’elles cherchent à traduire. L’épître aux Hébreux reprendra plus tard, pour les appliquer au Verbe, les expressions de la Sagesse, et il se trouvera que ces expressions traduiront aussi bien que possible le mystère de la nature intime du Verbe. C’est donc que ces expressions sont riches d’une plénitude de sens qui peut demeurer d’abord inaperçue et qui, sous l’influence de l’Esprit-Saint, se manifeste par la suite. L’auteur de la Sagesse ne pressent pas le dogme chrétien de la Trinité ; mais il parle de telle manière qu’il suffira à l’auteur de l’épître aux Hébreux de reproduire ses formules pour en découvrir la richesse.

6° Les intermédiaires dans les écrits juifs non inspirés.

Esprit, Parole, Sagesse, ces trois termes, nous venons de le voir, figurent dans les livres de l’Ancien Testament pour désigner soit des manifestations de la puissance créatrice ou sanctificatrice de Dieu, soit des qualités de connaissance et d’action accordées aux hommes par Dieu qui les possède en plénitude et les transmet à qui il lui plaît. Les écrits du judaïsme palestinien emploient les mêmes expressions ; et, souvent, pour éviter de faire intervenir directement Jahvé dans les affaires du monde, ils le remplacent par son Esprit ou par sa Parole, quand ce n’est pas par son Nom ou par sa Gloire.

L’Esprit est souvent mentionné dans les apocalypses ou dans les écrits rabbiniques où l’on dit assez volontiers que l’Esprit-Saint parle ou agit ; mais on voit sans peine qu’en pareil cas l’Esprit tient la place de Dieu et s’exprime en son nom : il n’a pas de personnalité distincte. Bien plus, on ne le voit même plus exercer son influence sur des hommes choisis, sur des prophètes, car il n’y a plus alors de prophètes et les Juifs des temps post-exiliens souffrent profondément de ce silence de Dieu, de cet éloignement de l’Esprit-Saint. À la place de l’Esprit de Dieu, apparaissent des esprits multiples, qui sont préposés à la conduite des astres, aux transformations des éléments, à la vie des hommes. De ces esprits, les uns sont bons, les autres mauvais, de sorte qu’entre eux se livrent d’impitoyables combats. Qu’on lise des ouvrages tels que les Testaments des Patriarches ou le Livre d’Hénoch, on est stupéfait du rôle que jouent désormais les esprits dans la pensée religieuse des Juifs ; et il est remarquable que, pour désigner Dieu, l’auteur des paraboles d’Hénoch n’ait pas trouvé de nom plus caractéristique que celui de « Seigneur des esprits ». C’est bien cela en effet. Du haut du ciel qui est son séjour, Dieu règne sur les esprits et ceux-ci commandent à la grêle, à la neige, à la gelée, aux brouillards, à tous les phénomènes de la nature, cf. Hénoch, lx, 16-20 sq. On a comparé cette concep tion du monde à l’animisme babylonien ; on l’a aussi rapprochée du pneumatisme stoïcien ; il peut se faire qu’elle soit simplement un retour offensif de la superstition populaire. En toute hypothèse, elle ne saurait nous retenir.

Le rôle de la Parole est assez différent. Les targoums se plaisent à la faire intervenir dans les affaires du monde : ils nous apprennent que la Parole (memra) de Jahvé va et vient, vit, parle, agit ; et, au premier abord, on est tenté de se laisser impressionner par la multitude des passages dans lesquels elle intervient. Mais, à y regarder de près, on ne tarde pas à s’apercevoir que, lorsque des targoumistes écrivent : la Parole de Jahvé, ils se contentent de penser : Jahvé. La formule remplace le nom divin qu’il ne faut pas pro faner en lui attribuant des opérations indignes de sa transcendance. Il faut ajouter d’ailleurs que si la Parole est souvent mentionnée dans les targoums, elle est presque absente du Talmud : est-ce, comme on l’a dit, pour éviter l’emploi d’un mot susceptible de rappeler le dogme chrétien ? N’est-ce pas, plutôt, parce que la périphrase s’était révélée à l’usage aussi vide qu’inutile ?

Il en va de la Chekina, de la Gloire de Jahvé, comme de la Memra. La Chekina est souvent décrite sous des traits matériels ; elle remplit exactement la place de Dieu et jouit de son omniprésence ; elle réside surtout dans le temple, dans la maison et dans l’âme des justes ; elle accompagne les Israélites pendant la marche dans le désert ; elle est encore avec eux lorsqu’ils sont exilés en Babylonie ; elle descend partout où des hommes sont rassemblés pour prier. Elle a par suite tous les caractères d’une personne. Mais il ne faut pas s’y tromper : s’il en est ainsi, c’est parce que le mot Chekina sert à désigner Dieu lui-même et que, lorsqu’on l’écrit, on pense simplement à Jahvé sans vouloir le nommer.

Cette conclusion n’est pas pour nous surprendre. Le monothéisme avait été trop solidement implanté dans le peuple d’Israël par la grande tradition prophétique et, au lendemain de l’exil, les prêtres qui avaient remplacé les prophètes dans la direction religieuse de la nation avaient trop fortement insisté sur ce dogme fondamental, pour qu’il fût permis d’attendre la découverte, dans les livres mêmes de l’Ancien Testament et, à plus forte raison, dans les apocalypses apocryphes, dans les targoums ou dans les talmuds, les indices d’une orientation quelque peu précise dans le sens de la Trinité. Les écrivains chrétiens, et déjà l’auteur de l’épître aux Hébreux, éclairés par les enseignements du Sauveur, ont pu appliquer aux personnes divines les termes de Sagesse, d’Esprit, de Parole que leur avaient légués les livres de l’Ancien Testament, et même reprendre, en un sens élargi, des définitions ou des formules dont les richesses étaient restées inaperçues. Les Juifs eux-mêmes, exclusivement attachés au monothéisme et de plus en plus soucieux de le préserver de toutes les atteintes du dehors, n’ont jamais songé à de semblables exégèses.

III. le messianisme

Il reste cependant permis de se demander si l’on ne trouverait pas, dans une autre direction que celle où nous avons cherché jusqu’à présent, des points d’attache mieux assurés au dogme chrétien de la Trinité. Ne serait-il pas surprenant que Dieu, dont on sait la miséricordieuse condescendance aux besoins de sa créature, n’eût pas préparé les âmes à recevoir la révélation du mystère et les eût brutalement jetées dans l’éblouissement de la pleine lumière ? Si nous nous rappelons que, somme toute, le mystère d’un Dieu unique en trois personnes a été enseigné aux Juifs par celui qu’ils attendaient sous le nom de Messie, il n’est pas illégitime de chercher, dans les prédictions relatives au Messie, non pas des formules claires, mais des appels vers plus de clarté, des pierres d’attente pour un monument à venir.


La paternité de Dieu.

Remarquons tout d’abord que l’Ancien Testament n’ignore pas l’idée de la paternité de Dieu. Jahvé est le père d’Israël : « Tu es notre père, déclare Isaïe ; Abraham ne sait rien de nous et Israël ne nous connaît pas. C’est toi, Jahvé, qui es notre père ; tu t’es nommé en tout temps notre Sauveur. » Is., lxiii, 16. De même un peu plus loin : « Cependant toi, Jahvé, tu es notre père ; nous sommes de l’argile et tu es le potier ; nous sommes tous l’ouvrage de tes mains. O Jahvé ne t’irrite pas à l’excès ; ne te rappelle pas toujours l’iniquité ; vois, regarde ; nous sommes tous ton peuple. » Is., lxiv, 7 sq. Dans la prophétie de Jérémie, c’est Jahvé lui-même qui a pitié de son fils : « Ephraïm est-il pour moi un fils précieux ? Est-ce un enfant de complaisance ? Aussitôt que je prononce son nom, il occupe ma pensée, mes entrailles sont émues ; je lui pardonne. » Jer., xxxi, 20. Et ailleurs encore : « Je m’étais dit : je te mettrai au rang des fils et je te donnerai un pays de choix, une part exquise. .. et je disais : tu m’appelleras mon père. » Jer., iii, 19.

Jahvé est encore le père de tous les justes : quelques passages des psaumes expriment d’une manière admirable cette idée : « Mon père et ma mère m’abandonnent, mais Jahvé me recueillera. » Ps., xxvii, 10. « De même qu’un père a pitié de ses enfants, Jahvé a pitié de ceux qui le craignent, car il sait la boue dont il nous a formés ; il sait que nous ne sommes que de la poussière. » Ps., ciii, 13-14. Et la Sagesse de Salomon développe abondamment la même doctrine : « Il se vante d’avoir Dieu pour père, ricanent les impies à la vue du juste. Voyons si ses discours sont vrais, faisons l’épreuve de ce qui lui arrivera finalement ; car si le juste est fils de Dieu, Dieu prendra sa défense et le sauvera des mains de ses adversaires. » Sap., ii, 16-18. Lorsque l’épreuve est terminée, le dépit éclate dans leurs paroles : « Voilà donc qu’il est compté parmi les fils de Dieu et que son sort est celui des saints. » Sap., v, 5. Si expressives sont ces formules, qu’on a pu les regarder comme de véritables prophéties de la passion du Sauveur : tel n’est pas leur sens littéral. Du moins mettent-elles en un relief saisissant l’idée de la paternité de Dieu à l’égard du juste.

Plus précisément enfin Jahvé est le père du Messie. Il n’est pas exact, comme le disent encore bon nombre d’exégètes libéraux, que le titre Fils de Dieu ait été, pour les Juifs, l’équivalent de Messie et qu’il ait été d’un usage courant. Pourtant, c’est un fait que l’expression a été employée quelquefois, ou, tout au moins que Jahvé donne au Messie le nom de fils. Le psaume n est particulièrement caractéristique. Le psalmiste y met en scène l’avènement futur du Messie qui reçoit toutes les nations en héritage. Les peuples cependant refusent de reconnaître cette investiture divine, et c’est alors que le Messie prend la parole et expose son droit : « Jahvé m’a dit : « Tu es mon Fils ; moi-même « aujourd’hui je t’engendre. Demande-moi et je te donnerai les nations pour héritage, et pour domaine les « extrémités de la terre ; tu les briseras avec un sceptre « de fer, tu les mettras en pièces comme le vase du « potier. » Ps., ii, 7 sq. Il serait difficile de voir ici une allusion précise à la génération éternelle du Verbe ; car le Messie est engendré par Dieu au jour de sa manifestation, bien plutôt qu’au jour de sa naissance en ce monde, et il n’est pas question de sa préexistence. Comme la résurrection de Jésus était la grande manifestation messianique, saint Paul, dans les Actes des apôtres, lui a appliqué notre texte : « La promesse faite à nos pères, Dieu l’a accomplie pour nous, leurs enfants, en ressuscitant Jésus, selon ce qui est écrit au psaume deuxième : « Tu es mon Fils ; je t’ai engendré « aujourd’hui. » Act., xiii, 33. D’autres, à commencer par saint Justin, Dial., 88, y ont plutôt vu l’annonce du baptême du Sauveur. En toute hypothèse, le psalmiste a eu en vue l’inauguration du règne messianique, et il n’y a pas lieu de cheicher davantage dans les formules qu’il emploie. Cependant l’affirmation de la filiation divine du Messie est trop claire pour ne pas retenir l’attention.

Le Messie.

D’autre part, le Messie lui même a, avec Dieu, des relations spéciales qui l’élèvent au-dessus de tous les autres hommes. Il est un homme, assurément, et jamais les Juifs n’auraient songé à faire de lui un personnage étranger à la condition humaine. Mais il n’est pas un homme comme les autres. Nous avons déjà rappelé quelques textes prophétiques qui annonçaient la merveilleuse effusion des dons de l’Esprit répandus sur lui. Is., xi, 1 5. Il y a plus. Isale déclare qu’il sera le fl’s d’une vierge et qu’il sera appelé Emmanuel, Is., vii, 14 : sans doute, ce nom théophore peut, comme tant d’autres, n’avoir qu’une signification symbolique et exprimer la confiance dans le secours de Dieu. Mais, ailleurs, d’autres noms plus expressifs encore lui sont attribués : « Un enfant nous est né, un fils nous est donné, et la domination reposera sur son épaule. On l’appellera admirable, conseiller, Dieu fort, père éternel, prince de la paix. » Is., îx, 5. Les traducteurs grecs de la prophétie seront un jour si étonnés de cette accumulation de titres glorieux qu’ils n’oseront pas la reproduire et qu’ils les remplaceront tous par celui-ci, plus simple : l’ange du grand conseil.

De son côté, Michée annonce : « Et toi, Bethléem Ephrata, petite entre les milliers de Juda, de toi sortira pour moi celui qui dominera sur Israël et dont l’origine remonte aux temps anciens, aux jours de l’éternité. » Mich., v, 1. Bien qu’il ne faille pas entendre au sens métaphysique l’expression les jours d’éternité, on ne peut manquer de s’arrêter devant elle : le Messie est ancien, plus ancien que tout le reste, au moins dans les desseins de Dieu. Les visions de Daniel font même entrevoir de nouvelles perspectives, puisqu’elles nous transportent dans le ciel et y montrent le Messie siégeant auprès de Dieu : « J’étais toujours spectateur de ces apparitions nocturnes, et voici venir sur les nuages du ciel comme un fils d’homme et il parvint jusqu’à l’ancien des jours et on le lui présenta. Et il lui fut donné pouvoir et gloire et royauté, et tous les peuples, nations et langues le servirent. Son pouvoir est un pouvoir éternel, qui ne lui sera pas enlevé et son règne est un règne qui ne sera pas détruit. » Dan., vii, 13-14. Le Messie reste un homme, assurément, et le chef du royaume d’Israël ; mais cet homme a une origine céleste et c’est de Dieu lui-même qu’il tient toute sa puissance : ne sommes-nous pas élevés de la sorte bien au-dessus des conditions ordinaires de l’humanité ?

Le psaume cx donne, avec plus de force encore, les mêmes enseignements. On sait l’usage qu’en a fait le Sauveur au cours de ses discussions avec les pharisiens : « Comme les pharisiens étaient assemblés, Jésus les interrogea en disant : » Que pensez-vous du Messie ? » De qui est-il le fils ? « Ils lui répondirent : » De David. « Et Jésus leur dit : » Comment donc David, inspiré par l’Esprit, l’appelle-t-il Seigneur, lorsqu’il dit : le Seigneur a dit à mon Seigneur : Assieds-toi à ma droite jusqu’à ce que je fasse de tes ennemis ton marchepied ? Si donc David l’appelle Seigneur, comment est-il son fils ? » Nul ne put lui répondre un seul mot ; et depuis lors, personne n’osa plus l’interroger. » Matth., xxii, 41-45. Il est indéniable que le psaume l’applique directement au Messie, bien que les Juifs du IIe siècle l’aient Interprété d’Ezéchias, Justin, Dial, 83, sans doute pour enlever à l’exégèse chrétienne un de ses meilleurs arguments ; et le Messie y est présenté comme le maître de David ; bien plus, il est invité par Jahvé lui même à prendre place à sa droite. Il est encore un homme et sa destinée est de régner sur toutes les nations de la terre, mais il n’est pas un homme comme les autres et nul ne saurait lui être comparé.

Les apocryphes, du moins quelques-uns d’entre eux, reprennent et développent ces conceptions grandioses du Messie. Voici comment s’expriment à son sujet les psaumes de Salomon : « Il est un roi juste, instruit par Dieu, établi sur eux (les fils de Jérusalem) ; et il n’y a pas d’iniquité pendant ses jours, au milieu d’eux ; car tous sont saints, et leur roi est le Christ (du) Seigneur… Le Seigneur lui-même est son roi et son espérance, et il est puissant par son espérance en Dieu ; et il aura pitié de toutes les nations qui sont devant lui dans la crainte. Car il réduira la terre par la parole de sa bouche pour toujours ; il bénira le peuple du Seigneur dans la sagesse avec joie. Et il sera pur du péché pour commander aux peuples immenses, pour reprendre les chefs et détruire les pécheurs par la force de sa parole. Et il ne faiblira pas pendant ses jours, appuyé sur son Dieu, parce que Dieu l’a fait puissant par l’Esprit-Saint, et sage par le conseil et l’intelligence, accompagnés de la force et de la justice… Il est puissant dans ses œuvres et fort par la crainte de Dieu. Il paît le troupeau du Seigneur dans la foi et la justice, et il n’en laissera pas parmi eux être malades dans leur pâturage. Il les conduira tous dans l’égalité et il n’y aura pas parmi eux d’orgueil ni d’esprit de domination. Telle est la majesté du roi d’Israël, que Dieu a prévue pour le susciter sur la maison d’Israël afin de la corriger. » Ps. Sal., xvii, 35-47.

Jérusalem venait de tomber entre les mains de Pompée, lorsque ce psaume fut rédigé. À une heure où toutes les espérances humaines semblaient anéanties, l’auteur relève le courage de ses compatriotes en orientant leurs regards vers un avenir meilleur. Il reprend dans les Livres Saints les traits les plus glorieux du Messie et il les rassemble en une vigoureuse synthèse. Israël peut avoir été vaincu par des maîtres humains : il n’en possédera pas moins, au jour marqué par Dieu, le règne de justice et de sainteté dont le Christ du Seigneur sera le chef invincible ; et ce roi sera tout-puissant, d’une puissance spirituelle, dont Jahvé sera le principe et que personne ne pourra lui enlever. Toute la scène se passe sur la terre, dans le cadre même de Jérusalem ; et pourtant le pouvoir du Messie a bien quelque chose de surhumain par son origine autant que par son caractère.

Les Paraboles d’Hénoch nous ramènent au ciel et rappellent les visions de Daniel : « Là, je vis quelqu’un qui avait une tête de jours et sa tête était comme de la laine blanche ; et avec lui un autre dont la figure avait l’apparence d’un homme, et sa figure était pleine de grâce comme un des anges saints. J’interrogeai l’ange qui marchait avec moi et qui me faisait connaître tous les secrets, au sujet de ce fils de l’homme : « Qui est-il et d’où vient-il ? Pourquoi marche-t-il avec « la tête des jours ? » Il me répondit et me dit : « C’est le Fils de l’homme qui possède la justice et avec lequel la justice habite, qui révélera tous les trésors des secrets, parce que le Seigneur des Esprits l’a choisi, et son sort a vaincu par le droit devant le Seigneur des Esprits pour l’éternité. Le fils de l’homme, que tu as vii, fera lever les rois et les puissants de leurs couches et les forts de leurs sièges ; et il rompra les freins dis torts et il brisera les dents des pécheurs, et il renversera les rois de leurs trônes et de leur pouvoir, parce qu’i’s ne l’ont pas exalté et qu’ils ne l’ont pas glorifie et qu’ils n’ont pas confessé humblement d’où leur avait été donnée la royauté. » Hénoch, xlvi, 1-5. « Au moment, ce Fils de l’homme fut nommé auprès du Seigneur des Esprits, et son nom devant la tête des jours. Et avant que le soleil et les signes fussent créés, avant que les étoiles du ciel fussent faites, son nom fut nommé devant le Seigneur des Esprits. Il sera un bâton pour les justes, afin qu’ils puissent s’appuyer sur lui et ne pas tomber ; il sera la lumière des peuples et il sera l’espérance de ceux qui souffrent dans leur cœur. Tous ceux qui habitent sur l’aride se prosterneront et l’adoreront ; et ils béniront et ils glorifieront et ils chanteront le Seigneur des Esprits. Et c’est pour cela qu’il a été élu et caché devant lui, le Seigneur, avant la création du monde et pour l’éternité. La sagesse du Seigneur des Esprits l’a révélé aux saints et aux justes. » Hénoch, xlviii, 2 sq.

Il ne faut pas exagérer la portée de ces textes ni des textes analogues que l’on peut trouver dans les autres apocalypses apocryphes. D’une part, nous ne savons pas si ces livres étranges ont eu beaucoup de lecteurs et s’ils ont exercé une influence étendue. De l’autre, les lois mêmes du genre, apocalyptique exigent des exagérations manifestes, des tableaux grandioses, si bien qu’il est difficile de savoir la portée exacte que les auteurs attribuaient à leurs descriptions. Malgré ces réserves, nous gardons le droit de souligner la transcendance du Messie que viennent de nous faire connaître les Paraboles d’Hénoch. Le Messie reste un roi qui doit briser les ennemis de Dieu et venger les justes. « Mais ce roi vainqueur est en même temps le juge universel devant qui doivent comparaître non seulement tous les hommes, saints et pécheurs, mais les anges eux-mêmes. Et sa personne dépasse toutes les saintetés et toutes les grandeurs d’ici-bas. Il apparaît comme un des anges saints ; cependant, il est distinct des anges et supérieur à eux ; il est appelé le Fils de l’homme, et en effet on l’aperçoit au ciel se mêlant aux justes glorifiés et habitant avec eux ; il préexiste à la création du monde et habite près de Dieu sous ses ailes ; c’est son élu, son assesseur, et il reçoit avec lui les bénédictions et la gloire que les hommes lui rendent. C’est le type le plus idéal conçu par le messianisme juif avant le christianisme. » J. Lebreton, op. cit., p. 173.

Nous ne prétendons assurément pas trouver dans ces passages relatifs aux temps messianiques et au Messie des révélations suffisantes de la Trinité. Les textes que nous avons cités et ceu-v que nous pourrions encore apporter montrent assez combien demeure imprécise l’idée même du Messie qui doit être le chef de ce royaume nouveau où sera accomplie toute justice. Il est entendu que le Messie doit être un homme, et même, au témoignage d’Isaïe, un homme souffrant pour nos péchés, mis à mort à cause de nos iniquités. Pourtant cet homme sera plus grand que les autres. Élu par Dieu, il aura avec le Seigneur des relations uniques qui lui permettront de le regarder comme son Père. Il sera élevé au-dessus de toutes les créatures et des anges eux-mêmes. N’est-ce pas assez pour amener les esprits réfléchis à se poser des questions et à se demander si un personnage doué de telles prérogatives n’appartient pas à une sphère qui dépasse celle du monde créé ? Il ne semble pas que les Juifs, même les meilleurs d’entre eux, se soient posé de telles questions. Mais lorsque Jésus se sera présenté au monde, lorsqu’il se sera fait reconnaître pour le Messie, les intelligences seront prêtes à s’ouvrir et à comprendre : c’est dans la direction ouverte par les oracles messianiques que l’on cherchera d’abord la solution des problèmes soulevés par ses affirmations au sujet de ses rapports avec Dieu. Plus tard seulement, on se souviendra que la doctrine de la Sagesse offre de son côté des principes de solution, et l’on reviendra à cette doctrine pour y découvrir les indispensables compléments des oracles messianiques.

IV. philon d’Alexandrie.

Il est d’usage, lorsqu’on étudie les origines du dogme de la Trinité, de s’arrêter quelque peu à l’examen de la doctrine de Philon d’Alexandrie. Nous sacrifierons à cet usage, mais non sans quelque regret. Car il y a, semble-t-il, un abîme entre les enseignements de Philon et ceux du Sauveur, tels que nous les font connaître les écrits du Nouveau Testament : on ne voit pas comment le philosophe alexandrin aurait pu exercer quelque influence, même lointaine, sur les premiers développements de la théologie chrétienne.

Quand Philon commence à exercer son activité littéraire, il y a longtemps que les Juifs d’Alexandrie se sont posé le problème des relations entre la Loi de Moïse et la philosophie hellénique. Le problème est, pour eux, capital ; car si attachés soient-ils à la Loi et aux traditions ancestrales, il ne peut leur échapper que les païens au milieu desquels ils vivent ne sont pas nécessairement des ignorants ou des dépravés. La sagesse profane mérite d’être étudiée et parfois les exemples qu’elle a inspirés sont dignes d’être suivis. Pour un certain nombre de Juifs même, la tentation est grande de laisser là la Loi et ses préceptes qui ne servent qu’à creuser le fossé entre eux et les païens et de faire bon accueil à la philosophie. Philon se propose, après d’autres, mais beaucoup plus complètement que tous les autres, de résoudre l’antinomie apparente et de montrer à ses compatriotes d’abord, aux autres ensuite, que le judaïsme renferme la véritable sagesse et qu’il est l’école de la véritable vertu. L’allégorisme lui permet de pousser à fond sa démonstration ; il n’est pas l’inventeur de la méthode, mais il l’emploie avec plus de rigueur que personne et il parvient de la sorte à mettre en évidence toutes les richesses enfermées dans les saintes Lois. Il n’est pas l’homme des concessions et ceux qui se refusent à voir en lui un véritable Juif se trompent sur le sens profond de son activité. Bien loin de vouloir attirer les Juifs à la sagesse profane, il espère acquérir les païens à la loi juive et, plus encore, retenir ceux de ses frères qui seraient tentés de s’évader.

Dieu.

Nous ne devons donc pas nous attendre à trouver, dans les œuvres de Philon, des atténuations de la doctrine traditionnelle ; et, lorsqu’il s’agit d’affirmer le monothéisme, le philosophe alexandrin est aussi catégorique que possible.

Dieu est unique : à peine est-il besoin de le rappeler, tant la chose va de soi ; et, à première vue tout au moins, il est présenté d’une manière plus abstraite que concrète : il est celui qui est, celui qui est vraiment, l’être, l’être véritable, ou encore la cause de tout, l’esprit de l’univers, l’âme du monde, le démiurge, le créateur de l’univers, le père de tout, le père du monde, etc. Tous ces noms mettent en relief le caractère philosophique des affirmations de Philon. D’ailleurs celui-ci va plus loin encore lorsqu’il prétend que Dieu ne peut être ni nommé ni connu par l’homme : « Tout ce que peut faire la raison humaine, écrit-il, c’est d’arriver à connaître qu’il existe une cause de l’univers ; vouloir passer outre et connaître sa nature et ses qualités, c’est une sottise extrême. » De posteritate Caîni, 168, Mangey, t. i, p. 258. Et ailleurs : « Dieu n’est pas comme l’homme ; il n’est même pas comme le ciel ni comme le monde. Car ces choses sont des formes déterminées et sensibles : Dieu au contraire n’est même pas compréhensible par l’esprit, sinon en tant qu’il est ; car ce que nous comprenons de lui c’est son existence et, en dehors de son existence, rien. » Quod Deus sit immutabilis, 62, t. i, p. 282. Ailleurs encore : « Parmi les hommes, les uns sont amis de l’âme, les autres amis du corps ; les premiers, pouvant se mêler aux natures intelligibles et incorporelles, ne

comparent l’être à aucune idée des choses créées, mais
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ils le dépouillent de toute qualité, car c’est un des éléments de son bonheur et de sa béatitude souveraine que son existence soit conçue comme une et sans marque distinctive ; et ils se le représentent seulement comme être, sans lui donner de forme. » Quod Deus sit immutabilis, 55, t. i, p. 281.

De telles expressions ont paru étranges ; théologiens et philosophes ont longuement discuté à leur sujet. Tandis que les uns expliquent que Philon est un mystique et que les mystiques n’ont jamais hésité à proclamer le caractère ineffable de leurs relations avec Dieu, ineffable lui-même et supérieur à toute détermination, d’autres préfèrent chercher dans la philosophie stoïcienne l’explication précise de l’apoios divin et estiment que Dieu est dit sans qualité à la fois parce qu’il est infiniment simple, étranger à toute composition, et parce qu’il ne fait partie ni d’un genre ni d’une espèce, mais transcende tous les genres et toutes les espèces.

Il n’est pas nécessaire ici de prendre parti. Il nous suffit de savoir que, pour Philon, la transcendance de Dieu s’exprime en termes philosophiques, mais que ceux-ci semblent creuser aussi profond que possible l’abîme qui le sépare du monde. Ce n’est pas à dire d’ailleurs que Philon se refuse toujours à parler de Dieu, à décrire sa bonté, sa bienfaisance, sa munificence, sa miséricorde, son amour pour les hommes, sa sainteté. Il n’aurait pas été un vrai Juif, ajoutons il n’aurait pas eu une âme vraiment religieuse, s’il ne s’était cru permis d’employer des expressions fréquentes dans les Livres Saints et même de les commenter. Il serait facile de multiplier à ce sujet les citations. Cependant, jusque dans ces conditions, les formules restent abstraites. Philon décrit par exemple le bonheur de Dieu : « Dieu nous parle de ses fêtes ; c’est qu’en vérité il est le seul à avoir des fêtes ; seul il connaît le bonheur, seul la joie, seul le plaisir ; seul il peut avoir une paix sans mélange : il est sans tristesse, sans crainte, sans aucun mal, sans besoins, sans souffrances, sans fatigue, plein d’une béatitude pure ; sa nature est très parfaite, ou plutôt il est lui-même la perfection, la fin, le terme du bonheur. » De cherubim, 86, t. i, p. 154. Ailleurs, il s’agit de la bonté de Dieu : « Si l’on veut chercher pour quelles causes Dieu a bâti cet univers, il me semble qu’on peut répondre avec un ancien que le père et l’artisan du monde était bon… Nul ne lui donna cette inspiration : il n’y avait nul autre que lui ; mais il connut par lui-même qu’il devait répandre à profusion la richesse de ses grâces sur la nature qui, sans un don divin, ne pouvait d’elle-même avoir rien de bon. » De opificio mundi, 21-23, t. i, p. 5. Tout cela est très beau sans doute. Mais comme tout cela reste froid lorsqu’on compare ces formules à celle s de la Bible.

Les puissances.
Si Dieu est transcendant par rapport au monde, il est nécessaire qu’il fasse appel à des intermédiaires pour entrer en relations avec sa créature ; et Philon décrit ainsi l’échelle des êtres : « Au degré suprême est Dieu ; au second degré le Logos ; au troisième la puissance créatrice ; au quatrième la puissance royale ; au cinquième, sous la créatrice, la puissance bienfaisante ; au sixième sous la puissance royale, la puissance punissante ; au septième enfin, le monde composé par les idées. » In Exod., ii, 68, éd. Aucher, p. 516 ; cf. De confus. linguar., 97 ; De fuga, 97 sq. ; Leg. allegor., iii, 100, Mangey, t. i, p. 419, 560. 107.

Que sont les puissances dont il est ici question ? Faut-il les regarder comme des personnes, nettement distinguées du Dieu suprême, nu seulement comme des abstractions ou des figures de langage ? Et dans la première hypothèse, n’aurions-nous pas ici quelque choc comme une. esquisse du dogme trinitaire ?

II est difficile de répondre à ces questions. Cependant, bien que, de temps à autre, Philon semble attribuer aux puissances une véritable personnalité, il parle d’elles le plus souvent de manière à laisser entendre qu’il les regarde comme de pures abstractions, et l’on reconnaît sans peine dans les formules qu’il emploie les marques de l’influence platonicienne : « Les puissances que tu désires (voir) sont entièrement invisibles et seulement intelligibles, de même que je suis invisible et intelligible ; je les appelle intelligibles non qu’elles soient en effet saisies par l’esprit, mais parce que, si elles pouvaient être saisies, ce ne serait pas la sensation, mais l’esprit le plus pur qui les saisirait. Bien qu’elles soient insaisissables par leur essence, elles manifestent cependant une image et une empreinte de leur action… Certains des vôtres les ont nommées idées et à bon droit, puisqu’elles spécifient les êtres, les ordonnant, les définissant, les déterminant, les informant et, en un mot, les améliorant. » De spécial. legibus, 46-48, t. i, p. 218-219.

Ailleurs, ce n’est plus Platon, ce sont les stoïciens qui inspirent Philon : « Moïse a souscrit à la doctrine de la communion et de la sympathie de l’univers, il a affirmé que le monde était unique et produit… mais il a surpassé les philosophes par sa conception de Dieu ; il a bien vu que ni le monde, ni l’âme du monde n’était le Dieu suprême, que les astres et leurs révolutions n’étaient pas pour les hommes les causes premières de ce qui leur arrive, mais que cet univers est maintenu par des puissances invisibles que le démiurge a tendues des extrémités de la terre jusqu’aux limites du ciel, afin que ce qu’il avait lié ne se déliât pas, car les puissances sont les liens infrangibles du monde. » De migratione Abraham, 180-181, t. i, p. 464.

Il peut suffire de citer des textes comme ceux-ci et de les rapprocher l’un de l’autre pour se rendre compte qu’il serait vain de vouloir ramener à une parfaite cohésion les formules employées par Philon a propos des puissances ; et le philosophe semble prendre plaisir à déconcerter les commentateurs lorsqu’il distingue tantôt deux puissances, la puissance créatrice qui est nommée Dieu dans l’Écriture et la puissance royale qui reçoit le nom de Seigneur, De sacrificant., 307 ; De Abrahamo, 121 ; De planlatione Noe, 86. Mangey, t. ii, p. 258 et 19 ; 1. 1, p. 342, tantôt trois, ou quatre, ou cinq, ou même un nombre infini ; lorsqu’il identifie les puissances avec les anges pour déclarer ailleurs que les anges sont les ministres des puissances ; lorsqu’il affirme que les puissances ne se distinguent pas des idées, quitte à enseigner ensuite que le monde des idées a été fait par les puissances. Ces contradictions s’expliquent en partie parce que Philon est un exégète et qu’il se laisse toujours guider, dans l’expression et le développement de sa pensée par le texte biblique dont il fait le commentaire. Mais elles proviennent aussi d’un manque réel d’unité dans la doctrine qu’il essaie de formuler.

L’idée de l’infinité incompréhensible et ineffable de Dieu domine son esprit. Comment alors saisir Dieu et comment parler de lui ? Il faut, estime Philon, faire intervenir les puissances, qui sont autant de points de vue desquels nous envisageons l’Être absolu : selon que nous le considérons comme créateur ou comme gouvernant, nous parlons de la puissance créatrice ou de la puissance royale ; il peut nous arriver de séparer l’une de l’autre ces puissances et même de les regarder d’une manière indépendante de Dieu : elles semblent alors de véritables intermédiaires. Mais il peut arriver également — et ceci est plus exact — que nous les replacions en Dieu, et elles ne sont plus que des attributs ou dis aspects de la monade indivisible. Il n’y a rien ici qui la la Trinité chrétienne, et bien i

sont ceux qui ont pu se méprendre à ce sujet.
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Le Logos.
Les puissances ne tiennent d’ailleurs qu’une place secondaire dans la philosophie de Philon. Il en va autrement du Verbe qui reparaît à tout instant et semble jouer un rôle capital parmi les intermédiaires. L’examen de la doctrine philonienne du Logos est d’autant plus important que beaucoup ont cru trouver là le point de départ de l’enseignement de saint Jean. Si la dépendance de l’évangéliste par rapport à Philon pouvait être démontrée, il y aurait là une lumière décisive jetée sur un des problèmes essentiels de l’histoire des dogmes : il faut tout de suite ajouter que la démonstration est loin d’être faite et que l’originalité de saint Jean ne saurait être trop fermement proclamée.

Du moins est-il possible de donner une idée exacte de l’enseignement de Philon sur le Verbe ? Cela même est loin d’être assuré, et les critiques disputent encore sur l’un des points essentiels : le Logos phi Ionien est-il ou n’est-il pas personnel ? La persistance du conflit montre au moins que les expressions du philosophe alexandrin sont loin d’être claires et qu’ici encore, comme tout à l’heure à propos des puissances, on peut trouver des textes capables d’incliner l’esprit en des sens très différents.

Le problème à résoudre est théoriquement assez simple : Comment Dieu entre-t-il en relations avec le monde ? comment le monde entre-t-il en relations avec Dieu ? Par le Logos. Le Logos est l’intermédiaire désigné entre l’infini et le fini. Il permet à l’intelligence de s’élever jusqu’à Dieu ; il est l’intercesseur qui présente à Dieu les hommages du monde ; il est l’instrument de Dieu dans la création du monde.

Sans peine, on pourrait citer ici de nombreux textes. Nous n’en rappellerons qu’un ou deux à titre d’exemples : « Le Père qui a tout engendré, écrit Philon, a donné au Logos ce privilège insigne d’être mitoyen entre la créature et le Créateur et de séparer l’un de l’autre. Car il est auprès de l’incorruptible le suppléant de la nature mortelle toujours prête à défaillir, et il est près des sujets l’ambassadeur du roi. Et il se réjouit de ce privilège et il l’exalte en disant : « Je me « tenais entre le Seigneur et nous. En effet, n’étant ni « sans principe comme Dieu, ni produit comme vous, « mais intermédiaire entre ces deux choses extrêmes, « je suis pour tous deux comme un otage : au Créateur « je donne l’assurance que la race entière ne disparaîtra « ni ne se détruira en bouleversant l’ordre du monde ; « à la créature, je fais espérer que le Dieu miséricordieux ne négligera jamais l’œuvre qui est la sienne. » Quis rer. divin. heres, 205-206, Mangey, t. i, p. 501502. Le rôle médiateur du Logos est nettement mis en relief dans ces lignes. On aimerait pourtant savoir, puisque le Logos n’est ni sans principe, agenetos, ni produit genetos, ce qu’il est réellement, car on a peine à concevoir un troisième terme entre les deux.

Ailleurs, Philon insiste sur le rôle du Logos dans la création : « Pour la production d’un être quelconque bien des principes doivent concourir : la cause proprement dite, la matière, l’instrument, la fin. Si quelqu’un demandait ce qu’il faut pour la construction d’une maison ou d’une cité, on dirait : un ouvrier, des pierres, du bois, des instruments… Et si l’on passe de ces constructions particulières à la grande maison, à la grande cité qu’est le monde, on trouvera que la cause c’est Dieu qui l’a fait ; la matière ce sont les quatre éléments dont il a été composé ; l’instrument est le Logos divin par qui il a été construit ; le but de la construction est la bonté du Démiurge. » De cherubim, 125-127, t. i, p. 162 ; cf. Leg. allegor., iii, 96 ; Quod Deus sit immutabilis, 57 ; De sacrificiis Abel et Caïni, 8, Mangey, t. i, p. 106, 281, 165.

On le voit, dans des textes de ce genre, Philon ne s’exprime pas de manière assez nette pour qu’il soit permis de savoir s’il fait ou non du Logos un être personnel. Ailleurs, il semble plus précis. C’est ainsi qu’à plusieurs reprises, il fait du Logos le fils aîné de Dieu, De agricultura, 51 ; De confus. linguar., 63, 146 ; De fuga, 109 ; De somniis, i, 215, t. i, p. 308, 414, 427, 562, 653 ; et, comme on l’a remarqué, « cette expression est d’autant plus notable qu’elle n’apparaît pas, comme beaucoup d’autres, amenée par un artifice d’exégèse. Philon l’emploie, non parce que le texte qu’il commente la lui impose ou la lui suggère, mais simplement parce qu’elle correspond à sa pensée. » J. Lebreton, 'op. cit., p. 216. Il identifie encore le Logos avec l’ange de Jahvé dont parlent les Livres saints : « Pourquoi donc nous étonner encore, si Dieu apparaît semblable aux anges et parfois même aux hommes, pour secourir ceux qui en ont besoin ? Ainsi quand l’Écriture dit : « Je suis le Dieu qui t’a apparu dans le « lieu de Dieu », pense qu’il a pris en apparence la place d’un ange, sans changer toutefois, pour aider celui qui ne pouvait pas autrement voir le vrai Dieu. De même donc que ceux qui ne peuvent pas voir le soleil lui-même voient son reflet et que ceux qui voient le halo de la lune croient voir la lune elle-même, ainsi de même se perçoit l’image de Dieu par son ange, le Logos, comme Dieu lui-même. » De somniis, i, 238239, Mangey, t. i, p. 655, 656.

Ailleurs, Philon voit dans le grand-prêtre une figure du monde ou du Logos : pour lui, le grand-prêtre idéal, c’est le Logos qui est revêtu du monde, comme le grand-prêtre juif l’est de ses vêtements symboliques, et tout ce que la Loi commande au grand-prêtre ou exige de lui est interprété allégoriquement du Logos : « Son père, sa mère doivent être purs… Son père est Dieu, le père de l’univers ; sa mère est la Sagesse par laquelle tous les êtres sont venus à l’existence. .. Le Logos très vénérable de l’être revêt comme vêtement le monde ; car il se couvre de la terre et de l’eau et de l’air et du feu et de tout ce qui en vient… Il ne doit jamais enlever sa mitre, c’est-à-dire qu’il ne doit jamais déposer son diadème royal, symbole d’une puissance non pas souveraine, mais subordonnée et d’ailleurs admirable. Il ne doit pas déchirer ses vêtements, car il est, comme il a été dit, le lien de l’univers et il en maintient toutes les parties et il les enserre en les empêchant de se dissoudre et de se disjoindre. » De fuga, 109-118, Mangey, t. i, p. 562-563.

Nous retrouvons dans ces dernières expressions les formules stoïciennes que nous avons déjà relevées chez Philon ; et bien souvent on peut encore les signaler : « Nul élément matériel n’est assez fort pour porter le monde, mais le Logos éternel du Dieu éternel est le soutien très ferme et très solide de l’univers. C’est lui qui, tendu du centre aux extrémités et des extrémités au centre, dirige la course infaillible de la nature, maintenant et reliant fortement entre elles toutes les parties : car le père qui l’a engendré en a fait le lien infrangible de l’univers. » De plantatione Noe, 8-9, t. i, p. 330-331. « La terre et l’eau, placées au milieu de l’air et du feu et entourées par le ciel n’ont aucun appui extérieur, mais se tiennent entre elles, attachées l’une à l’autre par le Logos divin, architecte très sage et harmonie très parfaite. » Quæst. in Exod., ii, 90, éd. Aucher, p. 528. « De même que l’or est impénétrable aux flèches et de même qu’il reste infrangible quand il est étendu en membranes très fines, ainsi le Logos s’étend, se répand, atteint tout, en restant plein tout entier dans tous les êtres et en unissant tout le reste dans l’unité d’un même tissu. » Quis rerum dioinar. heres, 217, Mangey, t. i, p. 503.

N’avons-nous pas dans ces formules d’allure toute stoïcienne un principe de solution au problème fondamental que nous posions tout à l’heure ? Le Logos

stoïcien n’a assurément rien de transcendant ; son
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TRINITE. PHILON LE JUIF

immanence ne saurait faire l’ombre d’un doute. Si le Logos de Philon n’est autre que celui des stoïciens, d’où lui viendrait sa transcendance ? Il est vrai que nous n’avons pas le droit de pousser trop loin le parallélisme, car ce serait oublier que Philon est Juif et qu’il a donc un Dieu personnel, d’une personnalité tellement relevée et tellement lointaine que c’est précisément pour lui permettre d’entrer en relations avec le monde qu’il a dû faire appel au Logos.

Nous voici donc au rouet ; d’autant plus que nous ne pouvons pas faire abstraction de quelques passages, rares assurément, mais capitaux, où le Logos est qualifié du titre de Dieu. Dans le De somniis, Philon semble encore reculer ; il déclare qu’on ne peut nommer le Logos Dieu que par catachrèse et qu’il faut soigneusement distinguer entre le Dieu unique, désigné avec l’article et le Logos, appelé Dieu sans article : « Il ne faut pas passer rapidement sur cette parole : « je suis

« le Dieu que tu as vu dans le lieu de Dieu » ; mais rechercher

avec soin si en effet il y a deux dieux… Que faut-il dire ? il n’y a qu’un Dieu véritable, mais il y en a plusieurs appelés ainsi par catachrèse. Aussi le texte sacré, en cet endroit, désigne par l’article le Dieu véritable. .. mais sans article celui qui est appelé ainsi par catachrèse… Il appelle Dieu son Logos très vénérable, ne se laissant pas arrêter par des scrupules d’expression, mais n’ayant en vue qu’une fin : dire des choses. » De somniis, i, 228-230, t. i, p. 655.

Ailleurs, Philon se demande comment Dieu peut jurer par lui-même ; et après une longue discussion il conclut qu’on ne peut pas jurer par Dieu parce qu’on ne peut rien déterminer de sa nature : c’est assez de pouvoir jurer par son nom, c’est-à-dire par son interprète le Logos : c’est là le Dieu de nous autres imparfaits ; le premier Dieu est le Dieu des sages et des parfaits. Leg. allegor., iii, 207-208. t. I, p. 128. Qu’est-ce à dire, sinon que Dieu est inconnaissable et que, pour l’atteindre, il est nécessaire de passer par le Logos qualifié de Dieu pour la circonstance ? Ce titre ne doit pas nous arrêter : il n’y a qu’un seul Dieu, et on le sait bien ; mais comme seuls les parfaits sont capables de s’élever jusqu’à lui par l’intuition mystique, le Logos permet du moins aux autres de ne pas rester totalement privés de sa connaissance.

Un troisième texte, cité par Eusèbe, Prœpar. evang., vu, 13, est peut-être plus important : « Pourquoi Dieu dit-il qu’il a fait l’homme à l’image de Dieu, comme s’il parlait d’un autre Dieu et non pas à son image ? C’est un oracle admirable de sagesse. Rien de mortel ne saurait être assimilé à l’Être suprême, au Père de l’univers, mais seulement au second « lieu qui est son Logos. Cari’fallait que l’empreinte raisonnable qui est dans l’homme fût gravée par le Logos divin ; car le Dieu qui est antérieur au Logos dépasse toute nature raisonnable ; et il était impossible que rien de produit fût assimilé à celui qui est au-dessus du Logos et qui a une essence excellente et singulière. » P. G., t. xxi, col. 545. On remarquera l’expression : second Dieu, employé à propos du Logos ; nous la retrouverons plus tard dans saint Justin, avec un sens précis. Philon ne l’emploie que pour éviter d’attribuer la divinité au Logos sans aucune réserve ni restriction. Puisque le texte sacré explique que l’homme a été fait à l’image de Dieu et non pas qu’il est l’image de Dieu, il y a à cela des raisons ; c’est qu’en effet l’image de Dieu est le Logos, cause exemplaire de toutes choses et modèle de l’homme. Le Logos n’est pas, ne peut pas être identique à Dieu ; et cependant il ne peut pas en être absolument distinct puisqu’il permet à la créature de rencontrer Dieu.

De quelque côté que nous nous tournions, c’est toujours la même difficulté et c’est, toujours aussi la même confusion. Nous pourrions citer beaucoup plus de textes que nous ne l’avons fait : nous n’aboutirions pas à des résultats plus clairs ou mieux établis. Ceux des historiens qui refusent la personnalité au Verbe dont parle Philon reconnaissent que certains passages semblent s’opposer à leur conclusion ; ceux qui au contraire optent finalement en faveur de la personnalité n’ignorent pas qu’on peut leur opposer de fort bons arguments.

Nous ne sommes pas absolument obligés de prendre parti, car, en toute hypothèse, le Logos de Philon n’a rien à voir avec la Trinité chrétienne. On a fait remarquer, ce qui est en effet décisif, que Philon n’a pas la moindre idée de l’incarnation du Logos : si, d’après lui. le Logos agit dans les âmes pieuses, c’est par une motion intérieure ; et les grands inspirés, les prophètes d’Israël eux-mêmes, s’i’s sont conduits par le Logos ne lui sont pas indissolublement unis ; à plus forte raison ne lui sont-ils pas joints, de manière à ne faire avec lui qu’une seule réalité. Lorsque saint Jean déclarera que le Verbe s’est fait chair, il exprimera, dans ces simples mots, une idée totalement étrangère au philonisme, en même temps qu’il affirmera d’une manière indiscutable la personnalité du Logos qui, étant de toute éternité en Dieu, devient comme l’un d’entre nous et daigne habiter parmi nous.

D’autre part, si le Logos est une pièce essentielle de la philosophie de Philon, s’il est en quelque sorte exigé par lui, c’est parce qu’au point de départ de ce système figure un Dieu absolument transcendant et incommunicable. Il est cependant nécessaire que Dieu intervienne dans les affaires du monde, tout au moins pour le créer et pour le conserver. Le Dieu chrétien est lui aussi transcendant et il est infiniment au-dessus de toutes les choses qu’il a créées ; mais cela ne l’empêche pas de montrer sa bonté aux hommes, de les aimer, de veiller sur le plus petit d’entre eux. Saint Jean insiste assurément sur la part que prend le Verbe à la création ; il n’en reste pas moins que le Créateur du ciel et de la terre est Dieu, le Père tout puissant.

Enfin, le Verbe dont parle saint Jean est, de toute évidence, une personne. Indissolublement uni au Père, il agit, il pense, il veut ; il est un centre d’attribution. Il reste fort douteux qu’on puisse dire la même chose du Logos philonien, qui doit trop à la philosophie stoïcienne pour être véritablement distinct et de Dieu et du monde. Philon, et c’est l’intérêt de son système, a reconnu que, pour imposer à la pensée grecque l’idée d’un Dieu transcendant, tout en maintenant l’idée révélée par la Bible d’une action de Dieu dans le monde et spécialement dans les âmes des justes, il était indispensable de faire appel à un intermédiaire qui ne fût ni produit, ni improduit, ni créé, ni incréé, mais qui gardât en lui des traits du divin et des marques de l’imperfection. Cette solution contradictoire ne pouvait plaire à personne. « Pour les Juifs, c’était enlever quelque chose de l’honneur dû à Dieu, cause universelle, qu’il importait de ne rattacher au monde par aucun être qui pût lui être comparé. Les philosophes ne reconnaissaient pas leur droite raison dans cette conception presque mythologique qui n’avait pas l’avantage d’une longue possession des âmes. » Le système de Philon n’éveilla pas d’écho autour de lui, quelle que dût être la vogue de la méthode allégorique qui lui avait servi à l’étayer.

On comprend que ce soit sans regret que nous abandonnions le philosophe alexandrin. Les immenses efforts de Philon pour attirer les Grecs au judaïsme se soldent en définitive par un échec : personne ne se convertit à son appel, car le Dieu qu’il prêchait était trop loin du monde et le Logos était impuissant à combler l’abîme ainsi ouvert. Lorsque Jésus commencera à enseigner en Galilée la venue du royaume de Dieu et la bonté du Père céleste, ce n’est pas à Philon qu’il se rattachera ni même aux rabbins palestiniens, mais aux livres de l’Ancien Testament, et spécialement aux prophètes dont il réalisera les promesses. De là le caractère étrangement vivant de sa doctrine. Avec lui, c’est vraiment le Dieu vivant que nous allons retrouver.


II. La révélation chrétienne.

1. l’enseignement de Jésus d’après les évangiles synoptiques.

En toute hypothèse, les Évangiles synoptiques sont les premiers livres du Nouveau Testament que nous devions interroger. Ils ne sont pas les plus anciens, puisque les épîtres de saint Paul et sans doute aussi les épîtres catholiques ont été rédigées avant eux. Mais ils sont certainement ceux qui nous font le mieux connaître l’enseignement habituel de Jésus. L’Évangile de saint Jean, tout le monde le sait et nous aurons à le redire, est un livre à part : certes, nous n’y trouverons rien que Jésus n’ait enseigné lui-même à ses apôtres ; mais nous y trouverons sa doctrine longuement méditée et amoureusement vécue par un disciple de choix, donc exprimée avec une plénitude que ne pouvaient pas posséder de la même manière les premiers évangélistes. Nul ne sera étonné de nous voir reporter l’étude de la théologie johannique après celle même des épîtres, de manière à respecter ici l’ordre chronologique. Avant d’être écrits, les Synoptiques ont été prêches ; ils ont fourni le thème des plus anciennes catéchèses ; ils traduisent de la manière la plus exacte ce qui a d’abord été connu et compris du Christ et de sa doctrine.

A peine est-il besoin de rappeler, au début de cette enquête, le caractère concret de l’enseignement du Sauveur. Ce n’est pas un théologien ou un philosophe qui s’exprime par sa bouche ; c’est l’ami des petits et des pauvres, qui emploie leur langage et ne désire rien tant que de les entraîner à sa suite. Aussi les Évangiles synoptiques ne donnent-ils pas une théorie du mystère de la Trinité ; il faut même attendre jusqu’à la dernière page et presque jusqu’à la dernière ligne de l’Évangile selon saint Matthieu, pour trouver la formule décisive qui nomme les trois personnes divines, de manière à mettre en relief l’unité de leur action et l’identité de leurs attributions : « Allez, dira le Sauveur à ses disciples, avant de remonter vers son Père ; enseignez toutes les nations ; baptisez-les au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. » Matth., xxviii, 19. Jusque-là, le Sauveur procédera plutôt par voie d’allusions ; il parlera de son Père qui est dans les cieux ; il fera comprendre que lui-même est d’une manière absolument unique le Fils du Père céleste ; il rappellera la sainteté de l’Esprit et mettra en relief la gravité du blasphème contre lui. Peu à peu, ses auditeurs apprendront à rapprocher les unes des autres toutes ces leçons et, sans que le moindre doute ait jamais pu effleurer leurs âmes au sujet de l’unité divine, ils se rendront compte que le Dieu unique dans son essence réalise dans sa vie intime une ineffable Trinité de personnes : quel éblouissement que cette découverte !

1° Dieu le Père.

Le message de Jésus est essentiellement la bonne nouvelle du royaume de Dieu. Mais Dieu est bien plutôt annoncé par lui comme un père que comme un souverain puissant et redoutable. Le souverain apparaît certes dans quelques paraboles : on peut dire que, par rapport à l’ensemble de l’Évangile, son rôle est insignifiant. Partout, le Père céleste est mis au premier pian. H suffit de lire le discours sur la montagne pour s’en rendre compte : « Ne vous inquiétez pas, pour votre vie, de ce que vous mangerez, ni pour votre corps, de ce dont vous vous vêtirez. Est-ce que la vie n’est pas plus que la nourriture et le corps plus que le vêtement ? Regardez les oiseaux du ciel ; ils ne sèment ni ne moissonnent ni ne recueillent dans des greniers, et votre Père céleste les nourrit : est-ce que vous ne valez pas plus qu’eux ?…Ne vous tourmentez donc pas en disant : Que mangerons-nous ? Que boirons-nous ? De quoi nous vêtirons-nous ? De tout cela les païens s’inquiètent. Mais votre Père céleste sait que vous avez besoin de tout cela. « Matth., vi, 25-32.

Dieu est le père des hommes : il les aime avec tendresse ; si les hommes qui sont mauvais savent donner de bonnes choses à leurs amis, combien plus le Père qui est bon traitera-t-il ses enfants avec générosité ! Il les récompense pour le bien qu’ils auront fait : même un verre d’eau donné en son nom ne reste pas sans être récompense ; et ceux qui ont jeûné, prié, fait l’aumône sans ostentation ni orgueil, mais au contraire de façon à ne pas être vus des hommes, seront magnifiquement rémunérés par le Père céleste qui voit dans le secret. Il pardonne leurs péchés, et la parabole de l’enfant prodigue est la plus splendide expression, la plus touchante aussi qu’il soit possible de trouver, de la miséricorde divine.

Il y a cependant autre chose et qui doit nous retenir davantage. Dieu n’est pas seulement le père de tous les hommes. Il est d’une manière spéciale et absolument unique le Père de Jésus. Celui-ci le déclare dès son enfance : lorsque la Vierge Marie et saint Joseph le retrouvent au temple de Jérusalem au milieu des docteurs, la seule réponse qu’il fasse à leurs questions angoissées est celle-ci : « Pourquoi me cherchiez-vous ? ne saviez-vous pas que je devais être aux affaires (ou dans la maison) de mon Père ? » Luc, II, 49. Plus tard, au cours de son ministère public, il ne perd aucune occasion de mettre en relief le caractère exclusif de ses rapports avec son Père : « Quiconque fait la volonté de mon Père qui est dans les cieux, celui-là est mon frère et ma sœur et ma mère. » Matth., xii, 50. « Je dispose en votre faveur du royaume, comme mon Père en a disposé en ma faveur. » Luc, xxii, 29. « Voici que je fais descendre sur vous le promis de mon Père. » Luc, xxiv, 49. « Quant à être assis à ma droite et à ma gauche, ce n’est pas à moi de vous le donner, ces places seront à ceux à qui mon Père les a réservées. » Matth., xx, 23. « Venez les bénis de mon Père ; possédez le royaume qui vous a été préparé depuis le commencement du monde. » Matth., xxv, 34. Aussi bien, les hommes n’ont-ils pas le droit de parler ainsi : lorsqu’ils prient, ils disent Notre Père, car Dieu est leur père commun ; mais aucun d’eux ne peut, comme Jésus, dire : mon Père ; et le Sauveur lui-même fait nettement la distinction dans une parole rapportée par l’évangile de saint Jean : « Voici que je monte vers mon Dieu et votre Dieu, vers mon Père et votre Père. » Joa., xx, 17. D’un côté, tous les hommes y compris les apôtres ; de l’autre, Jésus seul, en présence de son Dieu qui est aussi son Père.

2° Le Fils.

Il y a là un mystère que nous devons chercher à éclaircir. Ce mystère est celui de Jésus-Christ, Fils de Dieu, ainsi que s’exprime, dès son premier verset, l’évangile de saint Marc. Quelques critiques ont prétendu, il est vrai, que le titre de Fils de Dieu ne signifiait rien de plus que celui de Messie. Nous avons déjà fait justice de cette affirmation qui ne repose sur aucun fondement, car, à l’époque du Sauveur, bien rare était l’expression Fils de Dieu, si même elle était employée. Si l’on donne ce titre à Jésus, c’est qu’il le mérite en un sens absolument unique.

Lui-même cependant ne le revendique pas lorsqu’il parle de lui. Il emploie une expression plus humble, bien que tout aussi mystérieuse : il s’appelle le « Fils de l’homme ». Des trésors d’érudition ont été dépensés pour retrouver l’origine de la formule et son sens

exact : il n’est pas sûr que ces recherches aient été
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TRINITÉ. LES ÉVANGILES SYNOPTIQUES

couronnées de succès. Les uns pensent qu’il y a là, sans aucune intention précise, un simple synonyme du pronom « je » et que le Fils de l’homme veut simplement dire : l’homme que je suis. Explication insoutenable ! car elle ne tient pas compte de l’emphase de l’expression et pas davantage de l’exclusivité de son emploi : Jésus est seul à parler ainsi, et il est remarquable que, en dehors de l’Évangile, il ne soit plus jamais question du Fils de l’homme dans le Nouveau Testament, sinon une fois, Act., vii, 56. D’autres, rappelant la vision de Daniel où le prophète avait vu sur les nuées du ciel quelqu’un de semblable à un fils d’homme, estiment que Jésus a pu faire allusion à cette scène, et il est vrai que lorsqu’il déclare solennellement :

« Vous verrez le Fils de l’homme siéger à

la droite du Tout-Puissant et venir sur les nuées du ciel », Matth., xxvi, 64 ; cf. xxiv, 30, il semble évoquer l’image de la glorieuse apparition dont parle Daniel. N’oublions pas cependant que Daniel ne parle pas du Fils de l’homme, mais de quelqu’un qui est comme un fils d’homme, c’est-à-dire qui ressemble à un homme par l’allure de sa personne. N’oublions pas davantage que Jésus se désigne comme le Fils de l’homme non seulement quand il annonce son avènement glorieux, mais aussi lorsqu’il parle de sa mort : « Il faut que le Fils de l’homme soit livré entre les mains des pécheurs, qu’il soit crucifié, et qu’il ressuscite le troisième jour. » Luc, xxiv, 7 ; cf. Matth., xx, 18-19 et xvii, 12 et souvent ailleurs. Parfois aussi, Jésus emploie l’expression dans des contextes tout différents : < Afin que vous sachiez que le Fils de l’homme a sur terre le pouvoir de remettre les péchés. » Matth., ix, 6. « Le Fils de l’homme est maître même du sabbat. » Matth., xii, 8. Est-il permis, dans ces conditions, de penser que le texte de Daniel était assez compréhensif pour autoriser un tel élargissement de la formule ? D’autres encore se réfèrent de préférence aux prophéties d’Isaïe sur le serviteur de Jahvé, mis à mort à cause des péchés de son peuple et estiment que Jésus a employé pour parler de lui une formule volontairement humiliée, de manière à mettre en relief le vrai caractère de sa mission rédemptrice, mais ces derniers semblent oublier les passages évangéliques qui prédisent la glorieuse venue sur les nuées du ciel. On le voit, la question est difficile. D’ailleurs nous n’avons pas besoin ici de chercher davantage la solution. Il nous suffit de savoir que Jésus a pris pour lui ce titre sans éclat, à peu près inconnu de ses concitoyens et que, sous ce titre même, il s’est fait reconnaître comme le Fils de Dieu.

Cette reconnaissance est d’abord le fait des démons qu’il chasse du corps des possédés. Elle est même, dès avant l’inauguration du ministère public, le fait du tentateur qui, durant quarante jours, l’a éprouvé dans le désert : « Si tu es le Fils de Dieu, dis que ces pierres deviennent des pains… Si tu es le Fils de Dieu, jette-toi en bas.. Matth., iii, 3 et 6. Plus tard, les esprits mauvais se montrent plus affirmatifs : « Nous savons qui tu es, le Saint de Dieu. » Marc, i, 24. « Tu es le Fils de Dieu. » Mare., iv, 12. « Qu’y a-t-il entre moi et toi, Jésus, Fils du Dieu très haut ? Je t’adjure par Dieu, ne me tourmente pas. » Marc, v, 7. C’est en vain que Jésus essaie d’imposer silence aux démons. Ceux-ci ne peuvent pas en quelque sorte résister à la force qui les oblige à proclamer leur vainqueur.

À leur tour, les apôtres saluent aussi en Jésus le fils de Dieu. Le Sauveur se fait lentement connaître à eux. Lorsqu’aux premiers enthousiasmes du début a succédé la défiance, il se plaît à leur expliquer lis paraboles et à leur découvrir le mystère du royaume. Puis, lorsqu’il juge le moment venu pour les explications décisives, il leur pot* Il grande question : Qui dit-on qu’est le Fils de l’homme ? « Et les disciples répondent : Les uns disent que c’est Jean-Baptiste, d’autres Élie, d’autres Jérémie, ou l’un des prophètes. Et Jésus leur dit : Et vous, qui dites-vous que je suis ? Simon-Pierre lui répondit : Tu es le Christ, Fils du Dieu vivant. Et Jésus dit : Tu es heureux, Simon, Fils de Jean, car ce n’est pas la chair et le sang qui te l’a révélé, mais mon Père qui est dans le ciel. » Matth., xvi, 13-17.

On a maintes fois commenté ce passage ; on a même essayé d’en vider la signification, sous prétexte que, dans les textes parallèles de saint Marc et de saint Luc, la confession de saint Pierre porte exclusivement sur la dignité messianique de Jésus et non sur sa filiation divine. Cependant nous avons le droit et même le devoir de nous attacher à la formule de saint Matthieu, parce que la déclaration de l’apôtre et celle de Jésus se commandent mutuellement : il est bien assuré que si l’apôtre n’a pas reconnu à Jésus une dignité incomparablement supérieure à toute dignité humaine, la promesse d’indéfectibilité qui lui est faite avec une autorité absolue tombe dans le vide. Essentiellement, la confession de Pierre proclame que Jésus est le Messie ; mais elle s’élève plus haut : Jésus n’est ni Jean-Baptiste, ni Élie, ni Jérémie, ni un prophète. Ceux qui pensent ainsi sont des hommes. Les apôtres, éclairés par le Père céleste, jouissent d’une intelligence en quelque manière surhumaine. Ils perçoivent le mystère, bien qu’ils ne le soupçonnent pas encore. En reconnaissant en Jésus le Fils de Dieu, ils s’engagent dans une voie dont ils sont loin de connaître le terme.

Les Juifs eux-mêmes sont instruits de la divinité de Jésus. Il faut, pour cela, attendre la dernière semaine du ministère public ; mais alors, les déclarations se multiplient, de plus en plus claires, de plus en plus pressantes. C’est d’abord la parabole des vignerons :

« Un homme planta une vigne ; il l’entoura d’une clôture,

creusa une cuve, bâtit une tour ; puis il la loua à des vignerons et partit en pays étranger. À la saison, il envoya vers les vignerons un serviteur, pour avoir d’eux une part des fruits de la vigne. S’étant saisis de lui, ils le battirent et le renvoyèrent les mains vides. Il leur envoya un autre serviteur ; ils le frappèrent à la tête et l’outragèrent. Il en envoya encore un autre, ils le tuèrent ; et plusieurs autres encore, ils battirent les uns et tuèrent les autres. Mais il lui restait encore quelqu’un, son fils unique ; il l’envoya le dernier vers eux, en se disant : ils respecteront mon fils. Mais ces vignerons se dirent entre eux : C’est l’héritier, eh bien, tuons-le et l’héritage sera pour nous. S’étant saisis de lui, ils le tuèrent et le jetèrent hors de la vigne. Que fera le maître de la vigne ? Il viendra et il perdra ces vignerons et il donnera sa vigne à d’autres. » Marc, xii, 1-9 ; cf. Matth., xxi, 33-41 ; Luc, xx, 9-16.

L’allégorie est aussi claire que possible. Le père de famille est Dieu ; les vignerons, c’est le peuple juif ; la vigne, c’est le royaume. L’un après l’autre, Dieu envoie aux mauvais vignerons ses serviteurs qui sont les prophètes : vains efforts ; les prophètes ne sont pas écoutés ; tout au contraire, ils sont malmenés, fouettés, blessés, mis à mort. Il reste pourtant à Dieu un fils unique, un fils bien-aimé ; et celui-ci est envoyé à son tour. N’y a-t-il pas des chances pour que lui du moins soit écouté et respecté ? C’est le contraire qui arrive : l’allégorie s’achève sur la perspective tragique de la mort du fils unique. Nous n’hésitons pas plus que les auditeurs de Jésus à reconnaître ce fils : c’est de lui-même que le Sauveur vent parler. Sans doute, il est homme comme déjà les serviteurs l’avaient été ; mais Dieu est aussi représenté sous la figure d’un homme et cet anthropomorphisme est indispensable à la mise en scène. Mais il est bien supérieur à tous les serviteurs, et il est unique puisque seul il est le Fils. Une hésitation

peut encore subsister sur le sens dans lequel il
1575 TRINITÉ. LES ÉVANGILES SYNOPTIQUES
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faut interpréter la filiation divine de Jésus ; et le voile du mystère n’est pas déchiré. Les auditeurs sont du moins amenés à réfléchir sur la dignité que le Seigneur s’attribue d’une manière aussi exclusive.

Un pas de plus est franchi, lorsque Jésus pose la fameuse question sur le Fils de. David : « Comment donc les scribes disent-ils que le Christ est fils de David ? Car David lui-même a dit, sous l’inspiration de l’Esprit-Saint : « Le Seigneur a dit à mon Seigneur : a assieds-toi à ma droite jusqu’à ce que je messe tes « ennemis sous tes pieds. » David lui-même l’appelle Seigneur : comment donc est-il son fils ? » Marc, xii, 35-37. Le texte du psaume était bien connu, et les Juifs n’hésitaient pas à l’interpréter dans un sens messianique. Mais le problème soulevé par Jésus n’avait pas, semble-t-il, retenu leur attention : il méritait cependant d’être posé. Le Messie est le Seigneur de David ; il lui est donc supérieur ; bien plus il est invité à prendre place à la droite du Tout-Puissant et même à s’asseoir à son côté, pour partager en quelque sorte sa royauté : n’est-il donc pas l’égal de Dieu qui lui assigne un pareil rang d’honneur ?

Enfin le décisif aveu est prononcé aux premières heures de la passion : Jésus est conduit devant le grand-prêtre, et celui-ci s’efforce d’obtenir de lui des déclarations qui puissent servir de prétexte à une sentence capitale. Les témoins qui ont défilé les uns après les autres n’ont rien dit ou ont apporté des affirmations contradictoires : « Le grand-prêtre, se levant (alors), lui dit : « Tu ne réponds rien ? Qu’est-ce que ces « gens témoignent contre toi ? » Mais Jésus se taisait. Le grand-prêtre lui dit : « Je t’adjure, au nom de Dieu vivant, de nous dire si tu es le Christ, le Fils de Dieu. Jésus lui dit : « Tu l’as dit. En outre, je vous le dis, vous verrez désormais le Fils de l’homme assis à la « droite de la Puissance et venant sur les nuées du ciel. » Alors, le grand-prêtre déchira ses vêtements en disant : « Il a blasphémé. Qu’avons-nous encore besoin de témoins ! Vous venez d’entendre le blasphème. Que vous en semble ? » Et ils répondirent : « Il est digne de mort. » Matth., xxvi, 62-66.

La question posée à Jésus est aussi claire que possible : elle porte à la fois sur sa dignité messianique et sur sa qualité de Fils de Dieu. Dans la pensée de Jésus d’ailleurs, les deux choses sont inséparables l’une de l’autre : comment serait-il le Messie s’il n’était pas le Fils de Dieu ? Et il répond en faisant une allusion évidente à la prophétie de Daniel. Le grand-prêtre ne s’y trompe pas : sans hésitation, il déclare blasphématoire la réponse de Jésus. « Or, on en convient sans peine, revendiquer simplement le titre de Messie n’était pas blasphémer et ce ne l’était pas non plus de se dire Fils de Dieu, si l’on entendait seulement par là une filiation morale et religieuse. Il fallait donc que ces deux affirmations eussent été dépassées par Jésus dans son enseignement tel que Caïphe le connaissait, tel par conséquent que les foules l’avaient entendu et que les disciples l’avaient reçu. » J. Lebreton, op. est., p. 328.

Ajoutons que les circonstances mêmes donnent un relief particulier à la réponse du Sauveur. L’heure est venue pour lui de rendre le témoignage suprême ; sa vie est l’enjeu de sa réponse ; il le sait et il n’hésite pas à se déclarer Fils de Dieu. Il a pu garder le silence devant les mensonges des faux témoins ; désormais, il se doit de parler, et il le fait sans phrases inutiles, mais sans obscurité. Ne disons pas qu’il manifeste clairement le mystère de ses relations intimes avec le Père ; aussi bien n’est-ce pas ce que lui demande le grand-prêtre. Il peut mettre lui-même dans l’expression Fils de Dieu bien plus de choses que son juge et ses auditeurs. Du moins, pour eux tous, il se place dans une sphère incomparablement supérieure à toutes les autres : nul ne peut le rejoindre parce que seul il est le Fils de Dieu.


Le Père et le Fils.

Sur les relations entre le Père et le Fils, quelques passages des Synoptiques nous éclairent davantage. Nous citerons d’abord le texte bien connu sur l’ignorance du jour du jugement. Interrogé par des apôtres sur le jour de la consommation finale, Jésus se contente de leur répondre : « Quant à ce jour ou à cette heure, nul ne le connaît, ni les anges dans le ciel, ni le Fils, mais le Père seul. » Marc, xiii, 32 ; Matth., xxiv, 36. Dans le texte de saint Matthieu les mots, ni le Fils, manquent dans la plupart des manuscrits grecs ; ils figurent par contre dans saint Marc d’une manière indiscutée ; et de fait, si l’on voit fort bien les raisons pour lesquelles un copiste soucieux d’orthodoxie a pu les omettre, on ne voit pas pourquoi ou comment ils auraient pu être introduits dans le texte évangélique. Leur authenticité peut être regardée comme certaine. Nous n’avons pas ici à discuter le problème théologique qu’ils soulèvent, celui de la science du Christ, voir l’art. Science, t. xiv, col. 1 630 sq., mais seulement à relever le titre de Fils que le Sauveur revendique pour lui. Ici, le mot uios est employé d’une manière absolue ; il se suffit à lui-même ; il n’a pas besoin d’explication : Jésus est le Fils par rapport au Père, et tout le monde sait bien quel est ce Père dont il parle. Il est aussi le Fils unique : personne ne possède cette dignité. Et il est bien au-dessus de toutes les catégories créées : les hommes et les anges lui sont inférieurs ; ils n’appartiennent pas à la même région. Cependant le Père reste plus grand que lui, puisqu’il sait ce que lui-même ignore.

Un second texte est plus important encore. La scène se passe, d’après saint Luc, après le retour des soixante-douze disciples qui viennent de raconter au Sauveur les prodiges accomplis en son nom. « A cette heure même (Jésus) tressaillit de joie dans l’Esprit-Saint et il dit : « Je te loue, Père, Seigneur du ciel et de la terre, parce que tu as caché ces choses aux sages et aux puissants et que tu les as révélées aux petits enfants. Oui, Père, parce que tel a été ton bon plaisir devant toi. Tout m’a été donné par le Père et personne ne sait qui est le Fils sinon le Père et qui est le Père sinon le Fils et celui à qui le Fils voudrait le révéler. » Luc, x, 21-22 ; Matth., xi, 25-27.

Ce texte figure dans saint Matthieu et dans saint Luc, mais il est absent de saint Marc, comme beaucoup d’autres : l’accord de Matthieu et de Luc est d’ailleurs une garantie suffisante de son authenticité. Les manuscrits grecs ne sont pas sans présenter des variantes assez considérables : ils hésitent en particulier entre les leçons egno et ginoskei, bien que saint Irénée accuse nettement les hérétiques marcosiens d’avoir introduit la leçon egno, et aussi entre l’ordre à donner aux deux membres de phrase relatifs à la connaissance réciproque du Père et du Fils. Malgré tout, le sens général du texte ne souffre pas grande difficulté et la traduction qui vient d’en être donnée a bien des chances de représenter les lectures les plus assurées de l’original grec.

La prière de Jésus est un acte de louange reconnaissante et joyeuse. Le Sauveur exulte dans l’Esprit-Saint et sous son action ; il commence par remercier le Père, son Père, d’avoir révélé aux enfants le mystère du royaume tandis qu’il le laissait ignoré des prudents et des sages. Ce n’est donc pas la raison naturelle qui peut connaître ce mystère ; il y faut une illumination divine. Personne ne peut venir s’il n’est attiré par le Père ; et seuls les petits dont l’âme est pure sont capables de se laisser entraîner. Mais il y a plus : tout a été donné au Fils par le Père ; le Fils a donc reçu la toute-puissance, comme il sera dit ailleurs par saint Matthieu ; il est le roi de l’univers en vertu de cette délégation dont la nature exacte n’est pas encore précisée, mais qui, nous le voyons dès maintenant, est bien autre chose qu’une simple adoption. Entre le Père et le Fils en effet, il y a réciprocité. Nul ne connaît le Fils sinon le Père ; et le temps présent qui est ici employé marque que cette connaissance est habituelle, qu’elle est même éternelle. Elle n’a pas eu une durée limitée ; elle s’exerce sans interruption. S’il s’agissait d’une connaissance superficielle de la personne de Jésus, les apôtres pourraient bien dire qu’ils connaissent leur maître, puisqu’ils vivent avec lui et sont les compagnons de ses courses, les confidents aussi de ses pensées. Ils savent même, ou ils sauront, qu’il est le Fils. Mais devant la nature intime ils restent dans l’ignorance. Il ne leur est pas possible, pas plus à eux qu’à personne, de la pénétrer. Seul le Père connaît exactement le Fils qu’il a engendré. Réciproquement, le Fils seul connaît le Père. Ici cependant, il y a une nuance, car le Fils est le révélateur du Père. On dirait qu’il est presque plus facile de connaître le Père que le Fils, puisque le Fils n’est manifesté par personne, tandis que le Père est révélé par le Fils tout au moins à certaines âmes de son choix. Il n’y a pas lieu de s’arrêter ici à cette difficulté. Le fait essentiel, celui qu’il faut souligner, c’est le caractère exclusif de la connaissance du Père par le Fils et du Fils par le Père : cette connaissance est naturelle et non pas acquise ; il semblerait même qu’elle suffit à caractériser le Père et le Fils ; en toute hypothèse, elle est complète, totale, sans ombre d’aucune sorte.

Le passage que nous étudions est unique dans les Synoptiques. On a relevé maintes et maintes fois son allure johannique et, de fait, le quatrième évangile fournit bien des parallèles, autant pour le style que pour les idées, à ce texte. Pourtant, il ne saurait être question d’un emprunt, puisque les Synoptiques sont bien antérieurs à saint Jean, ni d’une interpolation, puisque Matthieu et Luc garantissent le caractère primitif de la parole de Jésus. On voit sans peine l’importance de cette remarque qui garantit la valeur des formules en apparence les plus strictement johanniques.

4o Le Saint-Esprit.

L’Esprit-Saint apparaît à plusieurs reprises dans les Évangiles synoptiques ; mais on peut dire que, le plus souvent, sa personnalité n’est pas mise en relief et que les actions qui lui sont attribuées ne suffisent pas à nous la faire connaître. Dans l’évangile de l’enfance, nous apprenons que la conception virginale est l’œuvre du Saint-Esprit, Matth., i. 18, 20 ; Luc, i, 35. L’ange annonce à Zacharie que l’enfant promis à son épouse Elisabeth sera rempli du Saint-Esprit dès le sein de sa mère, Luc, i, 15, et cette prophétie se réalise en effet lors de la visite de la Vierge Marie. Luc, i, 42. Zacharie lui-même est rempli du Saint-Esprit, sous l’inspiration de qui il entonne le cantique Benedictus, Luc, i, 67. L’Esprit Saint habite l’âme du vieillard Siméon, Luc., ii, 15 ; et il lui fait savoir qu’il ne mourra pas avant d’avoir vu le Christ du Seigneur.

Plus tard, l’action de l’Esprit ne cesse pas de se manifester : Jean-Baptiste déclare qu’il baptise lui-même dans l’eau, mais qu’après lui doit venir un plus grand que lui qui baptisera dans l’Esprit-Saint. Marc, i, 8. Jésus, après avoir été baptisé, est poussé par l’Esprit dans le désert, Marc, i, 12 ; il se dirige vers la Galilée sous l’impulsion de l’Esprit, Luc, iv, 24 ; il tressaille dans l’Esprit-Saint après le retour des soixante-douze disciples, x, 21.

Au cours de son enseignement, le Sauveur mentionne plusieurs fois l’Esprit-Saint. Lorsqu’il envoie les apôtres en mission, il leur annonce tout ce qui leur arrivera plus tard, bien plus tard, après sa mort et son départ. À ce moment, les prédicateurs de la bonne nouvelle seront haïs et persécutés ; ils seront traînés devant les tribunaux : qu’ils ne s’inquiètent pas alors de ce qu’ils auront à répondre, car ce n’est pas eux qui parleront : c’est l’Esprit-Saint qui s’exprimera par leur bouche, Marc, ix, 13-14 ; Matth., x, 20. Impossible de mieux traduire la puissance de l’Esprit et son œuvre. Celui qui autrefois avait inspiré les prophètes inspirera encore les disciples de Jésus, toujours vivant dans le peuple que Dieu s’est choisi, afin de le manifester au milieu des hommes.

Un autre texte est encore plus significatif. Au cours de ses discussions avec les pharisiens, Jésus est accusé un jour d’être possédé par un esprit impur. Horrible calomnie. Il répond cependant : « Tout péché et tout blasphème sera remis aux hommes, mais le blasphème contre l’Esprit ne leur sera pas remis. Les paroles dites contre le Fils de l’homme seront pardonnées ; les paroles dites contre l’Esprit-Saint ne seront pardonnées ni dans ce monde ni dans l’autre. » Matth., xii, 31-32. On a beaucoup discuté le sens de ce passage ; on s’est demandé surtout ce qu’était ce péché contre l’Esprit Saint qui ne pouvait pas être remis, et il n’est pas sûr que les discussions à ce sujet soient définitivement terminées. Voir art. Blasphème contre le Saint-Esprit, t. ii, col. 910 sq. En toute hypothèse, il résulte de l’affirmation de Jésus que l’Esprit-Saint ne doit pas être blasphémé : alors même que la personnalité de cet Esprit ne serait pas assez clairement marquée pour devenir intelligible à des auditeurs mal avertis, on voit au moins la gravité de la faute que l’on commet en le confondant avec des esprits impurs et en attribuant à ces derniers ce qui est ici-bas son œuvre propre dans les âmes saintes.

Il est possible que l’enseignement des Synoptiques sur le Saint-Esprit manque encore de précision, voire qu’il ne dépasse pas sensiblement ce que les livres de l’Ancien Testament avaient déjà fait connaître de l’Esprit. On ne peut cependant pas échapper à l’impression d’une insistance plus grande sur le rôle propre de sanctificateur qui est celui de l’Esprit. Telle est sa fonction spéciale : toutes les fois qu’il s’agit de conduire ou de diriger une âme, fût-ce celle du Sauveur, c’est l’Esprit qui intervient. Il y aura lieu de préciser encore cette doctrine. Ce qui en est dit parles premiers évangiles est déjà digne de remarque.

5o Les trois personnes divines.

N’y a-t-il pas enfin, dans les Synoptiques, des passages où les trois personnes de la sainte Trinité apparaissent et agissent ensemble ? Nous pouvons relever deux circonstances au moins où il en est ainsi.

La première est le baptême de Jésus. « Il arriva en ces jours, raconte saint Marc, que Jésus vint de Nazareth de Galilée et fut baptisé dans le Jourdain par Jean. Et dès qu’il sortit de l’eau, il vit les cieux s’entrouvrir et l’Esprit comme une colombe descendre sur lui et une voix vint du ciel : « Tu es mon Fils unique ; en

« toi, je me suis complu. » Marc, i, 9-11 ; cf. Matth., iii.

13-17 ; Luc, iii, 21-22. Les exégètes chrétiens n’hésitent pas sur l’interprétation de la scène : ici la Trinité tout entière se manifeste : le Père rend témoignage à son Fils dans la voix qui se fait entendre ; et l’Esprit-Saint prend la forme d’une colombe. Mais il ne semble pas que le fait ait été remarqué par les Juifs qui pouvaient assister au baptême de Jésus ; et même il est probable que seul Jean-Baptiste a vu la colombe mystérieuse et entendu la voix. Le mystère était trop grand pour être dès lors révélé aux hommes.

Il faut ajouter que les Évangiles apocryphes racontent autrement les faits. D’après l'Évangile des Nazaréens, cité par saint Jérôme, In Isai., xi, 2, « Il arriva, lorsque le Seigneur fut remonté de l’eau, que le Saint-Esprit descendit sur lui et reposa sur lui et lui dit :

« Mon fils j’attendais dans tous les prophètes que tu 
« vinsses et que je reposasse sur toi. Tu es, en effet
« mon repos, tu es mon Fils premier-né, qui règne dans
« l’éternité. » L’Évangile des ébionites, cité par saint

Épiphane, est encore plus étrange : « Quand le peuple eut été baptisé, Jésus vint aussi et fut baptisé par Jean. Et quand il remonta de l’eau, les cieux s’ouvrirent et il vit l’Esprit-Saint sous la forme d’une colombe qui descendait et qui entrait en lui. Et une voix se fit entendre du ciel, disant : « Tu es mon fils

« bien-aimé ; en toi, je me suis complu » ; et encore :
« Je t’ai engendré aujourd’hui. » Et aussitôt une grande

lumière éclaira le lieu. » Hæres., xxx, 13. Si l’Esprit est présenté comme la mère de Jésus, c’est parce que le mot qui sert à le désigner en araméen ou en hébreu est du genre féminin. Mais nous avons manifestement affaire ici à des récits tardifs, dont le seul intérêt est de mettre en relief par comparaison la simplicité des Synoptiques. Les apocryphes tiennent à enjoliver la scène et à la charger de détails plus extraordinaires les uns que les autres, tandis que les Évangiles canoniques se contentent de rapporter les faits tels qu’ils se sont passés, en respectant le mystère qui les entoure.

Le second événement dont nous avons à tenir compte est la transfiguration. On sait que le miracle prend place six jours après la solennelle confession de saint Pierre à Césarée de Philippe : « Jésus prend Pierre et Jacques et Jean son frère, et il les emmène sur une haute montagne à l’écart. Et en leur présence il fut transfiguré, et sa face resplendit comme le soleil et ses vêtements devinrent blancs comme la lumière. Et voici que Moïse et Élie leur apparurent, s’entretenant avec lui. Alors, Pierre prit la parole et dit à Jésus :

« Seigneur, il est bon que nous soyons ici ; si tu veux,
« je ferai ici trois tentes, une pour toi, une pour Moïse
« et une pour Élie. » Pendant qu’il parlait encore, voici

qu’une nuée lumineuse les recouvrit, et voici que de la nuée une voix se fit entendre qui dit : « Celui-ci est

« mon fils bien-aimé en qui je me suis complu ; écoutez-le. » Les disciples, ayant entendu cela, se jetèrent la

face contre terre et eurent une grande frayeur. Et Jésus s’approcha d’eux, les toucha et leur dit : « Levezvous et n’ayez pas peur. » Et quand ils levèrent les yeux, ils ne virent personne sinon Jésus seul. » Matth., xvii, 1-8 ; cf. Marc, ix, 2 sq. ; Luc, ix, 28 sq.

Ici encore, nous nous plaisons à trouver une manifestation de la Trinité. C’est toujours la voix du Père qui se fait entendre pour proclamer que Jésus est son Fils bien-aimé, son Fils unique ; mais le Saint-Esprit, au lieu de se montrer sous la forme d’une colombe, apparaît comme une nuée lumineuse, assez analogue à celle qui couvrait Moïse au moment où il reçut la Loi. Nous voudrions savoir si les trois apôtres privilégiés qui furent témoins de la scène en comprirent exactement le sens. La chose est peu probable. Ce qu’il y eut pour eux de plus apparent, ce fut sans doute la glorification de leur Maître : la voix céleste qui proclamait l’autorité de Jésus, l’apparition inattendue de Moïse et d’Élie, les deux personnages les plus considérables de l’Ancien Testament, voilà ce qui était surtout de nature à frapper leurs esprits. Quelques jours auparavant, Pierre avait déclaré que Jésus était le Fils de Dieu, et Jésus avait tenu à rapporter à son Père l’honneur d’avoir révélé à son apôtre sa véritable nature. Voici maintenant que la foi de Pierre trouve sa merveilleuse confirmation puisque, d’une manière sensible, le Père rend témoignage à son Fils. Le reste ne compte pas ; et il a fallu que l’Église fût enfin éclairée par l’Esprit-Saint pour s’apercevoir que celui-ci n’avait pas été absent de la transfiguration.

Il convenait d’ailleurs que le Sauveur fût entré, par le mystère de sa résurrection, dans la vie glorieuse, pour achever de révéler à ses disciples la Trinité divine. Saint Matthieu est le seul à nous raconter comment

« les onze disciples se rendirent en Galilée, sur la montagne

que Jésus avait marquée ; et le voyant, ils l’adorèrent, mais quelques-uns doutèrent. Et Jésus s’approchant leur dit : « Toute puissance m’a été donnée au ciel et sur la terre. Allez donc ; enseignez toutes

« les nations, les baptisant au nom du Père et du Fils
« et du Saint-Esprit, leur apprenant à observer tout
« ce que je vous ai prescrit ; et voici que je suis avec
« vous tous les jours jusqu’à la consommation des siècles. » Matth., xxviii, 16-20.

On a voulu contester l’authenticité de la formule trinitaire du baptême dans ce passage de saint Matthieu et lui attribuer une origine postérieure due à la répercussion des usages liturgiques. Contre cette hypothèse se dresse l’universalité des manuscrits et des versions du premier Évangile : nous ne connaissons pas un texte de saint Matthieu d’où soit absent l’ordre de baptiser au nom des trois personnes divines. Les Pères de leur côté, lorsqu’ils veulent citer exactement l’Évangile, rappellent la formule trinitaire ; seul le témoignage d’Eusèbe de Césarée présente quelques difficultés : il ne saurait prévaloir contre l’unanimité des autres Pères.

Il est vrai que, lorsque l’évangile de saint Matthieu fut rédigé, l’Église était déjà vigoureuse et avait adopté l’usage liturgique de baptiser au nom des trois personnes : ne pourrait-on pas supposer que l’évangéliste a voulu faire remonter à Jésus lui-même la formule couramment employée sous ses yeux ? Le problème à résoudre demeurerait celui de l’origine de cette formule ; car on comprend sans peine que l’Église ait obéi à un ordre du Seigneur et conféré le baptême au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Mais on comprend mal comment elle aurait pu, surtout dès les premiers jours, imaginer elle-même cette formule, étant donné surtout le petit nombre des affirmations claires qu’elle possédait alors sur le mystère de la Trinité.

Nous pouvons ajouter d’ailleurs que ce texte de saint Matthieu est de beaucoup le plus clair parmi ceux que les Synoptiques nous ont livrés. Il nous surprend un peu par sa précision, en particulier par le relief qu’il donne à la personne de l’Esprit, beaucoup plus discrètement présentée partout ailleurs. Cela ne suffit pas, faut-il le dire, pour nous autoriser à l’écarter. Nous savons assez que les évangélistes sont loin de rapporter tous les enseignements de Jésus. Nous savons aussi que le Sauveur, avant de quitter ce monde, avait promis à ses apôtres de leur envoyer l’Esprit-Saint qui leur ferait comprendre tout ce qu’il leur avait révélé : orientée vers l’avenir, puisqu’elle ne devait trouver son application que dans l’Église, la formule baptismale restait peut-être obscure pour ses premiers auditeurs : après la Pentecôte seulement et l’effusion de l’Esprit-Saint, ils devaient en pénétrer la plénitude

II. La foi de l’église naissante.

Lorsque furent rédigés les évangiles synoptiques, l’Église chrétienne avait déjà derrière elle plusieurs années de vie. Si nous avons commencé cependant par l’étude de ces livres, c’est parce que nous pouvions y retrouver les témoignages les plus fidèles de l’enseignement de Jésus. Nous pouvons encore reprendre les Synoptiques d’un autre point de vue, et essayer d’y retrouver aussi quelques-unes des expressions employées par l’Église primitive : recherche difficile sans doute, mais qui, faite avec précautions, peut être utile. Pour nous y aider, nous avons d’ailleurs le secours du livre des Actes qui nous apporte sur la foi et sur la prière de l’Église des premiers jours des indications précieuses, encore que trop fragmentaires à notre gré.

1° Jésus Seigneur.

L’un des faits sur lesquels nous pouvons insister, c’est le titre de Seigneur donné à

Jésus dès les temps les plus anciens du christianisme. Jésus lui-même avait-il reçu ce titre de ses apôtres et ceux-ci s’en servaient-ils habituellement dans leurs relations avec lui ? La chose est possible ; encore faudrait-il que nous fussions mieux assurés sur les mots araméens qu’ils employaient. Il semble que peut-être ils aient dit plus volontiers « maître », « rabbi », que « Seigneur » ; mais ils pouvaient cependant employer aussi ce dernier mot, pour marquer la respectueuse dépendance dans laquelle ils se plaçaient a l’égard de celui qui les dominait de toute sa sainteté et de toute sa puissance. Il est en tout cas notable que saint Marc et saint Matthieu emploient rarement le mot Seigneur pour parler de Jésus, tandis que Luc s’en sert d’une manière en quelque sorte habituelle : nous croyons saisir dans cet usage comme un reflet de l’enseignement de saint Paul.

En toute hypothèse, il est certain que, pour ses premiers fidèles, Jésus est « le Seigneur ». Il suffit de lire le livre des Actes pour s’en rendre compte. Or, dans la langue des Septante, le titre de Seigneur avait été très spécialement réservé à Dieu ; c’était le mot par lequel les traducteurs grecs avaient rendu dans leur langue le nom ineffable de Jahvé. Attribuer au Christ le nom divin, n’est-ce pas équivalemment reconnaître sa divinité ? On saurait d’autant moins échapper à cette conclusion que l’on voit très souvent les écrivains du Nouveau Testament employer à propos de Jésus des textes que l’Ancien Testament avait écrits à propos de Jahvé. « Quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé », écrit saint Paul, Rom., x, 13, en citant, à propos du Christ, un texte de Joël, iii, 5 ; de même dans I Cor., ii, 16 : « Qui connaît la pensée du Seigneur et peut l’instruire ? », nous retrouvons une citation d’Isaïe, xl, 13. Plus bas, I Cor., x, 9, l’Apôtre rappelle d’après Ps., xcv, 8-9, les infidélités des Juifs dans le désert : « Ne tentons pas le Seigneur, comme plusieurs des Juifs l’ont tenté. » Dans I Cor., x, 21, il reprend un texte de Malachie, i, 7, 12 :

« Vous ne pouvez pas participer à la table du Seigneur

et à la table des démons. »

On pourrait faire une remarque analogue à propos de certaines expressions qui sont appliquées tantôt au Père, tantôt au Fils, désignés l’un et l’autre par le nom de Seigneur, sans qu’il soit toujours possible de préciser à qui l’écrivain a réellement pensé : la crainte du Seigneur, la grâce du Seigneur, la foi au Seigneur, la conversion au Seigneur, le service du Seigneur, la prédication de la parole du Seigneur, la voie du Seigneur, la volonté du Seigneur, « Rien n’est plus significatif que ces habitudes de langage : on y saisit, plus clairement que dans toutes les thèses, ce que la religion chrétienne présente dès l’origine de nouveau et en même temps de traditionnel : la croyance au Christ, le culte du Christ apparaît au premier plan et cependant l’antique foi à Jahvé n’est pas supplantée par cette foi nouvelle ; elle ne s’est pas non plus transformée en elle ni juxtaposée à elle ; le culte chrétien ne s’adresse pas à deux Dieux ni à deux Seigneurs et cependant il se porte avec la même confiance et le même amour vers Jésus et vers son Père. » J. Lebreton, 'op. cit., p. 368.

Il est en effet remarquable que la foi en Jésus ne diminue en rien la ferveur de l’adhésion au monothéisme. Il n’y a qu’un seul Dieu : la première communauté de Jérusalem, recrutée parmi les Juifs ne pouvait pas hésiter à ce sujet ; mais les chrétientés issues du paganisme n’hésitent pas davantage. Ce dogme est la pierre fondamentale ; nul n’oserait y toucher. Cependant Jésus est Seigneur ; et ce titre marque clairement qu’il appartient à la sphère divine, disons plus clairement : qu’il est Dieu. Rien n’est plus caractéristique que les invocations de saint Etienne mourant :

« Seigneur Jésus, reçois mon esprit ; Seigneur, ne leur

impute pas ce péché. » Act., vii, 59-60. On a noté depuis longtemps la ressemblance de ces prières avec celles que le Sauveur lui-même avait prononcées du haut de la croix. La mort du disciple est semblable à celle de son maître. Mais, tandis que Jésus s’était adressé à son Père, le premier des martyrs s’adresse à ce Jésus qu’il voit debout à la droite de Dieu et qui est l’objet de son amour passionné. N’est-ce pas parce que Jésus est Dieu, comme le Père, et que l’un et l’autre peuvent exaucer les prières des hommes ?

Il est vrai que, parfois, Jésus apparaît dans une position subordonnée par rapport à son Père et cela est remarquable dans certains passages où il est question de la vie terrestre du Sauveur. Celui-ci est alors désigné par le terme παῖς, qui signifie à la fois enfant et serviteur, un peu comme notre mot français garçon. Dans le second discours de saint Pierre, nous lisons que « le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, le Dieu de nos pères, a glorifié son enfant, que vous, les Juifs, avez remis et livré à Pilate ». Act., iii, 13. Et plus loin :

« C’est pour vous d’abord que Dieu a ressuscité son

enfant et l’a envoyé pour vous bénir, afin que chacun se convertisse de ses méchancetés. » Act., iii, 26. Dans la prière des chrétiens, nous retrouvons le même mot :

« Ils se sont assemblés dans cette cité contre ton saint

enfant, Jésus, que tu as oint. Hérode et Ponce-Pilate avec les païens et les peuples d’Israël… Et maintenant, Seigneur, donne à tes serviteurs d’annoncer ta parole en toute confiance ; parce que tu étendras la main pour guérir, pour accomplir des signes et des prodiges par le nom de ton saint enfant Jésus. » Act., iv, 29, 30. Peut-être y a-t-il dans ces passages une réminiscence de la prophétie sur le serviteur de Jahvé. Peut-être ne faut-il voir dans le mot de παῖς qu’un synonyme moins clair de υἱός : la question reste un peu obscure. Mais nous ne saurions oublier que Jésus lui-même s’est à plusieurs reprises déclaré le serviteur de tous : il n’y a pas lieu de s’étonner si la première génération chrétienne a gardé le souvenir de ce service.

Nous nous en étonnons moins encore si nous nous rappelons que les thèmes habituels de la prédication apostolique étaient la vie publique, la passion et la résurrection de Jésus. Lorsqu’il s’agit de remplacer Judas dans le collège des Douze, on exige que celui qui devra être élu ait accompagné Jésus depuis les débuts de son enseignement en Galilée, voire depuis le baptême de Jean, et qu’il soit, avec les autres, un témoin de la résurrection. Les quelques discours apologétiques dont les Actes nous ont gardé la trame sont consacrés en effet à retracer les grands épisodes de l’histoire du Maître. Force est bien alors de le replacer dans son cadre humain, de le représenter dans l’exercice de ses fonctions humains. On peut donc dire que Jésus a été un homme juste et saint, Act., iii, 14 ; cf. xxii, 14 ; que Dieu l’a oint d’Esprit-Saint et de puissance ; qu’il a passé en faisant le bien et en guérissant tous les possédés du diable, parce que Dieu était avec lui, Act., x, 38 ; qu’il a été un homme approuvé de Dieu par les prodiges, les miracles et les signes que Dieu a accomplis par lui au milieu des Juifs, Act., ii, 22 ; que Dieu l’a ressuscité des morts, Act., ii, 24 ; iii, 15, 26 ; iv, 10 ; v, 30 ; x, 40 ; xiii, 30.

Ces formules, tout au moins quelques-unes d’entre elles, nous semblent étranges, et nous ne voudrions plus les employer sans explications. Il ne faut pas oublier, si l’on veut en comprendre l’exacte portée, qu’elle mit été employées par des compagnons du Sauveur, parlant habituellement à des hommes qui avaient été les témoins de sa mort ignominieuse ou du moins l’avaient entendu raconter par des témoins immédiats. L’insistance avec laquelle est rappelée l’humanité de Jésus n’empêche pas les apôtres de lui décerner les titres de Seigneur, de prince de la vie, et de le prier avec une inébranlable confiance.

Si l’accent est mis sur le fait de la résurrection, c’est qu’il y a là en effet le prodige décisif : « Que ce soit donc avec la plus grande certitude que toute maison d’Israël sache que Dieu l’a fait Seigneur et Christ, ce Jésus que vous avez crucifié. » Act., ii, 36. On pourrait croire que la résurrection seule a valu à Jésus la double dignité de Seigneur et de Messie, ou plutôt, car les titres vont ensemble et ne peuvent pas être séparés, le titre de Christ-Seigneur. Cette conclusion ne serait pas entièrement fausse, puisque, par la résurrection, Jésus est, en effet, entré en tant qu’homme dans un état nouveau. Mais il ne faut pas s’arrêter à cet aspect des choses ; car Jésus n’est pas seulement celui que Dieu a ressuscité pour l’élever à sa droite : il est encore, et bien plus complètement, le Seigneur que l’on prie, que l’on invoque, que l’on adore chaque jour.

2° L’Esprit Saint.

Dans la vie de la primitive Église, l’Esprit joue un grand rôle ; et si nous n’apprenons pas encore ce qu’il est au juste, nous constatons du moins son activité et les bienfaits qu’il répand en abondance parmi les fidèles. L’Église elle-même prend naissance au jour de la Pentecôte : c’est lorsque le Saint-Esprit est descendu sur eux en forme de langues de feu, lorsqu’ils ont été remplis du Saint-Esprit, que les apôtres quittent le Cénacle et commencent à prêcher. Tout le long des Actes, l’Esprit se manifeste de la même manière. Lorsque Ananie et Saphire cherchent à tromper les apôtres, c’est l’Esprit qu’ils tentent, Act., v, 9 ; c’est à lui qu’ils mentent. Act., v, 3. C’est l’Esprit-Saint qui, sur la route de Gaza, dit à Philippe : « Approche-toi et joins-toi à ce char », Act., viii, 29 ; c’est lui qui, à Joppé, dit à Pierre : « Voici que deux hommes te demandent ; lève-toi, descends et suis-les. » Act., x, 19 ; cf. xi, 12. Plus tard, le décret des apôtres et des presbytres assemblés à Jérusalem commence ainsi : « Il a paru bon au Saint-Esprit et à nous. » Act., xv, 28.

Dans la vie de saint Paul, l’Esprit-Saint ne joue pas un rôle moins important, il ordonne aux fidèles d’Antioche de lui séparer Paul et Barnabé pour l’œuvre à laquelle il les a appelés. Act., xiii, 2-4. Après avoir parcouru la Phrygie et le pays galate, Paul et Silas sont empêchés par l’Esprit de prêcher la parole en Asie ; arrivés sur les confins de la Mysie, ils veulent pénétrer en Bithynie, mais l’Esprit de Jésus ne le leur permet pas. Act., xvi, 6-7. Plus tard, Paul assure à ses auditeurs que, dans toutes les villes où il passe, l’Esprit Saint lui annonce les souffrances qu’il doit endurer, Act., xx, 22, et le prophète Agabus attribue à l’Esprit-Saint ce qu’il sait de l’avenir de l’apôtre. Act., xxi, 11.

On pourrait multiplier les exemples. Il est hors de doute que l’Esprit-Saint ne cesse pas d’agir au milieu des premiers fidèles. Il descend sur eux ; il les transforme ; il leur donne de parler en langues. Parfois, les apôtres servent d’intermédiaires entre lui et les croyants, car personne en dehors d’eux ne possède le pouvoir de le faire descendre dans les âmes, et Simon le Samaritain propose à Pierre de lui acheter à bon prix le merveilleux pouvoir. D’autres fois, l’Esprit-Saint vient de lui-même : c’est ainsi qu’il remplit l’âme de Corneille et de sa famille et ce prodige décide saint Pierre à administrer le baptême à des hommes qui viennent de recevoir une telle faveur. Act., x, 44-48.

Tout cela met en relief la personnalité de l’Esprit-Saint. Il n’est pourtant pas question de l’adorer ou de le prier comme le Père et le Fils. Manifestement les premiers chrétiens croient en lui ; et comment ne le feraient-ils pas, puisqu’ils sont chaque jour les témoins et les bénéficiaires de ses grâces ? Mais ils ne se croient pas obligés de préciser autrement ses relations avec le Père et le Fils ; et nous ne savons même pas avec une entière certitude s’ils ont, dès le début, administré le baptême au nom des trois personnes divines, ou seulement au nom de Jésus, ce qui paraît d’ailleurs moins probable.

III. L’enseignement de saint Paul.

Saint Paul tient une place à part dans l’histoire du christianisme naissant, et son enseignement soulève un problème qu’il est impossible d’esquiver. L’apôtre en effet n’a pas été le témoin de la vie mortelle de Jésus ; il ne l’a pas suivi dans son ministère public ; il n’est pas sûr qu’il l’ait jamais vu et le contraire semble plus vraisemblable. Sa première rencontre avec le Sauveur est celle du chemin de Damas : rencontre décisive, mais qui lui révèle le Christ glorieux et non pas ! e Sauveur souffrant. Bien plus : une fois converti, Paul ne se soucie pas de voir les apôtres : il commence immédiatement à prêcher ; et lorsque son ministère est bientôt interrompu, il se réfugie on ne sait où en Arabie ; c’est seulement au bout de trois ans qu’il se décide à monter à Jérusalem pour voir Pierre. Gal., i, 18. Durant cet intervalle, il prie, il médite, il reçoit du ciel des révélations merveilleuses sur lesquelles d’ailleurs il ne lui est ni permis ni possible de s’étendre. On serait tenté de croire, à s’en tenir à une première impression, que ce voyant, ce mystique, enseigne une doctrine qui lui appartient en propre.

Bien ne saurait être plus faux que cette conclusion. Saint Paul prêche ce que prêchent les autres apôtres. Il annonce Jésus et Jésus crucifié. Il insiste sur les mystères de la passion, de la mort et de la résurrection. Il enseigne ce qu’il a appris, non pas ce qu’il a inventé, pas davantage ce que le Seigneur lui aurait révélé à lui seul. Son enseignement est déjà une tradition, un dépôt qu’il faut conserver et transmettre fidèlement. Certes, il a une mission qui lui est propre : à lui il a été donné de faire connaître aux « nations » le mystère que Dieu a révélé par son Fils et nul n’a le droit de contester l’origine divine de cette mission. Mais c’est là tout, et il se trouve complètement d’accord avec les Douze sur la doctrine qu’il enseigne. On peut contester l’opportunité, voire la légitimité de son apostolat auprès des Gentils : en Galatie, à Thessalonique, à Corinthe, il y a des hommes qui le discutent ou qui le combattent. Sa théologie n’est pas en cause. Ce qu’on discute, c’est d’abord son attitude à l’égard de la Loi juive ; c’est encore l’autorité qu’il prétend posséder. Le reste, qui est l’essentiel n’est pas mis en question.

Ces remarques sont d’une importance capitale, lorsqu’il s’agit d’exposer l’enseignement de saint Paul en matière trinitaire. Si développé que nous paraisse cet enseignement, nous pouvons être assurés qu’il ne s’écarte pas de la doctrine traditionnelle. Il la poursuit sans doute et il la prolonge : comment oublier que saint Paul a reçu de Dieu, au cours de sa vie, des révélations nombreuses ? comment oublier aussi qu’il a longuement médité et que ses réflexions ont été guidées, vivifiées par l’Esprit-Saint ? Cependant, le christianisme qu’il enseigne n’est pas nouveau : c’est celui de Jésus et c’est celui des Douze, sans altération ni transformation.

1° Le Père et le Fils.

A peine est-il besoin de rappeler le monothéisme de saint Paul. « Circoncis le huitième jour, de la race d’Israël, de la tribu de Benjamin, Hébreu et fils d’Hébreux, pharisien selon la Loi », Phil., iii, 5, il n’a jamais connu la moindre hésitation sur le dogme fondamental de la religion de ses ancêtres. Il rappelle, dans l’épître aux Romains, comment les perfections invisibles de Dieu et Dieu lui-même peuvent être connus par le spectacle de la création, si bien que ceux qui ignorent Dieu sont inexcusables. L’im moralité des païens est la punition de leur ignorance. Rom., i, 18 sq. Il faut relire ces lignes vigoureuses pour se rendre compte de la place que tient au plus profond de l’âme de l’apôtre le dogme monothéiste.

Si nous rappelons ces choses, c’est parce que plusieurs critiques ont pensé devoir expliquer par des influences païennes certaines idées de l’apôtre et jusqu’à sa foi au Christ-Seigneur. Il y a là une pure impossibilité, car jamais un homme de la trempe de saint Paul n’a consenti à faire la moindre concession au polythéisme. Entre le Christ et les idoles, il faut choisir ; l’option s’impose avec une évidence absolue ; et celui qui croit au Christ doit avant toute chose renoncer au culte des idoles pour adhérer au vrai Dieu, au Dieu unique, que connaissent et qu’adorent les Juifs.

Ce Dieu est le Père ; et il l’est d’une manière réelle, puisque nous sommes devenus ses enfants d’adoption. Nous n’avons pas à rappeler ici les enseignements de saint Paul sur la grâce : comment pourtant ne pas citer tout au moins le texte familier de l’épître aux Romains : « Tous ceux qui sont conduits par l’Esprit de Dieu, ceux-là sont fils de Dieu. Car vous n’avez pas reçu un esprit de servitude (pour servir) à nouveau dans la crainte, mais vous avez reçu un esprit d’adoption, dans lequel nous crions : Abba, Père. L’Esprit lui-même rend témoignage avec notre esprit que nous sommes enfants de Dieu. Si enfants, aussi héritiers ; héritiers de Dieu, cohéritiers du Christ, si du moins nous souffrons avec lui pour être glorifiés avec lui. » Rom., viii, 14-17 ; cf. Gal., iv, 5-6.

Dieu est encore le Père par rapport à l’ensemble du monde créé : sa providence paternelle s’étend à tous les êtres raisonnables qu’il comble de bienfaits et à l’égard desquels il exerce ses miséricordes : « Béni soit le Dieu et Père de Notre Seigneur Jésus-Christ, le Père des miséricordes et le Dieu de toute consolation qui nous console dans toute notre tribulation. » II Cor., i, 3-4. Tout ce qui, au ciel et sur la terre, constitue une famille n’est qu’une ombre ou un reflet de sa paternité. Eph., iii, 14.

Enfin, d’une manière unique et exclusive, Dieu est le Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et celui-ci est son Fils, non par adoption comme les autres hommes, mais par nature. Saint Paul revient si souvent et si clairement sur cette doctrine qu’elle ne saurait faire le moindre doute. « Quand vint la plénitude des temps, Dieu envoya son Fils, né de la femme, né sous la Loi, afin de racheter ceux qui étaient sous la Loi. » Gal., iv, 4-5. « Dieu, en envoyant son Fils dans la ressemblance d’une chair de péché a condamné le péché dans la chair. » Rom., viii, 3. Évidemment, le Fils ne reçoit pas ce titre parce qu’il est envoyé ou au moment même de sa mission ; il est envoyé parce qu’il est le Fils. Il est, en venant parmi nous, né de la race de David selon la chair. Il a été déclaré Fils de Dieu en puissance par la résurrection d’entre les morts. Rom., i, 3. Cette déclaration ne change pas sa véritable nature et n’introduit en lui rien de nouveau ; c’est par rapport à nous que le Sauveur, exalté par sa victoire sur la mort, acquiert une dignité que nous ne lui connaissions pas encore. Ainsi, le Christ est-il le propre Fils de Dieu, Rom., viii, 32, son Fils à lui, Rom., viii, 3, le Fils de son amour. Col., i, 13. Dans un sens analogique et en songeant à l’esprit d’adoption que nous avons reçu, on peut dire que nous sommes les cohéritiers du Christ et que celui-ci est le premier-né entre beaucoup de frères. Rom., viii, 29. On ne saurait confondre notre filiation adoptive avec la filiation éternelle du Christ.

2o Le Christ.

Saint Paul est avant tout l’apôtre de Jésus-Christ : c’est ainsi qu’il aime à se désigner en tête de ses lettres, et l’on ne saurait exagérer le sens de cette formule. Elle ne signifie pas seulement qu’il est son envoyé et que sa mission ne lui a pas été conférée par les hommes ; elle veut dire que Jésus-Christ est le thème central de sa prédication et qu’il ne veut rien savoir, rien enseigner en dehors de lui. D’une manière plus précise, l’apôtre est chargé de faire connaître aux nations Notre-Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu. Cf. Rom., i, 4 ; I Cor., i, 9.

Nous n’avons pas à insister ici sur la christologie de saint Paul. Tous les critiques sont d’accord pour mettre en relief l’abîme qui paraît d’abord séparer le prédicateur du royaume de Dieu en Galilée, le crucifié du Calvaire, bref le Christ que nous font connaître les Synoptiques, du Seigneur devant qui saint Paul invite tout genou à fléchir. Mais, en même temps, ils sont obligés de reconnaître que saint Paul, bien loin de négliger la physionomie historique du Sauveur et les mystères de son abaissement, voit dans la croix le point culminant de l’œuvre accomplie par lui : que serait le christianisme de Paul sans la crucifixion et la résurrection ? Le mystère de la mort et le mystère de la gloire sont indissolublement liés l’un à l’autre.

Le Christ, selon saint Paul, est préexistant : à un certain moment de la durée, il vient dans le monde pour sauver les pécheurs. I Tim., i, 15. De riche qu’il était, il se fait pauvre, afin de nous enrichir par sa pauvreté. I Cor., viii, 9. Il existait donc avant ce moment, car l’état de richesse qui a précédé sa pauvreté volontaire ne peut être que le séjour du ciel ; et l’échange des richesses du ciel contre la pauvreté de la terre suppose un mode d’existence antérieur à l’incarnation. Dieu a envoyé son propre Fils, Rom., viii, 3 ; Gal., iv, 4, de l’endroit où il était, c’est-à-dire du ciel, dans le sein d’une femme, dans la ressemblance de la chair de péché : l’existence du Fils précède sa mission.

Bien plus, cette préexistence est éternelle. On connaît les textes vraiment extraordinaires des épîtres de la captivité. De la lettre aux Colossiens : « En lui, nous avons la rédemption, la rémission des péchés ; lui qui est l’image du Dieu invisible, le premier-né de toute créature, parce qu’en lui tout a été créé dans les cieux et sur la terre, les choses visibles et les choses invisibles, soit les trônes, soit les dominations, soit les principautés, soit les puissances. Tout a été créé par lui et pour lui ; et il est, lui, avant toutes choses et toutes choses subsistent en lui. Et il est la tête du corps, (c’est-à-dire) de l’Église, lui qui est le principe, le premier-né d’entre les morts, afin qu’en tout il ait la primauté ; car il a plu à Dieu de faire habiter en lui toute la plénitude (de l’être) et par lui de réconcilier toutes choses (en les dirigeant) vers lui, pacifiant par le sang de sa croix, par lui, soit ce qui est sur la terre, soit ce qui est dans les cieux. » Col., i, 14-20.

De l’épître aux Philippiens : « Ayez entre vous les mêmes sentiments que (vous avez) dans le Christ Jésus : lui qui, subsistant en forme de Dieu, n’a pas considéré comme une proie d’être égal à Dieu, mais s’est anéanti, prenant forme d’esclave, devenu semblable aux hommes ; et, reconnu pour homme par ses dehors, il s’est abaissé, s’étant fait obéissant jusqu’à la mort et la mort sur la croix. C’est pourquoi aussi, Dieu l’a exalté au-dessus de tout et l’a gratifié du nom qui est au-dessus de tout nom, afin qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse des êtres célestes, terrestres et infernaux et que toute langue confesse Seigneur Jésus-Christ, à la gloire de Dieu le Père. » Phil., ii, 6-11.

Ces textes sont bien connus, et leur commentaire exigerait de longs développements. À qui les lit sans parti pris, il est clair qu’ils enseignent la préexistence réelle du Christ, avant tous les siècles, et, bien plus encore que cela, sa divinité. « Le Christ est le Fils bien-aimé, nécessairement unique, disposant en cette qualité du royaume de son Père comme de son royaume. Il est image du Dieu invisible, portrait vivant du Père céleste, seul parfaitement semblable à son archétype et seul capable de le révéler aux hommes, parce que seul il le connaît comme il en est connu. Il est le premier-né de toute créature, parce qu’il existe avant toute créature. Il est le créateur et le conservateur de tout sans exception ; et aucun être créé, si élevé soit-il dans les hiérarchies célestes, n’échappe à son activité créatrice ni à sa providence… Il possède la plénitude des grâces qui lui sont nécessaires pour remplir son rôle de réconciliateur et de pacificateur universel. Enfin, comme dernier trait, toute la plénitude de la divinité habite en lui corporellement. Il ne faut pas confondre cette formule avec la précédente : elles diffèrent du tout au tout : là c’était la plénitude de grâces, ici c’est la plénitude de la divinité ; là c’était une plénitude reposant sur la personne du Christ, ici c’est une plénitude qui réside dans le corps du Christ ou qui attire à elle le corps du Christ. Le mot employé par saint Paul n’est pas équivoque : toute la plénitude de la divinité ne peut être que la nature divine elle-même. » F. Prat, La théologie de saint Paul, t. ii, p. 186.

Le texte de l’épître aux Philippiens est encore plus caractéristique. Il ne figure pas, comme celui de la lettre aux Colossiens, dans un solennel prologue qui développe longuement la splendeur de sa lente période, mais au beau milieu d’un développement moral. C’est en excitant ses disciples à l’humilité que saint Paul est amené à leur proposer l’exemple de Jésus-Christ. Sans doute, le ton s’élève dès que le souvenir du Sauveur s’impose à la pensée de l’Apôtre. Mais nous avons tout autre chose ici que des figures de rhétorique. Le Christ subsistait en forme de Dieu. Il ne regardait pas comme une usurpation l’égalité avec Dieu. Ces expressions sont significatives : si elles ont un sens, elles ne peuvent rien indiquer d’autre que la divinité. Cette divinité, le Christ ne l’a pas perdue en se faisant homme. Il s’est contenté de la cacher, de la voiler, en renonçant pour un temps aux honneurs divins qui lui étaient dus.

D’autres passages encore doivent entrer en ligne de compte dans lesquels saint Paul exprime sa foi à la divinité du Sauveur. On connaît la doxologie de Rom., ix, 5 : Du sein d’Israël est sorti « selon la chair le Christ qui est élevé au dessus de tout, Dieu béni dans tous les siècles ». Ces quelques mots ont provoqué de nombreuses discussions parmi des critiques ; et l’on peut en effet les ponctuer de différentes manières, si bien que la doxologie, au lieu de se rapporter au Christ aurait Dieu le Père pour objet : « Celui qui est au dessus de tout (est) Dieu béni à jamais » ; « Le Dieu qui est au dessus de tout (est ou soit) béni à jamais. »

« Dieu (est ou soit) béni à jamais. » Il faut avouer que

ces divers essais ne sont pas satisfaisants. Ils impriment à la phrase une coupe maladroite et peu en accord avec l’habituelle solennité des doxologies de saint Paul. D’ailleurs, il y a plus : les mots « selon la chair » appellent un correspondant. Si le Christ est enfant d’Israël selon la chair, il est autre chose encore ; ce qu’il est, la fin de la phrase nous l’apprend : « au dessus de tout, Dieu béni à jamais. » On comprend sans peine que l’exégèse patristique ait été unanime dans l’interprétation de ces mots qu’elle a toujours appliqués au Christ.

Dans l’Épître à Tite, ii, 13-14, nouvelle affirmation :

« Nous attendons la bienheureuse espérance et l’épiphanie

de la gloire de notre grand Dieu et Sauveur Jésus-Christ. » Celui qui doit se manifester en une épiphanie glorieuse n’est autre que le Christ dont l’Église attend la venue sur les nuées du ciel : aussi bien est-il le seul à qui le christianisme applique le titre de Sauveur. Il n’est pas seulement Sauveur ; il est aussi notre grand Dieu, puisque cette formule est comprise sous le même article que Sauveur. Au plus, pourrait-on discuter la signification exacte des mots :

« notre grand Dieu » ; se demander pourquoi l’apôtre a

cru devoir introduire une épithète et pourquoi il a précisé par l’adjectif possessif que Jésus est le Dieu des chrétiens. Ces questions seraient légitimes si le monothéisme de l’Apôtre pouvait être mis en cause. En fait, elles peuvent intéresser l’exégète, mais le théologien n’a pas à s’en préoccuper.

Faut-il ajouter que saint Paul ne cesse pas de prier le Christ, comme son Dieu ? Déjà, il déclare sans ambages qu’il est apôtre, non par l’autorité des hommes, ni par l’intermédiaire d’un homme, mais par Jésus-Christ et Dieu le Père, Gal., i, 1 ; et il met ainsi sur le même plan Jésus et le Père. Les fidèles sont pour lui ceux qui invoquent le nom du Seigneur : tel est leur titre distinctif : il écrit « à l’Église de Corinthe, aux (fidèles) sanctifiés dans le Christ Jésus, saints par appel, ainsi qu’à ceux qui invoquent le nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, en quelque lieu que ce soit ». I Cor., i, 1. Lorsqu’il souffre de l’aiguillon dans la chair, de l’ange de Satan qui le souffleté et semble devoir paralyser son ministère, il prie par trois fois le Seigneur d’en être délivré, et le Seigneur lui répond : « Ma grâce te suffit. » II Cor., xii, 8-9.

Ailleurs ce sont des doxologies adressées au Seigneur :

« Le Seigneur me délivrera de tout mal et il

me sauvera (en me faisant entrer) dans son royaume céleste. A lui soit la gloire dans les siècles des siècles. Amen. » II Tim., iv, 18. Ou encore : « Je rends grâces au Christ Jésus. Notre-Seigneur, qui m’a fortifié, de ce qu’il m’a jugé fidèle en m’établissant dans le ministère. » i Tim., i, 12. A ses disciples, l’apôtre recommande de s’entretenir de psaumes, d’hymnes et de cantiques spirituels, chantant et célébrant le Seigneur dans leurs cœurs, Eph., v, 19 ; et il est probable que nous avons, dans les épîtres, au moins un exemple de ces vieilles prières rythmées, chantées par les premiers chrétiens : il s’agit du mystère de la piété : « il fut manifesté dans la chair ; il fut justifié dans l’esprit ; il apparut aux anges ; il fut prêché parmi les nations ; il fut vu dans le monde ; il fut élevé en gloire. » I Tim., iii, 16. Celui qui est ainsi chanté n’est autre que le Christ lui-même et l’on peut rappeler que, dans sa lettre à Trajan, Pline le Jeune doit faire allusion à des hymnes de ce genre, lorsqu’il dit des chrétiens qu’ils chantent des cantiques au Christ comme à un Dieu.

Il est vrai que, le plus souvent, saint Paul prie Dieu par Jésus-Christ ou en Jésus-Christ, et il n’y a rien là que de très naturel, puisque le Père est le principe du Christ. L’Église est restée fidèle à l’usage traditionnel, et ce n’est qu’en de rares circonstances que, dans sa liturgie, elle s’adresse directement au Christ. D’où la règle formulée par l’Apôtre : « Tout ce que vous dites ou faites, faites-le au nom du Seigneur Jésus, rendant grâces par lui à Dieu le Père. » Col., iii, 17. En effet, puisque « toutes les promesses de Dieu sont devenues oui en lui », il est juste que nous adressions par lui au Père l’amen de nos bénédictions. II Cor., i, 20.

Il serait facile de multiplier les exemples. Nul d’ailleurs ne discute sérieusement le caractère divin reconnu par saint Paul au Christ. On se contente de chercher laborieusement des explications destinées à faire comprendre comment, aux regards de l’apôtre, le Seigneur qui siège à la droite de Dieu le Père a pu être considéré comme identique au crucifié du Calvaire. Nous n’hésitons pas un instant devant ce problème : saint Paul, dirons-nous, n’a pas eu à inventer la divinité du Christ ; il l’a reçue et il s’est contenté de l’enseigner telle qu’il l’avait reçue.

3° L’Esprit-Saint.

L’Esprit-Saint tient dans les Épîtres de saint Paul une place considérable, celle-là même que le livre des Actes lui attribue déjà. Les Églises pauliniennes connaissent, tout autant que la première communauté de Jérusalem, les manifestations extraordinaires dont l’Esprit est l’auteur, et plusieurs chapitres de la première aux Corinthiens sont consacrés à régler, dans la mesure où cela est possible, l’usage des charismes. Cependant il est assez difficile de se rendre un compte exact de la véritable nature de l’Esprit aux yeux de saint Paul ? Non seulement, en certains passages, on ne voit pas au juste si l’apôtre veut parler de l’Esprit de Dieu ou de l’esprit de l’homme ; mais assez souvent, on peut se demander s’il regarde l’Esprit divin comme une véritable personne ou comme un attribut divin.

Il est vrai que l’hésitation, permise lorsqu’il s’agit de textes isolés, cesse lorsqu’on envisage l’ensemble des passages où l’œuvre de l’Esprit est mise en relief.

« L’Esprit est envoyé par le Père et il est envoyé par le

Fils ; c’est l’Esprit du Père et c’est l’Esprit du Fils. cf. Rom., viii, 9-14 ; I Cor., ii, 11 ; II Cor., iii, 17 sq. On en déduit avec raison la personnalité distincte de l’Esprit-Saint et sa procession simultanée du Père et du Fils. Bien qu’il ne reçoive jamais le nom de Dieu, il en a les attributs. La grâce, œuvre divine par excellence, dérive du Saint-Esprit, aussi bien que du Père et du Fils. L’opération de l’Esprit est aussi l’opération du Christ et l’opération du Père. I Cor., xii, 11 ; Eph., iv, 11. Les fidèles sont appelés indifféremment les temples de l’Esprit-Saint, I Cor., vi, 19, et les temples de Dieu. I Cor., iii, 16 ; II Cor., vi, 16. Le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont inséparablement unis dans la collation du baptême et ils habitent conjointement dans l’âme des justes. Nul n’est agréable à Dieu s’il n’est mû par l’Esprit de Dieu et le plus grand malheur d’un chrétien serait de contrister l’Esprit, Eph., iv, 30, sans lequel il est incapable de tout bien surnaturel. » F. Prat, 'op. cit., t. ii, p. 211.

Ce groupement de textes est de nature à faire impression, et il n’a rien d’illégitime. Jamais saint Paul n’a eu l’occasion d’exposer toutes ses idées concernant l’Esprit-Saint. Écrits de circonstances, ses lettres ne disent chacune que ce qu’il faut pour répondre aux besoins des Églises ou des disciples à qui elles s’adressent. On a donc le droit de rapprocher les unes des autres leurs diverses formules ; et l’on ne saurait guère hésiter sur l’opinion que l’apôtre se fait de l’Esprit-Saint.

D’ailleurs, nous pouvons aussi lire, dans les lettres de saint Paul, quelques passages qui sont hautement significatifs. Personne, est-il dit par exemple, ne peut comprendre le bonheur que Dieu destine à ceux qui l’aiment. « Dieu nous l’a révélé par l’Esprit, car l’Esprit scrute toutes choses, même les profondeurs de Dieu. Qui connaît ce qui est en l’homme, si ce n’est l’esprit de l’homme qui est en lui ? De même aussi personne ne connaît les choses de Dieu, si ce n’est l’Esprit de Dieu. Or, nous avons reçu, non l’esprit du monde, mais l’Esprit qui est de Dieu, afin de connaître ce dont Dieu nous a favorisés. » I Cor., ii, 10-12. Comme nous nous connaissons nous-mêmes par notre esprit. Dieu se connaît lui-même par son Esprit ; et cet Esprit divin peut seul nous donner la connaissance de Dieu. Il y a, dans la pensée de saint Paul, un parallélisme rigoureux entre notre esprit, qui ne nous apprend rien en dehors de nous et du monde, et l’Esprit de Dieu qui nous révèle Dieu et ses secrets : si l’esprit de l’homme n’est pas seulement en lui comme un bien étranger, mais fait partie de lui à titre constitutif, ne doit-on pas conclure que l’Esprit de Dieu est bien plus que la sagesse surnaturelle, quelque chose de Dieu ?

Ailleurs, suint Paul déclare : « Vous n’êtes pas dans la chair mais dans l’Esprit, si toutefois l’Esprit de Dieu habite en vous. Mais si quelqu’un n’a pas l’Esprit du Christ, celui-là ne lui appartient pas. Que si le Christ est en vous, le corps sans doute meurt à cause du péché ; mais l’esprit vit à cause de la justice. Or, si l’Esprit de celui qui a ressuscité Jésus d’entre les morts habite en vous, celui qui a ressuscité le Christ Jésus d’entre les morts ressuscitera vos corps morts, à cause de son Esprit (qui habite) en vous. » Rom., viii, 9-11. L’Esprit du Christ habite en nous, comme un principe de vie. Sans lui, nous sommes morts : non seulement notre âme ne peut pas vivre à la justice, mais notre corps n’est pas digne de ressusciter. Sans doute, les formules de saint Paul ne sont pas aussi claires que nous le désirerions, parce qu’il est question, dans le même contexte de notre esprit, qui est un principe de vie purement naturel et de l’Esprit de Dieu, ou de l’Esprit du Christ, qui nous donne la justice surnaturelle et qui fera revivre nos corps mortels. La distinction des deux esprits est quelquefois difficile. On ne saurait cependant douter qu’elle existe.

Il est vrai que, sans l’Esprit, nous ne pouvons pas avoir part au Christ. « Quiconque n’a pas l’Esprit du Christ, celui-là ne lui appartient pas. » Rom., viii, 9. C’est que, si l’union des hommes charnels s’opère dans la chair, l’union du chrétien au Seigneur qui est esprit s’opère dans l’esprit. Par suite, les formules : vivre dans le Christ et vivre dans l’Esprit sont pratiquement synonymes. Saint Paul dit indifféremment qu’on est justifié dans le Christ, Gal., ii, 17, et qu’on est justifié dans l’Esprit, I Cor., vi, 11 ; sanctifié dans le Christ Jésus, I Cor., i, 2, et sanctifié dans l’Esprit Saint, Rom., xv, 16 ; marqué dans le Christ, Eph., i, 13, et dans l’Esprit-Saint, Eph., iv, 30 ; circoncis dans le Christ, Coloss., ii, 11, et circoncis dans l’Esprit, Rom., ii, 29. Il exhorte ses fidèles à se tenir dans le Seigneur, Phil., iv, 1, et dans l’Esprit, Phil., i, 27. Il parle tout aussi bien de la joie, de la justice, de la foi, de l’amour, dans le Christ et dans l’Esprit, Phil., iii, 1 ; Rom., xiv, 19 ; Gal., iii, 26 ; I Cor., xii, 9 ; Rom., viii, 39 ; Col., i, 8. Il invite les chrétiens à participer au Fils, I Cor., i, 9, et à participer à l’Esprit-Saint, II Cor., xiii, 13 ; Phil., ii, 1.

Mais ces formules ne permettent pas de conclure à l’identité du Christ et de l’Esprit. Seul le Fils de Dieu s’est incarné ; seul il a eu une existence historique, qui a trouvé son terme dans la mort sur la croix. Saint Paul se garde bien de parler de l’Esprit en des expressions qui pourraient ici prêter à la moindre équivoque. Au plus pourrait-on se demander si l’Esprit n’est pas en Jésus le principe de la vie comme il l’est aussi en nous. Nous vivons grâce à notre esprit : Jésus n’a-t-il pas vécu à cause de la présence en lui d’un Esprit divin, ou plus exactement de l’Esprit divin ? Il faut avouer qu’ici il est permis de regretter quelque imprécision, sinon dans la pensée de l’apôtre, du moins dans les expressions qu’il emploie.

4o La Trinité.

En toute hypothèse, nous devons tenir le plus grand compte des passages dans lesquels saint Paul fait intervenir en même temps les trois personnes de la Sainte Trinité. Ici, nous n’avons plus le droit d’hésiter, puisque nous trouvons réunis, sous une formule unique, le Père, le Fils et le Saint-Esprit.

Sans doute, nous ne devons pas nous attendre à trouver dans les lettres de l’apôtre une théologie développée avec tout l’attirail de la terminologie précise que créeront les siècles suivants : il n’est question chez lui ni de substance, ni de subsistence, ni de personne, ni de procession, ni de circumincession, etc. Aussi bien, même de nos jours, ces termes n’ont pas passé dans le langage courant et ils demeurent réservés, ou presque, aux techniciens. C’est beaucoup déjà que saint Paul nomme ensemble le Père, le Fils et le Saint-Esprit,

et qu’il les distingue tous trois des créatures pour les placer dans la catégorie du divin.

On peut ajouter que tous les textes qui ont été allégués n’ont pas la même portée. Dans la trentaine de passages que l’on a cités, plusieurs sont trop vagues pour pouvoir être retenus. On a fait valoir par exemple Rom., xi, 36 : Quoniam ex ipso et per ipsum et in ipso sunt omnia : ipsi gloiia in seecula  ; et déjà saint Augustin a vu ici une allusion aux trois personnes divines ; mais, en réalité, il s’agit de Dieu, sans aucune distinction des personnes. De même I Thess., v, 18-19 : In omnibus grayias agile : hæc est enim volunias Dei in Christo Jesu in omnibus vobis. Spirilum nolite extinguere. Il n’est pas sûr que le mot Spiritum désigne l’Esprit-Saint et il semble même plus probable que nous n’avons affaire qu’à l’inspiration prophétique. Ailleurs, II Thes., ii, 13-14 : Nos autem debemus gratias agere Deo semper pro vobis, fratres dilecti a Deo, quod elegcrit vos Deus primitias in salutem in sanctificatione spiritus et in flde veritatis : in qua et vocavit vos per Evangelium nostrum in acquisitionem gloriæ Domini nostri Jesu Christi. L’exemple de la Vulgate, qui écrit spiritus avec une minuscule, doit nous engager à hésiter ; on peut croire qu’il est question seulement de la sanctification passive de notre esprit, de notre être spirituel. On peut faire une remarque semblable à propos de II Cor., iii, 3 : Epistola estis Christi ministrata a nobis et scripta non atramento sed spiritu Dei vivi, ou la minuscule de la Vulgate nous invite à la prudence ; ou encore au sujet de Eph., ii, 18 : Per ipsum (Christum), habemus accessum ambo in uno spiritu ad Patrem. Cf. F. Prat, op. cit., t. ii, p. 218-220.

Nous devons nous montrer d’autant plus prudents que le rythme ternaire est fréquent dans le style de saint Paul : c’est bien souvent que l’Apôtre se plaît à grouper par trois les expressions qu’il emploie ; on connaît surtout les trois vertus théologales, I Cor., xiii, 13, mais bien d’autres exemples pourraient être cités, comme la triade des apôtres, prophètes et didascales. Mieux vaut écarter quelques textes incertains pour ne retenir que les plus caractéristiques.

Ceux-ci sont d’ailleurs assez nombreux pour former un faisceau impressionnant. « Que la grâce du Seigneur Jésus-Christ et l’amour de Dieu (le Père) et la communion du Saint-Esprit soient avec vous tous. » II Cor., xiii, 13. Ici, « saint Paul attribue au Fils seul la grâce qu’ailleurs il aime à rapporter conjointement au Père et au Fils ; puis il remonte à la source première de la grâce, c’est-à-dire à l’amour actif du Père qui résume et représente toute la nature divine ; enfin, il descend à la distribution effective des grâces qui revient à l’hôte de l’âme juste, à l’Esprit de sainteté. Les trois personnes contribuent donc ensemble, chacune dans sa sphère d’appropriation, à l’œuvre commune de notre salut. » F. Prat, op. cit., t. ii, p. 199-200.

Tout aussi important est le texte suivant : « Il y a des différences de charismes, mais c’est le même Esprit ; et il y a des différences de ministères, mais c’est le même Seigneur ; et il y a des différences d’opérations, mais c’est le même Dieu, qui opère toutes choses en tous. » I Cor., xii, 4-6. Il n’y a pas lieu de voir ici une gradation ascendante dans laquelle l’Esprit Saint, préposé aux charismes, serait présenté dans une situation inférieure par rapport aux deux autres personnes divines. D’ailleurs il est assez difficile de distinguer les nuances exactes qu’il y a entre opérations, ministères et charismes et la plupart des commentateurs grecs regardent ces trois mots comme s’appliquant aux mêmes objets. Toutes ces grâces peuvent être attribuées tantôt à l’une, tantôt à l’autre des personnes de la Trinité selon les circonstances.

D’autres passages mettent davantage en relief les relations éternelles ou les missions temporelles des personnes divines. « Quand vint la plénitude des temps, Dieu envoya son Fils, né de la femme, né sous la Loi, afin de racheter ceux qui sont sous la Loi, pour nous faire recevoir l’adoption de fils. Or, parce que vous êtes fils, Dieu a envoyé dans vos cœurs l’Esprit de son Fils, criant : Abba, Père. C’est pourquoi tu n’es plus serviteur mais fils ; et si fils, aussi héritier de par Dieu. » Gal., iv, 6. D’où il faut rapprocher un texte parallèle de Rom., viii, 14 : « Ceux qui sont mus par l’Esprit de Dieu, ceux-là sont fils de Dieu. Car vous n’avez pas reçu un esprit de servitude de nouveau pour la crainte ; mais vous avez reçu un esprit d’adoption dans lequel nous crions : Abba, Père. L’Esprit lui-même rend témoignage avec notre esprit que nous sommes enfants de Dieu ; si enfants, aussi héritiers : héritiers de Dieu, cohéritiers du Christ. » Les deux textes se complètent mutuellement : Dieu le Père envoie le Fils dans ce monde. Il envoie également l’Esprit, qui est l’Esprit du Fils ; c’est donc lui qui est au point de départ des missions. Par cet Esprit, les fidèles deviennent des fils d’adoption, et l’Esprit qui habite désormais en eux crie vers Dieu en lui donnant le nom de Père. Saint Paul distingue le Fils et l’Esprit, puisque celui-là seul s’incarne ; mais on pourrait se demander si l’Esprit n’est pas le Fils envisagé dans son aspect glorieux, après la résurrection et l’ascension ; et l’on serait tenté de faire valoir, en faveur de cette conclusion que l’Esprit est celui du Fils et qu’il nous donne un esprit d’adoption filiale. Cette hypothèse ne saurait être retenue : la distinction est réelle entre le Fils et l’Esprit et le rôle de chacun d’eux est différent. Il est seulement vrai que les trois personnes de la Trinité sont inséparables, si bien que l’on peut affirmer de l’une d’elles ce qui est dit également des trois ensemble.

Cette remarque est surtout exacte, lorsqu’il s’agit de la sanctification des âmes. Nous lisons ainsi dans l’épître à Tite : « Lorsque apparut la bénignité et l’humanité de Dieu, notre Sauveur, non par égard pour des œuvres que nous eussions faites en état de justice, mais selon sa miséricorde, il nous sauva par le bain de régénération et de renouvellement de l’Esprit-Saint qu’il répandit libéralement sur nous par Jésus-Christ, notre Sauveur. » Tit., iii, 4-6. Les hommes sont sauvés par le baptême qui les régénère et les renouvelle ; et l’Esprit-Saint est le ministre immédiat du renouvellement ainsi opéré : c’est un renouvellement d’Esprit-Saint. Cependant Jésus-Christ, notre Sauveur, est l’intermédiaire de la grâce (dia), que Dieu a envoyée libéralement sur nous ; et, en dernière analyse, l’auteur premier de la sanctification est Dieu, le Père, qui a manifesté sa bonté et sa tendresse à notre égard en envoyant son Fils. Les trois personnes divines collaborent ainsi à une œuvre unique, celle du salut, dont l’initiative appartient au Père.

La même doctrine est également exprimée dans un passage moins développé, où saint Paul, après avoir rappelé aux Corinthiens l’état misérable de l’âme pécheresse ajoute : « Mais vous avez été purifiés, mais vous avez été sanctifiés, mais vous avez été justifiés au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ et dans l’Esprit de notre Dieu. » I Cor., vi, 11. Le baptême est-il administré au nom de Jésus ? On ne saurait le conclure de la formule employée par l’apôtre. Tout au contraire, car les trois personnes divines coopèrent à la sanctification de l’âme. Le rôle du Père n’est peut-être pas mis dans un relief éclatant, comme il l’est dans l’épître à Tite ; cependant l’Esprit est l’Esprit du Père, donc envoyé par lui.

Ailleurs, saint Paul rend témoignage de son apostolat : a Celui qui nous fortifie avec vous dans le Christ et qui nous a oints, c’est Dieu qui nous a aussi marqués

d’un sceau en nous donnant les arrhes de l’Esprit. » II Cor., i, 21-22. Le sceau dont il s’agit n’est pas celui du baptême, mais celui du ministère apostolique : c’est Dieu qui en a marqué Paul et, sans doute avec lui, ses compagnons de travail. Ce sceau n’est autre que l’Esprit lui-même, dont les grâces remplissent le cœur des ouvriers apostoliques et qui ne cesse pas de se manifester par toutes sortes de charismes. Enfin, Dieu fortifie ses apôtres dans le Christ, ou plus exactement en les dirigeant vers le Christ, eîs Xpiston, comme vers le but de leur activité. Nul n’est apôtre s’il n’est choisi et conduit par le Père, s’il n’est fortifié par l’Esprit ; s’il ne s’oriente vers le Christ.

La pensée de saint Paul se résume finalement et s’exprime tout entière dans l’épître aux Éphésiens : « Il n’y a qu’un seul corps et un seul Esprit, comme aussi vous avez été appelés par votre vocation à une seule espérance. Il n’y a qu’un Seigneur, une foi, un baptême. Il n’y a qu’un Dieu et Père de tous, qui est au dessus de tous, qui agit par tous et demeure en tous. » Eph., iv, 4-6. Nous sommes d’abord frappés, en lisant ce texte, par l’affirmation de l’unité qui le domine. Saint Paul parle ici du corps mystique du Christ, de l’Église, qui est unique : on sait que c’est un de ses thèmes préférés et que rien ne lui tient tant à cœur que l’union des fidèles. Cette union doit prendre son exemple et son modèle dans l’unité même de Dieu. Il n’y a qu’un Dieu ; il ne doit y avoir qu’un corps. Il n’y a aussi qu’un seul Seigneur, en qui nous croyons, en qui nous avons été baptisés. Et il n’y a qu’un Esprit, qui rattache les uns aux autres tous les membres du corps et les pénètre de sa vie. Il est vrai que « pneuma peut signifier, non la personne même du Saint-Esprit, mais l’effet produit par lui, la concorde des âmes chrétiennes dans l’unité de la foi et de la charité : avec cette dernière interprétation, l’Esprit-Saint ne serait désigné qu’indirectement, dans l’un de ses dons. Il nous paraît plus satisfaisant d’appliquer directement l’expression en pneuma au Saint-Esprit, âme du corps mystique. Ou, comme dit Swete, en résumant subtilement les deux interprétations, si le premier sens, communauté de pensée et de sentiments, d’intérêt et de vie, est inclus dans ces mots : un seul esprit, on passe insensiblement au second, l’Esprit divin par lequel cette communauté est obtenue : l’unique Esprit du t. 4 ne peut être séparé de l’unique Seigneur et de l’unique Dieu et Père du ꝟ. 5. Considéré dans les rapports avec le seul corps, c’est l’esprit de l’Église ; mais il se tient aussi en relations avec le Christ et avec Dieu, et c’est l’Esprit même des deux. » J. Huby, Saint Paul, Les épîtres de la captivité, Paris, 1935, p. 198.

Ainsi se présente, dans une parfaite cohérence, la doctrine trinitaire de saint Paul. Homme d’action apostolique, chargé d’évangéliser aux nations la grandeur du mystère du Christ, Paul ne se préoccupe pas de scruter les profondeurs de la vie divine dont il dit lui même : O altitudo diviliarum sapientiee et scienliæ D$l quam incomprehensibilia sunt judicia cjus et investigabiles vise ejusl Rom., xi, 33-34. Nul, ici bas, ne peut connaître Dieu tel qu’il est. Il est donc inutile de chercher à approfondir les secrets que l’œil de l’homme n’a pas contemplés, que son oreille n’a pas entendus. Par contre, il est essentiel, pour le croyant, de voir quelles sont ses relations avec Dieu, et comment celui-ci lui accorde le salut : ici, nous avons affaire à notre vie, à notre âme, puisque, dès lors que nous sommes des sauvés, ce n’est plus nous qui vivons, mais le Christ qui vit en nous et, avec le Christ, le l’ère et l’Esprit Saint qui prennent aussi possession de nos âmes. Sur la vie divine en nous, Paul est intarissable ; et nous voyons bien que, pour lui, cette vie est l’œuvre de la Trinité tout entière. Purifiés, sanctifiés, justifiés, nous sommes tout cela ; et c’est au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ et dans l’Esprit de notre Dieu, que nous le sommes.

5° L’épître aux Hébreux. —

Dès l’antiquité, on avait été frappé de la différence qu’il y a entre l’épître aux Hébreux et les autres lettres de saint Paul : « Si je donnais mon avis, écrivait Origène, je dirais que les pensées sont des pensées de l’Apôtre, mais la phrase et la composition sont de quelqu’un qui rapporte les enseignements de l’Apôtre et pour ainsi dire d’un écolier qui écrit les choses dites par le maître. Si donc quelque Église regarde cette épître comme de Paul, qu’elle en soit félicitée ; car ce n’est pas au hasard que les anciens l’ont transmise sous le nom de Paul. Mais qui a rédigé la lettre ? Dieu sait la vérité. » Cité par Eusèbe, Hist. eccles., VI, xxv, 13-14. On ne saurait mieux dire, et l’on comprend sans peine que nous traitions à part de l’épître aux Hébreux.

A vrai dire, il ne faut pas s’attendre à trouver ici une doctrine complète de la Trinité : l’Esprit-Saint n’est mentionné qu’en de rares passages, soit pour rappeler son action dans l’âme des fidèles, Heb., ii, 4 ; vi, 4 ; x, 29 ; soit pour lui attribuer les oracles de l’Ancien Testament, Heb., iii, 7 ; ix, 8 ; x, 15. C’est que l’auteur ne s’intéresse pour ainsi dire pas aux merveilles de la justification et qu’il n’a pas ainsi l’occasion de décrire dans ses détails l’œuvre propre de l’Esprit.

Par contre, il y a dans l’épître aux Hébreux de très hauts enseignements sur le Christ préexistant et l’on peut dire que, par là, cet écrit sert en quelque sorte à préparer la lecture de l’évangile de saint Jean. Dès le début, la mission du Sauveur est replacée au centre de l’histoire : « Après avoir, par bien des manifestations partielles et diverses, parlé jadis à nos pères par les prophètes, Dieu, à la fin des temps, nous a parlé par son Fils : c’est lui qu’il a fait l’héritier de tout ; c’est par lui qu’il a créé les mondes. C’est lui qui, étant le rayonnement de sa gloire et l’empreinte de sa substance, soutenant l’univers par la parole de sa puissance, a expié nos fautes et s’est assis à la droite de la majesté, au haut des cieux, étant devenu supérieur aux anges, d’autant que le nom qu’il a reçu en héritage est plus grand que le leur. Car auquel des anges Dieu a-t-il jamais dit : « Tu es mon Fils ; je t’ai engendré « aujourd’hui ? » Heb., i, 1-5.

Ce début a quelque chose de surprenant : d’une part, nous y retrouvons des expressions qui nous sont familières. Il suffit de le comparer avec les premiers versets de l’épître aux Colossiens pour nous en persuader ; d’autre part, tandis que saint Paul insiste sur les relations du Christ avec les fidèles, l’épître aux Hébreux ne contemple guère le Seigneur que dans son éternité ; et au nom de Christ, elle substitue celui de Fils qu’elle emploie d’une manière absolue.

Le Fils est le rayonnement de la gloire de Dieu et l’empreinte de sa substance, comme, dans le livre de la Sagesse, vii, 26, la Sagesse était le rayonnement de la lumière éternelle, le miroir sans tache de l’activité de Dieu et l’image de sa bonté. De telles expressions mettent dans leur plein relief l’unité de nature du Père et du Fils, leur consubstantialité, comme on dira plus tard ; mais elles ne sont pas très claires sur la personnalité du Fils et l’on devra plus tard les compléter par d’autres pour mettre en relief toute la richesse de l’enseignement chrétien.

Le mot Fils, a lui seul, est déjà plus compréhensif. L’auteur de l’épître en exprime le sens lorsqu’il montre le Fils supérieur aux prophètes et à tous les anges, trônant dès l’éternité à côté de Dieu. I.e 1 i i I unique : rien ni personne ne saurait lui être comparé. Il est éternel, n’ayant ni commencement de jours, ni ternie de sa vie. Heb., vii, 3. Il est l’auxiliaire de la

création, et c’est par lui que Dieu a créé les mondes, qui, par lui, continuent à subsister dans leur état.

Cependant, le Fils éternel de Dieu est venu en ce monde et l’incarnation l’a établi prêtre et médiateur de nos faiblesses : « Celui qui avait été abaissé un peu au-dessous des anges (en devenant homme), Jésus, nous le voyons, à cause de la mort qu’il a soufferte, couronné de gloire et d’honneur, afin que, par la grâce de Dieu, il goûtât la mort pour tous. Car il convenait que celui pour qui et par qui tout existe perfectionnât par les souffrances celui qui avait conduit à la gloire beaucoup de fils et qui est l’auteur de leur salut… Il fallait qu’il fût en tout rendu semblable à ses frères, afin de devenir un grand-prêtre miséricordieux et fidèle dans toutes les relations (des hommes) avec Dieu, pour expier les péchés du peuple. Car, ayant été lui-même éprouvé par la souffrance, il peut secourir ceux qui sont éprouvés. » Heb., ii, 9-11 ; 17-18.

Ces passages et d’autres semblables ne signifient pas que le Christ est devenu Fils de Dieu par la voie du renoncement et du sacrifice. Fils de Dieu, il l’était avant les siècles ; il possédait toute la perfection de Dieu. Seulement, en se faisant homme, il a assumé une nature qu’il ne possédait pas ; et cette nature humaine lui a permis de prendre de nos faiblesses, de nos souffrances, une connaissance toute différente de la science divine qu’il en possédait. Il fallait que nous eussions un grand-prêtre semblable à nous., qui fût capable de compatir à nos infirmités, voire à nos péchés, pour en avoir mesuré par lui-même les réalités. La connaissance qu’il avait de ces choses dans l’éternel repos divin avait en quelque sorte un caractère théorique ; les abaissements de l’incarnation en ont changé l’aspect. Mais lui-même, le Fils de Dieu ne s’est pas transformé, il n’a rien acquis ; il est resté ce qu’il avait toujours été ; et ce n’est que par rapport à nous qu’il est le pontife de notre rédemption.

IV. saint jean.

A peine est-il besoin de rappeler une fois de plus le caractère unique de l’évangile de saint Jean : il suffit de lire cet Évangile pour en être saisi et pour se poser le problème de son origine et de sa valeur. Nous n’hésitons pas à reconnaître ici l’œuvre du disciple que Jésus aima et qui, au cours de la dernière Cène, reposa sur sa poitrine ; nous n’hésitons pas davantage à écrire le nom du disciple : Jean, fils de. Zébédée et frère de Jacques, l’un des Douze.

Mais nous croyons aussi, conformément aux témoignages les plus autorisés de la tradition, que saint Jean a écrit tardivement son évangile et qu’il l’a médité durant de longues années avant de le confier au papier. Pendant ce temps, il a pu voir les premières communautés chrétiennes s’organiser et se développer ; il a pu être le témoin attristé des premières tentatives de schisme et d’hérésie ; le souvenir du Maître qu’il avait aimé et au service duquel il s’était consacré, aux jours de plus en plus lointains de sa jeunesse, n’a pas cessé de rester présent à son esprit et à son cœur. Si bien qu’un jour, les instances de ses disciples, plus encore les secrets désirs de son âme et l’action inspiratrice du Saint-Esprit l’ont amené à prendre la plume pour raconter à son tour ce que ses yeux avaient vii, ce que ses oreilles avaient entendu, ce que ses mains avaient touché du Verbe de vie. I Joa., i, 1. Témoin véritable et fidèle, il n’avait pas à recommencer ce que les écrivains des Évangiles synoptiques avaient fait une fois pour toutes d’une manière aussi parfaite que possible. Mais, puisque ceux-ci avaient été incomplets, puisqu’ils n’avaient pas tout écrit, ne convenait-il pas que lui, resté le dernier des apôtres, fît connaître, pendant qu’il en était encore temps, les enseignements du Sauveur, dont il était seul désormais à conserver la mémoire ?

Ces enseignements, il les avait amoureusement médités, si bien qu’il avait fini par se les approprier. Ne serait-il pas amené, au cours de son récit, à faire parler Jésus, comme il avait l’habitude de parler lui-même ; d’attribuer à son Maître des formules qui seraient en réalité les siennes ? Un tel problème ne se posait pas pour lui, parce qu’il était sûr de ne rien inventer et de transmettre les vraies leçons du Seigneur. Qu’importait dès lors le style de ces leçons ? Qu’importaient même les prolongements qu’il pourrait être appelé à leur donner ? On s’inquiète parfois aujourd’hui de trouver, dans l’évangile de saint Jean, tant de récits dont on ignore la fin, parce que l’auteur s’est laissé aller à ses réflexions et a paru oublier les personnages qu’il avait mis en scène : l’histoire de Nicodème est caractéristique à cet égard. Saint Jean ne connaissait pas de pareils scrupules. Nicodème était vraiment venu trouver Jésus ; il l’avait réellement entretenu de la naissance spirituelle ; quel intérêt offrait encore la suite de l’histoire et pourquoi l’évangéliste se serait-il interdit de terminer à sa manière le discours de Jésus ?

Ce que nous cherchons, ce que nous trouvons dans le quatrième évangile, ce n’est pas saint Jean : c’est bien Jésus et sa doctrine ; mais Jésus mieux compris et plus profondément pénétré ; Jésus présenté non par le dehors, mais par le dedans. Les miracles qu’il accomplit ne sont pas des prodiges destinés à provoquer l’admiration, ce sont des signes faits pour prouver l’œuvre de la lumière et de la vie. Les discours qu’il prononce ne sont pas des appels à la pénitence ; ce sont des invitations à suivre la lumière et à gagner la vie. Bien loin d’être un fantôme, le Christ de saint Jean est une réalité étonnamment vivante ; mais c’est du dedans que le considère l’apôtre ; et il faut se placer à son point de vue pour comprendre son œuvre.

1° Le prologue.

L’évangéliste lui-même semble nous indiquer la voie à suivre, puisqu’il fait précéder son récit d’un prologue qui nous fait connaître les grandes lignes de sa doctrine sur Dieu. Ce prologue doit être lu avec attention : « Au commencement était le Verbe et le Verbe était vers Dieu et le Verbe était Dieu. Il était au commencement vers Dieu. Tout a été fait par lui, et sans lui rien n’a été fait. Ce qui a été fait était vie en lui, et la vie était la lumière des hommes et la lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont pas comprise. Il y eut un homme envoyé de Dieu : son nom était Jean. Il vint en témoignage, pour témoigner sur la lumière, afin que tous crussent par lui. II n’était pas la lumière, mais (il venait) pour rendre témoignage à la lumière. La lumière véritable qui éclaire tout homme venait dans le monde. Il était dans le monde et le monde a été fait par lui et le monde ne l’a pas connu. Il est venu chez les siens et les siens ne l’ont pas reçu. Mais tous ceux qui l’ont reçu, il leur a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu, à ceux qui croient en son nom, qui ne sont pas nés du sang, ni du vouloir de la chair, ni du vouloir de l’homme, mais de Dieu. Et le Verbe s’est fait chair, et il a habité parmi nous, et nous avons vu sa gloire : gloire comme un fils unique en reçoit de son père, plein de grâce et de vérité… Tous nous avons reçu de sa plénitude et grâce pour grâce, car la Loi a été donnée par Moïse, la grâce et la vérité sont venues par Jésus-Christ. Personne n’a jamais vu Dieu : le Dieu monogène, qui est dans le sein du Père, celui-là l’a fait connaître. » Joa., i, 1-18.

Un commentaire détaillé de ces lignes si pleines serait ici déplacé. Nous nous bornerons à quelques remarques. Dès la première ligne, nous sommes arrêtés par cette affirmation énergique : « Au commencement était le Verbe. » Nous voici donc invités à nous reporter avant l’origine des choses créées, à ce moment obscur où le temps n’existe pas encore, mais où, peut-être, il va commencer à exister avec la première chose créée. Alors il n’y avait rien, mais il y avait déjà le Verbe. Sur ce mot de Verbe, les exégètes se sont penchés à l’envi. Nous savons déjà la place que Philon, ci-dessus, col. 1567 sq., pour ne parler que de lui, assi

gnait au Verbe dans sa philosophie : on a longuement débattu la question de savoir si l’évangéliste était tributaire de Philon. La réponse négative est hautement vraisemblable. Saint Jean est un Juif palestinien ; il ne connaît rien des spéculations alexandrines et il y a peu de chances pour qu’il ait jamais rien lu de Philon. D’ailleurs, entre le Verbe philonien et le Verbe de saint Jean, il y a un abîme : de celui-là, nous n’arrivons même pas à savoir s’il est une personne et les commentateurs en discutent encore. Celui-ci est le plus personnel des êtres et nous l’avons connu, nous avons vu sa gloire, puisqu’il s’est fait chair.

Pourquoi saint Jean a-t-il choisi le nom de Verbe, pour l’attribuer au Fils de Dieu ? Ici nous devons bien avouer notre ignorance. Il est pourtant remarquable que l’évangéliste ne se croit pas obligé de s’expliquer là-dessus, qu’il parle avec l’assurance d’être compris de ses lecteurs : on peut admettre qu’avant lui l’identification du Verbe et du Seigneur était chose faite et acceptée dans les Églises. En toute hypothèse, le Verbe est le Fils unique de Dieu : le terme monogenes est employé deux fois dans le prologue et appliqué au Verbe d’une manière exclusive. Les croyants peuvent sans doute devenir eux aussi enfants de Dieu et recevoir ce que saint Paul appelait l’esprit d’adoption filiale. Il n’y a pas de commune mesure entre la filiation adoptive des croyants et la filiation du Monogène. Celle-ci est sans pareille. « Le Verbe était auprès de Dieu ou dirigé vers Dieu » : il ne lui était pas identique, bien qu’éternel comme lui. Mais il était de nature divine ; il était Dieu, le mot Theos étant employé sans article pour marquer la distinction des personnes, bien plutôt que pour insinuer une subordination du Verbe envers celui qui seul mérite le nom de Dieu, o Theos. Ce qui importe à l’évangéliste, en dehors de l’évidente préoccupation d’éviter toute formule d’allure polythéiste, c’est de mettre en relief la divinité du Verbe. Cette divinité sera rendue plus évidente, s’il est possible, lorsque nous lirons vers la fin du prologue que le Verbe est un fils unique, et même, selon la lecture la plus vraisemblable, Dieu monogène. Si le Verbe est distinct de Dieu, comme un fils l’est de son père, il possède la même nature que lui et il la possède seul, tout au moins en tant que Fils. « Tout a été fait par le Verbe » : nous retrouvons ici, exprimée par d’autres mots, l’idée que nous avons déjà rencontrée dans saint Paul, d’une activité du Seigneur dans l’œuvre de la création. Si Dieu le Père est vraiment le créateur du ciel et de la terre, son Verbe a été comme l’instrument dont il s’est servi pour réaliser son dessein. Et l’évangéliste insiste en reprenant que « sans lui rien n’a été fait ».

Le verset suivant est difficile à interpréter. La ponctuation ordinairement admise coupe ainsi le texte : « Sans lui, rien n’a été fait de ce qui a été fait », et l’on n’échappe guère à l’impression d’une redondance inutile, bien que la suite : « En lui (c’est-à-dire dans le Verbe) était la vie », offre un sens satisfaisant. Les plus anciens témoins présentent une coupure différente : « Ce qui a été fait était vie en lui », pour signifier, semble-t-il, que rien ne subsistait et ne vivait en dehors de lui. On reste un peu hésitant en face de cette double interprétation ; mais pour nous, le problème n’a qu’une importance secondaire. Il est assuré que saint Jean fait du Verbe l’auteur et le consommateur de toute vie et de toute lumière ; plus encore, il enseigne que le Verbe lui-même est la Vie et la Lumière. Ces deux mots doivent d’ailleurs être entendus au sens spirituel : la lumière est celle de la vérité, la vie celle de la grâce.

A la lumière s’opposent les ténèbres du monde qui sont à la fois incapables de la comprendre et de s’emdarer d’elle pour l’éteindre. Aussi continue-t-elle à briller parmi les hommes. Elle a d’abord été révélée par les prophètes ; elle a surtout été manifestée par Jean-Baptiste, qui est son grand, son principal témoin. Et c’est ainsi que, brusquement, l’évangéliste nous introduit en pleine histoire, sans cesser pourtant d’employer le langage abstrait qui caractérise son prologue. Désormais, il peut se hâter vers le dénouement qui tient tout entier dans cette petite phrase : « Et le Verbe s’est fait chair. » Le Verbe, c’est-à-dire l’instrument de la création, le Fils monogène de Dieu, le Dieu monogène, a pris notre humanité et il a habité parmi nous. Le mouvement de la pensée est le même que dans l’épître aux Philippiens : il descend du ciel sur la terre ; il va de l’éternité au temps ; mais saint Jean peut ajouter : « nous avons contemplé sa gloire », parce qu’il a été lui-même le témoin de Jésus et qu’il l’a vu élevé sur la croix d’où il devait attirer à lui tous les hommes.

Le Saint-Esprit n’est pas mentionné dans ce prologue où seuls Dieu et le Verbe jouent un rôle. Du moins, ce rôle est-il clairement exposé. Dieu unique, invisible : le Verbe, éternel, organe de la création, révélateur du Père, Dieu enfin. On s’est étonné qu’après avoir mis dans un tel relief la personne du Verbe, saint Jean ne l’ait plus jamais mentionnée au cours de l’Évangile. Mais tel n’était pas son but. Il avait à raconter une histoire, celle de Jésus-Christ. Il lui suffisait d’avoir montré qui était Jésus-Christ : le Verbe fait chair. Cette équation, une fois établie, pourquoi aurait-il employé encore un terme abstrait pour désigner le Maître qu’il avait tant aimé ? Au reste, si le nom de Verbe n’apparaît plus dans l’Évangile, la lumière et la vie ne cessent pas d’y tenir une très grande place. Jésus affirme qu’il est vie et lumière ; il ressuscite Lazare et guérit l’aveugle-né pour le démontrer. Ainsi le prologue se poursuit-il dans le récit ; le récit se relie-t-il étroitement au prologue.

2° Le Fils unique. —

A peine est-il besoin d’insister sur le témoignage que le quatrième évangile rend au Fils unique de Dieu. À tout instant, Jésus y affirme, dans les termes les plus clairs sa divinité. Il existe de toute éternité : « Abraham, votre père, a désiré ardemment voir mon jour ; il l’a vu et il a été rempli de joie… en vérité, en vérité, je vous le dis, avant qu’Abraham fût, je suis. » Joa., viii, 56-58. Personne ne. connaît son origine : « Mon témoignage est vrai, parce que je sais d’où je suis venu et où je vais ; mais vous ne savez ni d’où je viens, ni où je vais. » Joa., viii, 14. Il enseigne ce qu’il sait, ce qu’il a appris auprès du Père : « En vérité, en vérité, je te le dis, nous parlons de ce que nous savons ; nous attestons ce que nous avons vii, et vous ne recevez pas notre témoignage. Si je vous ai dit les choses de la terre et que vous ne croyiez pas, comment, si je vous dis les choses du ciel, croirez-vous ? Et nul n’est monté au ciel, sinon celui qui est descendu du ciel, le Fils de l’homme. » Joa., iii, 11-13. « Vous êtes d’en bas et je suis d’en haut… je dis ce que j’ai vu chez mon Père ; et vous, vous faites ce que vous avez appris de votre père. » Joa., viii, 23, 38.

Du reste, les Juifs ne se trompent pas sur la valeur de ce témoignage : ils prennent un jour des pierres pour le lapider et déclarent : « Ce n’est pas à cause de tes bonnes œuvres que nous te lapidons, mais à cause de ton blasphème et parce que, étant un homme, tu te fais Dieu. » Joa., x, 33. Il est vrai qu’ils n’ont pas compris tout de suit « ’le sans profond dis paroles de Jésus. Dans l’évangile de saint Jean, tout autant que dans les Synoptiques, on trouve des traces d’un enseignement progressif, qui ne révèle que peu à peu les vérités les plus profondes. Mais, avant la fin de son ministère. Jésus s’est assez déclaré pour qu’aucune erreur ne soit plus permise et voilà pourquoi l’incrédulité des Juifs est un péché : « Si je n’étais pas venu et si je n’avais

pas parlé au milieu d’eux, ils n’auraient pas de péché, mais maintenant ils n’ont pas d’excuse sur leur péché… Si je n’avais pas fait au milieu d’eux les œuvres que j’ai faites, ils n’auraient pas de péchés ; mais maintenant ils ont vu ; et ils me haïssent, moi et mon Père. » Joa., xv, 22, 24.

Fils de Dieu, le Christ est la vie vivifiante. Il l’est, parce qu’il sauve ceux qui croient en lui : « Dieu n’a pas envoyé son Fils dans le monde pour juger le monde, mais pour que le monde fût sauvé par lui. » Joa., iii, 17. Et le salut est d’abord la résurrection du dernier jour : « Je suis la résurrection et la vie : quiconque croit en moi, même s’il est mort, vivra, et quiconque vit et croit en moi ne mourra pas éternellement. » Joa., xi, 26. « En vérité, en vérité, je vous le dis, si vous ne mangez la chair du Fils de l’homme et si vous ne buvez son sang, vous n’aurez pas la vie en vous. Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle et je le ressusciterai au dernier jour. » Joa., vi, 51-52. Mais il y a plus, car la vie dont parle Jésus n’est pas seulement celle de la gloire dans le ciel, c’est aussi celle de la grâce sur la terre. « C’est la vie éternelle qu’ils te connaissent, toi, le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ. » Joa., xvii, 3. Nul ne vit de cette vie spirituelle s’il ne demeure attaché au Christ : « Je suis la vraie vigne et mon Père est le vigneron. Toute branche qui ne porte pas de fruit en moi, il l’ôtera ; et celle qui porte du fruit, il la taillera, pour qu’elle porte encore plus de fruit… Comme la branche ne peut pas porter de fruit par elle-même, si elle ne demeure attachée à la vigne, vous non plus, si vous ne demeurez pas en moi. Je suis la vigne et vous êtes les branches : celui qui demeure en moi et moi en lui porte beaucoup de fruit ; car sans moi, vous ne pouvez rien faire. » Joa., xv, 1-5.

Comme il est la vie vivifiante, le Christ est la lumière illuminante : « Je suis la lumière du monde : celui qui me suit ne marche pas dans les ténèbres, mais il aura la lumière de vie. » Joa., viii, 12 ; cf. ix, 5. Il est venu pour apporter la lumière : « Encore un peu de temps, la lumière est au milieu de vous. Marchez pendant que vous avez la lumière, pour que les ténèbres ne vous saisissent pas, car celui qui marche dans les ténèbres ne sait pas où il va. Pendant que vous avez la lumière, croyez à la lumière, pour être des enfants de lumière. » Joa., xii, 35-36. Malheur à ceux qui préfèrent l’obscurité de la nuit : « Car voici le jugement : la lumière est venue dans le monde et les hommes ont mieux aimé les ténèbres que la lumière, parce que leurs œuvres étaient mauvaises. » Joa., m, 19-20. Par contre « celui qui fait la vérité vient à la lumière afin que ses œuvres soient manifestes et qu’on voie qu’elles ont été faites en Dieu. » Joa., iii, 21.

3° Le Père et le Fils. —

Entre le Fils unique et le Père, quelles sont les relations ? Il faut noter d’abord que le Père envoie le Fils et que celui-ci est un envoyé. Les Synoptiques nous l’apprenaient déjà et saint Jean confirme leur témoignage. Par suite, le Fils dépend du Père : « Ma nourriture est de faire la volonté de celui qui m’a envoyé et de parfaire son œuvre. » Joa., iv, 34. « Le Père ne me laisse pas seul, parce que je fais toujours ce qui lui plaît. » Joa., viii, 29. « Je n’ai pas parlé de moi-même, mais le Père qui m’a envoyé m’a prescrit lui-même ce que je devais dire et prêcher, et je sais que son précepte est la vie éternelle ; aussi ce que je prêche, je le prêche selon que mon Père me l’a dit. » Joa., xii, 49-50. « Si vous gardez mes commandements, vous restez dans mon amour, de même que j’ai gardé les commandements de mon Père et que je reste dans son amour. » Joa., xv, 10. « Père, glorifie ton Fils, afin que ton Fils te glorifie, comme tu lui as donné pouvoir sur toute chair, afin qu’à tous ceux que tu lui as donnés, il donne la vie éternelle. » Joa., xvii, 1-2.

Ces textes sont relatifs à l’activité du Verbe incarné. Mais il en est d’autres qui décrivent l’activité du Verbe dans la vie divine et qui la subordonnent tout autant au Père : « En vérité, en vérité, je vous le dis, le Fils ne peut rien faire de lui-même, à moins qu’il ne le voie faire au Père, car ce que celui-ci fait, le Fils le fait semblablement. » Joa., v, 19-23. « De même que mon Père, qui est vivant, m’a envoyé et que je vis par mon Père, ainsi celui qui me mange vivra lui aussi par moi. » Joa., vi, 57. En tout ce qu’il fait, en tout ce qu’il est, le Fils est donc dans la dépendance du Père ; si bien que finalement, Jésus déclare : « Si vous m’aimiez, vous vous réjouiriez de ce que je vais vers mon Père, parce que mon Père est plus grand que moi. » Joa., xiv, 28.

Les ariens, au IVe siècle, ont naturellement exploité cette dernière affirmation pour enseigner que le Verbe était absolument subordonné à son Père et que, si celui-ci méritait seul le titre de Dieu, le Verbe devait être regardé tout au plus comme un Dieu secondaire, sinon comme la plus ancienne des créatures. Une telle explication ne saurait être admise, car elle ne tient pas compte d’autres textes, tout aussi clairs et tout aussi affirmatifs, qui mettent en relief l’unité du Christ et de son Père.

Les circonstances mêmes dans lesquelles le Sauveur insiste sur cette unité sont particulièrement solennelles : nous sommes arrivés aux dernières heures de la vie du Sauveur, et celui-ci s’abandonne à des entretiens intimes avec ses apôtres. Comment pourrait-il leur donner le change sur le sens de ses paroles ? Or voici ce que nous lisons : « Je suis la voie, la vérité et la vie. Personne ne vient au Père sinon par moi. Si vous me connaissiez, vous connaîtriez aussi le Père ; et bientôt vous le connaîtrez et vous l’avez vu. Philippe lui dit : « Seigneur, montre-nous le Père et cela nous suffit. » Jésus lui dit : « Depuis si longtemps je suis avec vous et vous ne me connaissez pas ? Philippe, celui qui me voit, voit aussi le Père. Comment me dis-tu : montre-nous le Père ? Ne croyez-vous pas que je suis dans le Père et que le Père est en moi ? Les paroles que je vous dis, je ne les dis pas de moi-même ; car le Père qui demeure en moi, c’est lui qui fait les œuvres. Ne croyez-vous pas que je suis dans le Père et que le Père est en moi ? » Joa., xiv, 6-11. Tous les mots de ce remarquable passage mériteraient d’être examinés à loisir. Sans doute, personne n’a jamais vu Dieu ; et le Fils est venu pour le faire connaître au monde. Cependant, celui qui voit le Fils voit aussi le Père, car on ne peut les séparer l’un de l’autre. Ils ne sont pas seulement l’un avec l’autre ; ils sont l’un dans l’autre, sans se confondre cependant dans l’unité d’une seule personne. Le Père et le Fils agissent toujours de concert. Les œuvres du Père sont les œuvres du Fils, non pas seulement parce que ce dernier ne fait rien de lui-même, mais surtout parce que le Fils et le Père n’agissent pas l’un sans l’autre et que le Père agit dans le Fils et par le Fils, instrument de la création et de l’administration du monde. Ils sont deux personnes, bien distinctes ; mais leurs œuvres sont communes à l’un et à l’autre.

La même idée se retrouve dans la prière sacerdotale : « Père saint, garde-les dans ton nom, ceux que tu m’as donnés, afin qu’ils soient un comme nous… Je ne te prie pas seulement pour eux mais encore pour ceux qui croiront en moi par leur parole : que tous soient un, comme toi, Père, tu es en moi et moi en toi ; qu’ainsi ils soient un en nous, afin que le monde croie que tu m’as envoyé ; et moi, je leur ai donné la gloire que tu m’as donnée, afin qu’ils soient un comme nous sommes un, moi en eux, et toi en moi : qu’ils soient con

sommés dans l’unité, afin que le monde sache que tu m’as envoyé et que tu les as aimés, comme tu m’as aimé. » Joa., xvii, 11, 20-23. L’unité que le Christ demande pour ses fidèles n’est pas seulement l’union des cœurs et des volontés dans une même foi et un même amour, l’union morale des membres d’une même association ; c’est une unité réelle, qui trouve son expression dans la doctrine du corps mystique, telle que l’expose saint Paul : ainsi les croyants ne peuvent-ils pas être séparés les uns des autres, et celui qui briserait l’unité se rendrait coupable d’une faute à l’égard du Christ lui-même dont il couperait un membre. L’unité du Père et du Fils est encore plus étroite ; elle est proposée comme un modèle, mais il ne saurait être question pour des hommes de réaliser un pareil idéal. Le Père est dans le Fils comme le Fils est dans le Père ; de telle sorte qu’il y a réciprocité complète.

Comment alors, et dans ce même contexte des discours après la Cène, Jésus a-t-il pu dire que le Père est plus grand que lui ? Simplement parce qu’il est le Père. Il y a, dans le titre de Père, une dignité unique et intransmissible. Le Père est le principe, la source, la racine de toute vie divine. On dira plus tard que, seul, il est inengendré. Le Fils vient de lui : certainement, il est dès le commencement. Il n’est pas une créature. Il n’a jamais cessé d’être avec le Père, de faire les œuvres du Père, d’être dans le Père. Mais il n’est que le Fils ; et son nom aussi marque, en quelque manière, une sujétion, une subordination, une infériorité. Sujétion, subordination, infériorité, qui n’ont rien de réel assurément : puisque du Père au Fils, du Fils au Père il y a un courant ininterrompu de vie et d’amour et qu’il est tout aussi impossible de concevoir le Père sans le Fils que le Fils sans le Père. Cela suffit pourtant pour que le Père soit plus grand. Et la supériorité du Père se manifeste au moment de l’incarnation, de manière plus sensible, puisque alors c’est le Père qui envoie et le Fils qui est envoyé. Seul le Verbe s’est fait chair. L’incarnation et la rédemption sont des mystères particuliers au Fils.

4° L’Esprit-Saint. —

La doctrine johannique de l’Esprit-Saint est des plus riches et des plus cohérentes ; et elle est à peu près exclusivement exposée dans les discours après la Cène. Pendant tout son ministère public, Jésus ne parle jamais de l’Esprit-Saint. Il insiste, il est vrai, sur la spiritualité de Dieu : « Dieu est esprit, et il veut que ceux qui l’adorent l’adorent en esprit et en vérité », Joa., iv, 24 ; sur l’intelligence spirituelle de ses enseignements : « C’est l’esprit qui vivifie, la chair ne sert de rien ; les paroles que je vous ai dites sont esprit et vie », Joa., vi, 63 ; sur la renaissance spirituelle : « En vérité, en vérité, je te le dis, quiconque ne naît pas de l’eau et de l’esprit ne peut pas entrer dans le royaume de Dieu ; ce qui est né de la chair est chair et ce qui est né de l’esprit est esprit. » Joa., m. 5-6. Mais il n’est pas question en tout cela de la personne de l’Esprit-Saint. Un seul passage fait allusion à sa mission. Au dernier jour de la fête des Tabernacles, Jésus déclare en effet : « Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi et qu’il boive ; celui qui croit en moi, ainsi que dit l’Écriture, des fleuves d’eau vive sortiront de son sein. » Joa., vii, 37-38. On reconnaît ici le souvenir du rocher mystérieux dont jadis avaient coulé des torrents d’eau vive. Mais quelle est cette eau que Jésus promet à ses disciples ? L’évangéliste l’explique : « Il disait cela de l’Esprit que devaient recevoir ceux qui croyaient en lui, car l’Esprit n’était pas encore, parce que Jésus n’avait pas encore été glorifié. » Joa., vii, 30. La Vulgate glose ici le texte grec rivant : noiuhim enim erat Spirilux dalus ; on ne peut Cependant pas dire qu’elle fournisse une interprétation inexacte. L’Esprit Saint existait bien avant la Pentecôte ; mais il n’avait pas encore été manifesté ; nul, en dehors de Jésus, sur qui il s’était reposé au jour de son baptême, Joa., i, 32-33, ne l’avait reçu parmi les disciples ; et pourquoi serait-il venu puisque le Verbe était au milieu des hommes pour les éclairer et les vivifier, c’est-à-dire, en définitive, pour accomplir l’œuvre qui devait être la sienne après la passion et la résurrection ?

Dans les discours après la Cène, Jésus, par contre, explique dans le détail le rôle du Saint-Esprit dans l’Église. Nous pouvons relire tous les passages qui le précisent : « Si vous m’aimez, vous garderez mes commandements et moi je prierai le Père et il vous donnera un autre Paraclet, pour qu’il soit toujours avec vous, l’Esprit de vérité, que le monde ne peut recevoir, parce qu’il ne le voit ni ne le connaît ; mais vous, vous le connaîtrez, parce qu’il demeurera en vous et qu’il sera en vous. Je ne vous laisserai pas orphelins ; je viendrai vers vous. Encore un peu de temps et le monde ne me verra plus ; mais vous me verrez, parce que je vis et que vous vivrez. » Joa., xiv, 15-19. « Je vous ai dit ces choses pendant que je demeurais avec vous ; mais le Paraclet, l’Esprit-Saint que le Père enverra en mon nom, c’est lui qui vous apprendra tout et qui vous rappellera tout ce que je vous ai dit. » Joa., xiv, 25-26. « Quand sera venu le Paraclet, que je vous enverrai de la part du Père, l’Esprit de vérité qui procède du Père, celui-là rendra témoignage de moi. » Joa., xv, 26. « Je vous dis la vérité : il vous est utile que je m’en aille, car si je ne m’en vais pas, le Paraclet ne viendra pas vers vous ; mais, si je m’en vais, je vous l’enverrai ; et quand il sera venu, il convaincra le monde de péché, de justice et de jugement… Quand sera venu l’Esprit de vérité, il vous conduira dans toute la vérité, car il ne parlera pas de lui-même, mais il vous dira tout ce qu’il a entendu et il vous annoncera les choses à venir. Il me glorifiera, car il prendra du mien et vous l’annoncera. Tout ce qu’a le Père est à moi : c’est pourquoi je vous ai dit qu’il prendra du mien et vous l’annoncera. » Joa., xvi, 7-15.

Ainsi l’Esprit-Saint, l’Esprit de vérité, est destiné à remplacer Jésus auprès des siens. L’annonce de la passion prochaine a rempli les apôtres de tristesse. Leur maître les console ; il ne les laissera pas orphelins ; il leur enverra un autre Paraclet, c’est-à-dire un avocat, un intercesseur, un consolateur, différent de lui, mais étroitement uni à lui et capable d’éveiller dans les âmes, mieux que le souvenir, la pleine intelligence de ses paroles. Pour saisir la portée de cette, promesse, il suffit de rappeler qu’à plusieurs reprises saint Jean rapporte que lui-même et ses frères n’avaient pas compris l’enseignement de Jésus, mais qu’ils en pénétrèrent le sens un certain temps après : c’est que l’Esprit les avait alors éclairés de sa lumière.

L’Esprit est envoyé, comme le Verbe Pavait été : c’est tantôt le Père, tantôt Jésus lui-même qui sont dits les auteurs de la mission. Mais, en toute hypothèse, le Père est au point de départ ; car l’Esprit procède du Père ; et si Jésus l’envoie, c’est de la part du Père. On ne dit pas qu’il viendra d’une manière visible ; le contraire est même supposé, car il n’est pas destiné à s’incarner et il se contentera d’habiter dans les âmes des fidèles. Mais ces âmes, il les éclairera et les transformera par son action. Aucun temps n’est fixé pour la durée de son intervention dans les âmes ; et cela aussi est naturel, car il viendra tout le temps que Jésus lui-même sera absent de l’Église, C’est-à-dire jusqu’à la fin du monde.

Si quelques passages peuvent laisser croire, lorsqu’on les isole de leur contexte, que l’Esprit est Identique au Christ glorifié, — Jésus ne dit il pas qu’il ne laissera pas les apôtres orphelins mais qu’il viendra vers eux ? — il ne faut pas être dupe de 068 expressions. En réalité, l’Esprit est distinct de Jésus, comme Jésus

est distinct du Père. Mais l’Esprit ne vient pas en qui ne possède pas le Fils et la venue du Père dans les âmes est liée indissolublement à celle du Fils : « Si quelqu’un m’aime, dit Jésus, il gardera ma parole et mon Père l’aimera, et nous viendrons à lui et nous ferons en lui notre demeure. » Joa., xiv, 23. Indissoluble est l’unité des trois personnes divines, bien qu’elles ne se confondent pas l’une avec l’autre.

Il est remarquable que, d’une façon générale, « les relations du Fils et de l’Esprit sont celles du Père et du Fils. Le Fils est le témoin du Père ; de même l’Esprit rend témoignage au Fils ; il glorifie le Fils de même que le Fils glorifie le Père. Le Fils ne dit rien de lui-même, mais seulement ce que le Père veut qu’il dise ; ainsi l’Esprit ne parlera pas de lui-même, mais dira tout ce qu’il aura entendu : il prendra du mien, ajoute Jésus et il vous l’annoncera. Enfin, de même que le Fils est envoyé par le Père, l’Esprit est envoyé par le Fils… Au reste, cette analogie n’est pas telle qu’elle ne comporte des différences essentielles : la filiation caractérise les relations du Fils et du Père ; elle n’apparaît jamais dans la théologie de l’Esprit. Le Père est l’unique principe du Fils ; il n’en est pas ainsi du Fils vis-à-vis de l’Esprit : le Fils envoie l’Esprit, mais de la part du Père, Joa., xv, 26 ; il dit : L’Esprit prendra du mien, mais il ajoute : tout ce qu’a le Père est à moi, et c’est pourquoi je disais qu’il prendra du mien. Ainsi, même dans ses relations avec l’Esprit, le Fils est dépendant du Père. C’est de lui qu’il reçoit tout ce qu’il réserve à l’Esprit. Le Père est ici, comme partout, le principe premier et souverainement indépendant. » J. Lebreton, op. cit., t. i, p. 537.

5° L’Apocalypse.

Les épîtres de saint Jean n’ajoutent rien au témoignage du IVe évangile. Le seul passage important est le célèbre verset des trois témoins : » Il y en a trois qui rendent témoignage dans le ciel : le Père, le Verbe et l’Esprit-Saint, et ces trois sont un. » I Joa., v, 7 ; mais l’authenticité de ce verset n’est plus acceptée par aucun critique : l’Église grecque n’a jamais connu ni utilisé le verset en question avant le IVe concile du Latran en 1215 ; et, dans l’Église latine, son plus ancien témoin assuré est le premier traité priscillianiste de Wurzbourg : c’est de l’Espagne qu’il s’est répandu dans le monde latin et qu’il a pénétré petit à petit dans la Vulgate. On ne saurait donc utiliser la formule si précise qu’il contient comme d’origine johannique. Cf. K. Kûnstle, Das Comma joanneum au} seine Herkunft untersucht, Fribourg-en-B. , 1905.

L’Apocalypse par contre est intéressante à étudier, parce que le voyant de Patmos se fait en quelque sorte l’interprète de l’Église chrétienne dont il décrit les destinées glorieuses. On a, depuis longtemps, remarqué l’allure liturgique des hymnes d’action de grâces qu’il place dans la bouche des vieillards ou des anges : non pas que ces hymnes aient été chantées telles quelles dans les communautés, mais qu’on y ait connu des hymnes toutes pareilles d’accent. Plus peut-être que les autres livres du Nouveau Testament, l’Apocalypse nous révèle l’état d’âme des fidèles et nous permet de pénétrer leurs croyances. En l’écrivant, l’apôtre saint Jean fait écho aux inquiétudes, aux craintes, mais aussi aux espérances de tous ses frères ; il est la grande voix qui recueille, pour les faire entendre jusqu’au ciel, les murmures de l’Église.

Au point de départ, il y a d’abord la foi en Dieu, unique et tout puissant : le Dieu saint, véritable et juste, le Dieu fort, le Dieu vivant, l’alpha et l’oméga, le principe et la fin ; celui qui a été, qui est et qui vient ; le roi, le maître, le créateur du ciel et de la terre et de tout ce qu’ils renferment ; le juge et le vengeur, que tous doivent craindre et adorer, tel est le Dieu auquel les chrétiens rendent ici-bas leurs hommages et devant lequel se prosternent au ciel les vingt-quatre vieillards et les myriades de myriades d’anges.

Mais à côté de lui est le Christ, qui est le maître des rois de la terre, Apoc, i, 5 ; le roi des rois et le seigneur des seigneurs, xvii, 14 ; xix, 16 ; qui tient les clefs de la mort et de l’enfer, i. 8 ; qui peut seul ouvrir les sceaux du livre divin, v, 5 ; qui est, comme Dieu, le principe et la fin, le premier et le dernier, l’alpha et l’oméga ; qui, comme Dieu, est le saint et le véritable, scrute les reins et les cœurs, fait mourir et arrache à l’enfer. L’écrivain inspiré ne confond pas le Christ avec son Père, comme on l’a prétendu quelquefois ; mais il sait que le Christ, lui aussi est Dieu et qu’il a droit à des honneurs divins : » Digne est l’agneau immolé de recevoir la puissance et la richesse et la sagesse et la force et l’honneur et la gloire et la louange. » v, 12.

Si le Christ apparaît au voyant dans l’éclat de sa gloire, on n’oublie pas de rappeler qu’il a vécu ici-bas et qu’il y a souffert. Le nom d’agneau qui lui est donné et qui se réfère à la prophétie du serviteur de Jahvé, est très caractéristique : c’est dans la posture d’un agneau immolé que le Christ se manifeste et ce sont ses souffrances qui lui ont valu le triomphe : « Le vainqueur, je lui donnerai de s’asseoir avec moi sur mon trône, de même que j’ai vaincu et que je me suis assis avec mon Père sur son trône. » iii, 21.

D’autres images d’ailleurs expriment encore la pensée de saint Jean ; telle celle du cavalier, nommé fidèle et véritable, qui monte le cheval blanc : « Il portait écrit un nom que nul autre que lui ne connaît et il était couvert d’un manteau teint de sang, et son nom est le Verbe de Dieu. Et les armées du ciel le suivaient sur des chevaux blancs, vêtus de lin blanc et pur. De sa bouche sort une épée aiguë pour frapper les nations, et lui-même les régira avec une verge de fer… et il a sur son manteau et sur sa cuisse un nom écrit : Roi des rois et Seigneur des seigneurs. » xix, 11, 16. Le nom de Verbe qui est employé ici mérite d’être souligné, car, en dehors de l’évangile de saint Jean, il ne paraît nulle part ailleurs dans le Nouveau Testament. On s’est étonné, à juste titre, de rencontrer un terme d’allure philosophique dans le récit d’une merveilleuse chevauchée. Il est tout aussi remarquable de le rencontrer sans explication d’aucune sorte, comme s’il était entré de plain pied dans le vocabulaire chrétien ; et l’on songe, pour en trouver l’origine, au texte de la Sagesse : « Ton verbe tout-puissant s’élança des cieux, du trône royal, comme un guerrier terrible au milieu d’une terre de mort, portant comme un glaive aigu ton irrévocable décret. » Sap., xviii, 15. Est-ce vraiment à ce passage qu’a songé saint Jean ? on ne le sait trop. En toute hypothèse, il faut renoncer à chercher chez Philon ou chez aucun des philosophes le point de départ de la grande vision.

L’Esprit-Saint tient peu de place dans l’Apocalypse ; et toujours il est simplement désigné sous le nom d’Esprit. Il est une personne qui parle, qui ordonne, qui révèle. Chacune des lettres aux sept Églises se termine par la même invitation : « que celui qui a des oreilles entende ce que l’Esprit dit aux Églises », ii, 7, 11, 17, 29 ; m, 6, 13, 22. Ailleurs, le voyant entend une voix du ciel qui dit : « Écris : bienheureux les morts qui meurent dans le Seigneur. Oui, dit l’Esprit, afin qu’ils se reposent de leurs travaux. » xiv, 13. Ailleurs encore : « l’Esprit et l’époux disent : viens… Et celui qui atteste tout cela dit : Oui, je viens bientôt. » xxii, 17-20. L’Esprit n’est pas identique à Jésus ; mais c’est l’Esprit de Jésus qui se fait entendre. Entre l’Esprit et Jésus, les relations sont extrêmement étroites ; si bien que c’est par l’Esprit que Jésus communique ses paroles à l’Église.

On le voit, cet enseignement est moins précis, moins complet que celui de l’Évangile. On ne saurait en être surpris. Le genre apocalyptique à lui seul suffit à exclure les précisions d’ordre théologique : ce ne sont pas des visions qui peuvent le mieux traduire les mystères de la vie divine et, lorsque saint Jean rapporte les révélations merveilleuses dont il a été le témoin, il ne songe pas à s’exprimer complètement sur les relations entre le Christ et son Père, mais simplement à faire connaître à ses frères ce qu’il vient d’apprendre concernant la ruine de Rome et la fin du monde. Dans l’évangile au contraire, lorsqu’il rappelle les discours de Jésus, il peut dire, en toute fidélité, ce que lui a enseigné le Maître, non plus sur des événements extérieurs, mais sur lui-même et sur ses relations avec le Père. Il est normal qu’il parle alors en détail des mystères divins.

V. conclusion.

Lorsqu’on quitte le Nouveau Testament, on ne peut s’empêcher d’emporter une impression de paix, de lumière et de vie, qui est profondément bienfaisante. Grâce à la révélation de Jésus, nous avons appris à connaître le Père, le Fils, l’Esprit Saint. Que de progrès accomplis depuis les livres, si beaux pourtant et si prenants, de l’Ancien Testament. Aux demi-teintes a succédé la pleine lumière. L’aube a fait place au grand soleil. Là où nous n’avions que des pierres d’attente, le monument s’est élevé, aussi majestueux que solide. Sans doute, le mystère reste inaccessible à notre raison, mais il ne saurait en être autrement, puisqu’il s’agit des réalités ineffables que l’œil de l’homme n’a pas vues, que son oreille n’a point entendues.

En même temps, cet enseignement du Nouveau Testament est extraordinairement concret. Ni les évangélistes, ni saint Paul, ni les autres, ne songent à employer des termes abstraits ; ils ne parlent pas de nature ni de personnes, ni de relations, ni de missions, ni de circumincession, ni de rien de semblable. Ils se contentent de nous conduire au Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui est aussi notre Père, au Verbe de vie qui s’est fait chair, qui a habité parmi nous et dont nous avons vu la gloire, à l’Esprit de vérité qui rappelle et fait comprendre tout ce que Jésus a enseigné.

Au cours des siècles suivants, il faudra sans doute préciser ces notions. Lorsque des hérétiques se lèveront pour enseigner des doctrines nouvelles, pour contester la divinité du Fils ou celle de l’Esprit-Saint, pour mettre en danger l’unité de la Trinité, les Pères se verront obligés de forger un vocabulaire précis, de réfléchir de plus près aux vérités qu’on avait commencé par croire d’une foi inébranlable. Leur travail ne sera pas vain, loin de là. Mais il n’ajoutera rien à la doctrine elle-même, qui est désormais complète.


III. Le témoignage des deux premiers siècles.

Les deux premiers siècles de l’Église nous restent mal connus. Rares sont les documents qui nous renseignent sur leur histoire ; et la plupart de ceux que nous possédons sont des écrits de circonstance, destinés soit à répondre à des problèmes particuliers, soit à défendre le christianisme contre les païens ou contre les Juifs. Plusieurs de ces ouvrages sont d’ailleurs l’œuvre de docteurs privés, c’est-à-dire étrangers à la hiérarchie ecclésiastique et écrivant sous leur propre responsabilité : il est presque évident qu’on ne saurait accorder à de tris ouvrages la même autorité qu’à des livres composés par des évêques, responsables devant Dieu des âmes dont ils ont la charge et gardiens authentiques de la doctrine traditionnelle.

S’il est vrai, d’ailleurs, que, la plupart du temps, le dogme a progressé sous l’influence des hérésies qui, en s’opposant à la vérité, obligeaient les docteurs et les évêques à approfondir de plus en plus la doctrine révélée, il faut ajouter que les deux premier ! siècles n’ont pas fourni d’occasion favorable à un tel travail.

Le gnosticisme, qui obtint en de larges milieux, un large crédit, n’est guère autre chose, au fond, qu’un système païen qui accorde une place, parmi ses éons, au personnage de Jésus. La Trinité n’est pas même en cause dans les élucubrations de Basilide, de Valentin et de leurs disciples ; le Dieu inconnu et transcendant qui plane au-dessus du monde n’a aucun rapport avec le Père céleste révélé par Jésus ; et les relations de Jésus lui-même avec ce Dieu mystérieux sont définies en termes mythologiques, si bien qu’il devient impossible de reconnaître sous ces déguisements le Sauveur du monde.

Le marcionisme est plus simple et plus cohérent, puisqu’il se contente d’opposer au Dieu créateur, caractérisé par une justice aveugle et inexorable, le Dieu bon, étranger au monde et manifesté par Jésus ; et l’on sait que, si Marcion rejetait, avec tout l’Ancien Testament, la plus grande partie du Nouveau, se contentant de garder l’évangile de saint Luc et les épîtres de saint Paul, après avoir du reste revu et corrigé ces écrits, il prétendait bien être un véritable chrétien. Mais la lutte contre le marcionisme a porté sur son dualisme fondamental, sans qu’il soit possible de dire que le dogme trinitaire y ait été vraiment intéressé. À bien des égards, du point de vue qui nous retient ici, il faut dire que, jusqu’à la fin due siècle, l’Église n’a pas eu à défendre le dogme de la Trinité, mais qu’elle a joui à son égard d’un tranquille état de possession.

I. Les documents officiels.

Il est naturel de commencer notre exposé par le rappel des documents officiels, puisque ce sont eux qui expriment le mieux la foi de l’Église. Si rares que soient ces documents pour les premiers siècles, ils ne sont pourtant pas inexistants. Nous aurons ainsi à tenir compte de la liturgie baptismale ; des règles de foi ; de la prière chrétienne.

1° La liturgie baptismale.

Le baptême est administré au nom des trois personnes divines. Nous ne savons pas au juste à quelle époque remonte la Doctrine des apôtres (Didachè), ni dans quelle mesure on peut faire fond sur son témoignage. Il paraît cependant indubitable qu’elle représente une tradition, lorsqu’elle déclare : « En ce qui concerne le baptême, baptisez ainsi : après avoir enseigné tout ce qui précède, baptisez au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, dans l’eau vive. Si tu n’as pas d’eau vive, baptise dans une autre eau ; si tu ne peux le faire dans l’eau froide, baptise dans l’eau chaude ; si tu n’as ni de l’une ni de l’autre, verse sur la tête trois fois de l’eau, au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. » Didachè, vii.

Un peu après 150, saint Justin le philosophe donne une description analogue : « (Ceux qui doivent être baptisés) sont conduits par nous au lieu où est l’eau, et là, de la même manière que nous avons été régénérés nous-mêmes, ils sont régénérés à leur tour. Au nom de Dieu, le Père et le maître de toutes choses, et de notre Sauveur Jésus-Christ, et du Saint-Esprit, ils sont alors lavés dans l’eau… Pour que nous ne restions pas enfants de la nécessité et de l’ignorance, mais de l’élection et de la science, pour que nous obtenions la rémission de nos fautes passées, on invoque dans l’eau, sur celui qui veut être régénéré et qui se repent de ses péchés, le nom de Dieu, le Père et le maître de l’univers. .. et c’est aussi au nom de Jésus-Christ, qui fut crucifié sous Ponce-Pilate, et au nom de l’Esprit-Saint, qui a prédit par les prophètes toute l’histoire de Jésus qu’est lavé celui qui doit être illuminé. » Apol., i, 61.

Enfin, vers 180, saint Irénée reprend, en la commentant, la description de la liturgie baptismale : « Voici ce que nous assure la fol, telle que les presbytres, disciples dei apôtres, nous l’ont transmise, t.. ni d’abord, elle nous oblige à nous rappeler que nous avons reçu le baptême pour la rémission des péchés, au nom de Dieu le Père,

et au nom de Jésus-Christ, le Fils de Dieu, qui s’est incarné, est mort et est ressuscité, et dans l’Esprit-Saint de Dieu… Quand nous sommes régénérés par le baptême qui nous est donné au nom de ces trois personnes, nous sommes enrichis dans cette seconde naissance des biens qui sont en Dieu le Père par le moyen de son Fils avec le Saint-Esprit. Car ceux qui sont baptisés reçoivent l’Esprit de Dieu, qui les donne au Verbe, c’est-à-dire au Fils, et le Fils les prend et les offre à son Père, et le Père leur communique l’incorruptibilité. Ainsi donc, sans l’Esprit, on ne peut voir le Verbe de Dieu, et sans le Fils, nul ne peut arriver au Père, puisque la connaissance du Père c’est le Fils, et la connaissance du Fils de Dieu s’obtient par le moyen de l’Esprit-Saint ; mais c’est le Fils qui, par office, distribue l’Esprit selon le bon plaisir du Père, à ceux que le Père veut et comme le Père le veut. » Démonstr., 3 et 7 ; trad. Barthoulot, dans P. O., t. xii, p. 758 sq.

Ce dernier passage est particulièrement intéressant, puisqu’il nous fait connaître le rôle des trois personnes divines dans l’œuvre de la sanctification. Toutes trois y collaborent, comme toutes trois ont été invoquées sur le néophyte au jour de son baptême ; et l’on discerne une certaine hiérarchie entre elles : le Saint-Esprit nous conduit au Fils, et le Fils nous conduit au Père. Ces formules ne nous sont pas étrangères ; elles développent seulement les enseignements du IVe évangile et saint Irénée les emploie, sans commentaire, dans un petit traité destine aux commençants. On peut voir, dans la simple netteté de ses affirmations la preuve que nous sommes ici en face d’une doctrine indiscutée dans l’Église.

2° Le symbole.

Les origines du symbole sont encore plus ou moins obscures. En toute hypothèse, il est assuré qu’avant la fin du Ier siècle, les principaux articles de la foi chrétienne étaient condensés en de brèves formules de foi et qu’on exigeait des candidats au baptême la récitation de ces formules pour bien s’assurer de leurs dispositions. Leur texte exact ne nous a pas été transmis, mais nous savons que le dogme trinitaire en formait l’armature.

Saint Justin par exemple résume ainsi, dans la première Apologie les principaux dogmes chrétiens : « Nous l’avouons, nous sommes les athées de ces prétendus dieux, mais non pas du Dieu très véritable, père de la justice, de la tempérance et des autres vertus, en qui ne se mélange rien de mal. C’est lui que nous vénérons, que nous adorons, que nous honorons en esprit et en vérité ; et aussi le Fils, venu d’auprès de lui et qui nous a enseigné cette doctrine, et l’armée des autres bons anges qui l’escortent et qui lui ressemblent et l’Esprit prophétique. » Apol., i, 6. De même un peu plus loin : « Nous ne sommes pas athées, nous qui vénérons le Créateur de cet univers… et nous vous montrerons aussi que nous avons raison d’honorer celui qui nous a enseigné cette doctrine et qui a été engendré pour cela, Jésus-Christ, qui a été crucifié sous Ponce-Pilate, gouverneur de Judée au temps de Tibère César ; on nous a appris à reconnaître en lui le fils du vrai Dieu, et nous le mettons au second rang, et, en troisième lieu, l’Esprit prophétique. » Apol., i, 1 3.

Il n’y a pas là des textes officiels, mais des allusions à de pareils textes ; et nous voyons que les trois personnes divines y sont mentionnées l’une après l’autre à leur rang. La mention des anges, entre le Fils et le Saint-Esprit peut nous étonner ; en réalité elle est appelée, dans la pensée de l’apologiste, par le nom d’ange du grand conseil donné au Fils et par le désir de ne rien omettre d’essentiel dans l’exposé de la doctrine : les anges servent le Fils et l’escortent ; ils doivent donc être mentionnés après lui ; mais il est évident qu’ils ne sauraient être mis au rang des personnes divines ou confondus avec elles. Les chrétiens n’adorent, au sens strict, que le Père, le Verbe et l’Esprit prophétique.

Saint Irénée, dans la Démonstration, vi, est plus détaillé : « Voici l’enseignement méthodique de notre foi, la base de l’édifice et le fondement de notre salut : Dieu le Père, incréé, inengendré, invisible. Dieu unique, créateur de tout ; c’est le premier article de notre foi. Quant au second article, le voici : c’est le Verbe de Dieu, le Fils de Dieu, Jésus-Christ Notre-Seigneur, qui est apparu aux prophètes en la forme décrite dans leurs oracles et selon l’économie spéciale du Père ; (le Verbe) par qui tout a été fait et qui, dans la plénitude des temps, pour récapituler et contenir toutes choses, s’est fait homme, né des hommes, s’est rendu visible et palpable, afin de détruire la mort et de montrer la vie et de rétablir l’union entre Dieu et l’homme. Quant au troisième article, c’est le Saint-Esprit, qui a parlé par les prophètes, a enseigné à nos pères les choses divines et a conduit les justes dans la voie de la justice ; c’est lui qui, dans la plénitude des temps, a été répandu d’une manière nouvelle sur l’humanité, tandis que Dieu renouvelait l’homme sur toute la terre. » P. O., t. xii, p. 760.

Le Contra hæreses, I, ix, expose la même doctrine : « L’Église, bien qu’elle soit répandue dans tout l’univers jusqu’aux extrémités de la terre, a reçu des apôtres et de leurs disciples la foi en un seul Dieu, Père tout-puissant qui a fait le ciel et la terre et les mers et tout ce qui s’y trouve ; et en un seul Christ Jésus, le Fils de Dieu, qui s’est incarné pour notre salut, et en un Esprit-Saint, qui, par les prophètes, a annoncé les économies et les avènements et la naissance virginale et la passion et la résurrection d’entre les morts et l’ascension corporelle dans les cieux du bien-aimé Christ Jésus, notre Seigneur et sa parousie, quand, des cieux, il apparaîtra à la droite du Père pour tout restaurer et ressusciter toute chair de toute l’humanité… » P. G., t. vii, col. 545.

Ce dernier texte est remarquable à plus d’un titre. Les historiens du symbole ont surtout noté que les développements christologiques y prennent place après l’affirmation des trois personnes divines et se rattachent de manière plus ou moins naturelle, à l’article sur le Saint Esprit. Nous serons ici plutôt attentifs à la netteté du schéma trinitaire. Le Père, le Fils de Dieu, l’Esprit-Saint, tels sont les trois fondements inébranlables de la foi crue et enseignée dans toutes les Églises du monde.

Chez Tertullien, les formules abondent, et l’on n’a que l’embarras du choix, lorsqu’on ne peut toutes les citer et les commenter. Voici du moins celle qui figure dans Adversus Praxean, 2.

« Unum quidem Deum credimus, sub hac tamen dispensatione quam oîxovofjuav dicimus, ut unici Dei sit et Filius sermo ipsius, qui ex ipso processerit, per queni omnia facta sunt et sine quo factum est nihil. Hune missum a Pâtre in virginem, ex ea natum, hominem et Deum, fllium hominis et filium Dei, et cognominatum Jesum Christum ; hune passum, hune mortuum et sepultum secundum Scripturas et ressuscitatum a Pâtre et in cælo resumptum sedere ad dexteram Patris, venturum judicare vivos et mortuos ; qui exinde miserit, secundum promissionem suam, a Pâtre Spiritum sanctum Paracletum, sanctificato. -em fidei eorum qui credunt in Patrem et Filium et Spiritum Sanctum. Hanc regulam ab initio evangelii decucurrisse, etiam ante priores quosque hæreticos, neduin ante Praxean hesternum, probabit tum ipsa posteritas omnium hæreticonim quam ipsa novellitas Praxeæ hesterni. » P. L., t. ii, col. 157 ; cf. De preescriptione, 13 et 36 ; De virginibus velandis, 1 ; Adversus Praxean, 30 ; et pour le commentaire de ces formules, A. d’Alès, La théologie de Tertullien, p. 256 sq.

Enfin, la Tradition apostolique de saint Hippolyte nous fait connaître, avec précision, les interrogations auxquelles étaient soumis les candidats au baptême et les réponses qu’ils devaient faire au moment même de leur entrée dans l’Église :

« Tune descendat (baptizandus) inaquas ; presbyterautem manum suam capiti ejus imponat eumque interroget his verbis : « Credisne in Deum Patrem omnipotentem ? » et baptizandus dicat : « Credo » (et tune presbyter) manum habens in caput ejus impositam baptizet semel. Et postea dicat : « Credis in Ghristum Jesum, Filium Dei, qui natus « est de Spiritu Sancto ex Maria virgule et crucifixus sub « Pontio Pilato et mortuus est et sepultus et resurrexit die « tertia vivus a mortuis et ascenditincrelisetsedet addexteram Patris, venturus judicare vivos et mortuos ? » Et cum ille dixerit : « Credo », iterum baptizatur. Et iterum dicat : « Credis in Spiritu Sancto et sanctam Ecclesiam » et caruis resurrectionem ? » Dicat ergo qui baptizatur : « Credo », et sic tertia vice baptizetur. » D. H. Connolly, On the text oj the baptismal Creed o/ Hippolutus, dans Journal of theotogical studies, t. xxv, 1924, p. 102.

On pourrait citer d’autres textes encore. Ce qui nous intéresse ici, ce n’est pas la formule du symbole en tant que telle, mais la confession des trois personnes divines ; et nous constatons que, partout, elle forme l’élément central, celui autour duquel viennent s’agréger tous les autres. Il est possible que la forme définitive du symbole ait été obtenue par la jonction de deux textes plus primitifs, l’un trinitaire, l’autre christologique. En toute hypothèse, le schème trinitaire est essentiel. La foi chrétienne est d’abord la foi à la Trinité.

La prière.

S’il est vrai que la croyance s’exprime dans la prière et que la lex orandi permette de retrouver la lex credendi, il faudra s’attendre à retrouver, dans les anciennes prières chrétiennes, la mention des trois personnes divines. Il en est bien ainsi. Malheureusement les prières authentiques et de date assurée sont des plus rares. Leur témoignage ne peut être que fragmentaire. Comment cependant ne pas s’arrêter à la déclaration si formelle de saint Justin : « Celui qui préside les frères… rend louange et gloire au Père de toutes choses par le nom du Fils et du Saint-Esprit et il fait l’eucharistie… En toutes nos oblations, nous louons le créateur de l’univers par son Fils Jésus-Christ et par le Saint-Esprit. » Apol., i, 65 et 67. Non moins précise est l’affirmation de saint Hippolyte : « Qu’en toute bénédiction on dise : Gloire à toi, Père et Fils, avec l’Esprit-Saint. dans la sainte Église, et maintenant et toujours et dans tous les siècles des siècles. » Tradit. apostol., édit. Connolly, p. 176-177.

L’Église prie le Père, et c’est à lui d’abord que s’adressent les prières officielles, mais elle le prie par l’intermédiaire du Fils. Ainsi, dans la Didachè : Nous te rendons grâces, ô notre Père, pour la sainte vigne de David, ton serviteur, que tu nous a fait connaître par Jésus ton serviteur. Gloire à toi dans les siècles… A toi est la gloire et la puissance par Jésus-Christ dans les siècles. » Didachè, ix. Ainsi dans la lettre de saint Clément : « Que le Créateur de l’univers conserve intact le nombre compté de ses élus dans le monde entier par son Fils bien-aimé Jésus-Christ, par qui il nous a appelés des ténèbres à la lumière, de l’ignorance à la pleine connaissance de la gloire de son nom… Nous te proclamons par le grand-prêtre et le patron de nos âmes, Jésus-Christ, par qui soit à toi la gloire et la grandeur, et maintenant et dans toutes les générations et dans les siècles des siècles. » I Cor., lix, 2 ; lxi, 3.

Comme on le voit dans les exemples précédents, l’Esprit-Saint est parfois omis dans ces doxologies ; mais, le plus souvent, il y figure à sa place. Ainsi dans la prière de saint Polycarpe : « …Pour cette grâce et pour toutes choses, je te loue, Je te bénis, je te glorifie par l’éternel et céleste grand-prêtre, Jésus-Christ, ton enfant bien-aimé. Par lui gloire soit à toi avec lui et le Saint-Esprit, maintenant et dans les siècles à venir. Amen », Martyr. Polyc, xiv. Ainsi dans l’hymne du soir, que cite saint Basile et dont l’usage était immémorial de son temps : « Joyeuse lumière de la gloire sainte et immortelle du Père céleste, saint et bienheureux Jésus-Christ, arrivés à l’heure du coucher du soleil et voyant apparaître l’astre du soir, nous chantons le Père, le Fils et le Saint-Esprit de Dieu. Tu es digne en tout temps d’être chanté par des voix saintes, Fils de Dieu, qui donnes la vie ; c’est pourquoi le monde te glorifie. » Basile, De Spiritu sancto, xxix, 73, P. G., t. xxxii, col. 205. Ainsi encore dans l’hymne du matin : « Gloire à Dieu dans les hauteurs et sur la terre paix, aux hommes bonne volonté (de Dieu). Nous te louons, nous te bénissons, nous t’adorons, nous te glorifions, nous te rendons grâces, pour ta grande gloire, Seigneur, roi céleste, Dieu Père tout-puissant, Seigneur Fils unique, Jésus-Christ et Saint-Esprit. » Ainsi, dans la prière de Clément d’Alexandrie qui termine le Pédagogue : « O Pédagogue, sois propice à tes enfants, Père, cocher d’Israël, Fils et Père, tous deux une seule chose, Seigneur… Accorde-nous de vivre dans ta paix, de transporter tous nos biens dans ta cité en traversant sans naufrage l’océan du péché, portés par la douce brise de l’Esprit-Saint, la sagesse ineffable ; de nuit, de jour, jusqu’au jour éternel, chantant un cantique d’actions de grâces à l’unique Père et Fils, Fils et Père, au Fils pédagogue et maître avec le Saint-Esprit. » Pœdag., iii, 12, P. G., t. viii, col. 680.

On pourrait multiplier les exemples. Mais à quoi bon ? ceux qui précèdent suffisent amplement, semble-t-il, à montrer la place que tient la Trinité dans la prière chrétienne.

II. LES PÈRES APOSTOLIQUES. —

Nous devons maintenant remonter quelque peu en arrière pour reprendre l’étude des témoignages particuliers, c’est-à-dire de ceux dans lesquels s’exprime davantage l’opinion personnelle des écrivains. Les premiers, parmi ceux que nous avons à entendre sont les Pères apostoliques. Parmi eux, saint Clément de Rome, saint Ignace d’Antioche, saint Polycarpe de Smyrne, ont une autorité spéciale : ce sont des évoques, des disciples des apôtres, des représentants de la tradition. Au contraire, le pseudo-Barnabe, Hermas, l’auteur inconnu de la Didachè, ont moins d’importance, car, après tout, ils ne représentent guère qu’eux-mêmes, et le crédit qu’ils ont pu obtenir à certains moments, dans une partie de l’Église, s’explique surtout par des considérations extrinsèques.

Clément de Rome.

Dans sa lettre aux Corinthiens, saint Clément n’a pas l’occasion d’expliquer le dogme de la Trinité. Mais il parle souvent des trois personnes divines : Dieu le Père est le créateur et le conservateur de l’univers ; c’est lui qui a fait toutes choses et qui les conserve par sa puissance ; il est compatissant et bienfaisant et il a des entrailles miséricordieuses pour ceux qui le craignent. Le Christ est le Sauveur qui nous a rachetés par son sang, le Maître dont l’enseignement nous conduit à la vie, le grand-prêtre de nos offrandes, le protecteur et l’aide de notre faiblesse ; l’Esprit-Saint est l’inspirateur des prophètes, le sanctificateur des âmes, le guide de l’Église.

La Trinité elle-même apparaît rarement dans la lettre. Il faut cependant retenir l’attention sur la formule de serment par laquelle Clément confirme son exhortation morale. « Acceptez notre conseil et vous ne vous en repentirez pas, car aussi vrai que Dieu vit et que vit le Seigneur Jésus-Christ et le Saint-Esprit, la foi et l’espérance des élus, celui qui accomplit avec humilité… les commandements donnés par Dieu, celui-là sera rangé et compté au nombre de ceux qui sont sauvés par Jésus-Christ. » / Cor., lviii, 2. Le serment est prononcé au nom de Dieu qui le confirme et en devient le témoin : ici les trois personnes divines sont appelées en témoignage ; elles sont placées sur le pied d’égalité, si l’on peut dire, et ensemble elles ne .ont qu’un seul Dieu.

En d’autres passages, on rencontre encore la mention des trois personnes divines : « Les apôtres donc, ayant reçu les instructions (du Christ) et pleinement convaincus par la résurrection de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et affermis par la parole de Dieu, avec l’assurance du Saint-Esprit, partirent pour annoncer la bonne nouvelle. » I Cor., xlii, 3. « N’avons-nous pas un seul Dieu et un seul Christ et un seul Esprit de grâce répandu sur nous, et n’y a-t-il pas une seule vocation dans le Christ ? » I Cor., xlvi, 6. L’auteur ne s’arrête pas à discuter ces formules toutes simples. Elles expriment la foi traditionnelle et ne présentent à ses yeux aucune difficulté.

Ignace d’Antioche.

Saint Ignace est une âme de feu. Ses lettres, écrites sur le chemin du martyre, respirent d’un bout à l’autre l’enthousiasme et l’amour. Le témoignage qu’elles nous apportent n’est pas celui d’un calme théologien, écrivant dans le silence de sa bibliothèque, mais celui d’un mystique qui aspire de toutes ses forces à être uni au Christ, son inséparable vie.

On ne trouve, dans ces lettres, que de rares mentions des trois personnes divines unies dans la même formule. Les textes essentiels sont ceux de la lettre aux Magnésiens, xiii, 1-2 : « Ayez donc soin de vous tenir fermement attachés aux préceptes du Seigneur et des apôtres, afin de réussir en tout ce que vous entreprendrez selon la chair et l’esprit, en foi et en charité, dans le Père, le Fils et l’Esprit… Soyez soumis à l’évêque et les uns aux autres, comme Jésus-Christ, dans la chair, le fut à son Père et les apôtres au Christ, au Père et à l’Esprit, pour que votre union soit selon la chair et l’esprit. » On peut y ajouter un passage de la lettre aux Éphésiens, ix, 1 : « Vous êtes les pierres du temple du Père, préparées pour l’édifice que construit Dieu le Père, élevées jusqu’au faîte par la machine de Jésus-Christ, qui est sa croix, l’Esprit Saint servant de câble. » Le symbolisme peut paraître étrange. De notre point de vue, il n’en a que plus d’intérêt, parce qu’il montre à quel point s’imposait dans l’esprit de saint Ignace la pensée des trois personnes divines. Il fallait qu’elles trouvassent toutes les trois une place dans son imagerie, même au prix de quelque incohérence.

Le plus souvent, saint Ignace se contente pourtant de mentionner le Père et le Fils, alors que l’Esprit reste plutôt dans la pénombre. Nous n’avons pas à reprendre l’étude détaillée des textes, qui concernent plutôt la christologie que la théologie trinitaire. Il faut cependant souligner que, pour saint Ignace, d’une part le Christ est véritablement Dieu et d’autre part le Fils est véritablement distinct du Père, car ces deux points ont fait difficulté.

Le Christ est vraiment Dieu : nombreux sont les passages où saint Ignace lui donne ce titre : Ephes.’, inscr. ; i, 1 ; vii, 1 ; xv, 3 ; xviii, 2 ; xix, 2 ; Trall., vii, 1 ; Rom., inscr. ; iii, 3 ; vi, 3 ; Philad., vi, 3 ; Smyrn., i, 1 ; x, 1 ; Polyc, viii, 3. Peut-être même pourrait-on dresser une liste plus imposante. S’il est vrai que le plus souvent le saint martyr, en parlant du Christ, le qualifie de : « mon Dieu », ou de : « notre Dieu », l’adjonction d’un adjectif possessif ne doit pas être interprétée comme une restriction dans l’affirmation de la divinité, mais comme une marque de tendresse et de confiance. Ce n’est d’ailleurs pas par l’incarnation que le Christ est devenu Dieu, car il existait sans commencement : « Il n’y a qu’un médecin, chair et esprit, ayant un commencement et n’en ayant pas, Dieu devenu en chair, vie véritable dans la mort, né de Marie et de Dieu, d’abord passible et puis impassible, Jésus-Christ, Notre-Seigneur. » Ephes., vii, 1. Ce texte remarquable oppose nettement les deux états du Christ, avant et après l’incarnation. En tant qu’il est charnel, le Christ partage toutes nos infirmités : il est gennetos', il est mortel, il est né d’une femme, il est passible ; mais, en tant qu’il est spirituel, il est agennetos, il est la véritable vie, il est de Dieu, il est impassible ; disons sans hésitation, et plus simplement, il est Dieu.

Cependant, il est également distinct du Père. Quelques critiques, Loofs en particulier, prétendent que, selon saint Ignace, la distinction du Père et du Fils n’a commencé qu’à l’incarnation et que l’incarnation seule a fait du Christ le Fils de Dieu ; et ils croient en trouver la preuve dans quelques passages où l’évêque d’Antioche déclare que le Christ est pneumatikos enomenos to Patri Smyrn., iii, 3, ou encore que le Christ aneu tou Patros ouden epoiesen, enomenos on, , Magn., vii, 1. Il suffit de lire ces passages pour se rendre compte qu’ils se bornent à reprendre des affirmations chères à saint Jean : sans le Père, le Christ ne fait rien ; le Père et le Christ sont une seule chose. Ni saint Jean, ni l’Église n’ont songé à nier l’unité de Dieu qu’affirme fortement saint Ignace, mais ils n’ont pas davantage pensé que cette unité empêchât la distinction des personnes. L’évêque d’Antioche n’écrit-il pas d’ailleurs : « Jésus-Christ, avant les siècles, était près du Père, et à la fin il est apparu », Magn., vi, 1. Ou encore : « Il n’y a qu’un Dieu, qui s’est manifesté par Jésus-Christ, son Fils, qui est son Verbe, sorti du silence, qui a plu en tout à celui qui l’a envoyé. » Magn., viii, 2.

La lettre du pseudo-Barnabe.

— Nous n’avons pas grand-chose à dire sur la lettre de Barnabe, qui date, semble-t-il, de la première moitié du IIe siècle. Le but de l’auteur est de montrer que la propriété de l’Ancien Testament a passé des Juifs aux chrétiens et que seuls ces derniers ont désormais le droit de l’interpréter. Pour le faire correctement, ils devront employer la méthode allégorique : l’auteur donne de cette méthode de nombreux exemples.

Dans ces conditions, la théologie ne tient pas de place chez lui, et son langage, pour parler de Dieu et du Christ est celui du peuple chrétien : ne dit-il pas lui-même : « Pour moi, ce n’est pas comme un docteur, c’est comme l’un de vous que je vous présenterai quelques enseignements. » Barn., i, 8. Il lui arrive ainsi d’appliquer indistinctement au Père et au Fils les mêmes expressions, si bien qu’il est difficile de savoir de qui il veut parler : Dieu est le Seigneur du monde entier, mais le Christ aussi est le Seigneur du monde entier, xxi, 5 ; v, 5. L’inspiration des prophètes est rapportée tantôt au Maître, i, 7 ; tantôt au Fils, v, 6. Cela ne veut pas dire que Pseudo-Barnabé confonde le Père et le Fils, mais seulement qu’il croit de toute son âme à la divinité du Fils, car, en bien des endroits, il distingue nettement les deux personnes, par exemple lorsqu’il rappelle que Dieu a dit à son Fils dès la création du monde : « Faisons l’homme à notre image. » v, 5. Le Père et le Fils sont nommés à chaque instant le long de l’épître. Par contre l’Esprit-Saint y apparaît rarement : le seul passage à retenir est celui-ci : « Je vois en vous l’Esprit répandu sur vous par l’abondance de la source du Seigneur. » i, 3.

La deuxième épître de Clément.

Des remarques analogues peuvent être faites au sujet de l’homélie connue sous le nom de seconde lettre de Clément : écrit de catéchèse élémentaire, cette homélie ne prétend ni tout dire ni à plus forte raison tout expliquer.

Dès le début, l’auteur marque nettement sa position : « Frères, il nous faut considérer Jésus-Christ comme Dieu, comme juge des vivants et des morts, et il ne faut pas que nous ayons une pauvre idée de notre salut. Car si nous n’avons de Jésus qu’une pauvre idée, nous n’espérons recevoir de lui que peu de choses. » II Cor., I, 1. Cette affirmation est très claire : les chrétiens reconnaissent la divinité de Jésus et ils ne peuvent pas faire autrement, puisqu’ils le saluent du titre de Sauveur : que serait le salut si Jésus n’était pas Dieu ? Jésus est aussi le juge des vivants et des morts ; on reconnaît là un titre emprunté à la catéchèse apostolique et destiné à figurer dans le symbole.

On doit encore citer la doxologie finale : « Au Dieu unique et invisible, au Père de la vérité, à celui qui nous a envoyé le Sauveur et l’auteur de l’incorruptibilité et qui, par lui, nous a manifesté la vérité et la vie supracéleste, à lui soit la gloire dans les siècles des siècles. Amen. » xx, 5. L’Esprit-Saint n’est pas mentionné ici, et c’est à peine si l’auteur de l’homélie y fait quelques allusions rapides. Son silence n’est pas pour nous étonner.

Le Pasteur d’Hermas.

De tous les Pères apostoliques, Hermas est assurément celui dont la théologie est la plus déconcertante : on a essayé parfois d’expliquer ses formules dans un sens acceptable et l’on y est parvenu non sans peine. Il est plus vraisemblable de penser que l’auteur du Pasteur ne se préoccupe guère de la précision des termes et qu’il se contente de parler un langage familier là où il faudrait faire attention aux formules. Homme privé, Hermas n’a d’ailleurs pas d’autre autorité que celle qui lui vient de son antiquité et du crédit dont ont joui ses visions dans quelques parties de l’Église ancienne. Si l’Egypte a cité le Pasteur avec éloges, si même quelques écrivains l’ont rangé parmi les livres inspirés, il ne faut pas oublier que, dès le début du IIIe siècle, Tertullien, devenu montaniste, il est vrai, en a parlé en termes sévères. Les opinions à son sujet ont toujours été discutées. Il ne nous sera pas interdit de tenir compte de ces divergences pour apprécier ses essais d’explications.

Le dogme monothéiste est fermement mis en relief par Hermas : « Avant tout, crois qu’il n’y a qu’un Dieu, qui a tout créé et consommé et a fait de rien toutes choses pour qu’elles existassent. » Mand., I, 1. Tel est le premier commandement ; tel est aussi le premier article du symbole. Le chrétien admet, avant toute autre chose, l’existence d’un Dieu unique, créateur du ciel et de la terre. Et, dans tout l’ouvrage, c’est ce Dieu unique qui est mis en relief ; c’est à lui que vont les adorations et les louanges des fidèles. Jésus-Christ n’est même pas nommé dans le Pasteur, et l’on a expliqué cette omission étrange par l’atmosphère de suspicion dans laquelle vivaient les chrétiens de Rome au temps de la composition du livre et qui rendait dangereuse la seule mention du Christ. L’explication n’est pas invraisemblable ; encore faut-il ajouter que le prophète ne sent pas le besoin de s’appuyer sur le rôle historique du Sauveur et que ses regards sont bien plutôt orientés vers l’avenir que vers le passé.

Ce n’est pas à dire qu’Hermas se désintéresse de la spéculation proprement dite et, lorsqu’il en a l’occasion, il essaie, tant bien que mal, d’expliquer sa croyance. La cinquième parabole mérite une mention spéciale. L’auteur y raconte l’histoire d’une vigne dont le propriétaire a confié le soin à un serviteur fidèle et dévoué. Comme la vigne a prospéré sous la conduite de ce serviteur, le père, après avoir pris conseil de son fils, qui est aussi son héritier, et de ses amis, décide de l’adopter et de le faire cohéritier de son fils. Et voici le sens de la parabole : « Le champ c’est le monde. Le maître du champ est celui qui a tout créé et tout achevé et confirmé ; le fils est le Saint-Esprit. Le serviteur est le Fils de Dieu ; la vigne, est ce peuple qu’il a planté ; les pieux (de la clôture) sont les saints anges du Seigneur qui gouvernent son peuple ; les herbes arrachées de la vigne sont les infidélités dei serviteurs de Dieu ; les mots envoyés du festin sont les commandements que Dieu a donnés à son peuple pur son fils ; les amis et les conseillers sont les saints anges qui ont été créés les premiers ; l’absence du maître, c’est le temps qui reste jusqu’à sa parousie. — Je lui dis : Seigneur, tout cela m’apparaît grand, magnifique et glorieux… Mais explique-moi encore ce que je vais te demander. — Pourquoi le Fils de Dieu est-il représenté comme un serviteur dans la parabole ? »

Nous comprenons cette question, et nous sommes d’accord avec Hermas pour la poser au Pasteur. Voici la réponse : « Écoute ; le Fils de Dieu n’est pas présenté comme un serviteur, mais en grande puissance et seigneurie. — Comment, Seigneur, lui dis-je ? je ne comprends pas. — Dire que Dieu a planté une vigne, c’est dire qu’il a créé son peuple et l’a confié à son fils ; et le fils a établi les anges sur le peuple pour le garder ; et lui-même a effacé leurs péchés avec beaucoup de peines et de labeurs ; car on ne peut bêcher une vigne sans travailler et sans peiner. Ayant donc effacé les péchés du peuple, il lui a montré les chemins de la vie, lui donnant la loi qu’il avait reçue de son père. Tu vois qu’il est le Seigneur du peuple, ayant reçu de son père toute-puissance. Quant à ce que le Maître a pris conseil de son fils et des anges glorieux pour admettre son serviteur à l’héritage, écoute : L’Esprit-Saint qui préexistait, qui a créé toute créature, Dieu l’a fait habiter dans la chair qu’il a voulu. Or, cette chair où a habité l’Esprit-Saint a bien.servi l’esprit, se conduisant saintement et purement, sans souiller l’esprit d’aucune façon. Cette chair donc, qui s’était montrée bonne et pure, qui avait travaillé avec l’esprit, qui l’avait secondé dans toute son œuvre, qui s’était comportée fortement et virilement, il l’a élevée jusqu’à l’associer au Saint-Esprit. Car cette chair avait plu à Dieu parce que, sur terre, portant le Saint-Esprit, elle n’avait pas été souillée. Il a donc pris conseil du Fils et des anges glorieux pour que cette chair, qui avait irréprochablement servi l’esprit eût une habitation et ne fût pas privée de la récompense de ses services. » Simil., v, 5-6.

Aussi bien la parabole elle-même que son explication sont embrouillées comme à plaisir. On pense d’instinct à la parabole des vignerons dans l’Évangile, et Hermas, le premier, a dû y penser lorsqu’il a écrit cette page du Pasteur. Mais, tandis que, dans l’Évangile, tout est clair et cohérent, ici tout est obscur et c’est en vain que l’auteur essaie de se dépêtrer dans la multitude des détails qu’il a accumulés et dont ensuite il ne sait guère trouver une interprétation satisfaisante. Il semble d’abord que le Fils de Dieu soit identifié avec l’Esprit Saint, tandis que le serviteur, chargé de soigner la vigne et de la faire fructifier, n’est autre que le Seigneur Jésus ; celui-ci travaille si bien que ses mérites lui valent, sur le conseil de l’Esprit-Saint et des grands anges, le titre et la dignité de Fils de Dieu. Mais ici, la conscience chrétienne proteste : comment le Seigneur Jésus ne serait-il qu’un serviteur ? comment ne serait-il qu’un fils adoptif de Dieu ? Hermas se rend bien compte de cette protestation et il ajoute un commentaire nouveau : après avoir glorifié les labeurs du Christ, il explique que l’esclave de la parabole n’est pas le Christ tout entier comme précédemment, mais seulement le corps qu’a habité l’Esprit Saint, disons, si l’on veut, l’homme dans lequel a résidé le Fils de Dieu ; c’est ce corps, cette chair, cet homme que Dieu a élevé et glorifié en l’admettant à la possession de la gloire éternelle.

Cette nouvelle explication laisse encore beaucoup à désirer. Non seulement elle détruit l’unité de la personne du Christ ; mais, du point de vue de la théologie trinitaire, elle semble identifier le Fils de Dieu et l’Esprit Saint, c’est-à-dire qu’elle aboutit au binilarisme. Cette conclusion est trop absolue : on conçoit mal qu’un chrétien, même peu théologien, ait pu, nu milieu du IIe siècle confondre le Fils et l’Esprit de Dieu. On croira volontiers que l’Esprit qui vient habiter dans le Christ n’est pas, au sens strict le Saint-Esprit, mais seulement l’élément spirituel et divin, sans aucune précision. Dès lors, l’existence de la Trinité des personnes est sauvegardée. En toute hypothèse, les explications proposées par Hermas laissent à désirer ; leur imprécision nous empêche d’ailleurs de classer l’auteur du Pasteur soit parmi les adoptianistes, soit parmi les subordinatiens, soit parmi les binitariens ; on pourrait croire à première vue qu’il est l’un ou l’autre ; mais, comme il propose successivement diverses hypothèses, il faut conclure seulement que ses expressions trahissent sa croyance intime et la déforment.

La neuvième parabole semble avoir été composée un certain temps après le reste du livre ; et elle trahit une pensée plus ferme, bien que les incohérences n’en soient pas absentes. Il est manifeste qu’Hermas a de la peine à se mouvoir dans le monde des symboles qu’il a créés. Cette parabole, on le sait, raconte la construction de l’Église sous la forme d’ure tour qui repose sur un roc inébranlable, dans lequel a été creusée une porte neuve. Hermas interroge le Pasteur à ce sujet :

Avant tout, Seigneur, explique-moi ceci : qu’est-ce que le rocher et la porte ?— Le rocher, dit-il, et cette porte, c’est le Fils de Dieu. — Comment donc, Seigneur, le rocher est-il ancien et la porte neuve ? — Écoute et comprends, homme qui ne comprends rien. Le Fils de Dieu est né avant toute la création, de sorte qu’il a été le conseiller de son Père dans son œuvre créatrice. Voilà pourquoi il est ancien. — Mais la porte, Seigneur, pourquoi est-elle neuve ? — Parce que c’est aux derniers jours du monde qu’il s’est manifesté ; c’est pourquoi la porte est neuve (et elle a été faite) pour que ceux qui doivent être sauvés entrent par elle dans le royaume de Dieu… Nul ne peut entrer dans le royaume de Dieu sinon par le nom de son Fils lui-même. — Le nom du Fils de Dieu est grand et infini et soutient le monde entier ; si donc toute la création est soutenue par le Fils de Dieu, que dire de ceux qui ont été appelés par lui, qui portent le nom du Fils de Dieu et qui observent ses commandements ? Simil., IX, xii, 1-5 ; xiv, 5.

Il n’est plus question ici de l’Esprit-Saint, sinon peut-être tout au début de la parabole, où le Pasteur déclare : « Je vais te montrer tout ce que t’a déjà montré l’Esprit-Saint qui s’est entretenu avec toi sous la figure de l’Église : car cet esprit est le Fils de Dieu. » Similit., IX, i, 1. Encore ne peut-on rien conclure de ce texte isolé, fait pour rattacher la neuvième parabole à la cinquième : l’Esprit-Saint n’est pas nécessairement une personne dans le langage d’Hermas. En toute hypothèse, le Fils de Dieu est nettement défini : il préexiste à la création ; il a été le conseiller de son Père dans l’œuvre créatrice ; il soutient le monde entier. Aux derniers jours du monde, il s’est manifesté, et l’incarnation n’est plus comme précédemment une habitation de l’Esprit-Saint dans une chair humaine, mais une ostension dont la véritable nature n’est d’ailleurs pas précisée. Enfin, le nom du Fils est le seul par qui les hommes puissent être sauvés : il faut, de toute nécessité, entrer dans la tour, par la porte qui est le Fils de Dieu. L’influence de l’Évangile de saint Jean est trop manifeste ici pour qu’il y ait lieu d’insister.

On s’étonne pourtant de voir encore le Fils de Dieu paraître au milieu des six anges glorieux comme s’il était le premier d’entre eux ; et comme, à la parabole VIII, l’ange grand et glorieux est nommé Michel, on se demande si Hermas n’a pas confondu le Fils de Dieu et l’archange Michel. Il faut, pour expliquer ces formules embrouillées, se souvenir des spéculations judaïques sur les anges. Dans l’Ancien Testament, l’ange de Jahvé jouait un rôle important, ci-dessus, col. 1551 ; Michel était présenté comme le gardien et le guide d’Israël. On peut croire qu’Hermas a pensé à tout cela et qu’il a voulu y faire allusion. Mais on n’attachera pas autrement d’importance à ces identifications passagères et superficielles.

En somme, la théologie d’Hermas est bien celle que nous pouvions attendre d’un chrétien de bonne volonté, attaché de tout son cœur à l’Église, mais assez ignorant des difficultés dans lesquelles il s’engage. Il ne faut pas lui demander des précisions ; il ne faut même pas s’étonner des incohérences ou des contradictions dans lesquelles il lui arrive de tomber. Rien de tout cela n’atteint l’essentiel de sa croyance.

III. LES APOLOGISTES.

La grande affaire des apologistes, c’est de défendre la foi chrétienne contre les objections des païens ou des Juifs. Lorsqu’ils commencent à écrire, entre 120 et 140, l’Église est déjà une force ; l’Évangile a été prêché un peu partout dans le monde romain. Les païens instruits s’inquiètent. Pline le Jeune a dû demander à l’empereur Trajan des instructions au sujet de ces gens qui chantent des hymnes au Christ comme à un Dieu. Lucien écrira bientôt dans le Peregrinus : « Les malheureux se sont persuadé qu’ils ne mourront jamais et qu’ils vivront éternellement… De plus, leur premier législateur leur a persuadé qu’ils sont tous frères entre eux, dès qu’ils ont rejeté et renié une bonne fois tous les dieux de l’hellénisme, pour adorer ce sophiste crucifié qui est leur maître et pour vivre selon ses lois. » Peregr., xiii. Et Celse lui fera écho : « Si l’unique objet de leur culte était le Dieu unique, ils pourraient peut-être argumenter puissamment contre leurs adversaires ; mais maintenant ils offrent un culte excessif à cet homme apparu récemment et pourtant ils ne croient pas offenser Dieu en adressant aussi leur culte à l’un de ses serviteurs. » Dans Origène, Contra Cels., VIII, 12, P. G., t. xi, col. 1533. Contre les philosophes qui attaquent le christianisme, il faut lutter par des arguments philosophiques. Telle est la mission que revendiquent les apologistes… Même ceux qui, comme Tatien, se moquent des philosophes ne font pas autre chose ; leurs arguments font partie de l’arsenal de la diatribe cynique.

Si désireux qu’ils soient de mettre en relief l’accord foncier du christianisme avec la raison et la sagesse humaine, les apologistes n’en sont pas moins avant tout des fidèles, attachés de toute leur âme aux enseignements de l’Église. Il ne faut pas s’y tromper : ce qui compte d’abord pour eux, c’est la croyance traditionnelle. Us essaient d’expliquer cette croyance, de la mettre à la portée des païens cultivés ; mais ils n’attachent pas d’autre importance à leurs arguments que d’être pour eux un instrument de conquête. Il pourra par suite leur arriver d’employer des formules inadéquates, des expressions suspectes : plus qu’à cela nous devons nous attacher aux passages dans lesquels s’affirmera leur adhésion à la foi commune.

Saint Justin.

Justin le Philosophe est, à bien des égards, le plus important des apologistes. U n’est pas seulement celui que nous connaissons le mieux. U est aussi celui qui a fait le plus d’efforts personnels pour réfléchir sur sa foi et pour l’exprimer en termes philosophiques.

Au point de départ de ses affirmations, prend place la croyance en Dieu. « Ce qui est toujours semblable à soi-même et immuable et cause de l’être pour tout le reste, c’est cela qui est Dieu. » Dial., 3 (textes de Justin dans P. G., t. vi). Cette définition platonicienne est d’ailleurs loin d’épuiser tout le contenu de l’idée de Dieu. Justin ne se contente même pas de dire : « L’ineffable Père et Seigneur de l’univers ne va nulle part, ne se promène, ni ne dort, ni ne se lève, mais il demeure à sa propre place où qu’elle soit ; il est doué d’une vue et d’une ouïe pénétrantes, non par le moyen des yeux et des oreilles, mais par une puissance indicible. » Dial., 127. Il ajoute que Dieu est bon et qu’il aime les hommes, tellement qu’il les admet à jouir de l’immortalité et à partager sa vie. » Apol., i, 10.

Bien plus, il y a en Dieu une Trinité de personnes : « Nous ne sommes pas athées, nous qui vénérons le Créateur de l’univers… et nous honorons celui qui nous a enseigné ces choses et qui est né pour cela, Jésus-Christ, qui a été crucifié sous Ponce-Pilate, gouverneur de Judée au temps de Tibère César, que nous reconnaissons pour le Fils du vrai Dieu et que nous mettons au second rang, et en troisième lieu l’Esprit prophétique. » Apol., i, 13.

Dieu, le Père inengendré et ineffable, a donc un Fils que saint Justin appelle aussi le Verbe. Le Fils de Dieu est vraiment distinct du Père et, dans le Dialogue, l’apologiste consacre de nombreuses pages à établir cette distinction : « Je reviens aux Écritures, et je vais essayer de vous convaincre, déclare Justin à Tryphon, que celui qui est apparu à Abraham, à Jacob, à Moïse et qui est décrit comme un Dieu, est autre que le Dieu qui a fait toutes choses, je veux dire autre par le nombre, mais non par la pensée ; car j’affirme qu’il n’a rien fait ni rien dit que ce que le Créateur du monde, celui au-dessus duquel il n’y a pas d’autre Dieu, a voulu qu’il fasse ou qu’il dise. » Dial., 56. Et plus loin : « Il a été prouvé que cette puissance, que le texte prophétique appelle Dieu et Ange, n’est pas seulement nominalement distincte du Père comme la lumière l’est du soleil, mais qu’elle est quelque chose de numériquement distinct. » Dial., 128.

Le Verbe, distinct du Père, est Dieu : « Ceux qui disent que le Fils est le Père, montrent bien qu’ils ne connaissent pas le Père et qu’ils ne savent pas que le Père de l’univers a un Fils qui, étant Verbe et premierné de Dieu, est aussi Dieu. » Apol., i, 63 ; cf. Dial., 34, 36, 37, 38, 61, 58.

Le Verbe est préexistant et antérieur à toute créature. Il est Dieu avant la création. Dial., 56, 48. Il n’est donc pas lui-même une créature ; et si on lui applique le texte de Prov., viii, 22, « le Seigneur m’a créé », Dial., 61, c’est à la condition de ne pas appuyer sur le sens du verbe ektise. Tandis que les autres êtres sont des œuvres ou des créatures, lui seul est le rejeton de Dieu, Apol., i, 21 ; Dial., 62 ; son enfant, Dial., 125 ; son Fils unique, Dial., 105 ; et personne hors de lui n’est Fils de Dieu. Apol., i, 23 ; ii, 6.

Cependant, par la génération, le Fils ne se trouve pas séparé du Père ; celui-ci n’est pas privé de son Verbe, et sa substance n’est pas partagée. « Lorsque nous proférons un verbe, nous engendrons un verbe et nous ne le proférons pas par une amputation qui diminuerait le verbe qui est en nous. C’est aussi comme ce que nous voyons d’un feu allumé à un autre feu ; celui auquel il est allumé n’en est pas diminué, mais il reste le même ; et celui qui s’y est allumé se montre bien réel, sans diminuer celui auquel il s’est allumé. » Dial., 61, 128.

Tout cela est très clair. Mais quelques expressions de l’apologiste le sont moins et ont amené des théologiens à se poser des questions importantes sur le développement de sa pensée. La première de ces questions porte sur le moment de la génération du Verbe : le Verbe, engendré sans doute avant la création, ne l’a-t-il pas été conséquemment à la résolution formée par Dieu de créer ? Sa génération n’est-elle pas ainsi l’effet d’un acte libre ; et, si le Verbe existait auparavant en Dieu comme raison immanente, n’est-il pas devenu une personne lors de sa génération ? C’est ainsi que Justin écrit : « Comme principe, avant toutes les créatures, Dieu engendra de lui-même une puissance qui était Verbe… elle peut recevoir tous les noms, parce qu’elle exécute les desseins du Père et qu’elle est née du Père par volonté. » Dial., 61. Et encore : « Ce Fils, émis réellement avant toutes les créatures, était avec le Père, et c’est avec lui que le Père s’entretient… ce même être est principe avant toutes les créatures et il a été engendré par Dieu comme son Fils : c’est lui que Salomon appelle Sagesse. » Dial., 62. Ou bien : « Son Fils, le seul qui soit proprement appelé Fils, le Verbe qui, avant toutes les créatures était avec lui et avait été engendré quand, au commencement, le Père fit et ordonna toutes choses. » Apol., ii, 6.

Ces textes sont embarrassants. Si Justin affirme que le Verbe est antérieur à toutes les créatures, il ne déclare pas qu’il est éternel ; et en mettant sa génération en rapport avec la création du monde, il semble dire qu’il a été produit par un acte libre et volontaire de Dieu. Sans doute, l’apologiste n’a pas aperçu les conséquences de ses formules et nous aurions tort de l’accuser : que lui importait après tout l’éternité métaphysique, lorsqu’il s’agissait de mettre en relief l’action du Verbe dans la création ? Il reste cependant que les mots employés laissent à désirer : on les évitera plus tard.

On peut également se demander si Justin n’enseigne pas la subordination du Verbe par rapport au Père. Pour l’apologiste, comme pour saint Jean, Dieu est invisible et c’est le Verbe qui le manifeste aux hommes. Il exerce son action de plusieurs manières. Déjà parmi les païens, « tout ce qu’ont dit ou découvert de juste les philosophes et les législateurs, ils l’ont atteint, grâce à une participation partielle du Logos, par leurs découvertes et leurs études. Mais, comme ils n’ont pas connu le tout du Logos, qui est le Christ, ils se sont souvent contredits… Socrate ne put persuader à personne de mourir pour sa doctrine ; mais le Christ, que Socrate a connu partiellement — car il était et il est le Logos présent en tout, et il a prédit ce qui devait arriver par les prophètes et par lui-même en devenant semblable à nous et en nous enseignant tout cela — le Christ a persuadé non seulement les philosophes et les lettrés, mais même des artisans et des hommes tout à fait ignorants, qui ont méprisé l’opinion, la crainte et la mort, car il est le Verbe du Père ineffable et non pas un produit du logos humain. » Apol., ii, 10.

Parmi les Juifs, le Verbe s’est manifesté surtout dans les théophanies : « Dire que l’auteur et le père de l’univers ait abandonné tous les espaces supracélestes pour apparaître en un coin de terre, personne, si peu d’esprit qu’il ait, ne l’oserait. » Dial., 60. « Par suite, on doit croire qu’il y a au-dessous du Créateur de l’univers un autre Dieu et Seigneur qui est appelé ange, pour qu’il annonce aux hommes tout ce que veut leur annoncer le Créateur de l’univers, au-dessus duquel il n’y a pas d’autre Dieu. » Dial., 61. Comme le remarque le P. Feder, cet argument, très efficace pour établir la distinction des personnes divines, met en péril l’égalité et l’unité substantielle du Père et du Fils. Et saint Justin insiste sur la subordination du Fils : après avoir développé l’enseignement des théophanies, il déclare qu’il pense avoir démontré que celui qui est apparu à Abraham, à Isaac, à Jacob et aux autres patriarches, et qui est nommé Dieu, est assujetti au Père et Seigneur et qu’il exécute sa volonté. Dial., 126.

On peut d’ailleurs ajouter que Justin n’en affirme pas moins la divinité du Fils : on a l’impression que sa philosophie l’a égaré en des voies périlleuses, tandis que la fermeté de son attachement à la croyance traditionnelle le retenait dans l’orthodoxie. Lorsqu’il se contente d’affirmer les enseignements chrétiens, il les exprime en termes généralement heureux. Lorsqu’il essaie de les expliquer, de concilier en particulier la transcendance et l’unité de Dieu avec la doctrine du Verbe, il lui arrive d’employer des expressions inadéquates. Nous ne nous laisserons pas impressionner par elles. De Justin, nous retiendrons surtout le témoignage qu’il donne à la foi catholique par sa vie et par sa mort.

Tatien.

Tatien, disciple de saint Justin, donne sur le Verbe un enseignement analogue à celui de son maître ; mais il développe d’une manière assez fâcheuse ses propres idées sur le double état du Verbe, avant et après la création : « Dieu, dit-il, était dans le principe, et nous avons appris que le principe c’est la puissance du Verbe. Car le maître de toutes choses, qui est lui-même le support substantiel de l’univers, était seul en ce sens que la création n’avait pas encore eu lieu ; mais, en ce sens que toute la puissance des choses visibles et invisibles était en lui, il renfermait en lui-même toutes choses par le moyen de son Verbe. Par la volonté de sa simplicité sort de lui le Verbe ; et le Verbe, qui ne s’en alla pas dans le vide, est la première œuvre du Père. C’est lui, nous le savons, qui est le principe du monde. Il provient d’une distribution, non d’une division. Ce qui est divisé est retranché de ce dont il est divisé, mais ce qui est distribué suppose une dispensation volontaire et ne produit aucun défaut dans ce dont il est tiré. Car, de même qu’une seule torche sert à allumer plusieurs feux et que la lumière de la première torche n’est pas diminuée parce que d’autres torches y ont été allumées, ainsi le Verbe, en sortant de la puissance du Père, ne priva pas de Verbe celui qui l’avait engendré. Moi-même, par exemple, je vous parle et vous m’entendez, et moi qui m’adresse à vous, je ne suis pas privé de mon verbe parce qu’il se transmet de moi à vous ; mais en émettant un verbe, je me propose d’organiser la matière confuse qui est en vous. Et comme le Verbe, qui fut engendré dans le principe, a engendré à son tour, comme son œuvre, en organisant la matière, la création que nous voyons, ainsi moi-même, à l’imitation du Verbe, étant régénéré et ayant acquis la connaissance de la vérité, je travaille à mettre de l’ordre dans la confusion de la matière dont je partage l’origine. Car la matière n’est pas sans principe ainsi que Dieu, et elle n’a pas, n’étant pas sans principe, la même puissance que Dieu ; mais elle a été créée ; elle est l’œuvre d’un autre, et elle n’a pu être produite que par le Créateur de l’univers. » Orat., 5, P. G., t. VI, col. 813.

Tout est loin d’être clair dans ce chapitre. On y relèvera la comparaison des torches allumées que Justin avait déjà employée et que reprendra le concile de Nicée ; on y relèvera aussi l’affirmation que la production du Verbe ne crée chez le Père aucune division ni aucune diminution. Mais on ne pourra guère s’empêcher d’être inquiet devant l’affirmation d’un double état du Verbe, d’abord intérieur, immanent au Père ; puis proféré au moment de la création. Tatien va jusqu’à dire que le Verbe est la première œuvre du Père, affirmation dangereuse s’il faut la prendre à la lettre. Même si, comme il est probable, il n’y a pas lieu d’insister sur le mot œuvre, on ne voit pas comment échapper à l’impression que, pour Tatien, la création du monde marque pour le Verbe le début de son existence personnelle.

Tatien ne parle guère du Saint-Esprit, sinon pour dire que l’Esprit de Dieu n’est point en tous les hommes, « mais en quelques-uns qui vivent justement ; il est descendu, s’est uni à leur âme et, par ses prophéties, a annoncé aux autres âmes l’avenir caché ; et celles qui ont obéi à la sagesse ont attiré en elles l’esprit qui leur est apparenté. » Orat., xiii. On retiendra cette doctrine de l’inspiration, dans laquelle Tatien se borne à reprendre des formules traditionnelles. Ajoutons que, un peu plus bas, l’apologiste appelle l’Esprit-Saint le ministre du Dieu qui a souffert : expression inattendue, dans laquelle on a voulu voir une affirmation de la personnalité du Saint-Esprit.

Athénagore.

L’Apologie d’Athénagore prétend donner à ses lecteurs un exposé de la doctrine chrétienne. Après avoir traité de l’existence de Dieu, elle poursuit : « J’ai donc suffisamment prouvé que nous ne sommes pas des athées, nous qui adorons le Dieu sans principe, éternel, invisible, impassible, incompréhensible, incontenable, qui ne peut être atteint que par l’intelligence et par la raison, qui est entouré par une lumière, une beauté, un esprit, une puissance ineffables, qui a fait, qui a créé, qui gouverne l’univers par son Verbe… (Lacune). Car nous admettons aussi le Fils de Dieu ; et qu’on ne me dise pas qu’il est ridicule que Dieu ait un Fils, car nous ne concevons pas Dieu le Père et Dieu le Fils à la manière des poètes… mais le Fils de Dieu, c’est le Verbe du Père en idée et en puissance, car c’est de lui et par lui que tout a été fait, le Père et le Fils ne faisant qu’un. Le Fils est dans le Père et le Père est dans le Fils par l’unité et la puissance de l’esprit. Le Fils de Dieu est l’intelligence et le Verbe du Père. Et si, dans votre haute sagesse, vous voulez savoir ce que signifie l’Enfant, je vais le dire en peu de mots. Il était la géniture du Père, non qu’il ait été produit, car Dieu, dès l’origine, étant une intelligence éternelle, avait avec lui son Verbe, puisqu’il est éternellement raisonnable (logiksos) ; mais, pour que, dans toutes les choses matérielles, qui étaient comme une nature informe et comme une terre stérile, les plus pesantes étant mêlées aux plus légères, il fût parmi elles idée et énergie, étant sorti au dehors. C’est ce qu’enseigne l’Esprit prophétique : « Le Seigneur, dit-il, m’a créée pour être le commencement de ses voies dans l’accomplissement de ses « œuvres. » D’ailleurs, ce Saint-Esprit lui-même qui agit sur les prophètes, nous disons que c’est une dérivation de Dieu, dérivant de lui et y remontant comme un rayon de soleil. Qui donc ne s’étonnerait d’entendre appeler athées des gens qui affirment un Dieu Père, un Fils Dieu, un Esprit-Saint, qui montrent leur puissance dans l’unité et leur distinction. « dans le rang ? » Apol., 10, P. G., t. vi, col. 908.

Ce passage est des plus remarquables. Pour la première fois peut-être, nous avons un exposé complet du dogme trinitaire. Sans doute, saint Justin avait employé déjà le raisonnement que reprend Athénagore pour montrer que les chrétiens n’étaient pas des athées, mais il avait beaucoup moins longuement présenté la croyance chrétienne. Ici, nous avons quelque chose de clair et qui s’efforce d’être définitif. D’abord un seul Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit. Le Père est tout-puissant, éternel, invisible et le reste : la raison suffit à déterminer ses attributs. Quant au Fils, il est dans le Père comme le Père est en lui : Athénagore emprunte la formule à saint Jean, il ne saurait prendre de meilleur guide.

Pourquoi faut-il alors que l’apologiste semble dire que le Fils est sorti du Père au moment de la création du monde, après être resté en lui jusqu’alors ? Pense-t-il que le Fils n’a commencé à avoir une existence personnelle que lors de la création ? Les commentateurs ne sont pas d’accord sur le véritable sens du passage. Il est en tout cas permis d’insister sur ce fait que, pour Athénagore, Dieu n’a jamais été sans Verbe ; que, par suite, le Verbe n’a pas été créé, mais qu’il est sorti du Père. Après quoi, on peut ajouter que les formules destinées à mettre en relief le rôle du Verbe dans l’œuvre créatrice sont en effet ambiguës ; comme bien d’autres Pères, Athénagore a été gêné par le texte, déjà classique, des Proverbes, qu’il a cru devoir citer et qui, dans la traduction des Septante, semble favoriser l’idée de la génération temporelle du Verbe.

La formule relative au Saint-Esprit « qui dérive de Dieu et y remonte comme un rayon de soleil » a été également discutée et, comme toutes les métaphores, elle prête en effet le flanc à la critique. On peut croire cependant qu’elle veut surtout mettre en relief la divinité du Saint-Esprit, procédant du Père, envoyé par lui dans les âmes des prophètes et des saints, et qu’il serait fortement exagéré d’insister sur le retour vers le Père pour découvrir ici des tendances expressément sabelliennes.

Saint Théophile d’Antioche.

Parmi les apologistes, saint Théophile occupe une place à part parce qu’il est évêque. Il a charge d’âmes ; il est le représentant autorisé de la tradition. Nous devons écouter sa voix avec un particulier respect.

Notons d’abord, chez lui, l’affirmation claire de la Trinité : « Les trois jours qui ont eu lieu avant les astres sont des images de la Trinité, de Dieu, de son Verbe et de sa Sagesse. Et à la quatrième image répond l’homme, qui a besoin de la lumière, afin qu’il y ait Dieu, Verbe, Sagesse, homme. C’est pourquoi les astres ont été produits le quatrième jour. » Ad Autolyc., n, 15, P. G., t. vi, col. 1077. Pendant longtemps, ce texte a été regardé comme donnant le plus ancien emploi du terme Trias : ce mot apparaît déjà dans les Excerpta ex Theodoto publiés par Clément d’Alexandrie. En tout cas, l’usage qu’en fait Théophile suffit à montrer qu’il ne s’agit pas d’un mot nouveau, qui aurait eu besoin d’explication ; c’est déjà, vers 180, un mot usuel. On aura aussi remarqué que Théophile désigne l’Esprit-Saint sous le nom de Sagesse ; il n’est pas le seul à employer ce langage, malgré ses inconvénients : le Fils pouvant aussi être appelé Sagesse, nous voyons mieux aujourd’hui le danger qu’il y a à attribuer le même nom à l’Esprit-Saint. En tout cas, dans le texte cité, toute ambiguïté est absente ; et ce sont bien les trois personnes de la Trinité qui sont nommées dans l’ordre traditionnel.

Sur le Verbe et ses rapports avec le Père, saint Théophile s’étend assez longuement : « Dieu a créé l’univers du néant. Car rien ne lui est contemporain ; mais lui, qui est à lui-même son lieu, qui n’a besoin de rien, qui existe avant les siècles, a voulu créer l’homme pour être connu de lui ; c’est donc pour lui qu’il prépara le monde. Car celui qui est créé a besoin de beaucoup de choses ; celui qui est incréé n’a besoin de rien. Dieu donc, ayant son Verbe intérieur en ses entrailles, l’a engendré avec sa Sagesse, le proférant avant l’univers. Il se servit de ce Verbe comme d’un aide dans les œuvres qu’il fit et c’est par lui qu’il a tout fait. Ce Verbe est dit principe, parce qu’il est principe et Seigneur de toutes les choses qui ont été faites par lui. Ce Verbe donc, étant esprit de Dieu, et principe, et sagesse, et puissance du Très-Haut, descendait dans les prophètes et par eux énonçait ce qui regarde la création du monde et tout le reste. Car les prophètes n’étaient pas quand le monde fut fait, mais seulement la Sagesse qui est en lui, la Sagesse de Dieu et son Verbe saint, qui est toujours avec lui. C’est pourquoi, il parle ainsi par Salomon le prophète : « Quand il prépara le ciel, j’étais avec « lui… » Ad Autolyc, II, 10, P. G., t. vi, col. 1064.

Nous sommes frappés d’abord, en lisant ce texte, d’y trouver si claire la distinction du Verbe intérieur et du Verbe proféré ; saint Théophile tient à cette distinction, car il y revient ailleurs : « L’Écriture nous enseigne qu’Adam dit qu’il entendit la voix. Or, une voix qu’est-ce autre chose que le Verbe de Dieu, qui est aussi son Fil* ?… selon que la vérité nous décrit le Verbe intérieur existant toujours dans le cœur de Dieu. Car, avant que rien fût produit, il avait ce Verbe comme conseiller, lui qui est son intelligence et sa pensée. Mais quant Dieu voulut faire ce qu’il avait projeté, il engendra ce Verbe en le proférant, premier-né de toute la création ; par la. Dieu ne se priva pas lui-même de son Verbe, mais il engendra son Verbe et s’entretenait toujours avec lui. » Ad Autolyc, II, 22, ibid., col. 1088.

Sans doute, la manière dont Théophile parle du double état du Verbe et emploie, pour le décrire, des termes techniques est faite pour nous rassurer, car ces termes devaient être assez connus dans le milieu où il vivait et pouvaient y être employés sans aucun danger. Malgré tout, nous sommes obligés d’avouer qu’ils sont difficiles à entendre correctement. Si l’on admet que le Verbe, d’abord immanent, a été proféré pour servir à Dieu d’instrument dans l’œuvre de la création, on ne voit pas comment la génération du Fils n’aurait pas été un acte temporel et libre de la part du Père. Il y a là des expressions dangereuses, que l’avenir ne devait pas consacrer

On voit aussi, dans le second passage que nous avons cité, à quel point la confusion du Verbe et de l’Esprit-Saint devient facile, au moins dans le langage, lorsqu’on donne à ce dernier le nom de Sagesse. Théophile n’a pas, semble-t-il, évité l’écueil, bien que sa pensée ait été plus ferme que ses formules.

Conclusion.

Somme toute, les apologistes sont loin d’apporter, dans l’expression du dogme trinitaire, des précisions ou des clartés nouvelles ; on trouve au contraire chez eux, lorsqu’il s’agit d’expliquer l’origine du Verbe et les relations du Père avec le Fils, des expressions assez difficiles à justifier lorsqu’on les compare aux définitions ultérieures. Si leur foi est correcte, leur philosophie l’est beaucoup moins. Et sans doute est-ce parce qu’ils sont des philosophes qu’ils se laissent entraîner parfois plus loin qu’il ne l’aurait fallu. Il ne faut pas oublier, lorsqu’on veut les juger correctement, que, dans les ouvrages qui nous en sont parvenus, ils ne parlent pas en docteurs de l’Église, mais en entraîneurs ou en convertisseurs. Ils veulent atteindre des païens et les amener à la foi ; ils sont ainsi amenés à s’exprimer comme eux, à traduire en langage philosophique les ineffables mystères de la vie divine. Comment s’étonner des imperfections de leur langage ?


IV. SAINT IRÉNÉE.

Bien différent des apologistes est saint Irénée de Lyon. Celui-ci n’a rien d’un philosophe. Il est évêque et rien que cela. Il se présente comme le gardien de la tradition apostolique. La seule chose qu’il veut savoir, c’est l’enseignement traditionnel. Il est d’ailleurs admirablement placé pour le connaître. En Asie Mineure, il a entendu les leçons de saint Polycarpe, disciple de saint Jean. A Rome où il a vécu, il a recueilli celles de saint Justin. En Gaule, il a trouvé à Lyon une Église dans tout l’éclat de sa première ferveur et de son attachement à ses maîtres. Recueillir le témoignage d’Irénée, c’est en définitive écouter la grande voix de l’Église catholique vers la fin du IIe siècle.

Nous savons déjà que le principe de la foi chrétienne est la croyance à la Trinité : « Ceux qui sont de l’Église suivent une voix unique qui traverse le monde entier. C’est une tradition ferme qui nous vient des apôtres, qui nous fait contempler une seule et même foi, tous professant un seul et même Dieu, le Père, tous croyant la même économie de l’incarnation du Fils de Dieu, tous reconnaissant le même don de l’Esprit. » Cont. hær., V, xx, 1, P. G., t. vii, col. 1177. À plusieurs reprises, Irénée a l’occasion de rappeler les articles fondamentaux du Symbole : voir ci-dessus, col. 1608. En opposition il signale l’hérésie : « L’erreur s’est étrangement écartée de la vérité sur les trois articles principaux de notre baptême. En effet, ou bien ils méprisent le Père, ou bien ils ne reçoivent pas le Fils en parlant contre l’économie de son incarnation ; ou ils n’admettent pas l’Esprit-Saint, c’est-à-dire qu’ils méprisent la prophétie. » Demonstr., c. 100, P. U., t. xii, p. 800.

Rien n’est plus simple que ces formules générales. Saint Irénée les emploie avec une prédilection marquée. Il ne saurait y avoir l’ombre d’un doute : pour lui, comme pour Justin, comme pour Athénagore, le chrétien est avant tout celui qui croit à la Trinité.

Parfois d’ailleurs l’exposé s’amplifie. Le petit traité de la Démonstration est surtout consacré à développer la doctrine trinitaire : « Un seul Dieu, le Père, incréé, invisible, créateur de tout, au-dessus duquel et après lequel il n’y a pas d’autre Dieu. Ce Dieu est intelligent, et c’est pourquoi il u fait les créatures pur le Verbe… Le Verbe « -si appelé le 1 il-i >)… Co Dieu est glorifié pur son Verbe, qui est son Fils éternel (10)… Les prophétes annonçaient dans leurs oracles la manifestation de Notre-Seigneur Jésus-Christ, (ils de Dieu, en disant que, comme homme, il sortirait de la race de David, mais que, selon l’esprit, il serait Fils de Dieu, étant au commencement auprès de son Père, engendré avant la constitution du monde (30)… Le Père est Seigneur et le Fils est Seigneur. Le Père est Dieu et le Fils est Dieu, car celui qui est né de Dieu est Dieu. Ainsi donc, par l’essence même de la nature de son être, on démontre qu’il n’y a qu’un seul Dieu, quoique, d’après l’économie de notre rédemption, il y ait un Fils et un Père (47). P. O., t.xii, p. 758, 761, 771, 779.

Les exigences de la lutte contre les gnostiques obligent saint Irénée à insister sur l’unité absolue de Dieu : « Il convient de commencer par la thèse principale et capitale, celle qui a pour objet le Dieu créateur, qui a fait le ciel et la terre et tout ce qu’ils renferment, ce Dieu que les blasphémateurs regardent comme le fruit d’une déchéance ; il faut montrer qu’il n’y a rien au-dessus de lui ni après lui ; qu’il a créé non sous une influence étrangère, mais spontanément et librement, puisqu’il est seul Dieu, seul Seigneur, seul Créateur, seul Père, seul contenant toutes choses et donnant l’être à toutes choses. » Cont. haïr., II, 1, 1, P. G., t. vii, col. 709.

Semblablement, saint Irénée doit prouver contre les gnostiques que le Dieu des chrétiens ne diffère pas du Dieu de l’Ancien Testament et que le Père du Sauveur n’est autre que le Dieu adoré par les Juifs. Nous n’avons pas à insister ici sur cette double démonstration.

Il n’y a donc qu’un Dieu. Mais ce Dieu a un Fils qui est Dieu comme lui et qui vient de lui par une génération éternelle : « Dieu, étant tout entier raison et tout entier Logos, dit ce qu’il pense et pense ce qu’il dit. Car sa pensée, c’est son Logos ; son Logos c’est sa raison ; et la raison qui renferme tout, c’est le Père lui-même. Celui donc qui parle de la raison de Dieu et qui prête à cette raison une émission qui lui soit propre, fait de Dieu un composé, comme si Dieu était autre chose que la raison suprême… Si quelqu’un nous demande : « Comment donc le Fils a-t-il été proféré par le Père » ? nous lui répondrons que cette prolation, ou génération, ou prononciation, ou révélation, ou enfin cette génération ineffable, de quelque nom qu’on veuille la nommer, personne ne la connaît, ni Valentin, ni Marcion, ni Saturnin, ni Basilide, ni les anges, ni les archanges, ni les principautés, ni les puissances, mais seulement le Père qui a engendré et le Fils qui est né. Puis donc que sa génération est ineffable, tous ceux qui prétendent expliquer les générations et les prolations ne savent pas ce qu’ils disent, quand ils promettent d’expliquer ce qui est ineffable. » Cont. hæres., II, xxviii, 5, P. G., t. vii, col. 808.

Ce texte est capital, et il ne serait pas difficile d’en trouver beaucoup du même genre dans l’œuvre de saint Irénée. Il commence par mettre en relief l’affirmation de la foi : le Verbe de Dieu, né éternellement de Dieu et Dieu comme lui. Puis il condamne, avec une impitoyable sévérité, tous les curieux qui essaient de comprendre l’ineffable génération du Verbe ; il rejette en particulier la thèse du Verbe immanent et du Verbe proféré que quelques apologistes, nous l’avons vii, avaient cru pouvoir accepter. Peut-être les condamnations portées par l’évêque de Lyon contre toute recherche théologique sont-elles un peu absolues et l’avenir ne les ratifiera pas sans réserve. Elles valent cependant comme une protestation contre les théories des gnostiques et même contre les efforts des philosophes : la révélation n’est pas une sagesse humaine et la foi chrétienne repose sur le seul enseignement du Christ : combien n’est-on pas heureux de retrouver chez saint Irénée des affirmations si simples, mais si faciles à oublier !

Le Fils est Dieu comme le Père. Il est dans le Père et il possède le Père en lui. Cont. hær., III, vi, 2, col. 861. Le Père immense est mesuré par le Fils, car le Fils est la mesure du Père, puisqu’il le comprend. Ibid., IV, iv, 2, col. 982. Ce qu’il y a d’invisible dans le Fils, c’est le Père ; ce qu’il y a de visible dans le Père, c’est le Fils. Ibid., IV, vi, 6, col. 989.

Le Fils est également éternel : « Le Fils, qui coexiste toujours au Père, dès l’origine, révèle le Père aux anges, aux archanges, aux puissances, aux vertus, à tous ceux à qui Dieu veut se révéler. » Ibid., II, xxx, 9, col. 823. « Le Verbe de Dieu n’a pas recherché par indigence l’amitié d’Abraham, lui qui était parfait dès l’origine : avant qu’Abraham fût, je suis, dit-il ; mais c’était pour donner à Abraham la vie éternelle. » Ibid., IV, xiii, 4 ; cf. II, xxv, 3 ; III, xviii, 1 ; IV, xx, 1, col. 1009, 799, 932, 1032 ; Demonstr., 30, 43, P. O., t. xii, p. 771, 778.

Comme le Fils, l’Esprit-Saint est éternel : « Dieu a toujours avec lui son Verbe et sa Sagesse, le Fils et l’Esprit. » Cont. hær., IV, xx, 1. « Le Verbe, c’est-à-dire le Fils, a toujours été avec le Père. Quant à la Sagesse, qui est l’Esprit, elle était aussi auprès de lui, avant la création du monde. Salomon l’a dit : « Dieu par sa « sagesse a établi la terre » ; et encore : « Dieu m’a créée « comme le principe de ses voies ; il m’a établie avant « les siècles. » Cont.hær., IV, xx, 3, jP. G., t. vil, col. 1033.

L’Esprit-Saint reçoit des désignations multiples : il est le cachet divin qui grave sur ceux qu’il sanctifie l’empreinte du Père et du Fils, Cont. hær., III, xvii, 3, col. 930 ; il est aussi l’onction dans laquelle le Christ a été oint par le Père, III, xviii, 3, col. 934 ; Demonstr., 47, P. O., t. xii, p. 780 ; il est encore le Paraclet, Cont. hær., III, xvii, 3, col. 930 ; le don, III, vi, 4, col. 863 ; l’eau vive, V, xviii, 2, col. 1173 ; la rosée de Dieu, III, xvii, 3, col. 930 ; le gage de notre salut, III, xxiv, 1, col. 966. Il est surtout la Sagesse, et cette identification de l’Esprit avec la Sagesse, que nous avons déjà relevée chez Théophile d’Antioche, est très fréquente chez Irénée. Cont. hær., II, xxx, 9 ; III, xxiv, 2 ; IV, vii, 4 ; IV, xx, 1 ; IV, xx, 3, col. 822, 967, 993, 1032, 1033 ; Demonstr., 5, 10, P. O., t. xii, p. 759, 761. Ne concluons pas de là, comme on l’a fait quelquefois que saint Irénée enseigne une doctrine binitarienne : il ne confond jamais en effet le Verbe et la Sagesse ; et celle-ci figure, dans les formules où est le plus explicitement énoncé le dogme de la Trinité, comme le troisième terme de l’énumération. Disons seulement que, sur ce point, l’évêque de Lyon dépend d’une tradition qui paraît être d’origine syrienne ou palestinienne.

Il arrive parfois que saint Irénée représente le Fils et l’Esprit-Saint en disant qu’ils sont les mains de Dieu : image magnifique qui met en relief le rôle des trois personnes divines, le Père concevant et commandant ses œuvres, le Fils les exécutant, l’Esprit Saint les achevant et les amenant à la perfection. Ce ne sont d’ailleurs pas trois ouvriers qui agissent, mais un seul : « Dieu est intelligent et c’est pourquoi il a fait les créatures par le Verbe. Et Dieu est Esprit : aussi est-ce par l’Esprit qu’il a embelli toutes choses… C’est le Verbe qui pose la base, c’est-à-dire qui travaille pour donner à l’être sa substance et le gratifier de l’existence ; et c’est l’Esprit qui procure à ces différentes forces leur forme et leur bonté ; c’est donc avec justesse et convenance que le Verbe est appelé Fils, tandis que l’Esprit est appelé Sagesse de Dieu. » Demonstr., 5.

Au Fils, il appartient spécialement de révéler le Père et au Saint Esprit de sanctifier les âmes. Saint Irénée se complaît à tracer longuement le tableau de cette divine pédagogie : « C’est par cette éducation, écrit-il, que l’homme produit et créé se conforme peu à peu à l’image et à la ressemblance du Dieu non produit. Le Père se complaît et ordonne ; le Fils opère et crée ; l’Esprit nourrit et accroît ; et l’homme doucement progresse et monte vers la perfection, c’est-à-dire se rapproche du Dieu non produit ; car celui qui n’est pas produit est parfait, et celui-là c’est Dieu. Il fallait que l’homme d’abord fût créé, puis qu’il grandît, puis qu’il devînt homme, puis qu’il se multipliât, puis qu’il prît des forces, puis qu’il parvînt à la gloire et que, parvenu à la gloire, il vit son Maître. Car c’est Dieu qu’il faut voir et la vue de Dieu rend incorruptible, et l’incorruptibilité fait qu’on est tout près de Dieu. » Cont. hæres., IV, xxxviii, 3, P. G., t. vii, col. 1108.

L’action divine part ainsi du Père, elle se propage par le Fils : elle trouve son terme et sa perfection dans l’Esprit. De même, dans la vie intime de la Trinité, du Père comme de sa source cette vie se répand par le Fils dans l’Esprit : « Le Père porte à la fois la création et son Verbe, et le Verbe, porté par le Père, donne l’Esprit à tous, selon que le Père le veut : à quelques-uns, comme il convient à l’être créé qui est œuvre de Dieu, à d’autres, comme il convient à des adoptés, qui sont enfants de Dieu. Et ainsi se manifeste un seul Dieu Père qui est au-dessus de toutes choses, et par toutes choses, et en toutes choses. Au-dessus de toutes choses, le Père, et c’est lui qui est le chef du Christ ; par toutes choses, le Verbe, et c’est lui qui est le chef de l’Église ; en nous tous, l’Esprit, et c’est lui qui est l’eau vive, que le Seigneur donne à ceux qui croient en lui d’une foi vraie et qui l’aiment. » Conf. hxres., V, xviii, 2, col. 1173.

On ne saurait lire ces textes, et bien d’autres qu’il serait facile de citer en abondance, sans éprouver un sentiment d’indicible sécurité. Sans doute, des esprits pointilleux ont essayé de discuter telle ou telle formule de saint Irénée. On s’est demandé si l’existence du Fils en tant que Fils ne serait pas conditionnée, chez l’évêque de Lyon, par la volonté du Père de se révéler aux hommes. On a encore relevé, ici ou là, des traces de subordinatianisme, lorsqu’il écrit, par exemple, que le Fils a reçu la souveraineté de son Père ou qu’il est porté par le Père avec la création. Ce sont là de vaines chicanes. Une fois admise l’impuissance de tout langage humain à exprimer de manière adéquate le mystère de la vie divine, on doit reconnaître que saint Irénée traduit d’une manière réellement remarquable la foi de l’Église à la Trinité.

Il ne discute pas ; il n’essaie pas de comprendre ; et s’il fallait lui adresser un reproche, ce serait son hostilité aux recherches, même légitimes, de l’esprit humain. Mais il garde la tradition et il s’en nourrit. Avec l’Évangile et l’Apôtre, avec les presbytres dont il a entendu les leçons et dont il aime à citer l’autorité, il croit qu’il y a un seul Dieu ; il croit aussi que le Père, le Fils et le Saint-Esprit constituent les articles fondamentaux de la foi catholique. Et cela lui suffît. Au moment où disparaît avec lui le dernier témoin qui ait entendu les disciples des apôtres ; au moment où vont commencer à s’élever dans l’Église des controverses sur la Trinité et les relations des personnes divines, il est bienfaisant de recueillir son enseignement. Qui pourrait hésiter à reconnaître, après l’avoir entendu, que l’Église, à la fin du ile siècle, adore un Dieu unique en trois personnes ?


IV. Les hérésies du IIIe siècle.

On peut dire que, jusqu’à la fin du iie siècle, l’Église n’a pas eu à lutter contre des hérésies trinitaires. Sans doute, parmi les croyants, un certain nombre se sont posé des questions sur la vie divine et tous ne les ont pas résolues avec un égal bonheur. Le problème était assurément difficile de concilier la foi au monothéisme et celle à la divinité du Christ, Fils de Dieu. Mais on avait assez à faire de lutter contre les gnostiques pour ne pas vouloir s’occuper de tout à la fois, et les apologistes se préoccupaient plutôt de convertir les païens que de chercher les formules les plus capables d’exprimer le mystère de Dieu. Cependant, saint .Justin connaît déjà des docteurs selon lesquels le Verbe < st simplement une puissance de Dieu, inséparable de lui comme la lumière l’est du soleil et qu’il étend hors de lui ou retire à lui à sa volonté ; à cette puissance, on peut donner différents noms : ange, gloire, homme, Logos, selon la forme qu’elle prend ou selon les fonctions que l’on considère en elle. Liai., 128. On s’est demandé si ces docteurs étaient des chrétiens ou s’ils n’étaient pas plutôt des Juifs d’Alexandrie. La question semble insoluble. En tout cas saint Justin n’hésitait pas à condamner leur manière de voir.

A la fin du IIe siècle et au début du IIIe les hérétiques entrent en jeu. Les uns nient purement et simplement la Trinité au nom du dogme de l’unité divine : ce sont les monarchiens proprement dits, ou patripassiens. Voir l’art. Monarchianisme, t. x, col. 2194 sq. Les autres nient la divinité de Jésus-Christ, et c’est seulement par voie de conséquence qu’ils sont amenés à s’opposer au dogme de la Trinité : on peut leur donner, avec Harnack et Tixeront, le nom d’adoptianistes.

I. L’adoptianisme

Nous sommes renseignés sur les origines de l’adoptianisme et sur ses premiers développements par saint Hippolyte, Philosoph., vii, 35 ; x, 23 ; ix, 3, 12, P. G., t. xvi c, col. 3342, 3439, 3370, 3379 ; Contra Noetum, 3-4, t. x, col. 805 sq., et par le traité anonyme contre Artémon, que cite Eusèbe, H. E., V, xxviii. Les hérésiologues postérieurs, Filastrius et Épiphane, sont également à consulter.

A Rome.

Le premier auteur de l’hérésie aurait été un certain Théodote, originaire de Byzance et corroyeur de profession. Après avoir apostasie dans une persécution, Théodote se réfugia à Rome et, pour expliquer sa conduite, il assura qu’en reniant Jésus-Christ, il n’avait renié qu’un homme et non un Dieu. Épiphane, Hæres., liv, 1, P. G., t. xli, col. 961. D’après lui, Jésus n’était qu’un homme, né d’une vierge, qui avait vécu avec plus de piété que les autres. A son baptême, le Christ était descendu sur lui sous la forme d’une colombe et lui avait communiqué les puissances dont il avait besoin pour remplir sa mission. Toutefois il n’était pas devenu Dieu pour autant, bien que certains théodotiens se montrassent disposés à croire qu’il l’était devenu lors de sa résurrection.

Vers 190, Théodote fut excommunié par le pape Victor. Il parvint cependant à grouper autour de lui une communauté schismatique, sur laquelle s’étend longuement l’anonyme cité par Eusèbe, H. E., V, xxviii. Retenons seulement que les sciences exactes et la critique biblique étaient en grand honneur dans cette communauté et que, sous le pape Zéphyrin, elle eut pour évêque un certain Natalis qui finit d’ailleurs par revenir à la grande Église.

Nous connaissons les noms de plusieurs disciples de Théodote, Asclépias ou Asclépiodote, Hermophile, Apollonius et surtout Théodote le Banquier. Celui-ci est le fondateur de la secte des melchisédéciens. Selon lui, Melchisédcch était supérieur à Jésus : il était en effet une très grande puissance, la vertu céleste de la grâce principale, médiateur entre Dieu et les anges, et aussi, d’après saint Épiphane, Hseres., lv, 8, P. G., t. xli, col. 985, entre Dieu et nous, spirituel et établi pour le sacerdoce de Dieu. Aussi devons-nous lui présenter nos offrandes, , afin qu’il les présente à son tour pour nous et que, par lui, nous obtenions la vie. Il est difficile de connaître la vraie portée de ces formules. Saint Épiphane, Hæres., lv, 5, 7, col. 980, 985, nous apprend que, plus tard, Melchisédech était identifié par l’Égyptien Hiéracas avec le Saint-Esprit et par d’autres avec le Fils de Dieu qui est apparu a Abraham. Nous saisissons ici l’existence de spéculations multipliées autour du personnage mystérieux de Melchisédech : ces spéculations n’intéressent pas directement l’historien de la Trinité. Cf. art. Melchisédéciens, t. x, col. 513 sq.

Le dernier représentant de l’adoptianisme en Occident fut Artémas ou Artémon, dont nous ne savons pas grand"chose en dehors des renseignements fournis parle traité que cite Eusèbe. Encore Eusèbe se hornet-il à copier des passages d’intérêt anecdotique et laisse-t-il de côté ce qui se rapporte à l’enseignement. Artémon a dû prêcher à Rome aux environs de 230, et il semble qu’il était encore de ce monde après 260, lorsque éclata à Antioche l’affaire de Paul de Samosate. Peut-être est-ce lui qui est réfuté dans le De Trinitate de Novatien : en ce cas, nous pourrions dire qu’il niait la divinité de Jésus-Christ par crainte du dithéisme : « Si autre est le Père et autre le Fils ; si d’autre part le Fils est Dieu et le Christ est Dieu, il n’y a pas un seul Dieu, mais on introduit deux dieux également : le Père et le Fils. S’il n’y a qu’un Dieu, le Christ est un homme, et c’est le Père qui est, par voie de conséquence, le Dieu unique. » Novatien, De Trinitate, 30, P. L., t. iii, col. 967. Artémon avait, paraît-il, l’audace de prétendre que sa doctrine avait été enseignée dans l’Église de Rome depuis ses origines jusqu’au pontificat de saint Zéphyrin (199-218) : nous ignorons sur quels arguments il s’appuyait pour affirmer cette thèse qui surprenait fort les catholiques. Eusèbe, H. E., V, xxviii.

A Antioche. Paul de Samosate. —

L’erreur de Paul de Samosate se rattache-t-elle historiquement par quelque lien à celle d’Artémon ? il ne le semble pas, et il est plus probable qu’elle constitue une tentative indépendante. Si les évêques réunis contre lui à Antioche renvoient Paul à Artémon, c’est parce qu’ils avaient remarqué des traits communs entre les deux doctrines et non parce que l’évêque d’Antioche avait emprunté ses opinions à l’hérésiarque romain. Des réflexions de même ordre l’avaient amené aux mêmes conclusions que le docteur de Rome. En tout cas, l’erreur du Samosatéen est, elle aussi, une erreur christologique et ce n’est que par contre-coup qu’elle atteint la doctrine trinitaire. La lettre des six évêques qui est le plus ancien document de la controverse déclare : t Celui qui refuse de croire et de confesser que le Fils de Dieu est Dieu avant la création du monde, en disant que l’on annonce deux dieux si le Fils de Dieu est proclamé Dieu, celui-là nous le déclarons étranger à la règle ecclésiastique et toutes les Églises catholiques sont d’accord avec nous. » Sur cette lettre, voir l’art. Paul de Samosate, t.xii, col. 47 en haut.

Nous n’avons sur l’enseignement de Paul que des témoignages dont l’origine peut être discutée. Cependant l’essentiel de sa doctrine est assuré : Jésus a vécu comme l’un de nous.

La conclusion qui s’impose à ses yeux, c’est que le Fils de Dieu n’est pas véritablement Dieu et que le Christ est purement et simplement un homme. Cependant, la théorie de Paul ne saurait être ramenée à ces deux affirmations, car elle est beaucoup plus subtile. Au lieu de nier le mystère de la Trinité, elle s’efforce de l’expliquer. L’auteur du De sectis résume ainsi cette théorie : « Sur la divinité, ii ne parlait que du Père… Paul de Samosate ne disait pas que le Verbe personnel est né dans le Christ, mais il appelait Verbe l’ordre et le commandement de Dieu, c’est-à-dire : Dieu a ordonné par cet homme ce qu’il voulait et faisait. .. Paul ne disait pas que le Père, le Fils et le Saint-Esprit étaient le même, mais il donnait le nom de Père à Dieu qui a tout créé, celui de Fils au pur homme, celui d’Esprit à la grâce qui a résidé dans les apôtres. » De sectis, iii, 3, P. G., t. lxxxvi a, col. 1213-1216.

L’explication du De sectis n’est pas parfaitement claire. Nous y voyons que le Samosate en conservait les noms de Père, de Fils et d’Esprit-Saint, tout en affirmant que seul le Père est Dieu. Mais faisait-il du Fils et de l’Esprit-Saint des réalités subsistantes, ou ne leur reconnaissait-il qu’une existence nominale ? La question reste controversée. Dans le document homéousien rédigé en 359 par Rasile d’Ancyre et Georges de Laodicée, nous trouvons la déclaration suivante : « Paul de Samosate et Marcel d’Ancyre prirent prétexte de l’Évangile de saint Jean qui dit : « Au commencement « était le Verbe », pour ne pas appeler le Fils de Dieu véritablement un Fils ; mais le nom de Verbe leur fournit un argument pour dire du Fils de Dieu que c’était une parole sortie de sa bouche, un son articulé. Une telle prétention obligea les Pères qui jugèrent Paul de Samosate, afin de bien montrer que le Fils a une hypostase et qu’il est subsistant, qu’il est existant et qu’il n’est pas une simple parole, à appliquer aussi au Fils le nom d’ousia ; ils montrèrent par ce nom d’ousia la différence entre ce qui n’existe pas par soi-même et ce qui est subsistant. » Épiphane, Hseres., lxxiii, 12, P. G., t. xlii, col. 428.

A s’en tenir à ce texte, Paul aurait donc enseigné que le Verbe n’a pas de subsistence propre. Il n’est pas une ousia. Il n’existe que dans la mesure où il est proféré par le Père. Cependant nous savons par ailleurs que le Samosatéen admettait que Dieu a engendré son Verbe et qu’ainsi le Verbe a pris une hypostase : n’y a-t-il pas une contradiction entre les deux formules ? Ou bien, au cours de la discussion qu’il a dû soutenir avec les membres du concile, Paul n’a-t-il pas été amené à faire des concessions au langage traditionnel ? La question n’est peut-être pas susceptible de recevoir une solution dans l’état de nos connaissances.

En toute hypothèse, la personnalité du Verbe était loin d’être aussi accentuée que l’exigeait l’enseignement de l’Église, dans la doctrine du Samosatéen, puisque le concile d’Antioche crut devoir affirmer expressément que le Verbe a une ousia et qu’il n’est pas une simple lektiké energeia de Dieu. Il alla même plus loin, puisqu’il rejeta, comme incapable d’exprimer la vraie doctrine, le terme omoousios, ou consubstantiel, que Paul avait sans doute adopté.

Sur ce grave incident, nous n’avons, il est vrai, que des témoignages indirects. La lettre des homéousiens en 358, qui insistait là-dessus, est perdue et nous ne connaissons son argumentation que par les allusions de saint Hilaire, de saint Athanase et de saint Rasile. Saint Hilaire, qui donne de la lettre une analyse détaillée écrit : « Vous ajoutez en second lieu que, lorsque Paul de Samosate a été déclaré hérétique, nos Pères ont rejeté l’homoousios parce que, par cette affirmation de l’unité d’ousie, il enseignait que le Père et le Fils ne sont qu’une seule et même chose. Secundo quoque id addidistis quod Patres nostri, cum Paulus Samosatenus hæreticus pronuntiatus est, etiam homoousion repudiaverint, quia per hanc unius essentiæ nuncupalionem solitarium atque unicum sibi esse Patrem et Filium prædicabat. » De synod., 81, P. L., t. x, col. 534.

Saint Athanase propose une autre interprétation de la condamnation portée à Antioche contre le consubstantiel : « Ceux qui ont déposé l’homme de Samosate, écrit-il, ont entendu l’homoousios au sens corporel, car Paul cherchait à sophistiquer et disait : « Si le Christ « n’est pas d’homme devenu Dieu, il est donc consubstantiel au Père ; il est nécessaire par suite qu’il y ait « trois substances, l’une principe et les deux autres qui « en sont issues. » Pour se garder à l’endroit de ce sophisme, les Pères ont déclaré que le Christ n’était pas consubstantiel : le rapport du Fils au Père n’est point en effet ce que pensait l’homme de Samosate… L’homme de Samosate pensait que le Fils n’est pas antérieur à Marie, mais lui devait le commencement de son existence. On se réunit à ce sujet. On le déposa et on le déclara hérétique. Sur la divinité du Fils, on écrivit avec trop de simplicité et l’on n’arriva point à l’exactitude absolue pour le consubstantiel. On en parla suivant le sens qu’on en avait conçu. » De synod., 45, P. G., t. xxii, col. 772-773.

Lorsqu’on rapproche l’un de l’autre les textes de saint Hilaire et de saint Athanase, on ne peut manquer d’être frappé de leurs divergences. Selon saint Hilaire, Paul de Samosate aurait entendu le mot consubstantiel comme impliquant l’unité absolue d’ousie en Dieu et comme excluant par suite la trinité des personnes. Selon saint Athanase au contraire, il l’aurait interprété dans le sens d’une pluralité numérique, comme si l’on devait admettre l’existence de trois ousies en Dieu. L’explication de saint Hilaire a toutes chances d’être la vraie, d’autant plus que, seul, il a eu sous les yeux, au moment où il écrivait, la lettre des homéousiens, tandis que saint Athanase a parlé d’après ses propres conjectures. Paul de Samosate s’exprimait en monarchien décidé et lomoousios pour lui exprimait l’indistinction du Père et du Fils. Dirons-nous que le concile d’Antioche a eu tort de rejeter un terme que devait reprendre le concile de Nicée pour en faire la tessère de l’orthodoxie ? Non sans doute. Le Samosatéen abusait de ce mot dont la claire définition n’avait pas encore été donnée et qui était inhabituel en Orient. Il était nécessaire de le repousser momentanément, malgré la faveur dont il pouvait jouir dès cette date dans les Églises d’Occident.

II. LE MONARCHIANISME PATRIPASSIEN. —

Si mal connu que soit le détail de son histoire, il ne semble pas que l’erreur adoptianiste ait gravement troublé l’Église : en Occident, elle s’est perpétuée d’une manière obscure, à Rome, pendant une quarantaine d’années au début du ni » siècle. En Orient, elle a pris l’allure d’un feu de paille avec Paul de Samosate, dont les disciples n’ont jamais dû être bien nombreux ni bien influents. C’est que tous les fidèles savaient trop bien que Jésus était le véritable Fils de Dieu et devait être adoré comme tel. Au contraire l’erreur monarchienne eut de longues répercussions et les plus hautes personnalités n’hésitèrent pas à entrer en lice pour prendre part aux controverses souvent passionnées qu’elle provoqua.

La manifestation du monarchianisme. —

Les débuts de l’hérésie sont assez obscurs. S’il faut en croire saint Hippolyte, le premier à enseigner le monarchianisme aurait été Noët de Smyrne. À deux reprises, Noët fut appelé à comparaître devant le presbytérium de Smyrne ou devant les évêques des cités voisines réunis en concile. Il y affirma avec force l’unité divine et fut même, semble-t-il, amené à déclarer qu’il ne connaissait qu’un seul Dieu et nul autre en dehors de lui, qui est né, qui a souffert et qui est mort ; cf. Hippolyte, Contra Noet., 1, P. G., t. x, col. 804 ; Épiphane, Hæres., lvii, 1, P. G., t. xli, col. 996 AB ; B. Capelle, Le cas du pape Zéphyrin, dans Revue bénédictine, 1936, p. 323-326. Cette affirmation était manifestement hérétique : les juges de Noët répliquèrent qu’eux aussi ne connaissaient qu’un seul Dieu, mais qu’ils connaissaient également le Christ, le Fils qui a souffert et qui est mort. Au monarchianisme de Noët, ils opposèrent la foi traditionnelle au Père et au Fils, réellement distincts.

Malgré sa condamnation, Noët continua à enseigner sa doctrine (vers 200) et, sous le pape Zéphyrin, un de ses disciples, Épigone, arriva à Rome où il répandit les idées nouvelles. Il y fit des adeptes, en particulier Cléomène, qui devint le chef de la secte et le resta jusqu’au jour où son influence fut éclipsée par celle de Sabelllus. À ce moment, la communauté romaine parait avoir été gravement troublée : selon Tertullien, on n’entendait plus que gens qui s’agitaient au sujet de la monarchie. Adv. Prax., 3, P. L., t. ii, col. 157, 158.

Il est vrai que Tcrtullien fait intervenir, à Rome à la plan d’Épigone, un certain Praxéas qui aurait commencé par obtenir du pape la condamnation du montanisme et qui, ensuite, aurait passé en Afrique pour y prêcher le monarchianisme. On a parfois identifié Praxéas, « l’affairé », à Épigone ou à Cléomène ; il est plus simple de croire que, si saint Hippolyte ne le signale pas, c’est parce que son nom est resté peu connu à Rome et qu’il a dépensé en Afrique le meilleur de son activité.

L’enseignement des hérétiques nous est bien connu par des témoignages contemporains, ceux de Tertullien et de saint Hippolyte. Pour maintenir l’unité divine à laquelle ils tenaient plus qu’à tout le reste, ils affirmaient qu’il n’y avait aucune distinction entre le Père et le Fils. Dès lors, le Verbe n’est qu’un autre nom du Père, un ftatus vocis, vox et sonus oris, dit Tertullien, aer offensus, …ceterum nescio quid. Adv. Prax., 7, ibid., col 162. C’est donc le Père qui est descendu dans le sein de la Vierge Marie, qui est né et qui, en naissant, est devenu Fils, son propre Fils à lui-même ; c’est encore lui qui a souffert et qui est mort, qui est ressuscité ; présentant par suite des attributs contradictoires selon l’aspect sous lequel on le considère. Adv. Prax., 14-15, col. 170-174. Sous cette forme trop simple, la doctrine monarchienne était évidemment en contradiction avec tout ce que croyaient les fidèles, avec tout ce qu’avait enseigné l’Église. Il fallait expliquer à tout prix comment le Père et le Fils se distinguaient l’un de l’autre. On y parvint par une subtilité : les monarchiens déclarèrent qu’en Jésus-Christ, le Fils c’est la chair, l’homme, Jésus, tandis que le Père c’est l’élément divin uni à la chair, le Christ. Adv. Prax., 29, col. 194. Cf. J. Tixeront, La théologie anténicéenne, p. 354-355.

En face de ces doctrines, quelle position adopta l’autorité ecclésiastique ? S’il fallait en croire certains documents, la hiérarchie aurait commencé par se montrer favorable au monarchianisme. Tertullien laisse entendre que le pape Victor a fait à Praxéas un accueil bienveillant, et le pseudo-Tertullien affirme très nettement qu’il s’est même efforcé de fortifier l’hérésie. À vrai dire les expressions de Adversus Praxean sont trop vagues pour qu’on puisse s’appuyer sur elles et, dans le catalogue du pseudo-Tertullien, le nom de Victorinus paraît être une altération pour celui de Zephyrinus. On peut donc mettre la mémoire de Victor hors de cause en cette affaire.

Par contre, lorsqu’il s’agit de Zéphyrin et de Calliste, nous nous trouvons en présence d’accusations nettement formulées par saint Hippolyte qui était le contemporain de ces deux papes et qui avait pris une part active à la controverse. Selon Hippolyte, Philosoph., ix, 11, P. G., t. xvi c, col. 3378, Zéphyrin, après avoir permis aux fidèles de suivre les leçons des novateurs, aurait déclaré lui-même : « .le ne connais qu’un seul Dieu, Jésus-Christ, et en dehors de lui aucun autre qui est né, qui a souffert, qui est mort. » Il est vrai qu’il aurait ajouté à cela : « Ce n’est pas le Père qui est mort, c’est le Fils. » Les deux formules semblent contradictoires, et la seconde, à première vue, est assurément plus orthodoxe que la première. Mais il faut remarquer que la première formule est identiquement celle de Noët. Dans ces conditions, on ne peut admettre que Zéphyrin ait repris les expressions que les presbytres de Smyrne avaient déclarées insuffisantes. Sans doute, le pape s’est-il prononcé contre les théories du Logos qui lui paraissaient insister outre mesure sur la distinction entre le Père et le Fils, et c’est en ce sens qu’il a affirmé sa foi à l’unité divine ; mais il a distingué très nettement entre le le Père et le Fils. Hippolyte, partisan déclaré des spéculations sur le Verbe, lui a attribué, pour faire bref, une formule qui écartait ces spéculations.

Quant à Calliste, après avoir condamné Sabellius, il serait l’auteur d’une profession de foi que saint Hippolyte résume ainsi : « Le Verbe est le Fils même ; il est le Père même ; au nom près, il n’y a qu’un même Esprit indivisible. Le Père n’est pas une chose et le Fils une autre : ils sont une seule et même chose, l’Esprit divin qui remplit tout de haut en bas. L’Esprit, fait chair dans la Vierge, n’est pas autre que le Père, mais une seule et même chose. D’où cette parole de l’Écriture : « Ne croyez-vous pas que je suis dans le Père « et le Père en moi ? » L’élément visible, l’homme, voilà le Fils ; et l’Esprit qui réside dans le Fils, voilà le Père. Je ne parlerais pas de deux Dieux, le Père et le Fils, mais d’un seul. Car le Père qui s’est reposé dans le Fils, ayant assumé la chair, l’a divinisée en se l’unissant et l’a faite une avec soi, en sorte que les noms de Père et de Fils s’appliquent à un seul et même Dieu. La personnalité de Dieu ne peut se dédoubler ; conséquemment le Père a compati au Fils. » Philosoph., ix, 12, col. 3383.

Saint Hippolyte n’hésite pas à condamner cette formule. C’est qu’il l’interprète en fonction de ses propres idées. En réalité, saint Calliste affirme, comme il le doit, l’unité divine, et lorsqu’il emploie le mot d’Esprit, il le fait, selon un usage que nous avons déjà relevé en lui donnant le sens général d’élément divin. Il ne nie pas que le Fils et le Père sont des personnes différentes ; il dit qu’ils ne sont pas des réalités différentes (allo est un neutre) ; et de même il ne dit pas que c’est le Père qui s’est incarné, mais l’Esprit, c’est-à-dire l’élément divin, ce qui est exact. Sans doute, le travail théologique des siècles suivants aboutira à des formules plus précises. Celle de Calliste ne nous paraît pas soulever d’insurmontables difficultés. Cf. A. d’Alès, La théologie de saint Hippolyte, Paris, 1906, p. 11-15 ; voir pourtant ici l’art. Hippolyte, t. vi, col. 2507 au bas.

L’opposition des théologiens. Saint Hippolyte, Tertullien, Novatien. —

L’autorité ecclésiastique a pour mission de définir le dogme et de condamner les erreurs. Il ne lui appartient pas, du moins en vertu de ses fonctions, de faire progresser la théologie et de rechercher des explications susceptibles d’éclairer les mystères. Nous venons de voir que les papes, à la fin du IIe et au début du iiie siècle, étaient restes fidèles à leur tâche. Saint Victor avait condamné Théodote ; saint Calliste avait condamné Sabellius. Saint Zéphyrin et saint Calliste avaient d’autre part proclamé leur foi et celle de l’Église à l’unité de Dieu et à la divinité de Jésus-Christ qui est né et qui a souffert. Ils n’avaient rien à faire de plus.

Les théologiens entrèrent d’ailleurs en lice. Saint Hippolyte qui, à Rome, avait pu suivre toutes les étapes de la controverse, Tertullien, qui avait vu Praxéas à l’œuvre en Afrique, étaient admirablement placés pour reprendre l’énoncé du problème. Remarquons cependant qu’il faut tenir compte, dans l’appréciation de leurs témoignages, des coefficients personnels, spécialement importants ici. Saint Hippolyte est un adversaire des papes Zéphyrin et Calliste ; il réunit autour de lui un groupe important de fidèles ; et lorsque, à la mort de saint Zéphyrin, Calliste est élu pour lui succéder, il n’hésite pas à se poser en face de lui comme l’évêque légitime. De son côté, Tertullien est un violent, un emporté : au moment où il rédige l’Adversus Praxean, il est déjà séduit par l’hérésie montaniste dans laquelle il s’enfoncera de plus en plus. Si importants que soient les témoignages de ces deux hommes, ils ne sauraient être reçus comme l’expression de l’enseignement authentique de l’Église.

1. Saint Hippolyte. —

Hippolyte commence naturellement par affirmer le dogme fondamental du christianisme, l’unité de Dieu. Adv. Noet., 3, P. G., t. x, col. 808. Pourtant, cette unité essentielle comporte une économie mystérieuse, puisqu’elle se communique à trois personnes distinctes. Adv. Noet., 3-4, ibid.

Avant tous les temps, Dieu existait seul, mais tout en étant seul, il était multiple, monos on polus en, car il n’était pas sans parole ni sans sagesse. Ado. Noet., 10, col. 817. Dieu engendre d’abord, par sa pensée, le Verbe, non pas un Verbe qui serait une simple émission de voix, mais le Verbe qui est son raisonnement ou sa parole intérieure, et Hippolyte insiste sur le caractère de génération que possède l’acte divin : Theos loyon proton ennoeton apogenna, ou logon os phonen, all’endiatheton tou pantos logismon. Touton monon eks ouk onton engenna. To gar on autos o pater en, eks ou to tou gennethenai aition tois genomenos logos en Philosoph., x, 33, t. xvi c, col. 3447.

Au temps marqué par son libre choix, Dieu produisit son Verbe au dehors. Ainsi le Verbe apparut hors de Dieu, et il y eut ainsi un autre par rapport au Père ; non pas cependant de telle sorte qu’on ait le droit de dire deux dieux, car le Verbe est une lumière produite par une lumière ; il est comme une eau qui sort d’une source, comme un rayon qui s’échappe du soleil. Le Verbe est l’intelligence qui, apparaissant dans le monde, s’est montrée comme Fils de Dieu, Adv. Noet., 11. Ainsi, comme les apologistes antérieurs, saint Hippolyte met la génération du Verbe en rapport intime avec la création : le Verbe est montré, s’avance, pour créer ; en vertu de sa génération il a reçu et porte en lui les idées conçues par l’esprit du Père dont il exécute les desseins. Adv. Noet., 10, t. x, col. 817.

Saint Hippolyte va même plus loin que ses devanciers, car il rattache l’incarnation elle-même à la génération du Verbe. Le Verbe est Fils, puisqu’il est engendré, et on peut lui appliquer le titre de monogenos. Cependant, cette filiation ne devient complète que par l’incarnation qui y ajoute un nouveau titre et qui a été prévue dans les desseins éternels du Père. Si donc Dieu a appelé le Verbe son Fils, c’est par anticipation, en pensant qu’il le deviendrait un jour : Ton logon de uion prosegoreue dia to mellein auton genestai.. « Sans la chair, et considéré à part soi, le Verbe n’est pas Fils complet bien que, monogène, il fût Verbe complet. » Adv. Noet., 15, col. 824 C.

Le Saint-Esprit occupe une place très effacée dans l’enseignement d’Hippolyte et cela se comprend sans peine, puisqu’il n’y avait pas de controverses soulevées à son sujet. Il est cependant mentionné à plusieurs reprises, avec les deux autres personnes divines : t Le Père a tout soumis au Christ en dehors de soi-même et de l’Esprit-Saint ; et ceux-ci sont réellement trois. » Adv. Noet., 8, col. 816. « Nous contemplons le Verbe incarné ; nous pensons le Père par lui ; nous croyons au Fils ; nous adorons le Saint-Esprit. » Adv. Noet., 12, col. 820. Aussi peut-il conclure que le Père est glorifié par la Trinité. Adv. Noet., 14, col. 821 C. L’Esprit-Saint est-il une personne ? Hippolyte semble le nier, car il écrit : « Je ne dirai pas deux dieux, mais un seul, deux personnes (prosopa duo), et en économie comme troisième la grâce du Saint-Esprit : oiksonomia de triten ten karis tou agiou pneumatos » Adv. Noet., 14, col. 821 A. Il n’y a d’ailleurs pas lieu d’insister sur ce point. Pendant longtemps encore, la théologie du Saint-Esprit restera défaillante.

Disons seulement que, dans l’ensemble, saint Hippolyte suit la voie tracée par les apologistes. Peut-être même est-il en recul par rapport à saint Justin, car il semble insister plus que lui sur la subordination du Verbe par rapport au Père, et « à côté de textes qui affirment nettement l’unité de l’essence divine, il en est d’autres qui paraîtraient réduire l’économie divine à une union dynamique morale… Hippolyte ne venge le mystère contre les attaques modalistes qu’aux dépens de l’éternité des processions divines. Si le Verbe existe avant tous les temps, il ne prend possession de sa personnalité comme Fils de Dieu qu’au prix d’une double génération temporelle, l’une divine, l’autre humaine. » A. d’Alès, La théologie de saint Hippolyte, p. 30.

2. Tertullien. —

Beaucoup plus précis et plus complet, malgré de réelles lacunes, est l’exposé de Tertullien. L’Apologétique donne un résumé que l’on citait encore avec faveur au cours des controverses du IVe siècle : « Dieu a créé cet univers que nous voyons par sa parole et par sa raison et par sa puissance… Nous regardons la parole et la raison et aussi la puissance par lesquelles Dieu a tout créé comme une substance propre que nous appelons Esprit. Sa parole est dans cet esprit quand il commande, la raison le seconde quand il dispose, la puissance l’assiste quand il réalise. Nous disons que Dieu a proféré cet esprit et qu’en le proférant il l’a engendré et que, pour cette raison, il est appelé Fils de Dieu et Dieu, à cause de l’unité de la substance : car Dieu aussi est esprit. Quand un rayon est lancé hors du soleil, c’est une partie qui part du tout ; mais le soleil est dans le rayon, parce que c’est un rayon du soleil et que la substance n’est pas divisée, mais étendue, comme la lumière qui s’allume à la lumière. La matière source demeure entière et ne perd rien, même si elle communique sa nature par plusieurs canaux. Ainsi ce qui est sorti de Dieu est Dieu, Fils de Dieu, et les deux ne font qu’un. Ainsi l’esprit qui vient de l’esprit et Dieu qui vient de Dieu est autre par la mesure, il est second pour le rang non par l’état, et il est sorti de sa source sans s’en être détaché. » Apolog., xxi, 10-13, P. L., t. i, col. 398 ; trad. Waltzing.

L’Adversus Praxean est beaucoup plus développé, comme on peut s’y attendre, puisque ce traité est tout entier composé pour réfuter le monarchianisme. Nous nous contenterons d’en rapporter les thèses essentielles. Voir les art. Monarchianisme et Tertullien. Dans le principe, déclare Tertullien, Dieu était seul, en ce sens du moins que rien n’existait en dehors de lui, car il avait en lui sa raison. Cette raison les Grecs l’appellent Loyos ; les Latins lui donnent le nom de sermo, mais ce dernier nom doit être expliqué en ce sens que la parole n’est pas autre chose que la raison en exercice et qu’il ne faut pas y voir, avec les docteurs stoïciens, un souffle de voix ou de l’air battu. Dieu qui pense nécessairement possède aussi de toute éternité sa parole intérieure qu’il produit et constitue comme un second terme par rapport à lui. Adv. Prax., 5, P. L., t. ii, col. 160.

Lorsque Dieu voulut créer, il proféra cette parole intérieure, et par elle l’univers fut produit. Le Verbe, jusqu’alors caché en Dieu, en sortit ; il devint une voix et un son pour proclamer le Fiat lux ! Cette prolation constitue la naissance parfaite du Verbe qui est ainsi enfanté et devient Fils. Ado. Prax., 7, col. 16t. Le Fils est donc tout autre chose qu’une parole, qu’un son ; il est une personne distincte du Père. Quæcumque ergo substantia sermonis fuit illam dico personam, et illi nomen ftlii vindico, et dum filium agnosco, secundam a pâtre defendo. Adv. Prax., 7, col. 162.

Cependant la prolation du Verbe ad extra, sa génération en tant que Fils ne le séparent pas du Père. Il lui reste uni, comme le fleuve l’est à sa source et le rayon au soleil : Nec dubitaverim dicere filium et radicis fruticem et fontis fluvium et solis radium, quia omnis origo parens est et omne quod ex origine profertur progenies est, multo magis sermo Dei, qui etiam proprie nomen fllii accepit. Adv. Prax., 8, col. 163. Qu’on n’aille donc pas comparer la doctrine catholique avec la théorie valentinienne des éons que profère le Dieu suprême et qui se séparent de lui : le Fils demeure dans le Père. Le Père et lui ne sont qu’un. Ces textes de saint Jean, que cite Tertullien, sont trop clairs pour supporter une contradiction.

Tertullien se représente la manifestation du Verbe à l’occasion de la création comme un fait assez important pour avoir donné à Dieu la qualité de Père. Il écrit en effet : Quia et pater Deus est et fudex Deus est, non ideo lamen et pater et judex semper quia Deus semper. Nam nec pater potuit esse ante filium, nec judex ante delictum. Fuit autem tempus cum et delictum et filius non fuit, quod judicem alque palrem faceret. Adv. Hermogen., 3, t. ii, col. 200. On est un peu surpris de retrouver ici une formule qui semble annoncer celle d’Arius : il y eut un temps où il n’y avait pas de Fils. Certes, pour Tertullien, cela veut dire seulement qu’il y eut un temps où le Verbe ne s’était pas manifesté hors de. Dieu, ne pouvait pas être appelé le premier-né de la création, n’avait pas acquis le droit au titre de Fils de Dieu qui est attaché à sa manifestation extérieure. Cf. A. d’Alès, La théologie de Tertullien, p. 95. Mais cette formule reste insuffisante.

Ici encore, nous retrouvons une doctrine qui rappelle celle des apologistes. Ce n’est pas sur la question de la génération du Verbe que le rôle de Tertullien est important à relever. C’est beaucoup plutôt sur la question de la divinité du Saint-Esprit, laissée dans l’ombre par la plupart des docteurs antérieurs à saint Athanase. On pourrait dire qu’ici son adhésion à l’erreur montaniste l’a aidé à réfléchir. Le montanisme annonce le règne de l’Esprit : comment l’Esprit n’occuperait-il pas une place de choix dans la pensée de ses fidèles ? Le Saint-Esprit est donc Dieu, Adv. Prax., 13, col. 168 ; il est un même Dieu avec le Père et le Fils, ibid., 2, col. 157 ; il procède du Père par le Fils, ibid., 4, col. 159. Il vient de Dieu et du Fils : tertius enim est Spiritus a Dco et Filio, sicut tertius a radice fruclus ex frutice, et tertius a fonte rivus ex flumine, et tertius a sole apex ex radio. Ibid., 8, col. 164. Il est encore le vicaire du Fils, De prsescript., 13, col. 26. Tout cela est très remarquable.

Tout aussi remarquables sont les formules qu’emploie Tertullien pour parler de la Trinité ; et quelques-unes d’entre elles ne seront pas améliorées par la suite. Si Dieu est unique, il y a en lui une certaine économie, une dispensation, une communication de l’unité qui en fait découler une trinité : Ex uno omnia per substantif scilicet unitatem et nihilominus cusiodiatur oikonomise sacramentum, quæ unitatem in trinitatem disponit, très dirigens Palrem et Filium et Spiritum, très autem non statu, sed gradu, nec substantia sed forma, nec potestate sed specie, unius autem substantiæ et unius status et unius potestatis, quia unus Deus, ex quo et gradus isti et formée et species in nomine Patris et Filii et Spiritus sancti deputantur. Adv. Prax., 2, col. 157. Saint Irénée avait déjà employé le mot oikonomia, mais Tertullien en fait un usage particulièrement heureux.

Par l’économie se constituent des personnes : unamquamque personam in sua proprictate constituunt. Ibid., 11, col. 167 ; alium autem quomodo accipere debeas jam professus sum, personee non substantise nomine, ad distinctionem non ad divisionem. Ibid., 12, col. 168. Il semble bien que, pour Tertullien, la personne est bien plutôt la présentation concrète de l’individu que le support d’un titre légal : certes le mot persona est susceptible d’un sens juridique et il peut aussi désigner la personne morale ; mais ici il est employé dans un sens beaucoup moins technique ; il sert à mettre en relief ce qu’il y a de caractéristique dans chacune des personnes divines. Cf. G.-L. Prestige, God in patristic thought, p. 159.

Les trois personnes sont numériquement distinctes entre elles. Tertullien insiste sur cet aspect du mystère, afin de réfuter plus sûrement ses adversaires : duos quidem depnimus. Patrem et Filium ; etiam tres cum Spiritu sancto. smindum rntionem oikonomiæ quæ facit numerum. Adv. Prax., 13, col. 109. Biles ont chacune des propriétés qui ne permettent pas de les confondre l’une avec l’autre ; ce qui n’empêche pas qu’elles sont Dieu au même titre l’une, que l’autre, ayant même substance, même état, même pouvoir, même vertu : non quasi non et Pater deus et Filius deus et Spirilus sanctus deus et dominus unusquisque. Ibid., 13, col. 169. Les trois personnes ne sont d’ailleurs pas unus : unus enim singularis numeri signiflcatio videtur ; mais unum, ainsi que l’affirme Notre-Seigneur dans l’Évangile, en parlant de ses rapports avec le Père : at nunc, cum duo masculini generis unum dicit neutrali verbo, quod non pertinet ad singularitatem sed ad unitatem, ad similitudinem, ad conjunctionem, ad dilectionem Patris, qui Filium diligit, et ad obsequium Filii qui voluntati Patris obsequiiur, « unum sumus dicens ego et Pater », ostendit duos esse, quos sequat et jungit. Ibid., 23, col. 184. Et encore : Qui très unum sunt, non unus, quomodo dictum est : « ego et Pater unum sumus », ad substantiæ unitatem, non ad numeri singularitatem. Ibid., 25, col. 188.

Cette unité de substance, Tertullien ne la regarde pas comme simplement spécifique ou générique ; elle est numérique et absolue. Il insiste en effet sur le fait qu’il y a entre le Père et le Fils distinction et distribution de l’unité, non pas séparation et division, mais il déclare en même temps que les trois personnes ne possèdent qu’une seule substance, que le Fils n’est Dieu que de l’unité du Père.

Sans doute, toutes les formules qu’emploie Tertullien ne sont pas également heureuses : on a pu discuter ce qu’il dit de la subordination du Fils par rapport au Père ou encore les passages dans lesquels il représente la substance du Fils comme une portion de celle du Père : Pater emim tota substantia est, Filius vero derivalio totius et portio. Ibid., 9, col. 164. Ces expressions sont assurément malheureuses ; elles sont le fait d’un théologien qui essaye de scruter le mystère sans avoir encore à sa disposition un vocabulaire suffisamment éprouvé. Ce qu’il faut surtout retenir des tentatives faites par le grand Africain, c’est d’une part l’emploi des mots una substantia tres personse, qui resteront classiques dans la théologie latine et qui serviront désormais à exprimer l’unité divine et la trinité des personnes ; c’est encore et peut-être surtout le fait que Tertullien est sûr, en parlant de la sorte, d’exprimer la foi traditionnelle de l’Église. À l’adversaire qu’il combat, ce Praxéas qui n’est que d’hier, s’oppose la règle de foi : voir ci-dessus, col. 1608. Tertullien peut bien déclarer que sa foi a été encore éclairée par le Paraclet et manifester ainsi son attachement à l’erreur montaniste. La règle de foi qu’il transcrit est celle de toute l’Église et sa vérité est assurée par l’argument de prescription.

3. Novatien. —

Le De Trinitate de Novatien est plus récent que l'Adversus Praxean de Tertullien, mais nous ne saurions préciser à quelle occasion il a été écrit. L’auteur y prend à parti des hérétiques qui semblent bien être les partisans d’Artémon et l’on peut croire qu’il a rédigé son livre un peu avant 250. Il n’est pas possible d’en dire davantage. En tout cas son exposé se recommande par sa clarté et sa simplicité. Il nous suffira d’en rappeler les points essentiels. Pour le détail, voir l’art. Novatien, t. xi, col. 821-829.

La règle de la vérité exige que l’on croie d’abord en Dieu, Père et Seigneur tout-puissant, créateur de toutes choses. Il faut croire, en même temps qu’en Dieu le Père, au Fils de Dieu, Jésus-Christ, Notre-Seigneur, véritablement Dieu comme son Père. Il faut enfin croire au Saint-Esprit, jadis promis à l’Église et donné en son temps par le Christ qui l’appela tantôt Paraclet, tantôt Esprit de vérité. Telle est la doctrine commune et traditionnelle de l’Église. Texte dans P. L., t. iii, col. 885 sq.

Novatien n’insiste pas sur le Saint-Esprit, et nulle part, il ne lui donne le nom de Dieu ; il se contente de lui attribuer une éternité divine et une vertu céleste, De Trinit., 29, col. 943, et il le déclare illuminator rerum divinarum. Ibid., 16, col. 915. Cela suffit d’ailleurs pour que nous n’ayons aucun doute sur sa pensée. Au plus, faut-il relever qu’il le place entre le Fils de qui il reçoit et les créatures auxquelles il donne.

Toute l’attention de Novatien est concentrée sur les relations du Père et du Fils, et voici comment il les exprime au c. 31 du De Trinitate, qui résume tout l’ouvrage : « Dieu le Père est auteur et créateur de toutes choses, seul sans origine, invisible, immense, immortel, éternel, seul Dieu, incomparable en grandeur, en majesté, en puissance. De lui, quand il voulut, naquit le Verbe son Fils, qui seul connaît les secrets du Père. Bien que né du Père, il est toujours dans le Père avant tous les temps, sinon le Père ne serait pas toujours le Père. Néanmoins, le Père le précède en tant que Père ; et le Fils, procédant du Père, est moindre que lui. Donc, à la volonté du Père, il procéda du Père, substance divine, appelée Verbe, par qui toutes choses ont été faites. Il est donc avant toutes choses, mais après le Père, seconde personne après le Père qui a seul en propre la divinité : Deus utique procedens ex Deo, secundam personam efficiens post Patrem qua Filius, sed non eripiens illud Patri quod unus est Deus. « Fils unique et premier-né de celui qui, n’ayant pas d’origine, est seul principe et chef de toutes choses, il a manifesté le Père qui est le seul Dieu. Soumis au Père en toutes choses, bien que Dieu lui-même, il montre par son obéissance Dieu le Père de qui il procède : Dum se Patri in omnibus obtemperantem reddit, quamvis sit et Deus, unum tamen Deum Patrem de obedientia sua ostendit, ex quo et originem traxit. Il est Dieu, mais engendré pour être Dieu. Il est Seigneur, mais né du Père pour être Seigneur. Il est Ange, mais destiné par son Père à être l’Ange du grand conseil divin. Devant le Père, il est soumis comme Fils, devant tout le reste, il est Seigneur et Dieu. Il reçoit du Père, avant l’empire sur toutes choses, tous les droits et la substance même de la divinité, mais il les remet au Père. Ainsi apparaît-il que le Père est seul Dieu, parce que la divinité qu’il communique au Fils revient du Fils à lui. Médiateur entre Dieu et les hommes, le Christ Jésus, recevant du Père, comme Dieu, l’empire sur toute créature, se soumet avec toute créature à lui soumise à son Père, seul et vrai Dieu. Ita, mediator Dei et hominum Christus Jésus, omnis creaturæ subjectam sibi habens a Pâtre proprio potestatem, qua Deus est, cum tota creatura subdita sibi, concors Patri suo Deo inventus, unum et solum et verum Deum Patrem suum, manente in Mo quod eliam auditus est, breoiler approbavit. De Trinit., 30, col. 947, 948 ; cf. A. d’Alès, Novatien, p. 96-97.

On le voit, Novatien enseigne clairement la génération éternelle du Fils, et il déclare que toujours le Verbe s’est distingué du Père. Il ne reprend pas la distinction chère à saint Hippolyte entre le Verbe immanent et le Verbe proféré et n’indique pas que la création du monde a apporté une modification profonde dans la vie, dans l’état, dans la situation du Verbe : sans doute jusqu’alors il était dans le Père, et il devient alors avec le Père ; il procède du Père : quando Pater voluit, processif ex Pâtre ; cette procession est une génération ; mais elle n’affecte pas la nature du Verbe. Novatien ne dit-il pas cependant qu’à la fin du monde, lorsque le Fils sera parvenu au terme de sa mission, il sera résorbé dans la nature divine et cessera d’avoir une existence propre ? On a cru parfois découvrir cette doctrine dans les dernières lignes que nous avons citées. Mais cette interprétation est assurément inexacte. Le mouvement que décrit ici Novatien n’appartient pas au plan de l’histoire ; il se réalise dans la sphère de cette vie divine qui ne connaît pas plus de déclin que de commencement.

Ce qui nous frappe davantage, c’est l’affirmation maintes fois répétée par Novatien de la subordination du Verbe à Dieu le Père. « Si, écrit notre auteur, le Verbe n’était pas né, il serait inné et il y aurait deux innés, donc deux Dieux. S’il n’était pas engendré, il y aurait deux inengendrés, donc deux Dieux. S’il était sans origine et sans principe, il y aurait deux principes, donc deux Dieux. S’il n’était pas Fils, il serait Père et il y aurait deux Pères, donc deux Dieux. S’il était invisible, il y aurait deux invisibles… De même s’il était incompréhensible, il y aurait deux incompréhensibles. » De Trinit., 31, col. 950. Novatien est amené à multiplier les affirmations par crainte du dithéisme, et il a assurément raison de mettre en opposition la paternité du Père et la filiation du Fils ; nous retrouverons plus loin la même affirmation de cette opposition. Seulement ne laisse-t-il pas croire que les deux personnes divines ainsi opposées sont inégales et que le Fils est réellement inférieur au Père ? Il est remarquable qu’au Ve siècle, Arnobe le Jeune, dans le Conflictus Arnobii catholici et Serapionis, i, 1, P. L., t. lui, col. 257-258, voulant exposer la doctrine arienne, n’a rien trouvé de mieux que d’emprunter les formules de Novatien, comme si celles-ci exprimaient les erreurs mêmes d’Arius. Sans doute, Arnobe se trompe-t-il en agissant de la sorte, car Novatien a toujours eu soin d’affirmer la divinité du Fils et de l’élever au-dessus de toutes les créatures. Il reste pourtant que les formules du prêtre romain laissent encore à désirer et que même, lorsqu’il s’agit d’exprimer les relations des personnes divines, elles n’ont pas la plénitude de celles de Tertullien.


V. Les Alexandrins.

Tandis que les théologiens occidentaux, au cours de la première moitié du ni » siècle, étaient surtout préoccupés de définir la doctrine trinitaire contre les hérésies monarchiennes, les maîtres de l’école d’Alexandrie s’efforçaient de leur côté de réfléchir sur le mystère divin et ils le faisaient, peut-on dire, dans un esprit plus dégagé de tout souci de controverse. De là l’importance de leur témoignage.

L’apparition, tout à la fin du iie siècle, d’un enseignement proprement catholique à Alexandrie est un fait de grande importance dans l’histoire des dogmes et il est permis de le souligner ici. Jusqu’alors en effet l’Egypte n’est entrée dans la vie générale du christianisme que par l’intermédiaire des maîtres gnostiques qu’elle a formés : Valentin, Basilidc, Héracléon ont joué un grand rôle au cours du IIe siècle et leurs noms reparaissent souvent dans les livres des docteurs chrétiens. Il est au moins très vraisemblable que le catholicisme ne s’est pas laissé devancer par l’hérésie dans la vallée du Nil ; cependant la liste des évêques alexandrins, conservée par Eusèbe, ne suffit pas à nous renseigner sur leur activité, et il faut arriver au temps de Pantène et de Clément pour voir briller d’un vif éclat la doctrine de la grande Église.

I. Clément.

Pantène n’est guère qu’un nom pour nous, et il ne faut pas nous attendre à trouver dans les œuvres de Clément des renseignements très précis sur la Trinité. Photius accuse sans doute le vieux maître d’avoir commis ici toutes sortes d’erreurs. II aurait admis dans les Hypotyposes, paraît-il, deux Verbes du Père, dont le moindre aurait apparu aux hommes ; et Photius cite même ses paroles : « Le Fils est appelé Verbe, du même nom que le Logos du Père, mais ce n’est pas celui-ci qui s’est incarné. Ce n’est pas le Logos du Père, mais une vertu de Dieu, une émanation du Verbe loi-mime, devenu esprit, qui a habité dans les cœurs des hommes. » Clément aurait encore enseigné que le Fils est une créature. Biblioth., cod. 109, P.G., t. ciii, col. 384. Ce dernier grief petit être exact. Le premier ne semble pas mérité et l’on a des raisons de croire que Photius s’est mépris sur la pensée de Clément ; celui-ci a seulement distingué, comme beaucoup de ses prédécesseurs, entre la raison divine immanente, attribut du Père et le Verbe proféré qui est le Fils.

En toute hypothèse, Clément est surtout un moraliste. Le dogme paraît l’intéresser assez peu par lui-même. Nous ne savons pas ce qu’aurait contenu le dernier ouvrage de la trilogie qu’il avait conçue, s’il avait eu le temps de le rédiger, et nous connaissons trop mal les Hypotyposes pour en porter une appréciation exacte, mais nous savons que le Protreptique, le Pédagogue et les Stromates donnent la première place à la vie pratique et aux devoirs du chrétien. Ce n’est guère qu’en passant, par accident en quelque sorte, que la doctrine est effleurée.

Il faut cependant noter que Clément admet l’existence d’un Dieu unique, absolument transcendant, à tel point qu’il se trouve au-dessus de l’un et de la monade. Ce Dieu unique semble à première vue celui des philosophes platoniciens : il n’en est rien. Clément ne se contente pas de parler de la bonté de Dieu qui veille sur les hommes et qui veut leur salut. Il connaît et adore la Trinité : « O mystérieuse merveille ; un est le Père de l’univers ; est un aussi le Verbe de l’univers ; un est encore l’Esprit-Saint et partout le même. Une est la mère Vierge, qu’il m’est doux d’appeler l’Église. » Pædag., I, vi, 42. « De nuit, de jour, en vue du jour parfait, chantons un cantique d’actions de grâces au seul Père et au Fils, au Fils et au Père, au Fils pédagogue et maître, avec le Saint-Esprit. » Pædag., III, xii, 101. « Nous ignorons le trésor que nous portons dans des vases d’argile, trésor qui nous a été confié par la vertu de Dieu le Père, par le sang du Dieu Fils, par la rosée du Saint-Esprit. » Quis dives, 34. « Toute parole se tient que confirment deux ou trois témoins, le Père, le Fils et le Saint-Esprit : ce sont là les témoins et les aides qui nous obligent à conserver les dites épîtres. » Eclog. proph., 13. L’intérêt de ces textes rapides vient précisément de ce qu’ils sont jetés en passant. Clément ne se propose pas de démontrer sa croyance ; il se contente de l’affirmer ; et sur le dogme fondamental de la Trinité il se sent en plein accord avec l’Église.

Les détails qu’il donne ailleurs doivent aussi être relevés. Clément affirme d’abord la génération éternelle du Verbe : en expliquant le début de la première épître de saint Jean, il rapporte à ce sujet le témoignage d’un presbytre : Quod ergo dicit : ab initio, hoc modo presbytes exponebat, quod principium generationis separatum ab opificis principio non est. Cum enirn dicit : quod erat a principio, generationeni tangit sine principio Filii cum Pâtre simul exstantis. Erat ergo Verbum œternitatis significalivum et non habentis initium, sicut etiam Verbum ipsum, hoc est Filius, quod secundum œqualilatem substantiæ unum cum Patre consistit, sempiternum est et infectum. Ce texte est doublement intéressant, d’abord parce qu’il reproduit une exégèse traditionnelle, puis parce qu’il met dans un relief très accentué l’éternité du Verbe. Adumbral. in i. Epist. Joan. ; édit. Stählin, du Corpus de Berlin, Œuvres de Clément, t. iii, p. 210. Ailleurs, Clément revient sur la même idée : la génération du Verbe n’a pas seulement précédé la création : elle est sans commencement, anarkos car le Père n’est Père qu’à la condition d’avoir un Fils, Stromat., VII, li ; V, i, ibid., t. iii, p. 5 sq. ; t. ii, p. 326.

Ainsi né éternellement du Père, le Verbe est semblable au Père, véritablement Dieu comme lui. « Très parfaite et très sainte et très seigneuriale et très dominatrice et très royale et très bienfaisante est la nature du Fils… Le Fils de Dieu n’est pris divisé, il n’est pas partagé ; il ne s’avance pas d’un lieu à un autre ; il 1639 TRINITÉ. ORIGÈNE 1640

est toujours partout, il n’est contenu nulle part ; il est tout intelligence, tout lumière paternelle, tout œil ; il voit tout, il entend tout ; il sait tout, il gouverne tout. » Stromat., VII, ii, 5, ibid., t. iii, p. 5-6.

Les attributs du Fils sont les mêmes que ceux du Père : le Père est dans le Fils et réciproquement. On leur adresse à tous deux des prières ; ils ne sont qu’un seul et même Dieu, Psedag., I, viii ; III, xii ; Stromat., V, vi. Clément emploie, pour exprimer cette unité, des formules telles qu’on a pu lui reprocher d’être modaliste. Par contre, il parle ailleurs des relations entre le Père et le Fils de façon à laisser croire qu’il y a une réelle subordination du Fils par rapport au Père : c’est ainsi qu’il reprend, pour les appliquer au Fils de Dieu, les appellations de puissance royale et bienfaisante dont Philon s’était servi à propos du Verbe ; qu’il déclare que la nature du Fils est la plus proche de celui qui est seul tout-puissant. Stromat., VII, ii, 5 ; que le Fils peut être démontré et connu, tandis que le Père n’est ni connaissable ni démontrable. Stromat., IV, xxv. Nous avons déjà rappelé, col. 1637, que Photius, cod. 109, accuse Clément d’avoir dit que le Fils est une créature, et certaines expressions, dans les Stromates, V, xiv ; VI, vii, ou dans les Adumbrationes in i. Johan., édit. Stählin, t. iii, p. 211, sont difficiles à interpréter correctement. Que veut dire Clément, lorsqu’il écrit : Sicut enim apud Patrem consolator est pro nobis Dominus, sic etiam consolator est, quem post assumptionem suam dignatus est mittere. Use namque primitivæ virtutes ac primo creatæ, immobiles, existentes secundum substantiam, cum subjectis angelis et archangelis, cum quibus vocantur œquivoce, diversas operation.es efficiunt. L’Esprit-Saint et le Fils sont ici désignés du nom de "protoctistes", qui apparaît souvent dans les derniers Stromates et s’applique à certains anges de l’ordre supérieur ; bien plus, ils sont comparés aux anges, et l’on s’étonne d’une pareille formule.

Il serait pourtant injuste d’insister. Clément ne se recommande nulle part par sa logique, et nous savons qu’il n’a pas prétendu donner un système achevé de théologie. Autant son témoignage est important à recevoir lorsqu’il traduit la foi de l’Église, autant il mérite l’indulgence lorsqu’il exprime les idées personnelles et souvent imprécises du vieux maître.

II. Origène.
Tout différent de Clément est Origène. Celui-ci est véritablement un métaphysicien. Si importants que soient à ses yeux les problèmes moraux, ils sont dépassés de beaucoup par les questions métaphysiques. Le De principiis est le premier essai catholique d’une systématisation du dogme, et une telle tentative suppose de la part de son auteur une envergure d’esprit peu commune.

Il faut ajouter, et ceci est capital, qu’Origène est profondément attaché à l’Église catholique : le catholicisme, pour lui, n’est pas quelque chose d’extérieur, une sorte de vêtement dont il pourrait se débarrasser à l’occasion, tout en restant lui-même. Il fait partie intégrante de sa vie. Dès sa jeunesse, Origène a rêvé de mourir martyr afin de prouver son amour pour l’Église ; jusqu’à son dernier jour, il poursuit ce rêve, et la persécution de Dèce le trouve prêt à endurer les supplices : est-ce sa faute s’il ne meurt pas au cours de la rude épreuve qui lui est infligée ? Sa foi est toujours prête à commander à sa raison. Comme philosophe, il lui arrive de proposer des hypothèses plus ou moins étranges, mais il se garde d’affirmer s’il se rend compte du désaccord de l’une ou de l’autre de ces hypothèses avec sa croyance.

Enfin, Origène est un bibliste, ce qui veut dire que, nourri dans l’étude et dans l’explication des Livres Saints, il conduit son esprit selon les voies où le mènent les commentaires de l’Écriture. D’autres se libéreraient du texte sacré ; lui tient à le suivre dans ses moindres détails. De là, dans les formules de l’exégète, certains flottements ou certaines imprécisions qu’il aurait été possible d’éviter en suivant des routes plus personnelles.

1° Part de la Tradition.
La première constatation qui s’impose, lorsqu’on essaie de résumer les idées d’Origène sur la Trinité, c’est la place éminente que tiennent les affirmations traditionnelles. Le De principiis débute par un exposé de la foi ecclésiastique : « Les points clairement enseignés dans la prédication apostolique sont les suivants. Premièrement, il n’y a qu’un seul Dieu, créateur et ordonnateur de toutes choses, qui a tiré l’univers du néant… En second lieu, Jésus-Christ, le même qui est venu en ce monde, est né du Père avant toute créature. Après avoir été le ministre du Père dans la création des choses, — car tout a été fait par lui — il s’est anéanti à la fin des temps en s’incarnant, tout Dieu qu’il était, et i ! s’est fait homme, tout en restant Dieu… Ensuite, la tradition apostolique associe au Père et au Fils, en honneur et en dignité, le Saint-Esprit lui-même. Est-il engendré ou non ? doit-il ou non être considéré comme Fils de Dieu ? cela n’apparaît pas clairement ; c’est une question à résoudre par l’étude attentive de la sainte Écriture et par l’effort du raisonnement théologique. Ce que l’Église enseigne sans l’ombre d’un doute, c’est que ce même Esprit est l’inspirateur de tous les hagiographes, prophètes et apôtres, avant comme après la venue du Christ. » De princ, I, præf.

Tout cela est très clair. La prédication apostolique enseigne à n’en pas douter le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Origène partira de cet enseignement pour construire sa théologie. Avant tout, il n’y a qu’un seul Dieu qui n’est ni un corps, ni dans un corps ; nature intellectuelle sans mélange d’aucune sorte, il ne reçoit ni le plus ni le moins. Monade absolue ou plutôt hénade, il est l’intelligence, source commune de toutes les intelligences. De princ, I, i, 6. Les créatures le reflètent sans en donner une idée adéquate, pas plus que les rayons du soleil, réfléchis dans un miroir, ne nous font connaître exactement le soleil : Dieu est incompréhensible. 'Ibid., 5, édit. Kœtschau, du Corpus de Berlin, Œuvres d’Origène, t. v, p. 20. L’unité divine n’empêche d’ailleurs pas la trinité des personnes : « Nous croyons qu’il y a trois hypostases : le Père, le Fils et le Saint-Esprit. » In Joan., II, x, 75, édit. Preuschen du Corpus de Berlin, Œuvres d’Origène, t. iv, p. 65. Le terme hypostase qu’emploie ici Origène doit être souligné ; nous le retrouverons plus loin.

Dieu possède, en tant que tel, trois qualités qui le distinguent des créatures ; il est en effet immatériel, omniscient, substantiellement saint. Immatériel : sans doute, Origène affirme l’existence de créatures spirituelles, mais il se demande si elles peuvent subsister sans aucune enveloppe corporelle, si ténue soit-elle et, bien qu’il ne donne pas à ce sujet de réponse décisive, sa pensée est claire : tout esprit créé a besoin d’un support matériel. Dieu au contraire n’est ni un corps, ni dans un corps : Substantia Trinitatis… neque corpus neque in corpore esse credenda est, sed ex toto incorporea. De princ, IV, xxvii ; I, vi, 4 ; II, ii, 2, Kœtschau, p. 347, 85, 112.

De plus Dieu connaît tout et chacune des personnes divines possède la science parfaite. Cela est évident pour le Père qui est le principe et la source de toute connaissance et de toute vérité. Cela n’est pas moins certain pour le Fils qui est la vérité et à qui rien ne peut échapper. In Joan., I, xxvii ; Contra Cels., VI, 17. Pourtant il est vrai que le Fils ne connaît pas le Père aussi bien qu’il en est connu et que la gloire qu’il reçoit de lui est plus grande que celle qu’il lui rend. De princ, IV, xxxv, Kœtschau, p. 359-360 ; In Joan., 1641 TRINITÉ. ORIGÈNE 1642

XXXII, xviii. Quant au Saint-Esprit, « il scrute toutes choses, même les profondeurs les plus secrètes de Dieu. D les révèle à qui il lui plaît, selon le mot de l’Écriture. Accorder que le Saint-Esprit connaît le Père par la révélation du Fils, c’est admettre qu’il passe de l’ignorance à la science, conséquence aussi impie qu’absurde. » De princip., I, iii, 4, p. 54. Qu’on n’imagine d’ailleurs pas qu’avant d’être le Saint-Esprit il a pu ignorer le Père et qu’il est devenu le Saint-Esprit par l’acquisition de cette connaissance : si l’Esprit-Saint n’avait pas toujours été tel, il n’aurait jamais été admis dans la Trinité indivisible, ni associé au Père immuable et au Fils éternel.

Enfin, seules les personnes divines sont immuables dans le bien, tandis que les créatures peuvent sans cesse progresser ou déchoir : Immaculatum esse præter Patrem et Filium et Spiritum sanction nulli substantialiter inest, sed sanctitas in omni creatura accidens res est. Quod autem accidit et decidere potest. De princ., I, v, 5, p. 77 ; cf. In Num., hom. xi, 8.

Entrons maintenant dans le détail. La seconde personne de la Trinité Sainte est le Verbe éternellement engendré par le Père et distinct de lui. S’il est une hérésie qu’on ne peut pas reprocher à Origène, c’est assurément le modalisme, car le maître alexandrin ne cesse pas de proclamer la distinction réelle du Père et du Fils. « Il y a, dit-il, des gens qui regardent le Père et le Fils comme n’étant pas numériquement aritmo distincts, mais comme étant un où ou monon ousia alla kai upokeimeno et comme différents seulement kata tinas epinoias ou kat’upostasis. In Joan., X, xxi. Origène enseigne au contraire que eteros kat’upokeimenon estin o Dios tou Patros, qu’il y a duo upostaseis, duo en te upostasei pragmata. De orat., 15 ; Cont. Cels., VIII, 12.

Le Fils, distinct du Père, n’est pas créé. Il est engendré de toute éternité : Non enim dicimus, sicut hæretici putant, partent aliquam substanliæ Dei in Filium versam aut ex nullis substantibus Filium procreatum a Patre, id est extra substantiam suam, ut fuerit aliquando quando non fuerit, sed absciso omni sensu corporeo ex inuisibili et incorporeo Deo Verbum et Sapientiam genitam dicimus absque ulla corporali passione, velul si voluntas procedat a mente. De princ, IV, xxviii, p. 349. Ainsi, l’on ne peut pas dire qu’il y eut un temps où le Verbe n’était pas : telle sera plus tard la doctrine d’Arius. Origène la réfute par avance en déclarant que Dieu n’a jamais été sans Verbe, que le Verbe n’a pas été créé, qu’il est toujours Fils de Dieu.

Engendré de toute éternité par Dieu, le Verbe est Dieu selon la substance, Selecta in psalm., hom. xiii. Origène a-t-il expressément enseigné qu’il lui est consubstantiel, omoousios ? La chose est possible, bien que non certaine. Cf. In epist. ad Hæbr., cité par Pamphile, Apol. pro Orig., P. G., t. xvii, col. 580581 ; Rufln, De adulter. libror. Orig., P. G., t. xvii, col. 619. Nous aurions besoin, pour plus d’assurance, de textes grecs qui nous font défaut. L’essentiel est d’ailleurs l’affirmation maintes fois répétée de la divinité absolue du Verbe.

Tout aussi assurée est la divinité du Saint-Esprit, bien que, nous l’avons vii, Origène se demande si le Saint-Esprit est natus an innatus, ou, suivant la traduction de saint Jérôme, factus an infectus. À cette double traduction correspondent les termes gennetose agennetos ou bien genetose agenetos. Malgré la différence de l'étymologie et du sens, ces termes étalent souvent pris l’un pour l’autre dans les manuscrits, si bien que la leçon originale reste douteuse. Cependant, il est probable que Rufin a mieux compris la pensée d’Origène, car la question ici soulevée est de savoir si l’on peut donner au Saint-Esprit le nom de Fils. L’Écriture oblige à répondre négativement à cette question. Bien plus, puisque nous lisons dans l’Évangile de saint Jean que tout a été produit par le moyen du Verbe (dia), il faut conclure que le Saint-Esprit ne fait pas exception à la règle : « Quiconque admet que le Saint-Esprit est produit, en présence de ces mots : « Tout a été produit par le Verbe », devra nécessairement conclure que le Saint-Esprit a été, lui aussi, produit par le Verbe, lequel est donc antérieur. Si l’on nie au contraire que le Saint-Esprit ait été produit par le Verbe, il faudra l’appeler improduit pour sauvegarder la vérité de l’Évangile… Pour nous, qui confessons trois hypostases, le Père, le Fils et le Saint-Esprit et qui croyons que rien n’est improduit en dehors du Père, nous disons, conformément à la piété et à la vérité, que, tout ayant été produit par le Verbe, le Saint-Esprit est le plus digne et le premier en rang de tous les êtres produits par le Père (epi) par le moyen du Christ. Et peut-être est-ce la raison pour laquelle il ne s’appelle pas Fils de Dieu, le Monogène étant originairement seul Fils par nature et le Saint-Esprit en ayant besoin, ce semble, comme de celui qui lui communique l’hypostase, et non seulement l’être mais la sagesse, l’intelligence, la justice, enfin tous les attributs qu’il doit posséder pour participer à la nature du Christ. » In Joan., I, x, 73, éd. Preuschen, p. 65.

Ce texte est des plus importants, car il nous renseigne non seulement sur la dignité du Saint-Esprit et sur son mode de procession, mais sur sa place dans la Trinité. Rien n’est plus correct assurément que de distinguer le Saint-Esprit du Fils. Il n’y a qu’un Verbe, qu’un Monogène. Le nom de Fils ne convient donc pas à l’Esprit-Saint. D’autre part, si le Fils se trouve au point de départ de toutes choses, l’Esprit-Saint procède de lui, et il ne vient du Père que d’une manière indirecte.

Est-ce à dire que le Saint-Esprit est subordonné au Fils et que le Fils lui-même est subordonné au Père ? Il semble difficile d’échapper à cette conclusion. Origène explique longuement par exemple que saint Jean emploie l’article devant le mot Teos pour parler du Père et qu’il ne l’emploie pas lorsqu’il est question du Fils : « Saint Jean met ou omet l’article défini devant les mots Dieu et Verbe avec une précision admirable et non pas en homme étranger aux finesses de la langue grecque. Il le met, lorsque Dieu désigne le principe inengendré de toutes choses ; il l’omet lorsqu’il s’agit du Verbe. Et comme, dans ces passages. Dieu et le Dieu diffèrent, peut-être y a-t-il la même différence entre le Logos et Logos. Le Dieu souverain est le Dieu, et non simplement Dieu ; ainsi la source commune des raisons individuelles est le Logos, car les raisons individuelles n’ont qu’un droit emprunté à cette appellation. C’est de la sorte qu’on peut résoudre la difficulté dont plusieurs se sont émus. Sous prétexte de piété et par crainte de paraître admettre deux dieux, on se jette dans des opinions fausses et impies : ou bien on nie la distinction entre la personne du Fils et celle du Père, et l’on soutient que le Fils n’est Dieu que do nom ; ou bien on nie la divinité du Fils pour lui reconnaître une personnalité et un caractère individuels étrangers au Père. Il faut leur répondre « pie le Dieu par lui-même est le Dieu avec l’article ; c’est pourquoi le Sauveur adresse à son Père cette prière : « Afin qu’ils vous connaissent, vous le seul vrai Dieu. Tout ce qui n’est pas le Dieu par lui-même, étant Dieu par communication de la divinité, n’est pas le Dieu, mais plus exactement Dieu. » In Joan., II, ii, P. G., t. xiv, col. 108-109.

2° Part de la spéculation personnelle.
On saisit ici la difficulté qui se pose devant l’esprit d’Origène ; c’est celle que, nous avons déjà bien des fois rencontrée : comment concilier le monothéisme le plus strict avec la doctrine traditionnelle sur la Trinité. Origène croit pouvoir répondre que le Verbe, tout en étant de nature divine, n’est pas le Dieu absolu. Il est un « second Dieu » ; il possède une divinité participée, mais non pas la divinité première. À côté et au-dessous de celui qui seul est le Dieu (avec l’article qui indique la pleine et exclusive possession de la divinité), qui est

DICT. DE THBOL. CATHOL. T. — XV. — 52. aÙTOÔeôç, aÙToaXrjGeia, aù-roayaOéç, il y a place pour celui qui est un second Dieu et à qui conviennent seulement les qualificatifs de véritable et de bon. Est-ce à Philon qu’Origène doit cette théorie ? on l’a prétendu parfois, mais ce n’est pas très sûr. Pourquoi ne pas reconnaître qu’elle était en quelque sorte exigée par l’ensemble de son système et par sa méthode d’exégèse ?

Lorsque, par exemple Origène apprend par les Écritures que le Fils est l’image du Dieu invisible, ne sera-t-il pas amené à spéculer sur la nature de l’image qui reproduit son modèle, mais qui en diffère et qui lui est manifestement inférieure ? Saint Jérôme lui attribue cette formule : « Le Fils, image du Père invisible, comparé au Père n’est pas la vérité ; par rapport à nous, qui sommes incapables de recevoir la vérité du Père, il est comme l’image de la vérité. » Nous voudrions savoir si Jérôme traduit textuellement la phrase d’Origène ou s’il la commente, et nous pouvons hésiter d’autant plus que, petit à petit, on finit par attribuer au maître d’Alexandrie les paroles suivantes, qui sont certainement un faux : « Par rapport à nous, le Fils de Dieu est vérité ; par rapport au Père, il est mensonge. » En toute hypothèse, la doctrine de l’image devait amener Origène à déclarer que le Fils de Dieu n’était pas la vérité en elle-même, ce qui est la caractéristique exclusive du Père.

Ailleurs, Origène explique de la même façon que l’action des personnes divines est différente selon le rang qu’elles occupent : « Examinons pourquoi celui qui est régénéré dans le baptême a besoin pour être sauvé du concours de la Trinité tout entière et ne saurait devenir participant du Père et du Fils sans le Saint-Esprit. II nous faut pour cela décrire l’opération spéciale du Saint-Esprit comme aussi celle du Père et du Fils. Je pense que Dieu le Père, embrassant toutes choses, atteint chacun des êtres et que, comme il est l’Être, il leur donne à tous d’être. Inférieur au Père est le Fils, dont l’action s’étend aux seuls êtres raisonnables, car il vient au second rang après le Père. Inférieur encore est le Saint-Esprit dont l’action n’atteint que les saints. Ainsi, à ce point de vue, plus grande est la puissance du Père par rapport au Fils et au Saint-Esprit ; plus grande est celle du Fils, par rapport au Saint-Esprit. » De princ, I, iii, 5, P. G., t. xt.col. 150 ; Kœtschau, p. 54-56.

A un autre endroit, Origène se pose le problème de la prière. À qui, se demande-t-il, doivent s’adresser nos prières ? « Si nous entendons ce qu’est l’oraison, peut-être verrons-nous qu’il ne faut prier ainsi aucun être produit, et pas même le Christ, mais seulement le Dieu de l’univers et le Père, que notre Sauveur lui-même priait et qu’il nous enseigne à prier… En effet, si le Fils est distinct du Père par l’essence et le suppôt, il faut prier ou bien le Fils et non le Père, ou bien tous les deux, ou bien le Père seul. Prier le Fils et non le Père, tout le monde conviendra que ce serait faire une chose absurde et aller contre l’évidence. Si nous prions les deux, il faudra, dans nos prières, dire au pluriel : « Donnez, faites, accordez, sauvez, et ainsi de suite » : ce sont des formules choquantes et que nul ne pourrait trouver dans l’Écriture. Il reste donc qu’il ne faut prier que Dieu, le Père de l’univers, mais sans le séparer toutefois du grandprêtre qui a été établi avec serment par le Père, selon qu’il est écrit. » De orat., xv, 1.

La conclusion est claire : il ne faut pas prier le Christ, mais seulement le Père par le Fils qui a été établi comme médiateur.

On pourrait sans peine multiplier les citations : « Le Christ est la vie, mais celui qui est plus grand que le Christ est plus grand que la vie. » In Joan., XIII, iii, 19. « Autant Dieu, le Père de la vérité, est plus grand et plus haut que la vérité et, étant le Père de la sagesse, supérieur à la sagesse et au-dessus d’elle, autant i ! dépasse la lumière véritable. » Ibid., II, xxiii, 151. « Ne faut-il pas dire que le Monogène et le premier-né

de toute créature est l’essence des essences et l’idée des idées et le principe, et que son Père et Dieu est audelà de tout cela ? > Conl. Cels., VI, G4.

Dans l’Évangile, Jésus refuse pour lui la qualification de bon et déclare que Dieu seul est bon. Origène s’empare de cette déclaration pour mettre en relief la supériorité du Père sur le Fils : « Le Père est bon : le Sauveur est l’image de sa bonté. » In Joan., VI, lvii, 295. « Il est l’image de sa bonté et le reflet, non pas de Dieu, mais de la gloire de Dieu et de sa lumière éternelle, et la vapeur, non pas du Père mais de sa puissance, et l’épanchement pur de sa gloire toute-puissante et le miroir de son énergie. » Ibid., XIII, xxv, 151-153. « La volonté, qui est en lui, est l’image de la volonté première et la divinité, qui est en lui, est l’image de la divinité véritable ; et, étant l’image delà bonté du Père, il dit : « Pourquoi m’appelles-tu bon ? » Ibid., XIII, xxxvi, 234. « Il devait donc prier pour la résurrection de Lazare et le Père, le Dieu qui est le seul bon, prévint sa prière. » Ibid., XXVIII, vi, 42.

On voit, dans ces derniers textes, l’influence que l’Écriture a pu exercer sur l’esprit du maître alexandrin. N’est-ce pas en partie parce qu’il se trouve en présence d’une formule scripturaire à expliquer qu’Origène est amené à mettre en relief la subordination du Fils de Dieu ? Pourtant il y a autre chose et l’on ne saurait guère hésiter à voir dans cette idée un des principes philosophiques qui guident le plus fortement l’esprit d’Origène. La transcendance de Dieu est, pour lui, une vérité incontestable ; Dieu transcendant et unique a besoin, en quelque sorte, du Verbe pour entrer en rapport avec le monde. Sans doute le Verbe n’appartient pas à la catégorie du créé ; il est Dieu d’une certaine manière, ou tout au moins divin. Mais il n’est pas placé sur le même rang que le Père.

Certains passages rendent même un son plus inquiétant encore. Origène ne dit-il pas que le progrès de l’âme mystique ne doit pas s’arrêter au Christ mais atteindre le Père lui-même ? S’il en est ainsi, on ne voit plus quel serait le rôle du Sauveur, puisqu’il deviendrait possible de se passer de lui : « Vous pouvez vous demander s’il arrivera un temps où les anges verront par eux-mêmes ce qui est dans le Père et ne le regarderont plus à travers un intermédiaire et un serviteur : lorsque celui qui voit le Fils voit le Père qui l’a envoyé, on voit dans le Fils le Père ; mais quand on verra comme le Fils voit le Père et ce qui est dans le Père, on aura pour ainsi dire comme le Fils la vision immédiate du Père et de ce qui est dans le Père, sans avoir besoin de concevoir par l’image ce que l’image représente. Et je pense que cela c’est la fin, quand le Fils remettra la royauté à Dieu, au Père, quand Dieu sera tout en tous. » In Joan., XX, vii, 47. Il n’y a pourtant pas lieu d’épiloguer sur des passages de ce genre. Ici surtout, on se rend compte du rôle prépondérant joué par un texte scripturaire dont l’interprétation est difficile. Origène doit expliquer ce texte ; et, se trouvant embarrassé pour le faire, il propose un commentaire à titre d’hypothèse. Il donne l’impression d’être le premier à reconnaître la fragilité de son exégèse et d’attendre, de solliciter même une explication plus satisfaisante.

On a essayé parfois d’étendre la même indulgence à la plupart des textes subordinatiens d’Origène. « On n’appuiera pas sur eux, écrit par exemple J. Tixeront, un jugement trop sévère pour l’orthodoxie trinitaire d’Origène, si l’on remarque que plusieurs peuvent très bien s’expliquer, et sans beaucoup d’efforts, d’une façon acceptable ; que l’incorrection des autres vient plutôt de termes employés qu’elle ne tient à la pensée de l’auteur ; qu’il est juste enfin, dans le doute, de le faire bénéficier de ses déclarations fermes et précises, formulées ailleurs… Ajoutons qu’il s’est plaint luimême que certains de ses ouvrages eussent été falsifiés par les hérétiques, ou même eussent été publiés par des zélateurs indiscrets avant qu’il y eût mis la dernière main. Ce sont là des circonstances qui, si elles ne le justifient pas complètement, atténuent singulièrement la gravité des accusations portées contre lui. » La théologie anlénicéenne, p. 309.

On pourrait encore souligner ce fait que, de la plupart des traités d’Origène et du De principiis en particulier, nous n’avons plus que des traductions latines. Nous savons, par Rufin lui-même, que la version du De principiis a été plus ou moins fidèle et que le traducteur s’est préoccupé de la rendre ici et là conforme à l’orthodoxie nicéenne. La version de saint Jérôme est presque entièrement perdue : les fragments que nous en connaissons suffisent à montrer sa partialité en sens inverse : au lieu de chercher à excuser Origène, saint Jérôme s’était efforcé de le noircir, supprimant les atténuations, les formules dubitatives que le docteur alexandrin aimait à multiplier, etc. Ces circonstances rendent plus difficile l’interprétation exacte de la pensée d’Origène ; elles ne la rendent pas impossible. Lorsqu’il s’agit de la Trinité, il faut surtout mettre en relief l’attachement d’Origène à la règle de foi qui affirme l’existence d’un seul Dieu en trois hypostases ; il faut souligner son opposition au modalisme sous toutes ses formes et la fermeté de sa croyance à la divinité vraie du Fils et du Saint-Esprit qu’il place bien au-dessus de l’ordre des choses créées. Il faut pourtant ajouter qu’il n’évite pas l’écueil du subordinatianismc et que, en ce sens du moins, il paraît avoir été l’un des précurseurs de l’hérésie arienne.


III. L’AFFAIRE DES DEUX DENYS. —

Contre le même écueil vient encore donner un des plus illustres disciples d’Origène, Denys, qui devint évêque d’Alexandrie après la mort d’Héraclas, en 247.

Le sabellianismc, après sa condamnation parle pape Calliste, n’avait pas pu se développer en Occident : c’est sur un plan différent, nous l’avons vii, que se meut la doctrine d’Artémon et des hérétiques réfutés par Novaticn. En Orient au contraire, ses destinées furent plus longues. Nous savons qu’en 244, Origène fut appelé à intervenir à Bostra pour ramener à l’orthodoxie l’évêque de cette ville, Bérylle. Eusèbe, H. E., VI, xxxin. Quelle était au juste l’erreur de Bérylle ? il est difficile de le savoir. Eusèbe nous dit seulement que Bérylle osait enseigner que le Sauveur n’existait pas avant l’incarnation dans son être propre et qu’il n’avait pas eu une divinité à soi, mais seulement la divinité du Père renfermée en lui. Ces formules pourraient désigner aussi bien un adoptianiste qu’un monarchien et nous n’avons pas à rechercher ici d’inutiles précisions. Il semble d’ailleurs que l’affaire de Bostra n’ait pas dépassé les bornes d’un incident local, (/intervention d’Origène suffit à rétablir la paix et à ramener l’évoque à l’orthodoxie. Au plus faut-il retenir cette leçon que, jusque dans la province d’Arabie, les problèmes relatifs à la Trinité étaient ouvertement posés dans l’Église. Au lieu de rester matière de controverses privées entre les théologiens, ils sont désormais discutés au grand jour. N’est-ce pas comme un signe avant-coureur des luttes du ive siècle ?

1° Intervention de Denys d’Alexandrie dans la Pentapole. —

(/est dans la Pcntapole surtout qu’aux environs de 250, ces problèmes excitent, le plus d’intérêt. Bit-ce Sabellius lui-même qui est venu annoncer son etTeur dans ce pays ? ou quelques-uns de ses disciples en ont-ils été les prédicateurs ? En tout cas, le sabellianismc a gagné à lui beaucoup d’âmes, sous une forme assez différente d’ailleurs de celle qu’il av : iit revêtue à Rome aux débuts du siècle. Il enseigne i n effet que Dieu est une monade simple et Indivisible, à la fois l’ère et Fils, d’où le nom d’ul (JUS l’quel

on peut le désigner. En tant que créateur du monde, il prend le nom de Verbe. Le Verbe c’est donc Dieu créateur et se manifestant par la création ; il suit que Dieu demeure Verbe aussi longtemps que dure le monde créé.

Il faut ajouter que Dieu se fait connaître aux hommes sous trois aspects : dans l’Ancien Testament comme créateur : c’est le Père ; dans le Nouveau Testament comme rédempteur : c’est le Fils, et comme sanctificateur : c’est l’Esprit-Saint. Le Père, le Fils et l’Esprit ne sont d’ailleurs pas des personnes distinctes ; ce ne sont que des noms du même être : wç eîvoct êv [iia ÛTTooTàosi Tpeïç ôvofiaciaç. Remarquons encore que chacun des trois états de Dieu est transitoire : l’uEoTOiTwp cesse d’être Père lorsqu’il s’incarne et devient Fils ; il cesse d’être Fils dès qu’il apparaît comme Saint-Esprit : telle est du moins l’interprétation de saint Épiphane, Hæres., lxii, 3 ; est-ce vraiment la doctrine des premiers sabelliens, ou bien ceux-ci insistaient-ils sur le caractère impersonnel et purement nominal des différentes manifestations de la monade divine ? il est difficile de le préciser. La première interprétation s’accorde mieux avec ce que nous croyons savoir du double mouvement d’expansion, TtXaTi>(T( !.6( ;, et de retrait, (tucttoXt), que les sabelliens affirmaient se produire dans la monade ; encore ce dernier point est-il loin d’être clair. Somme toute, ce qui caractérise l’erreur sabellienne, c’est la prédication d’une divinité unique qui se manifeste de trois manières différentes, sous trois apparences successives, sans que l’on puisse parler ni de personnes distinctes, ni de primauté ou de subordination entre le Père, le Fils et l’Esprit-Saint, puisque ceux-ci ne diffèrent que parle nom.

L’enseignement des sabelliens dans la Pcntapole ne tarda pas à faire scandale et saint Denys qui, comme évêque d’Alexandrie, exerçait sur ce pays sa juridiction, se vit obligé d’intervenir. Il écrivit plusieurs lettres pour réfuter l’erreur, mais l’une d’elles, adressée à deux évêques, Ammonius et Euphranor, fut trouvée à son tour contraire à l’orthodoxie et déférée au jugement du siège romain (vers 259-260).

Denys y prenait naturellement le contre-pied du sabellianisme et insistait sur la distinction des personnes en Dieu. D’où les reproches qu’on lui adresse : d’avoir trop séparé et divisé le Fils d’avec le Père : Statpeï xal [iaxpùvei xal |xep[Çet tov Yîov àrcè toû ITaTpoç ; de nier l’éternelle paternité de Dieu et l’existence éternelle du Fils : oùx àel - ?jv ô 0eoç naTrjp* oùx àel ^v ô l’l6ç.., ^v îtote ôre oùx 9)v, où yàp àtSiéç èo-riv ; de ne pas dire que le Christ est consubstantiel à Dieu : wç où XéyovToç tôv Xpifsxôv ô ; jiooù(Tiov eTvoci tcô 0ecj> ; enfin de faire du Fils un simple fils adoptif, une créature étrangère au Père par sa nature et de se servir, pour exprimer leurs rapports, de comparaisons choquantes telles que : le Père est le vigneron, le Fils est la vigne ; le Père est le charpentier, le Fils est la barque qu’il a construite : izolrnia. xal yevv ; TÔv eTvai tov Yl6v toû (-leoiï, iavjte 8è (pùoei ïSiov, àXXà ^évov xar’oùatav aÙTOv sTvai toO ITarpoç, &(TTcep èriTÎv ô yewpyôç rcpoç t6v ^[atêXov xal ô vau7T7)y6ç Ttpoç to erxàcpoç, xal yàp wç Trotta tfiv oùx ^v rplv yévr-ai. Cf..1. Tixeront. La théologie anlénicéenne, p. 485-486.

Nous connaissons tons ces griefs par le De senlrnlia Dionysii de saint Athanase qui a dû venger son prédéur des accusations des ariens, avides de se couvrir de "n autorité. Ils sont assurément graves, et tout l’arianisme est contenu, plus qu’en germe dans les formules de l’évêquc d’Alexandrie. On pent se d. mander où celui-ci a emprunté ses théories : non voyons bien qu’elles sont dans la ligne de la pensée nifcte, mai.’Mes sont beaucoup plus audacieuses, puhqu’Orlgène ne semble pas avoir jamais enseigné

que le Fils de Dieu était une créature et qu’il y avait un temps où il n’existait pas. Il est probable que les exigences, vraies ou supposées, de la controverse ont entraîné saint Denys beaucoup plus loin qu’il ne l’aurait fallu. D’ailleurs, nous ne devons pas oublier que nous ne possédons plus le texte complet de la lettre à Ammonius et à Euphranor, mais seulement les passages les plus suspects, ceux qui ont été cités par des adversaires. Ce n’est pas dans ces conditions que nous sommes assurés de trouver ici la vraie pensée de l’évêque d’Alexandrie, du moins sa pensée entière.

2° Réplique du pape Denys. —

En tout cas, nous savons que la lettre de saint Denys fut dénoncée à Rome. Le pape, saint Denys, fut ému de sa lecture et aussitôt il envoya deux lettres à Alexandrie : l’une, privée, à l’adresse de l’évêque, lui demandait des explications ; l’autre, publique, formulait la véritable doctrine.

Saint Denys de Rome commençait par condamner le sabellianisme. Puis il ajoutait :

t Je dois m’adresser ensuite à ceux qui divisent, qui séparent, qui suppriment le dogme le plus vénérable de l’Église de Dieu, la monarchie, en trois puissances ou hypostases séparées et en trois divinités. Car j’ai appris que, parmi ceux qui, chez vous, sont catéchistes et maîtres de la doctrine divine, il y en a qui introduisent ces opinions, qui sont pour ainsi dire diamétralement opposées à la pensée de Sabellius. Son blasphème à lui, c’est de dire que le Fils est le Père et réciproquement ; mais eux prêchent en quelque façon trois dieux, divisant la sainte unité en trois hypostases étrangères entièrement séparées. Car il est nécessaire que le Verbe divin soit uni au Dieu de l’univers et il faut que l’Esprit-Saint ait en Dieu son séjour et son habitation. Et il faut de toute façon que la Sainte Trinité soit récapitulée et ramenée à un seul comme à son sommet, je veux dire le Dieu tout-puissant de l’univers, car couper et diviser la monarchie en trois principes, c’est l’enseignement de Marcion l’insensé ; c’est une doctrine diabolique, et non de ceux qui sont vraiment disciples du Christ et qui se complaisent dans les enseignements du Sauveur. Car ceux-là connaissent bien la Trinité prêchée par l’Écriture divine, mais ils savent que ni l’Ancien Testament ni le Nouveau ne prêchent trois dieux. »

Le pape expose ensuite le dogme de la génération éternelle du Fils ; puis il conclut : « Il ne faut donc pas partager en trois divinités l’admirable et divine unité, ni abaisser par ( l’idée de) production la dignité et la grandeur excellente du Seigneur, mais croire en Dieu le Père tout-puissant et au Christ Jésus son Fils et au Saint-Esprit ; et (croire que) le Verbe est uni au Dieu de l’univers. Car il a dit : « Moi et mon Père nous sommes une seule chose » et : « Je suis dans le Père et le Père « est en moi. » C’est ainsi qu’on assure la Trinité divine et en même temps la sainte prédication de la monarchie. » Cité par Athanase, De decretis Nicœnæ synodi, xxvi, P. G., t. xxv, col. 461-465.

Le document romain est des plus remarquables. Il faut, avant tout, en souligner l’allure ferme et décisive. Le pape ne discute pas ; il n’apporte pas d’autre argument que quelques textes de l’Écriture Sainte. Il affirme la doctrine traditionnelle, dont il a pleine conscience d’être le gardien autorisé. Il faut tenir cette doctrine si l’on ne veut pas être rangé au nombre des hérétiques, et il est inutile de tergiverser à ce sujet. Déjà nous avions pu remarquer, dans la formule du pape Calliste, un ton semblable d’autorité. Les décisions de Denys sont toutes marquées du même sceau.

D’autre part, saint Denys affirme avec une égale netteté la monarchie divine et la trinité. Ce sont là les deux termes semblablement assurés de la doctrine traditionnelle. L’Église a enseigné et enseigne qu’il n’y a qu’un seul Dieu, mais que le Père, le Verbe (ou le Fils) et le Saint-Esprit sont Dieu. Comment cela ? Évidemment ici réside le mystère et le pape ne cherche pas à le résoudre. Il réprouve le sabellianisme, et en cela il est fidèle à recueillir l’héritage de Calliste, mais il insiste comme de juste sur la condamnation du trithéisme et de tout ce qui lui ressemble, du subordinatianisme en particulier.

Telle est bien la tendance romaine, depuis que nous l’avons vue se manifester. Les simples fidèles, à Carthage et à Rome, au dire de Tertullien, se posaient comme les défenseurs de la monarchie. Saint Zéphyrin, saint Calliste, saint Denys leur donnent au fond raison ; et leurs déclarations appuient sur l’unité divine, plus, semble-t-il, que sur la trinité des personnes. C’est que les papes se défient des élucubrations des théologiens privés sur le Verbe et sur ses rapports avec le Père : on ne saurait oublier que ni saint Justin, ni Tertullien, ni saint Hippolyte, ni Novatien, ni Origène, n’appartiennent à la hiérarchie ; ils n’ont pas officiellement mission de sauvegarder et d’enseigner la doctrine traditionnelle ; ils ont plus de liberté pour poursuivre leurs recherches, mais ils courent aussi le risque de se tromper. Après Zéphyrin et Calliste, le pape Denys tient à sauvegarder l’unité de Dieu. Par suite, il n’accepte pas que l’on parle de trois hypostases dans la Trinité : ce mot lui paraît dangereux parce qu’il inclut une division, une séparation ; les hypostases ne sont-elles pas nécessairement étrangères l’une à l’autre et séparées l’une de l’autre ? Nous avons signalé qu’Origène n’avait pas redouté le terme litigieux. Aussi bien finira-t-il par être reçu dans l’usage courant, après explications et éclaircissements, mais il faudra de longues discussions avant qu’il en soit ainsi.

Dans la partie conservée de la lettre de saint Denys de Rome, il n’est pas fait mention de rô(i.ooumoç. Le pape n’employait-il pas ce mot ? ou bien saint Athanase a-t-il omis les lignes qui pouvaient lui être consacrées ? Nous ne le savons pas. La chose est pourtant d’importance ; car nous voudrions être fixés autant sur le sens précis de l’expression que sur son origine. On a beaucoup dit que le terme consubstantiel, appliqué à la Trinité, était de provenance romaine et il est sûr que Tertullien emploie des formules qui sont du moins très voisines, qui pourraient même être la traduction latine du mot grec, mais nous ne possédons pas de documents romains qui le contiennent et cela est regrettable. En toute hypothèse, si les adversaires de saint Denys d’Alexandrie lui reprochent de ne pas se servir du mot « consubstantiel », si l’évêque se croit obligé de répondre à ce grief et de justifier son silence, ce ne peut être que parce que le terme était dès lors entré dans l’usage courant et que, dans certaines Églises tout au moins, on le regardait comme nécessaire.

Ces Églises ne sont probablement pas à chercher en Orient. Nous avons déjà rappelé, col. 1628, que le concile d’Antioche, rassemblé contre Paul de Samosate, a rejeté l’ôfxooiiaioç, et nous verrons que le concile de Nicée témoignera de peu d’enthousiasme à l’égard d’un terme qui lui semblera insuffisamment précis. Il n’est d’ailleurs pas probable qu’Origène ait employé la formule : les témoignages que nous avons à ce sujet, même celui de Pamphile dans V Apologie, ne sont pas au-dessus de tout soupçon. Ci-dessus, col. 1641. C’est en Occident que doit être cherché le centre de diffusion du " consubstantiel » ; et, parmi les Églises d’Occident, une seule avait assez d’autorité pour proposer le mot avant même de l’imposer, l’Église romaine. Lors donc qu’on écrit, à propos de la lettre de saint Denys de Rome : « De l’ôji.ooûaioç, il ne disait rien : le mot était nouveau et, si son collègue d’Alexandrie l’évitait, le pape, lui, ne voulait pas l’adopter », on formule une conclusion que n’autorise pas l’état actuel de nos documents. Cf. J. Tixeront, La théologie anténicéenne, p. 487. Explications de Denys d’Alexandrie. —

Sommé de se justifier, saint Denys d’Alexandrie répondit au pape par deux lettres. La première, écrite très rapidement, n’était guère qu’un accusé de réception et une ébauche. La seconde, composée à loisir et intitulée ëXeyxoç xocl â7ïoXoYt « , comprenait quatre livres : c’était une justification en règle. Saint Athanase, dans le De sententia Dionysii, nous en a conservé des fragments. Texte dans P. G., t. xxv, col. 480-521.

Denys se défend d’abord de nier l’éternité du Fils. Loin de la nier, il l’a affirmée au contraire de la manière la plus claire : n’a-t-il pas dit que Dieu est la lumière éternelle ? Or, si le Fils est l’éclat de cette lumière, comment ne serait-il pas éternel, puisque la lumière n’est jamais sans son éclat ? où yàp ?jv Ôxe ô 6eoç oûx 9jv roxTTJp… Ôvtoç o&v altovtou toû Ilarpôç oûwvioç ô ul6ç êerd, <pâ>ç èx çwroç &v. De sentent. Dionysii, 15, col. 504. L’argument est valable ; mais, si saint Denys l’avait en effet employé dans sa première lettre, nous ne comprenons guère les objections de ses adversaires.

Sur la seconde difficulté, celle tirée de la négation du consubstantiel, Denys remarque que, sans doute, il lui est arrivé en passant d’employer des comparaisons impropres pour représenter les relations du Père et du Fils ; il rejette ainsi les métaphores du charpentier et du vigneron, mais il ajoute qu’il a aussi employé des images plus correctes, celles des parents et des enfants, de la racine et de la plante, de la source et du fleuve. Que si, par ailleurs, il ne s’est pas servi du terme consubstantiel, c’est parce qu’il ne l’a pas trouvé dans l’Écriture : les Pères de Nicée reprendront, sans succès d’ailleurs, le même argument. Il revient ensuite sur la comparaison de l’esprit et de la parole, classique depuis saint Justin et suggérée par le nom de Verbe donné au Fils : « L’esprit, dit-il, produit la parole et se manifeste en elle : la parole révèle l’esprit dans lequel elle est produite ; l’esprit est comme la parole immanente ; la parole est l’esprit s’élançant au dehors. Ainsi l’esprit est comme le père de la parole et existe en elle ; la parole est comme la fille de l’esprit… Ils sont l’un dans l’autre, bien qu’ils soient distincts l’un de l’autre : ils sont un, quoi qu’ils soient deux, ëv elaiv, Ôvteç Sûo. Ainsi le Père et le Fils ont été dits être un et l’un dans l’autre. De sentent. Dionysii, 23, col. 513.

L’accusation de séparer et de diviser le Père d’avec le Fils n’a pas plus de fondement : « C’est ainsi, répond Denys, que nous étendons en Trinité l’indivisible unité et que nous ramenons à l’unité la Trinité incapable de diminution. » Enfin, l’on ne saurait dire que Dieu est le créateur et le démiurge du Fils ; et Denys proteste de toutes ses forces contre ce grief. Dieu est le Père, non le créateur de son Fils. Le mot 7ïoit)tt)ç est d’ailleurs susceptible d’un sens large : ne dit-on pas que les auteurs sont les créateurs de leurs œuvres, de leurs discours, bien qu’ils en soient réellement les pères ? De sentent. Dionysii, 20-21, col. 509.

La lecture de l’apologie de saint Denys, telle que nous la font connaître les fragments conservés par saint Athanase, nous laisse une impression assez mélangée. Nous ne pouvons guère croire que l’évêque d’Alexandrie avait su éviter toute équivoque, peut-être toute erreur, et son plaidoyer n’est pas d’une égale valeur dans toutes ses parties. En tout cas, cette apologie n’a pas la vigueur et la fermeté de la lettre romaine : elle discute, elle ergote, elle se plaît à développer des arguments et cela nous déconcerte quelque peu. Nous ignorons comment finit l’histoire. Il est probable que saint Denys de Rome se déclara satisfait de la lettre de l’évêque d’Alexandrie et il avait le droit de l’être. Même si, dans son désir de mieux réfuter les sabelllens, Denys d’Alexandrie avait exagéré en sens inverse, sa justification était loyale, sincère, totale. De la controverse, il ne resta qu’un souvenir qui devait d’ailleurs être évoqué longuement au siècle suivant.



IV. la fin du IIIe siècle.

Les dernières années du iiie siècle sont parmi les plus obscures dans l’histoire de l’Église ancienne et il ne semble pas qu’elles aient été marquées par d’importantes controverses théologiques. Après l’affaire des deux Denys, après la condamnation de Paul de Samosate par le concile d’Antioche de 268, la position de l’Église par rapport au dogme trinitaire et à ses expressions semble fixée. Il est évident que tout le monde admet l’unité de Dieu et il ne l’est pas moins que tout le monde admet aussi l’existence du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Bien plus, on ne discute pas sur la divinité du Fils et du Saint-Esprit. Il peut arriver que certains théologiens les rangent au nombre des choses produites, Yev7)T(&, ou même des choses créées, xtCctoc. Mais il faut bien comprendre le sens de ces termes : ils signifient avant toute autre chose que seul le Père est sans principe, àyévrjToç, et qu’il est par contre le principe du Fils engendré par lui et du Saint-Esprit procédant de lui. En un certain sens, puisque le Fils et le Saint-Esprit proviennent du Père, le Père est plus grand qu’eux et l’on peut ainsi parler de leur infériorité, de leur subordination. Mais celle-ci est toute relative et elle ne suffit pas à installer le Fils et l’Esprit-Saint dans la sphère des choses créées. Le mot xtCo-jzoc lui-même ne doit pas faire illusion. Lorsqu’on l’emploie, on songe au fameux passage du livre des Proverbes, viii, 22, dans lequel la Sagesse se présente comme créée par Dieu, principe de ses œuvres. Si l’Écriture elle-même, dans la version autorisée, certains disaient même inspirée, des Septante, parle de création, comment hésiterait-on devant ce mot ? Mais il ne faut pas l’entendre comme si le Verbe et l’Esprit étaient réellement des créatures semblables à celles qui constituent l’univers. Leur sphère est bien celle de la divinité. Origène et saint Denys d’Alexandrie sont formels sur ce point.

Un progrès réel a été accompli lorsqu’on a laissé définitivement tomber la distinction, chère aux apologistes et à saint Hippolyte, du Verbe immanent et du Verbe proféré. Cette distinction, empruntée à la philosophie, avait plutôt obscurci le mystère qu’elle ne l’avait éclairé, en obligeant les théologiens à admettre l’existence d’un changement réel dans l’immuable divinité. Il est désormais entendu que, de toute éternité, le Père, le Verbe et le Saint-Esprit existent sans changement et sans altération : les sabelliens, qui introduisent dans la monade divine une SiàXeÇiç, double mouvement de dilatation et de resserrement, sont condamnés aussi bien à Rome qu’à Alexandrie et à Antioche.

Tous les problèmes sont d’ailleurs loin d’être résolus et entre les écoles théologiques subsistent de graves divergences. En Orient, sous l’influence, semble-t-il, des enseignements d’Origène, on insiste plutôt sur la trinité des personnes. On déclare volontiers qu’il y a en Dieu trois hypostascs et ce terme, fréquemment employé chez Origène, n’est pas sans inconvénient, puisqu’il tend à faire croire que ces hypostases sont réellement séparées et en quelque manière indépendantes l’une de l’autre : il y aura lieu d’en préciser le sens, dans son application au mystère trinitaire. A Rome et en Occident, on envisage plutôt le point de vue de l’unité divine, et c’est sur cette unité, cette monarchie, qu’on met l’accent. Le mot persona qu’emploie Tcrtullicn est assez souple pour se concilier parfaitement avec la monarchie. D’ailleurs, on éprouve moins de goût à Rome qu’à Alexandrie pour la spéculation. Saint Denys de Rome, le représentant le plu autorisé de l’Église universelle au milieu du tn**lècl<. est aussi le plus ferme soutien de la tradition pun et simple. S’il entre en conflit avec son homonyme d’Alexandrie, c’est parce qu’il ne voit pas la nécessité d’éclairer le mystère par l’emploi de figures ou de métaphores empruntées à la vie humaine et toujours imparfaites : les formules de l’Écriture et celles de la tradition lui suffisent.

Les derniers docteurs du iiie siècle se contentent en général de reprendre les formules en usage de leur temps, surtout celles qu’a vulgarisées Origène, ce qui d’ailleurs vaudra plus tard à leur mémoire de graves reproches. A Alexandrie, Théognoste et Piérius sont les maîtres les plus en vue. Théognoste qualifie le Fils de κτίσμα, au dire de Photius, Biblioth., cod. 106, P. G., t. ciii, col. 373, et il borne son influence aux seuls êtres raisonnables, λογικά. Pourtant, il déclare en même temps que le Fils est ἐκ τῆς τοῦ Πατρὸς οὐσίας et qu’il possède avec le Père une ressemblance pleine et entière selon la substance : ἔχων τὴν ὁμοιότητα τοῦ Πατρὸς κατὰ τὴν οὐσίαν… πλήρη, ἀκριβῆ. F. Diekamp, Ein neues Fragment aus den Hypolyposen des Alexandriners Theognostus, dans Theol. Quartalschr., t. lxxxiv, 1902, p. 481-494 ; cf. Athanase, De décret, nicœnæ synodi, 25. Il est accusé, encore par Photius, de rabaisser la personne du Saint-Esprit, de la subordonner au Père et au Fils, de la ranger au nombre des créatures sujettes, Photius, loc. cit., et il est probable que certaines de ses formules étaient suspectes ; mais saint Athanase cite son témoignage en faveur de la divinité du Saint-Esprit : selon lui, Théognoste, bien loin de rabaisser l’Esprit-Saint s’applique au contraire à montrer qu’on aurait tort de conclure à sa supériorité sur le Père et le Fils de ce qu’il habite dans les parfaits, c’est-à-dire les chrétiens baptisés et de ce que les péchés commis contre lui sont irrémissibles. Epist. ad Serap., iv, 11, P. G., t. xxvi, col. 652. Nous concluons de ces témoignages que Théognoste s’attachait surtout à l’interprétation de l’Écriture et qu’il était possible de tirer de ses explications des témoignages assez différents en apparence : la conciliation qui se faisait dans son esprit ne pouvait évidemment pas être faite par ses adversaires.

Nous sommes moins renseignés sur Piérius. Photius, cod. 119, assure que, malgré certains archaïsmes de langage, la doctrine de Piérius sur le Père et le Fils était exacte, mais qu’elle laissait à désirer sur l’Esprit-Saint en qui il voyait une simple créature.

Méthode d’Olympe est surtout connu par son opposition à l’origénisme. Il déclare que le Verbe est le Fils de Dieu, par qui tout a été fait, De sanguisuga, vu, 3 non pas le fils adoptif, mais le Fils éternel qui n’a jamais commencé et ne cesse jamais d’être Fils, Conviv., viii, 9, Verbe avant tous les temps, à qui l’on adresse des prières, Conviv., iii, 4 ; vii, 1 ; xi, 2. Il voit dans le Saint-Esprit une ἐκπορευτὴ ὑπόστασις qui sort du Père, comme Eve est sortie d’Adam, qui est par conséquent de sa substance. Fragm., iv, éd. Bonwetsch, p. 355. Les témoignages de Méthode sont importants à recueillir, parce qu’ils ne sont pas fournis dans des ouvrages de controverse ; ils expriment la foi courante et traditionnelle. Il faut cependant rappeler que Photius, Biblioth., cod. 237, dénonçait chez l’évêque d’Olympe certaines formules arianisantes et les expliquait en supposant que le texte du Banquet avait pu être altéré. En fait, ces formules étaient seulement moins précises que ne l’eût exigé le formalisme du patriarche.

Saint Grégoire le Thaumaturge résume en quelque sorte tout l’enseignement de cette dernière période, et il sera permis de citer par manière de conclusion sa profession de foi. L’authenticité de cette formule est généralement admise : il serait déplacé d’en reprendre ici l’examen. Cf. sur ce point : L. Froidevaux, Le symbole de saint Grégoire le Thaumaturge, dans Recherches de science religieuse, t. xix, 1929, p. 191 sq. Voici ce texte :

« Un seul Dieu, Père du Verbe vivant, de la Sagesse subsistante,

de la] Puissance, de l’empreinte éternelle, qui a engendré parfaitement un Fils parfait.

Un seul Seigneur, unique de l’unique, Dieu de Dieu, empreinte et image de la divinité, Verbe actif, Sagesse qui maintient l’ensemble de l’univers et puissance qui a fait la création universelle, fils véritable du Père véritable, invisible de l’invisible, incorruptible de l’incorruptible, immortel de l’immortel, éternel de l’éternel.

Et un seul Esprit-Saint, ayant de Dieu l’existence et ayant apparu par le Fils, image du Fils, parfait du parfait, vie, principe des vivants, sainteté qui confère la sanctification, en qui se manifeste Dieu le Père qui est au-dessus de tous et en tous, et Dieu le Fils, qui est répandu en tous.

Trinité parfaite, qui n’est ni divisée, ni aliénée dans la gloire, l’éternité et le règne. Il n’y a donc dans la Trinité rien de créé, rien d’esclave, rien d’introduit du dehors, comme n’ayant pas d’abord existé et étant ensuite arrivé à l’existence, car ni le Fils n’a jamais manqué au Père, ni au Fils l’Esprit, mais la même Trinité est toujours restée sans transformation ni changement. »

Cette belle formule est très explicite. Comme l’écrit J. Tixeront, « en affirmant nettement avec la distinction des personnes, leur éternité et leur égalité, l’immutabilité et la perfection non seulement du Père mais aussi du Fils et du Saint-Esprit, elle était contre l’arianisme une protestation d’avance victorieuse. La théologie anténicéenne, p. 491. La foi qu’affirme le symbole du Thaumaturge est bien celle de l’Église ancienne, plus explicite sans doute et plus clairement exprimée qu’elle ne l’est souvent ailleurs, mais sans différence et sans changement. On peut dire que, pour l’heure des grands combats, l’Église est prête à s’opposer à toutes les tentatives de l’hérésie.



VI. La crise arienne et les grands docteurs de la Trinité.

I. la doctrine d’Arius.

Aux environs de 323 éclate à Alexandrie une crise dont nul ne pouvait alors prévoir les développements, mais qui, tout de suite, apparut comme pleine de périls pour la foi traditionnelle. Un prêtre de cette ville, disciple de saint Lucien d’Antioche, comme l’étaient à ce moment un certain nombre des évêques les plus réputés de l’Orient, Arius, commence à enseigner une doctrine qui fit scandale parmi les fidèles.

Exposé de la doctrine d’Arius.

Selon Arius, Dieu est unique. Il est seul inengendré, éternel, sans principe, véritablement Dieu. Ce Dieu absolu ne saurait communiquer son être, sa substance, soit parce qu’une telle communication se ferait par division, ce qui est impossible, puisque Dieu est spirituel, simple, indivisible ; soit parce qu’elle se ferait par émanation, ce qui n’est pas moins invraisemblable, puisque Dieu est immuable et, par définition, sans principe.

En dehors de Dieu, il ne peut donc y avoir que des créatures. De ces créatures, le Verbe est la première, la plus parfaite. Il a été créé avant tous les temps, ce qui ne veut pas dire qu’il est coéternel à Dieu, car il y a eu, non pas un temps, mais un moment où il n’était pas : — ἦν ποτε ὅτε οὐκ ἦν, et il n’était pas avant d’être engendré : οὐκ ἦν πρὶν γένηται. C’est le Logos, le Verbe, qui a servi d’instrument à Dieu pour la création de l’univers et, à ce titre, il ne rentre pas dans le cadre du monde créé. Bien que créé lui-même, il est au-dessus de la création.

Le Verbe n’est pas de la substance de Dieu et n’existe que par la volonté de Dieu. Il n’est donc pas vraiment Dieu, bien qu’on puisse lui donner le nom de Dieu par accommodation. Arius va jusqu’à dire, semble-t-il, que le Verbe est étranger et dissemblable en tout à la substance et à la personnalité du Père, ἀλλότριος μὲν καὶ ἀνόμοιος κατὰ πάντα τῆς τοῦ Πατρὸς οὐσίας καὶ ἰδιότητος, voir Athanase, Contra Arian., 1, 5-6, P. G., t. xxvi, col. 20-24 ; De synod., 15, Modèle:''ibid''., col. 705 ; et il ajoute que le Verbe n’est qu’une des multiples puissances créées dont Dieu se sert, une cause seconde, comme le criquet et la sauterelle, agents des volontés divines. Contra Arian., i, 5.

Créature parfaite, agent de la création, le Verbe a révélé Dieu aux hommes ; il a aussi racheté l’humanité pécheresse. Pour ce faire il s’est incarné. En Jésus, il a même tenu la place de l’âme humaine et, sur ce point spécial, on voit qu’Arius enseigne par avance la doctrine d’Apollinaire de Laodicée.

Arius n’insiste pas sur le Saint-Esprit. Non seulement les fragments qui nous restent de lui se montrent peu explicites à ce sujet, mais il est probable que le prêtre d’Alexandrie ne s’est jamais beaucoup intéressé à ce problème ; les discussions soulevées par son enseignement ne s’y arrêteront pas davantage. Nous savons seulement que l’hérésiarque admettait l’existence du Saint-Esprit, comme troisième terme de la Trinité. Il y était en quelque sorte forcé par la précision des affirmations traditionnelles.

On a beaucoup discuté sur les origines de la doctrine d’Arius et aujourd’hui encore on continue à en discuter. Il est vraisemblable que cette doctrine n’était pas entièrement nouvelle. Elle se rattache, par des liens plus ou moins étroits, aux enseignements d’Origène et de saint Denys d’Alexandrie, qui, nous l’avons vu, affirment aussi la supériorité du Père sur le Fils et mettent en relief la pleine et absolue divinité du premier Mais Origène et Denys étaient trop fermement attachés à la tradition, ils avaient l’esprit trop profondément chrétien, pour ne pas corriger leurs formules et pour refuser au Verbe une nature divine. Tous deux, en dépit de leurs principes, adorent le Fils et le prient. Tous deux croient que le Fils est véritablement Dieu, coéternel à son Père, né de lui avant tous les siècles. Arius, en s’inspirant de leurs formules, va jusqu’au bout des exigences de la logique. Sozomène, H. E., i, xv, lui reproche d’avoir été un dialecticien sans mesure et d’avoir été entraîné à des erreurs « comme il est naturel qu’en commette quiconque s’aventure dans la dialectique et dans l’examen détaillé des choses de la foi. » Saint Athanase de son côté reproche à Arius de s’inspirer à la fois des Juifs et des païens : des Juifs en niant la divinité du Verbe, des païens en affirmant l’existence, au-dessous du Dieu suprême, de divinités subordonnées. Ce qui paraît indéniable, c’est le rationalisme d’Arius et de ses partisans. Avides de tout comprendre et de tout expliquer, les ariens refusent le mystère. Ils s’acharnent à fabriquer de beaux raisonnements, et les syllogismes d’Aèce ou d’Eunome donneront bien la vraie mesure de leur esprit.

Réaction de l’évêque d’Alexandrie.

On comprend sans peine que l’enseignement d’Arius fit scandale à Alexandrie. Sans tarder, l’évêque d’Alexandrie s’attacha à le réfuter et, dans deux lettres adressées l’une à Alexandre de Constantinople, Théodoret, II. E., i, iii, P. G., t. lxxxii, col. 888 sq., l’autre destinée à tous les évêques, Socratc, H. E., i, vi, P. G., t. lxvii, col. 44, il exposa la vérité catholique. Le Fils, déclare l’évêque d’Alexandrie, n’est pas de la nature des choses faites ou créées et il n’y a pas eu de moment où il n’était pas : le Père a toujours été l’ère ; M serait le détruire que de supposer qu’il n’a pas toujours eu avec lui son Fils qui est sa splendeur et son image. Le Fils et lui sont deux choses inséparables l’une de l’autre, ἀλλήλων ἀχώριστα πράγματα δύο, et l’on ne peut, même parla pensée, Imaginer entre eux un Intervalle quelconque. Le Fils est immuable, parfait dès le principe. On ne saurait concevoir qu’il change, qu’il se transforme, qu’il progresse, à plus forte raison qu’il défaille. Image parfaite et Inséparable du Père, celui qui l’honore honore aussi le l’ère.

Il est vrai que le Père et le Fils sont distincts. Au Père seul convient le terme d’ἀγένητος (ou ἀγέννητος), car seul le Père est sans principe, sans cause, sans génération. Le Fils est engendré et il a le Père comme principe, ce qui ne veut pas dire, comme le prétendent les ariens, qu’il est une créature. Entre le Père engendré et les créatures, il y a la nature du Fils unique, engendrée de l’être même du Père, par laquelle il a fait sortir l’univers du néant : ὡς μεσιτεύουσα φύσις μονογενὴς δι’ἦς τὰ ὅλα ἐξ οὐκ ὄντων ἐποίησεν ὁ πατὴρ τοῦ θεοῦ λόγου ἢ ἐξ αὐτοῦ τοῦ ὄντος Πατρὸς γεγέννηται. Epist. ad Alex., xi, P. G., t. lxxxii, col. 904 B. Que l’on sauvegarde donc la dignité du Père, rien de mieux. Mais cela ne veut pas dire que le Fils ne mérite aucun honneur. Au contraire, il convient de lui rendre l’honneur qui lui est propre.

Cet enseignement est très clair et il résume exactement l’essentiel de la foi catholique sur le Père et le Fils. Divinité absolue du Fils, éternité, non-création, sur tous ces points qui sont fondamentaux dans le débat soulevé par Arius, Alexandre prend une position décidée. S’il ne parle guère du Saint-Esprit et se contente de dire qu’il a inspiré les prophètes et les apôtres, c’est qu’on ne se posait à son sujet aucun problème nouveau. Dans les circonstances où il s’exprime, l’évêque d’Alexandrie dit tout ce qu’il faut et comme il le faut. On sait pourtant que son intervention ne suffit pas à arrêter les controverses. Répandu à travers tout l’Orient, l’enseignement d’Arius souleva les passions les plus diverses. Il devint bientôt nécessaire, pour apporter à l’hérésiarque une réponse décisive, de convoquer un concile général, chargé de définir la foi authentique de l’Église.

II. le concile de Nicée.

Difficulté de sa tâche.

L’œuvre du concile était difficile, plus qu’il ne le paraissait au premier abord, plus que se l’était imaginé Constantin en convoquant à Nicée les représentants de toute la catholicité. S’il ne s’était agi que de condamner Arius, on aurait pu se mettre assez facilement d’accord, car sa doctrine était manifestement hérétique. Sans doute, Arius avait pu, au début de son aventure, soulever en sa faveur un bon nombre des évêques d’Orient : Eusèbe de Nicomédie, Eusèbe de Césarée, Paulin de Tyr, Athanase d’Anazarbe, Théodote de Laodicée, Théognis de Nicée, quelques autres encore, anciens disciples comme lui de Lucien d’Antioche ; mais il ne faut pas croire que toutes ses opinions aient été partagées par ces évêques. Si tous étaient d’accord avec lui pour reconnaître la parfaite distinction du Père et du Verbe et même la subordination du Verbe à son Père, ils étaient loin d’admettre que le Verbe n’était qu’une créature absolument dissemblable du Père et exclue de la sphère de la divinité. Arius allait trop loin ; il était trop résolument fidèle à la logique de ses raisonnements pour qu’il fût possible de le suivre jusqu’au bout.

Seulement la condamnation d’Arius était la partie négative de l’œuvre proposée aux Pères de Nicée. L’empereur désirait une profession de foi capable en même temps de rallier tous les évêques et d’empêcher tous les retours offensifs de l’hérésie, et ce désir était aussi celui de tous les hommes sages. Seulement serait-il possible de trouver des termes à la fois assez précis pour écarter l’erreur et assez généralement acceptés pour rallier tous les suffrages ? On ne tarda pas à se rendre compte qu’on n’arriverait pas sans peine à ce résultat.

Saint Athanase, qui prit, part au concile de Nicée comme diacre d’Alexandrie, nous a gardé le souvenir schématisé des discussions qui se livrèrent alors :

Le concile voulait proscrire les paroles impies des ariens et adopter celles que l’on s’accordait a trouver dans l’Ecriture : qu’il n’est pas du nombre des choses tirées du néant

< ! -- suite page suivante --> mais de Dieu ; qu’il est Verbe et Sagesse, pas créature ou œuvre, mais réellement engendré du Père. Les eusébiens, entraînés par leur erreur invétérée, prétendirent que les mots de Dieu s’appliquaient aussi à nous et qu’en cela il n’y avait rien de spécial au Verbe de Dieu, puisqu’il est écrit : « Un seul Dieu, de qui tout » ; et encore : « Les vieilles choses ont disparu ; voici que tout est renouvelé : tout est de Dieu. » 

Alors les Pères voyant leur malice et l’artifice de l’erreur furent obligés d’exprimer plus clairement les mots de Dieu et d’écrire que le Fils était de la substance de Dieu : ainsi l’on ne pourrait plus penser que les mots de Dieu s’appliquaient communément et également au Fils et aux créatures ; il faudrait croire que tout le reste est créé, le Verbe seul étant du Père…

Les évêques dirent ensuite qu’il fallait écrire que le Verbe est puissance véritable et image du Père, semblable et sans aucune différence avec lui, immuable, éternel et existant indivisiblement en lui. Il est faux qu’un temps fut où il n’était point. Au contraire, il a toujours existé, éternellement subsistant auprès du Père, comme la splendeur de la lumière. Les eusébiens laissèrent passer sans oser contredire, à cause de la confusion où ils étaient de leur réfutation. Pourtant, on les surprit bientôt à chuchoter et à se faire signe des yeux que les mots semblable, toujours, puissance, en lui, étaient aussi communs aux hommes et au Fils et que les accepter ne les gênerait en aucune façon : pas semblable, puisque de nous l’Écriture dit : « L’homme est « l’image et la gloire de Dieu ; » — pas toujours : « Nous sommes toujours vivants » ; — pas en lui, puisque : « En lui « nous nous mouvons, nous vivons, nous existons » ; — pas immuable, car il est écrit : « Rien ne nous séparera de « l’amour du Christ » ; quant au mot puissance, la chenille et la sauterelle sont appelées puissance et grande puissance de Dieu… Les évêques, voyant là encore leur hypocrisie et comment, selon le mot de l’Écriture : « Dans le cœur des « impies la fraude combine le mal », ils furent alors obligés de déduire leur doctrine de l’Écriture, d’exprimer plus clairement ce qu’ils avaient déjà dit et d’écrire que le Fils est consubstantiel au Père. Us signifiaient ainsi que le Fils n’est pas à l’égard du Père seulement chose semblable, mais identique par sa similitude ; que la similitude et l’immutabilité du Fils est tout autre que celle qui nous est attribuée et que nous acquérons par la vertu en gardant les commandements. Les corps semblables peuvent se séparer et exister loin les uns des autres, comme les fils par rapport aux hommes leurs pères… Mais la génération du Fils par le Père étant par nature autre que celle des hommes, comme il n’est pas seulement semblable, mais encore indivisible de la substance du Père, comme lui et le Père sont un, comme le Verbe est toujours dans le Père et le Père dans le Verbe, ainsi que la splendeur par rapport à la lumière, pour ces motifs, le concile, ayant cette idée, a eu raison d’écrire ce mot consubstantiel, afin de confondre la perversité hérétique et de montrer que le Verbe diffère des créatures. De décret. Nicœn. synodi, 19-20, P. G., t. xxv, col. 448-452 ; cf. Epist. ad Afros, 5-8, t. xxvi, col. 1036 sq. ; De synod., 39, 42, 50-54, ibid., col. 761, 768, 781 sq.

Ce texte est des plus caractéristiques, car il met bien en relief les intentions des évêques et les obstacles dont ils ont eu à triompher. Les Pères du concile auraient d’abord voulu n’employer que des expressions scripturaires, pour caractériser les rapports du Père et du Fils ; et une telle méthode était pleine d’avantages, car il n’est pas possible à un chrétien qui s’affirme tel de récuser le témoignage de l’Écriture. Seulement, il fallut s’apercevoir, à la réflexion, que les termes de l’Écriture n’étaient pas toujours aussi précis qu’il l’aurait fallu et que les formules les plus claires en apparence étaient susceptibles d’être détournées de leur sens original par des dialecticiens sans scrupule. On fut donc amené, par la force des choses, à insérer dans le symbole des termes non scripturaires ; à dire en particulier que le Fils était de l’ousie du Père et qu’il était consubstantiel au Père.

Le symbole de Nicée.

Eusèbe de Césarée, qui tenait à Nicée une place importante, aurait voulu que le concile adoptât tel quel le symbole baptismal de son Église, dans lequel le Verbe était dit : « Dieu de Dieu, lumière de lumière, vie de vie, Fils unique, premier-né de toute créature, engendré du Père avant tous les siècles, par qui tout a été fait. » Socrate, H. E., I, viii ; Théodoret, H. E., i, xi. Cette formule avait l’avantage d’être traditionnelle et d’exprimer la croyance d’une vénérable Église ; mais elle ne répondait pas aux préoccupations du moment et ne contenait pas une réfutation assez expresse des doctrines d’Arius. Les Pères refusèrent de donner satisfaction à Eusèbe, tout en s’inspirant, semble-t-il, dans leur rédaction définitive, du symbole de Césarée.

On connaît le texte qui fut finalement accepté et souscrit par tous les évêques, à l’exception de Théonas de Marmarique et de Secundus de Ptolémaïs :

Nous croyons en un seul Dieu, Père tout-puissant, créateur de toutes choses, visibles et invisibles ; et en un seul Seigneur Jésus-Christ, le Fils de Dieu, engendré monogène du Père, c’est-à-dire de l’ousie du Père, Dieu de Dieu, lumière de lumière, vrai Dieu de vrai Dieu ; engendré et non pas fait ; consubstantiel au Père, par qui tout a été fait, ce qui est au ciel et ce qui est sur la terre ; qui, pour nous, hommes et pour notre salut, est descendu, s’est incarné, s’est fait homme, a souffert, est ressuscité le troisième jour, est monté aux cieux et viendra juger les vivants et les morts ; et au Saint-Esprit. « Quant à ceux qui disent : « Il fut un temps où il n’était pas » ; et : « Avant d’être engendré, il n’était pas » ; et : « Il a été fait de ce qui n’était pas ou d’une autre hypostase ou ousie » ; ou : « Le Fils de Dieu est créé, changeante, muable », ceux-là, l’Église catholique les anathématise. » Socrate, H. E., i, viii, Athanase, De decretis Nicœnee synodi, 33. Voir pour le détail, Hahn, BiWio</iefederS{/m&oZe, 3 « éd., p. 160 sq. ; J. Lebon, Nicée-Constantinople ; les premiers symboles de foi, dans Rev. d’hist. eccl., t. xxxii, 1936, p. 537-547 ; Les anciens symboles dans la définition de Chalcédoine, ibid., p. 809-876.

Cette formule célèbre mérite quelques remarques. On peut noter d’abord que le mot Verbe n’y figure pas et qu’il est remplacé, partout où il aurait pu être employé, par celui de Fils. Certes, le Nouveau Testament parle du Verbe, et l’Évangile de saint Jean met cette notion en un saisissant relief. Cependant le’mot Fils est plus simple à la fois, plus traditionnel et plus clair. Bien des discussions avaient été soulevées, durant les siècles précédents, autour du mot Verbe et parfois des penseurs fort bien intentionnés avaient élaboré à ce sujet des théories inexactes ou insuffisantes ; c’était sagesse de préférer le nom classique de Fils.

Le Fils est engendré, γεννηθέντα ce qui peut sembler à première vue un pléonasme ; en réalité, la génération s’oppose à la création. Ce qui est créé est étranger au Père, n’est pas de son essence ; le Fils au contraire n’offre pas seulement avec le Père une analogie plus ou moins lointaine ; il n’est même pas seulement l’image de sa gloire, le reflet de sa bonté ; il est de son essence, Dieu comme lui : et c’est ce que mettent en relief les répétitions : t Dieu de Dieu, lumière de lumière, vrai Dieu de vrai Dieu. » La métaphore de la lumière allumée à une autre lumière était depuis longtemps classique, récemment encore Hiéracas l’avait employée et Arius l’avait expressément condamnée : les Pères la reprennent, sans y insister d’ailleurs ; ils mettent par contre en relief la vraie divinité du Fils : si le Père est Dieu véritable, le Fils engendré de lui ne peut être que Dieu véritable comme lui. I

C’est cette vérité qu’exprime le mot consubstantiel, dont nous avons entendu tout à l’heure saint Athanase nous raconter l’introduction dans le symbole. Ce terme est en effet capital et c’est autour de lui que se livreront dans les années suivantes des luttes interminables. Saint Athanase ne dit pas toutes les difficultés qu’a suscitées son adoption au cours du concile, mais nous les devinons sans peine. Les évêques orientaux ne devaient pas être favorables à ce mot qui avait derrière lui un passé suspect : ne savait-on pas que les gnostiques l’avaient jadis employé ? ne se souvenait-on pas que, plus récemment, Paul de Samosate avait également dû s’en servir et que les évêques réunis à Antioche en avaient condamné l’usage ? D’ailleurs, le sens même du mot était plus ou moins amphibologique : il peut exprimer cette idée que le Fils a la même essence concrète que le Père, qu’il est non seulement semblable au Père, mais identique à lui, qu’il ne se distingue pas de lui numériquement, et tel paraît bien être son sens propre ; dans ce cas comment peut-on affirmer que le Fils est autre que le Père ? ne faut-il pas cependant maintenir entre les personnes divines une distinction, si l’on ne veut pas tomber dans le modalisme ?

Pour les évêques d’Orient, le modalisme restait l’ennemi à combattre, l’hérésie redoutable par-dessus toutes les autres. On conçoit dès lors qu’ils aient hésité devant le terme ôfxooûoioç et que plusieurs d’entre eux ne l’aient accepté que contraints et forcés. Selon les vraisemblances, ce ne sont pas eux qui en ont eu l’initiative. Il semble plutôt que ce mot ait été proposé par Osius de Cordoue, qui représentait à Nicée les tendances occidentales. A Rome, le spectre du modalisme était moins effrayant ; par contre on y redoutait plutôt le trithéisme ou le subordinatianisme ; on avait gardé mauvais souvenir des’essais théologiqiies de saint Hippolyte et, comme Arius reprenait, en l’exagérant, une doctrine subordinatienne, comme il séparait totalement le Fils du Père, il fallait, contre lui, affirmer l’unité de la substance divine, ce que faisait excellemment le consubstantiel.

Le dogme de l’unité divine est encore confirmé par l’anathème qui suit le symbole. Cet anathématisme condamne en effet ceux qui disent que le Fils est d’une autre « hypostase ou ousie » que le Père. Il affirme par suite l’identité de sens entre les deux vocables hypostase et ousie. Si l’on se souvient qu’en latin, le mot hypostase se traduit littéralement par substanl.ia, on n’a pas de peine à comprendre l’identification ainsi faite : n’est-il pas évident qu’il ne saurait y avoir qu’une seule substance, une ^eule essence divine ? Affirmer que le Fils est d’une autre hypostase que le Père, n’est-ce pas le rejeter expressément au nombre des choses créées ? Le malheur est que, chez les Grecs, Û7t6aTaaiç est susceptible de prendre un sens tout différent et de désigner simplement la personne en tant que centre d’attribution. Origène n’avait pas hésité naguère à déclarer que le Père et le Fils différaient en hypostase, qu’il y avait en Dieu trois hypostases, ci-dessus, col. 1641, 1648 : sans être unanimement acceptées, ces formules étaient devenues courantes chez les Orientaux. Leur condamnation par l’anathématisme de Nicée risquait fort de soulever des difficultés nouvelles.

III. AU LENDEMAIN DE NICÉE : MARCEL D’ANCYRE.

— De fait, dès que les évêques qui avaient pris part au concile furent rentrés chez eux, les controverses reprirent de plus belle. Socrate, qui nous a conservé un tableau d’ensemble de ces luttes les compare à des combats dans la nuit, au cours desquels il est souvent difficile de reconnaître les amis des adversaires, et l’on peut garder cette image, parce qu’elle traduit fort exactement notre impression.

D’ariens proprement dits, c’est-à-dire de partisans avoués de la doctrine énoncée par Arius dans la Thalie, il n’est plus question pour l’instant. D’abord envoyé en exil, l’hérésiarque a obtenu son rappel moyennant la signature d’une profession de foi, insuffisante assurément du point de vue de la stricte orthodoxie, mais beaucoup moins dangereuse que ses précédentes affirmations. Ses partisans, sans se rallier en conscience à Vhomoousiox, restent fidèles à leurs préférences doctrinales pour un subonlinatianisme plus ou moins édulcoré, disons tout au moins pour une doctrine qui affirme nettement la Trinité des personnes.

Et les événements semblent d’abord leur donner raison, puisque, parmi les défenseurs les plus ardents de la formule de Nicée se fait remarquer un évêque fort suspect de sabellianisme, Marcel d’Ancyre. Il nous est difficile aujourd’hui de connaître exactement la doctrine de Marcel : de ses écrits nous ne possédons plus que les fragments conservés par Eusèbe de Césarée, un adversaire assurément peu soucieux de les présenter sous un jour favorable. Nous devons seulement rappeler que, pendant longtemps, Marcel fut la bête noire des eusébiens, c’est-à-dire en gros des adversaires, latents ou avoués, du consubstantiel, tandis que sa cause eut pour défenseurs les nicéens les plus convaincus. Même après avoir rompu avec Marcel les rapports de communion, saint Athanase se garda bien de le proclamer hérétique. Il y a là un ensemble de faits assez impressionnant.

En toute hypothèse, le point de départ de Marcel est le monothéisme le plus strict. Il faut, déclare l’évêque d’Ancyre, poser la monade, d’où découlera la triade, car il est impossible, si l’on pose d’abord trois hypostases, de les ramener à l’unité. Fragm., 66, éd. Klostermann du Corpus de Berlin, Œuvres d’Eusèbe, t. iv, p. 197. Dieu est donc une monade indivisible, il n’est pas trois hypostases. La pluralité introduite en lui, aussi bien que l’infériorité du Verbe par rapport au Père sont le résultat d’infiltrations païennes et la suite des erreurs d’Origène. En Dieu cependant existe le Verbe dont l’Écriture nous apprend trois choses : premièrement qu’il était au commencement, pour signifier qu’il était dans le Père en puissance ; deuxièmement qu’il était auprès de Dieu pour marquer qu’il était en énergie active et qu’il a tout créé par lui-même ; enfin qu’il était Dieu, pour nous apprendre que Dieu n’est pas divisé. Fragm., 52. Le Verbe éternel est ainsi consubstantiel à Dieu, ô(xooûaioç, aÙTOoûoaoç. Est-il une personne ? Ceci est une autre question et Marcel ne saurait y répondre d’une manière affirmative.

Selon lui en effet, le Verbe s’avance, 7rpoeX8u>v, procède, èx7topeÔETai, pour être l’auteur de la création : disons, si l’on veut, pour reprendre le langage des apologistes, que le Verbe immanent devient Verbe proféré. C’est là sa première économie. Une seconde a lieu lors de l’incarnation, quand la divinité vient habiter dans une humanité réelle et complète. À ce moment, le Verbe devient Fils, ce qu’il n’était pas auparavant. L’union du Verbe et de l’humanité assumée par lui ne saurait d’ailleurs durer éternellement. S’il est vrai que cette humanité a été glorifiée par la résurrection et est devenue digne de l’immortalité, elle n’est pas divinisée pour autant, ce qui est contradictoire. Après la parousie, le Verbe se dépouillera donc de cette humanité et rentrera en Dieu, comme il y était avant la création. Dieu recommencera donc à régner seul.

Marcel ne parle pas aussi longuement du Saint-Esprit. Cependant, il le traite de la même manière que le Verbe. Jusqu’au jour de la Pentecôte, PEsprit-Saint était contenu dans le Verbe et le Père ; il n’en était ni distinct ni séparé. À ce moment, se produit une extension nouvelle ; la monade se dilate en triade. Mais cette dilatation, elle aussi, est transitoire. Lorsque viendra la fin du monde, Dieu sera tout en tous. Il n’y aura plus que la monade éternelle.

Une telle doctrine nous apparaît assez inquiétante et nous n’hésitons guère à la rapprocher de « .lit dea sahelliens contre lesquels Denys d’Alexandrie avait lutté Jadis. Ce jugement doit pourtant être trop sévère. Marcel admettait bien, dans un certain sens, l’éternité du Verbe et du Saint-Esprit, mais il ne voulait pas qu’on les fît sortir du Père pour constituer des per sonnes autonomes. Comme les simples dont parle Tertullien, il tenait trop fortement à la monarchie pour accepter une doctrine économique de la Trinité, si bien que l’on n’a peut-être pas tort de le représenter surtout comme un attardé. La profession de foi qu’il présenta au pape Jules en 338, tout en insistant beaucoup sur la monarchie divine, fut regardée comme orthodoxe par les Romains : il n’est pas sûr qu’il y ait rétracté ses opinions premières. Il était seulement dangereux de reproduire telles quelles des doctrines ou des formules dépassées par les événements. L’expérience aurait dû apprendre à Marcel qu’une affirmation explicite de la Trinité des personnes était devenue nécessaire. Les autres défenseurs du concile de Nicée, et saint Athanase en particulier eurent le mérite de s’en rendre compte, et leurs exposés sont bien plus précis et bien plus exacts que celui de l’évêque d’Ancyre.



IV. L’ENSEIGNEMENT DE SAINT ATHANASE. —

Saint Athanase n’était qu’un simple diacre au moment du concile de Nicée et il est peu vraisemblable qu’il y ait joué un rôle de quelque importance. Mais, lorsque eurent disparu ceux qui avaient été les inspirateurs du grand concile — et cela arriva de bonne heure, puisque Alexandre d’Alexandrie mourut en 328, que saint Eustathe d’Antioche fut exilé en 330 et que Marcel d’Ancyre renonça à toute activité après 335 — Athanase fut à peu près le seul en Orient à défendre de toutes ses forces l’œuvre accomplie à Nicée. À cette tâche, il apporta une énergie indomptable que rien ne put jamais abattre. Aussi l’histoire le regarde-t-elle à juste titre comme le champion de l’orthodoxie au ive siècle.

Caractéristiques générales. —

L’évêque d’Alexandrie n’est pourtant pas, au sens strict, un théologien, si l’on entend par là un homme qui s’efforce de présenter une élaboration rationnelle du donné révélé et de faire progresser l’intelligence du dogme. Il n’a rien d’un esprit philosophique et n’entend pas grand’chose à la spéculation. Il est sur ce terrain bien inférieur à Origène et aux Cappadociens. Mais cette infériorité est largement compensée par la vigueur de sa foi, par la fermeté de son attachement aux doctrines traditionnelles. « Nul, au ive siècle, nemeparaîtle surpasser pour l’ampleur dans le développement de la doctrine, la richesse de l’information scripturaire et, en dépit des défauts qui lui sont communs avec son temps, l’à-propos de ses citations bibliques ; surtout pour la profondeur de sens chrétien qui lui fait comme naturellement chercher, en toute doctrine, le côté par où elle pénètre jusqu’au plus intime de l’âme pour la vivifier, l’exciter, rénover en elle la vie spirituelle et l’énergie pour le bien. » F. Cavallera, Saint Athanase, Paris, 1908, p. 33-34.

Cela est capital. Arius avait été un rationaliste, et c’est pour avoir voulu construire un système cohérent, parfaitement intelligible, qu’il était devenu hérétique. En refusant de plier son esprit devant le mystère, il avait été amené à nier l’essentiel de la doctrine chrétienne sur la Trinité. Athanase, au contraire, est d’abord un croyant. Il n’a aucune peine à accepter l’enseignement de l’Église et il le reçoit avec une fidélité d’autant plus grande qu’il y trouve le point de départ de sa vie religieuse. Les constructions d’Arius et de ses disciples peuvent à la rigueur satisfaire une intelligence avide de logique ; elles ne sont pas capables d’alimenter une mystique. L’âme vibrante, sensible d’Athanase est incapable de s’arrêter là. Pour l’évêque d’Alexandrie, la Trinité est bien plus un objet d’amour qu’un thème de discussions ; et il en parle avec une émotion sans feinte : « La Trinité n’est pas produite, mais éternelle. Unique est la divinité dans la Trinité, unique la gloire de la sainte Trinité. Et vous osez la déchirer en natures différentes ! Le Père étant éternel, vous dites du Verbe assis près de lui : « Il y eut un temps où il n’était pas. » Le Fils étant assis près du Père, vous voulez le mettre loin de lui ! La Trinité est créatrice et active et vous ne craignez pas de l’abaisser au rang du néant ; vous n’avez pas honte d’égaler les esclaves à lu libre Trinité et de ranger le roi, Seigneur des armées, avec ses serviteurs. Cessez de brouiller ces êtres qui ne peuvent se confondre, ou plutôt le néant avec l’être. Parler ainsi n’est pas glorifier et honorer le Seigneur, mais l’injurier et le déshonorer ; car déshonorer le Fils, c’est déshonorer le Père. Si maintenant la théologie est parfaite dans la Trinité et si c’est là la vraie et unique piété où résident la beauté et la vérité, il fallait qu’il en fût ainsi toujours, sinon la beauté et la vérité seraient adventices et la plénitude de la théologie serait due à l’accroissement. Il fallait donc qu’il en fût ainsi dès l’éternité. Si des l’éternité il n’en était pas ainsi, maintenant cela ne saurait être mais serait comme, selon vous, il en a été au commencement, de sorte que la Trinité actuellement n’existerait point. Aucun chrétien ne supporterait pareils hérétiques. Aux païens de se faire une Trinité produite et de l’égaler aux choses créées, car ce qui est créé admet seul diminution et augmentation. Les chrétiens eux reconnaissent dans leur foi la bienheureuse Trinité, comme immuable, parfaite, toujours dans le même état ; ils ne connaissent rien en plus de la divinité, ni un état imparfait de celle-ci dans le passé, car il y a impiété dans les deux cas. Aussi la foi reconnaît-elle que la Trinité est pure de tout mélange avec les êtres créés ; elle l’adore, gardant indivisible l’unité de sa divinité et, fuyant les blasphèmes ariens, elle confesse et reconnaît l’éternité du Fils. Il est éternel, comme est éternel le Père dont il est le Verbe. » Contra arian., i, 18, P. G., t. xxvi, col. 48 sq.

Il suffit de lire des pages comme celles-là pour se rendre compte du point de vue où se place saint Athanase. Son âme entière se révolte contre les impiétés d’Arius et de ses partisans. Il sait, parce que l’Écriture et la Tradition le lui ont appris, qu’il n’y a qu’un seul Dieu ; mais il sait tout aussi bien que le Verbe est Dieu, qu’il possède donc toutes les qualités divines et particulièrement l’éternité. Il affirme donc sa croyance et ne se lasse pas de l’exprimer. Il y a plus. Pour saint Athanase, le Verbe esi bien autre chose que l’instrument de la création, bien autre chose que la Pensée du Père, c’est-à-dire une personne lointaine et mystérieuse. Il faut avant tout le chercher et l’adorer en Jésus-Christ. Or, Jésus-Christ est une personne historique qui a vécu au milieu des hommes ; il est le Verbe incarné par amour pour nous ; et, si nous voulons savoir pourquoi Dieu s’est fait homme, c’est afin que les hommes deviennent des dieux. Telle était déjà la doctrine de saint Irénée. Saint Athanase reprend cette doctrine et la commente inlassablement. Il sait que nous sommes appelés à la vie divine, que nous avons reçu l’esprit d’adoption, que nous sommes faits participants de la nature divine. Comment pourrait-il en être ainsi si le Christ n’était pas Dieu ? et le Christ serait-il Dieu si le Verbe n’était qu’une créature ? Tout se tient dans la doctrine chrétienne ; et l’on peut, comme le fait Athanase, partir de l’incarnation pour remonter à la Trinité, éternelle et indivisible. Ce mouvement de pensée présente même l’avantage d’être plus facilement accessible au peuple fidèle et de reproduire l’acte même de la révélation, car c’est par le Christ que nous avons connu la paternité de Dieu.

Sans doute les difficultés ne sont pas toutes levées par cette explication. Saint Athanase est bien obligé de suivre les ariens sur le terrain où ils ont porté la controverse. Du moins a-t-il un point de départ d’autant mieux assuré que le christianisme tout entier, avec les dogmes de l’incarnation et de la rédemption, se trouve mis en jeu et qu’il est désormais impossible de mettre à part le dogme trinitaire comme s’il était un domaine réservé aux spéculations théologiques.

Le Père et le Fils. —

Le Père est éternellement Père : il faut donc que le Fils soit engendré de toute éternité. « Jamais la substance du Père n’a été imparfaite, de sorte que ce qui lui est propre lui soit surajouté. La génération du Fils n’est pas comme la génération humaine, postérieure à l’existence du Père. Il est engendré de Dieu et, étant propre Fils du Dieu éternel, il existe de toute éternité. Les hommes, eux, engendrent dans le temps parce que de nature imparfaite ; la génération divine est éternelle parce qu’éternellement parfaite de sa nature. » Contra arian., i, 14, P. G., t. xxvi, col. 40 ; cf. De synod., 50, ibid., col. 781.

Le Fils est l’image et la splendeur du Père, son empreinte et sa vérité. « Si la lumière a dans sa splendeur son image, si la substance est entière dans son empreinte, si l’existence du Père entraîne celle de la vérité, ceux qui conçoivent mesurées par le temps l’image et la figure de la divinité peuvent voir quel est l’abîme d’impiété où ils tombent… Si la substance existe, incontestablement existent aussi son empreinte et son image, car ce n’est pas du dehors qu’est dessinée l’image de Dieu… Voyons donc ce qui appartient au Père et nous connaîtrons si son image est de lui. Éternel est le Père, immortel, puissant, lumière, roi, maître absolu, Dieu, Seigneur, créateur et auteur. Tout cela doit être dans l’image pour que, véritablement, celui qui voit le Fils voie le Père. S’il n’en est pas ainsi, mais si, comme le disent les ariens, il est fait et non pas éternel, le Fils n’est pas la véridique image du Père. Contra arian., i, 20-21, t. xxvi, col. 53 ; cf. Epist. ad Afros, 5-6, ibid., col. 1036-1041 ; De décret. Nicœn. syn., t. xxv, col. 422-437.

Il est vrai que les Ariens insistent. Seuls, disent-ils, le Père est àyévrçToç, tandis que le Fils est yevtjtôç. La difficulté causée par l’emploi de ces termes n’était pas nouvelle, et l’on peut dire, en un certain sens, que le Fils est en effet yevriTÔc., puisqu’il a un principe qui est le Père, tandis que le Père seul est véritablement sans principe. On peut dire de la même manière que le Fils n’est pas àvapxoç, puisque le Père est l’àp/ï) du Fils, le principe dont il est issu, la source de laquelle il sort. Plus tard, des précisions nouvelles interviendront et l’on distinguera avec soin les termes yevrçTOÇ et Yswï]t6ç, àyévvY)TOÇ et àyérrioç, : les premiers ariens ne connaissent pas cette distinction et saint Athanase ne la connaît pas davantage. Mais il repousse sans peine l’objection : « Si les ariens, dit-il, entendent par ixyèwr^roç, un être existant qui n’est pas engendré et n’a point de père, nous leur répondons qu’il n’y a dans ce sens qu’un seul àYév/jToç, le Père, et ils ne gagneront rien à cette affirmation. Parler ainsi de Dieu, àyévrjTOÇ, ce n’est pas affirmer que le Fils est une œuvre, puisqu’il est évident d’après les démonstrations précédentes que le Verbe est tel que celui qui l’a engendré. Si donc Dieu est improduit, son image ne sera pas une production, mais une génération, laquelle est son Verbe et sa sagesse. » Contra arian., i, 31, t. xxvi, col. 76.

Les termes yevyjtoç et &y£>r, i : oç n’étaient d’ailleurs pas scripturaircs et on avait le droit de ne pas s’y attacher autrement. Les problèmes étaient plus difficiles à résoudre lorsqu’on se trouvait en face de formules employées par les Livres saints. Les arien*, ne M faisaient pas faute de chercher dans l’Écriture toutes sortes d’arguments, et ils insistaient spécialement sur le texte de f’rov., viii, 22 : « Le Seigneur m’a Otéée principe de ses ouvrais. » Saint Athanase ne laisse pas d’être quelque peu embarrassé par ce passage et il explique tantôt que « l’Écriture n’a pas voulu parler par la bouche de Salomon de la substance de la divinité du Verbe, ni de la génération étemelle et authentique par le Père, mais de son humanité t de son économie à i otre égard ». Contra arian., ii, 45, col. 211 ; tantôt que « puisqu’il y a une enipn inte de la Sagesse, créée en roui < t eu toutes s< s œuvres, i’M à^bon droit que la Sagesse véritable et créatrice s’applique ce qui est dit de son empreinte et déclare : « Le « Seigneur m’a créée pour ses œuvres. » Contra arian., ii, 78, col. 312.

En toute hypothèse, le Fils est véritablement éternel ; et il est de la substance du Père. Il appartient en propre au Père comme étant de sa substance, Contra arian., i, 16, col. 44. Dieu n’étant pas composé de parties, mais impassible et simple, il suit de là que c’est sans passion et sans division qu’il est le Père du Fils. Verbe et Sagesse, le Fils n’est ni créature, ni partie de Dieu dont il est le Verbe, ni engendré selon la passion. Contra arian., i, 28, col. 69.

De là saint Athanase tire deux conclusions : la première, que le Fils possède en soi toute la substance du Père, puisque cette substance, lui étant communiquée et ne pouvant d’ailleurs se partager, lui est nécessairement donnée tout entière, Contra arian., iii, 6, col. 332 ; cf. i, 16 ; ii, 24, col. 44, 197. La seconde, qu’il ne peut y avoir qu’un seul Fils, puisqu’il épuise à lui seul la fécondité du Père. De décret., 11, t. xxv, col. 436. Par suite, le Fils est absolument Dieu comme le Père. Disons, pour employer le terme de Nicée qu’il lui est consubstantiel.

Le « consubstantiel ». —

On a remarqué que ce terme n’occupait pas dans les œuvres de saint Athanase la place à laquelle, semble-t-il, il aurait eu droit et que souvent l’évêque d’Alexandrie emploie d’autres expressions, par exemple ï&iov tïjç oùataç toû LTaTpcx ; YÉwyjiJia, ô(i.otoç xa-r’oùaîav, etc., là où l’on s’attendrait à rencontrer le mot ôfzooôcnoç. Cette remarque est peut-être exacte. Nous savons que le consubstantiel nicéen avait soulevé de nombreuses difficultés chez un très grand nombre d’évêques orientaux. Il était utile de montrer que la doctrine orthodoxe n’était pas nécessairement attachée à ce mot et qu’il était possible de l’exprimer sans y faire appel. Kt comme les ariens aimaient à déclarer qu’ils n’employaient que des expressions scripturaires, saint Athanase a dû suivre leur exemple en s’attachant le plus possible à suivre la lettre même des Écritures inspirées. Il faut cependant ajouter que l’ôjxooûo’.oç n’est pas aussi complètement absent des œuvres de saint Athanase qu’on le dit quelquefois et qu’on rencontre ce mot dans des écrits composés à des dates très variées et en des circonstances fort différentes les unes des autres.

Au reste, le véritable problème n’est-il pas un problème de vocabulaire, mais de doctrine. Dans qui I s.’ps saint Athanase a-t-il dit que le Fils était de l’essence du Père, rejeton propre de l’essence du Père, semblable au Père selon la substance, consubstantiel au Père ? A-t-il voulu exprimer par là l’unité numérique de la substance divine ? ou bien s’est-il, à un moment donné de sa carrière, laissé entraîner à mettre en relief la distinction du Père et du Fils ? Plusieurs critiques, Gummerus et Harnack en particulier, assurent que cette seconde hypothèse est la vraie et que, aux environs de 358, l’évêque d’Alexandrie avait accepté de faire des concessions à Basile d’Ancyre et à ses amis. De cette espèce de capitulation, le De synodis serait le document caractéristique.

Pour comprendre le sens de cet ouvrage, il est easen tlel de se rappeler 1rs conditions dans lesquelles il ; * éti composé. Voir l’art. Sf.mi-aru ns, t. xiv, col. 1701 sq. t’n certain nombre d’évêques orientaux, ayant à lair kéti Ba Ile d’Ancyre et Georges de Laodtcée, venaient i - réuiiir ( i di condamner les formes radicale ! de l’arianUme. Us n’avaient pas hésité même à rejeter l’home i m.’Ion h (|U< 1 le Fils était dit semblable au Père sans que rien fût précisé sur la nature de < it, similitude. Depuis longtemps d’ailleurs, on avait pu remarquer, dans les rangs de ceux qu’on étall convenu de traiter d’ariens des flottements significatifs, et la déclaration par laquelle, dès 341, les membres du concile d’Antioche avaient signifié son congé à Arius était caractéristique. Les homéousicns avaient fait un pas de plus vers l’orthodoxie déclarée, en disant que le Fils est semblable en tout à son Père, semblable selon la substance : convenait-il de laisser leurs efforts sans récompense ?

Saint Hilaire et saint Athanase ne le pensèrent pas. L’un et l’autre, à quelques mois de distance, écrivirent Sur les synodes des ouvrages destinés à mettre en confiance les hommes de bonne volonté : « Ceux qui acceptent tout ce qui a été décidé à Nicée et n’hésitent que sur le mot consubstantiel, déclare saint Athanase, ne doivent pas être traités en ennemis et nous-mêmes ne les combattons point comme des ariens ou des adversaires des Pères ; nous leur adressons la parole comme à des frères qui ont les mêmes pensées que nous et ne discutent que sur les mots. Reconnaissant que le Fils est de la substance du Père et non pas d’une autre réalité, qu’il n’est ni créature, ni œuvre, mais génération authentique et naturelle et qu’il est de toute éternité uni au Père, étant son Verbe et sa Sagesse, ils ne sont pas éloignés d’accepter aussi le mot consubstantiel. Tel est Basile d’Ancyre qui a écrit sur la foi. » De synod., 41, t. xxvi, col. 765.

Toutefois, après ces remarques engageantes, saint Athanase ajoute que seul le mot consubstantiel exprime avec précision la foi orthodoxe : « Dire seulement semblable en substance n’est pas tout à fait dire ce qu’affirme l’expression de la substance, qui, eux-mêmes le reconnaissent, fait ressortir le lien naturel entre le Fils et le Père. L’étain est seulement semblable à l’argent, le loup au chien, le cuivre doré à l’or véritable, et l’étain ne provient pas de l’argent, ni le loup ne saurait être appelé le fils du chien… Qui affirme seulement Vhomoiousios ne caractérise pas tout à fait ce qui vient de la substance ; mais qui parle de « consubstantiel » embrasse le sens des deux expressions homoiousios et de lasubstance. Eux-mêmes, s’attaquant encore à ceux qui disent que le Verbe est créature et ne veulent pas qu’il soit Fils authentique, ont emprunté leurs preuves contre eux aux exemples humains du fils et du père, mais avec cette exception que Dieu n’est pas comme l’homme et que la génération humaine n’est pas la génération du Fils qui est telle qu’il convient à Dieu… Serait-ce, parce que les rejetons humains sont consubstantiels, qu’il faille prendre garde que le Fils, si on l’appelait aussi consubstantiel, ne soit considéré comme étant aussi un rejeton humain ? Non ; cela n’est pas. Le Fils est Verbe et Sagesse du Père : cela nous caractérise l’impassibilité et l’indivision de la génération du Père. Le verbe des hommes lui-même n’est point une partie et ne sort point par passion ; à plus forte raison celui de Dieu, que le Père a déclaré être son Fils. C’est pour éviter qu’en l’entendant appeler Verbe on ne se l’imaginât comme le verbe humain dénué de subsistence. Quand on entend le nom de Fils, on connaît qu’il est Verbe et Sagesse substantielle. » De synod., 41, ibid.

Les précisions apportées ici sont de la plus haute importance, car elles mettent en relief à la fois la consubstantialité du Père et du Fils et la subsistence du Fils. Mais il faut ajouter que saint Athanase n’a jamais varié sur ces deux points et qu’il a toujours affirmé avec une égale assurance que le Père et le Fils étaient de même substance et que pourtant le Fils était différent du Père : « Ils sont un, non pas comme quand un être est divisé en deux parties, qui ne sont qu’un ; ni comme l’un deux fois nommé, de sorte que le même est tantôt le Père, tantôt son Fils… Mais ils sont deux, parce que le Père est Père et n’est point en même temps le Fils ; parce que le Fils est Fils et

n’est point le Père. Il n’y a qu’une seule nature, car ce qui est engendré n’est point dissemblable de celui qui engendre ; il est son image et tout ce qui est du Père est du Fils. Aussi le Fils n’est-il pas un autre Dieu, car il n’a pas été conçu du dehors ; sinon il y aurait plusieurs Dieux, avec cette divinité conçue étrangère au Père. Si le Fils est autre comme engendré, il est la même chose comme Dieu. Le Père et lui sont un par la propriété et la parenté de la nature et par l’identité de l’unique divinité, comme il a été dit. La splendeur est aussi lumière ; elle n’est pas en dehors du soleil, ni une autre lumière, ni par participation de lui, mais sa propre et complète génération. Pareille génération est nécessairement une unique lumière et l’on ne dirait pas qu’il y en a deux : ils sont deux, à savoir le soleil et la splendeur, mais une seule lumière venant du soleil et illuminant dans la splendeur tout l’univers. Ainsi la divinité du Fils appartient au Père ; aussi est-elle indivisible. Il n’y a qu’un seul Dieu et il n’y en a pas d’autre hors de lui. Le Père et le Fils sont donc une seule chose et unique est leur divinité. Contra arian., iii, 4, t. xxvi, col. 328.

La doctrine ainsi affirmée dans les Discours contre les ariens est aussi celle du De synodis ; elle sera reprise dans VEpistola ad Afros. Saint Athanase affirme, d’un bout à l’autre de sa carrière que le Fils est véritablement Fils et que, pour être connu, il ne doit pas être séparé du Père. On ne peut savoir ce qu’il est qu’en le rapprochant du principe qui l’engendre éternellement et qui se reproduit en lui. Fils, il est distinct du Père ; il est autre que lui ; mais Fils, il est de la même substance que le Père et il ne saurait être envisagé à part du principe qui se communique à lui. Sans doute, tout cela reste obscur à notre raison humaine ; les comparaisons et les analogies par lesquelles nous essayons d’exprimer le mystère de la vie divine sont incomplètes et insuffisantes, et l’on tomberait dans les plus graves erreurs si on les prenait à la lettre. Athanase n’est pas homme à s’effrayer du mystère ou à reculer devant lui. Il s’attache aux données de la Révélation, également assuré de l’unité de Dieu et de la distinction du Père et du Fils. Il laisse à d’autres le soin d’éclairer, si cela est possible, l’accord de ces deux vérités.

Le Saint-Esprit. —

Les premiers ariens ne s’étaient guère occupés du Saint-Esprit, sinon pour affirmer qu’il était, comme le Fils, une créature. Saint Athanase ne s’en occupe pas davantage : il se contenta d’affirmer sa foi à la Trinité, jusqu’au moment où, vers la fin du règne de Constance, certains évêques du parti de Basile d’Ancyre nièrent expressément la divinité de l’Esprit-Saint. Saint Athanase n’hésita pas alors à s’engager dans l’arène et, dans ses lettres à Sérapion, il mit en relief la pleine divinité du Saint-Esprit. Tour à tour, l’Écriture sainte et la Tradition ecclésiastique apportent leur témoignage. D’ailleurs ne faut-il pas que l’Esprit-Saint soit Dieu pour devenir le principe de notre sanctification : « L’Esprit nous fait participer tous de Dieu… Mais si c’était une créature, nous ne pourrions en lui avoir participation de Dieu ; nous serions unis à une créature et étrangers à la nature divine, n’ayant rien de commun avec elle… Si cette participation de l’Esprit nous communique la nature divine, il y aurait folie à dire que l’Esprit est de nature créée et non de nature divine. C’est pourquoi ceux en qui il est sont divinisés : s’il divinise, il n’est pas douteux que sa nature est la nature divine. » Epist. ad Serap., i, 24, t. xxvi, col. 585. Nous reconnaissons cet argument ; c’est celui qui a été employé pour prouver la divinité du Fils. Dans l’un et l’autre cas, saint Athanase s’appuie sur les exigences de notre vie divine pour remonter jusqu’à sa source : ce faisant, il révèle le caractère profondément religieux de son esprit.

Ajoutons que la divinité du Saint-Esprit peut être prouvée d’une autre manière, par le caractère homogène de la Trinité. Cette preuve nous intéresse particulièrement ici, parce qu’elle met en relief le rôle joué, dans la vie chrétienne, par la foi à la Trinité envisagée dans son ensemble. Toute la Tradition enseigne la Trinité, il faut donc que tout soit divin en elle : « La sainte et bienheureuse Trinité est indivisible et unie en elle-même : quand on parle du Père, le Verbe est présent et l’Esprit qui est dans le Fils. Si l’on nomme le Fils, le Père est dans le Fils et l’Esprit, et l’Esprit n’est pas hors du Verbe. Il n’y a qu’une seule grâce, venant du Père par le Fils, complète dans le Saint-Esprit : une seule divinité, un seul Dieu, au-dessus de tout, partout et en tout… Si l’Esprit-Saint était créature, il n’aurait point rang dans la Trinité. Tout entière elle est Dieu. Il suffît de savoir que l’Esprit n’est pas créature et n’est point au nombre des œuvres, car rien d’étranger ne se mêle à la Trinité ; elle est indivisible et semblable à elle-même. Cela suffit aux fidèles ; c’est à cela que s’étend la connaissance humaine ; jusque là seulement que les chérubins se voilent la face de leurs ailes. Qui cherche au delà et veut scruter, méconnaît l’avertissement : « Ne sois pas trop sage, si tu ne veux pas être stupide. » Ce qui nous est transmis par la foi, ce n’est pas dans l’humaine sagesse, mais dans l’entendement de la foi qu’il convient de l’examiner. » Epist. ad Serap., i, 14, 17, col. 565, 569.

La Trinité entière est indivisible : « Puisque telle est l’union et l’unité qui existe dans la sainte Trinité, qui séparerait le Fils du Père ou l’Esprit du Fils et du Père ? Qui aurait assez d’audace pour déclarer que la Trinité est en elle-même dissemblable et de nature diverse, que le Fils est d’une autre substance que le Père ou que l’Esprit est étranger au Fils ? Si l’on demande encore comment cela est-il ?comment, l’Esprit Saint étant en nous, peut-on dire que le Fils est en nous et, quand le Fils est en nous, le Père y est aussi ? ou enfin comment, puisqu’il y a Trinité, est-elle tout entière indiquée dans un seul ? ou encore, quand un seul est en nous, comment la Trinité y est-elle ? que l’on sépare d’abord l’éclat de la lumière, ou la sagesse du sage et l’on pourra dire comment cela est. Si c’est impossible, à plus forte raison est-ce folie d’oser faire de pareilles recherches sur Dieu : la divinité n’est pas transmise dans la démonstration raisonneuse, mais dans la foi de l’intelligence pieuse et circonspecte. Si ce qui concerne la croix salutaire n’est point prêché par saint Paul dans la sagesse des discours, mais dans la démonstration de l’esprit et de la puissance, s’il a entendu au ciel des paroles qu’il n’est point permis à l’homme de prononcer, que pourrait-on dire sur la Sainte Trinité ? » Epist. ad Serap., i, 20, col. 576 sq.

Le concile d’Alexandrie de 362. La formule des trois hypostases. —

Ce dernier passage est caractéristique de la méthode de saint Athanase ; et nous pouvons maintenant mesurer le progrès que l’évêque d’Alexandrie a fait faire à la théologie de la Trinité. Ce progrès n’est pas dans l’élaboration des formules ou dans la recherche systématique des explications rationnelles. Il faut même dire que, sur certains points, la terminologie de saint Athanase reste déficiente. Le concile de Nicée, nous l’avons vii, admettait la parfaite synonymie des termes ouata et ÛTroaTaaiç : cette position était logique, étant donné le sens originaire du vocable ÛTroaraaiç et peut-être aussi le rôle des théologiens occidentaux dans l’élaboration du symbole : pour eux, le latin subslanlia était exactement traduit par Û7roaTaaiç, tandis que ouata répondait à essentia. Mais il manquait un mot pour désigner les personnes divines, et le terme 7rp6a « 7tov, qui avait été employé naguère par Origène, pouvait à bon droit sembler insuffisant. Aussi, conçoit-on que d’assez bonne heure on ait, en Orient, choisi le mot &KO0TOHHC pour parler des personnes divines en réservant le terme ouata pour exprimer l’unique substance. D’où la formule : trois hypostases, une ousie unique. Cette formule faisait déjà partie du vocabulaire d’Origène ; elle fut adoptée, au ive siècle, par des théologiens de formation origéniste, c’est-à-dire en définitive par des hommes peu disposés à accepter « ins explicitions le vocabulaire de Nicée. Les partisan* de Basile d’Anevre furent de ceux qui l’employèrent, et lorsque le vent souffla à la réconciliation, saint Athanase consentit à s’en servir également.

Le concile d’Alexandrie, tenu en 362, sanctionna cette manière de faire, et le Tome aux Anliochiens enregistra l’accord intervenu : « Quelques-uns étaient accusés d’employer l’expression frois hypostases, suspecte parce que non scripturaire… A cause de la contention qui s’était produite, nous avons demandé si l’on entendait par là, avec les ariens, des hypostases complètement différentes, étrangères et de substance diverse, chacune étant séparée en elle-même, comme le sont les autres créatures et les enfants qu’engendrent les hommes ; s’il s’agissait de substances différentes comme l’or, l’argent, le cuivre ; ou si, avec d’autres hérétiques, on entendait parler de trois principes ou de trois dieux quand on parlait de trois hypostases. Ils affirmèrent énergiquement qu’ils n’avaient jamais dit ni pensé rien de semblable. Nous les avons alors questionnés. Pourquoi donc parlez-vous ainsi et employez-vous de pareilles expressions ? » Ils ont répondu : « Parce que nous croyons à la sainte Trinité ; Trinité pas de nom seulement, mais réelle et subsistante : le Père, véritablement existant et subsistant ; le Fils substantiel et subsistant ; l’Esprit-Saint, subsistant et réellement existant. Nous ne parlons ni de trois dieux ni de trois principes et nous ne supportons pas ceux qui parlent ou pensent ainsi. Nous reconnaissons la sainte Trinité, l’unique divinité, l’unique principe, le Fils consubstantiel au Père, comme l’ont dit les Pères ; l’Esprit-Saint pas créature, pas étranger, mais propre et indivisible de la substance du Fils et du Père… « Nous avons ensuite examiné ceux auxquels on reprochait de dire une seule hypostase, pour voir si c’était dans le sens de Sabellius, pour supprimer le Fils et l’Esprit-Saint ou nier que le Fils fut substantiel et le Saint-Esprit réellement subsistant. Eux aussi affirmèrent énergiquement qu’ils n’avaient jamais rien dit, ou pensé rien de semblable. « Nous parlons d’hypostase, dirent-ils, parce que nous identifions l’hypostase et la substance ; nous disons une hypostase parce que le Fils est de la substance du Père et à cause de l’identité de nature. Nous croyons à l’unique divinité et à son unique nature et nous n’admettons pas une substance différente pour le Père, à qui serait étrangère celle du Fils et celle de l’Esprit Saint. » Tom. ad Antioch., 5-6, P. G., t. xxvi, col. 800, 801.

Les décisions prises au concile d’Alexandrie sont de la plus haute importance, parce qu’elles sanctionnent la valeur de la nouvelle formule : « une ousie, trois hypostases « .Cette formule.il fautlesouligner.exprime la foi de Nicée et ses partisans le déclarent expressément. Elle ne marque pas une séparation entre les trois personnes divines ; elle respecte l’unité de substance qui est la condition même du dogme monothéiste ; elle se contente de fournir une expression appropriée au dogme trinitaire. On croyait, dès les origines de l’Église qu’il y avait un seul Dieu et trois… ici le terme propre faisait défaut pour traduire ce qui en Dieu était triple, et il fallait à la fois éviter les écucils du trithéisme et du sabcllianisme. On convint à Alexandrie de désigner par le mot hypostase chacune de ces réalités inséparables. Le progrès dans le vocabulaire est manifeste.

Il faut cependant remarquer que saint Athanase personnellement, tout en acceptant les explications formulées au concile de 362, resta, jusqu’au bout de sa vie, favorable au vocabulaire ancien, qui identifie hypostase et ousie. Dans sa lettre aux Africains écrite vers 369, il va jusqu’à déclarer : l’hypostase est l’ousie, et elle ne signifie pas autre chose que l’être même. Epist. ad Afros, 4, t. xxvi, col. 1036 B. Une telle déclaration, qui fait bon marché des explications acceptées sept ans plus tôt ne put que soulever de nouvelles et persistantes difficultés.

Les Occidentaux, en effet, eurent beaucoup de peine à accepter la nouvelle terminologie. Depuis Tertullieii, ils avaient pris l’habitude de désigner p : ir le mot perxona, le propium quid des personnes divines. Lttté ralement ce mot correspondait à p mttpon ; mais, par la force des choses, il avait pris une signification plus précise et indiquait tout autre chose qu’un aspect pas sager et transitoire, un rôle, un masque de théâtre. Appliqué aux personnes divines, il exprimait des réalités subsistantes, bien qu’inséparables et non indépendantes les unes des autres. Par contre, ils voyaient dans le mot Û7r60Taaiç le correspondant exact de substantia, et ils ne pouvaient accepter de parler de trois substances en Dieu. La formule trois hypostases leur semblait une profession de trithéisme et nous n’avons pas trop de peine à comprendre l’émotion de saint Jérôme, lorsque, au cours de son premier séjour en Orient, il entendit les moines parler de trois hypostases. Les lettres qu’il écrivit alors au pape Damase témoignent de son inquiétude : « Après la foi de Nicée, après le décret d’Alexandrie auquel s’unit l’Occident, la progéniture des ariens, les campagnards, exigent de moi, Romain, le nom nouveau de trois hypostases. Quels apôtres, je vous prie, ont écrit cela ? De quel nouveau maître des nations, de quel nouveau Paul est cet enseignement ? Nous demandons ce qu’ils peuvent bien penser qu’on entende par trois hypostases. Trois personnes subsistantes, affirment-ils ; nous répondons que nous croyons ainsi. Il ne suffit pas du sens ; ils réclament le mot même, car je ne sais quel venin se cache dans les syllabes. .. Quiconque dit qu’il y a trois choses, c’est-à-dire trois hypostases, sous le couvert de la piété s’efforce d’affirmer trois natures. S’il en est ainsi, pourquoi des murs nous séparent-ils d’Arius, puisqu’une même perfidie nous unit… La foi romaine en soit préservée ! Que les cœurs religieux des peuples n’acceptent point un tel sacrilège. Qu’il nous suffise de dire une seule substance, trois personnes subsistantes, parfaitement égales, coétemelles. Qu’on taise trois hypostases et qu’une seule soit gardée. » Episl., x, 4, P. L., t. xxii, col. 356.

La lettre de saint Jérôme est caractéristique ; mais elle est écrite d’un point de vue trop spécial et ne tient aucun compte des difficultés propres aux Orientaux. Elle se meut dans la ligne du vocabulaire occidental, de celui auquel saint Athanase était resté attaché. On se rend compte, en la lisant, des difficultés qu’il a fallu vaincre pour faire prévaloir des formules plus compréhensives et plus exactes.

Ajoutons que saint Athanase n’a pas eu seulement un vocabulaire déficient. Il n’a jamais cherché à définir ce qui constitue le propre des personnes divines, ni comment elles se distinguent et s’opposent entre elles, ni comment nous pouvons, par de lointaines analogies, nous représenter les opérations mystérieuses qui les font être. Homme de tradition, il n’a pas cru pouvoir s’intéresser à ces questions de théologie proprement dite. Nous avons marqué assez l’importance de son rôle pour avoir le droit de souligner les progrès qui. après lui, devront encore être accomplis dans l’explication de la foi.

V. SAINT HILAIRE DE POITIERS.

La théologie de saint Hilaire peut être rapprochée de celle de saint Athanase. C’est en Orient que l’évêque de Poitiers a achevé sa formation théologique et qu’il a appris les dangers que l’arianisme avait fait réellement courir à la foi traditionnelle. Avant son exil, il n’avait jamais entendu parler de la foi de Nicée. Pendant les quatre années de son séjour au milieu des Orientaux, i) put se rendre compte des nuances doctrinales qui séparaient les différentes sectes ariennes et de la nécessité où l’on était de préciser le vocabulaire technique, si l’on voulait réellement éclairer les problèmes. Comme saint Athanase, avant lui, semble-t-il, il vit que les homéousiens étaient réellement très proches de l’orthodoxie et qu’il ne serait pas difficile de les amener à professer la foi de Nicée.

Le « De synodis ». —

Il écrivit, pour cela, le De synodis, dans lequel il s’efforce d’expliquer le véritable sens du mot consubstantiel.

Ce terme, déclare l’évêque de Poitiers, ne signifie pas que le Père et le Fils sont identiques, ni que la substance divine est partagée entre eux deux, ni qu’ils participent l’un et l’autre à une substance qui leur serait antérieure ; mais que le Fils, tout en étant distinct du Père, a reçu de lui la substance par laquelle il est tout ce qu’est le Père : Sit una substantia ex naturæ genitse proprietate ; non sit aut ex portione, aut ex unione, aut ex communione. De synod., 71, P. L., t. x, col. 527

Cette explication aboutit-elle à faire de l’unité de substance du Père et du Fils une unité purement spécifique et par suite à mettre en péril l’unité numérique ? On l’a soutenu parfois, mais à tort. Autant que quiconque, saint Hilaire tient fermement au dogme de l’unité divine et il ne veut pas que l’on sépare le Père et le Fils. Ce sont sans doute deux personnes distinctes. Dieu est unique non par la personne, mais par la nature. De synod., 69, ibid., col. 526. Et chacune des personnes est parfaite en soi : bien que le Fils soit vertu, sagesse, gloire, le Père n’en est pas moins puissant, sage et glorieux. De Trinit., II, 8, ibid., col. 57. On peut encore, pour le bien de la paix, accepter rôfiotoiicioç de Basile d’Ancyre et de ses partisans, puisque la parfaite ressemblance en Dieu entraîne l’unité de substance, De synod., 72-77, col. 527 sq. Pourtant, il vaut mieux éviter ce terme qui est ambigu et peut prêter à confusion : la similitude n’est pas, malgré tout, une identité ; et, entre le Père et le Fils, il y a identité de substance, ainsi que le marque clairement le consubstantiel nicéen. De synod., 89. Au consubstantiel, entendu dans son sens le plus strict, vont les préférences de saint Hilaire.

Le « De Trinitate ». —

Le De Trinitate en douze livres est le premier des grands ouvrages théologiques consacrés par l’Occident à la défense du dogme trinitaire. Écrit par saint Hilaire au cours de son exil, il est destiné à éclairer la foi de ses compatriotes d’Occident. Après avoir, dans le 1. I er montré la grandeur et la difficulté du problème, en même temps que le bonheur de la foi au vrai Dieu, l’auteur expose, dans les livres suivants, le mystère de la génération du Fils de Dieu ; l’unité d’essence du Père et du Fils déjà mise en relief par le texte évangélique : » Je suis dans le Père et le Père est en moi » ; puis il réfute longuement les erreurs ariennes et répond aux objections accumulées par les hérétiques contre la divinité du Fils. Le 1. VIII prouve que la croyance à la divinité du Fils n’est pas contraire au monothéisme ; le 1. IX défend la génération divine du Fils contre les arguments des ariens ; le Xe et le XIe montrent comment ni les souffrances supportées par le Sauveur au cours de la passion, ni les affirmations de l’évangile de saint Jean et de la première lettre aux Corinthiens au sujet de sa subordination au Père ne peuvent être objectées contre sa divinité. Enfin, le 1. XII établit la différence essentielle qu’il y a entre la naissance éternelle du Fils de Dieu et les générations humaines, autant du moins que la raison humaine est capable de pénétrer le mystère. Ce plan, annoncé dès la fin du 1. I er, est suivi aussi rigoureusement que possible.

Pas plus que saint Athanase, saint Hilaire ne cherche à sonder anxieusement les profondeurs du mystère. L’affirmation de la foi lui suffit. Il n’y a qu’un seul Dieu. Cependant le Père engendre éternellement son Fils, qui n’est ni fait ni créé. Le Père et le Fils sont strictement égaux ; ils possèdent l’un et l’autre la plénitude de la divinité : Plenitudo divinitatis in ulroque perfecta est. Non enim diminutio Patris est Filius, nec Filius imperfectus a Pâtre est. De Trinit., III, 23, col. 92. Bien mieux, le Père et le Fils ont la même substance : Absolule Pater Deus et Filius Deus unum sunt, non unione personæ sed substantiæ unitate. De Trinit., IV, 42, col. 128. À quoi bon, dès lors, arguer de tels ou tels passages scripturaires en les séparant de leur contexte, pour leur faire dire autre chose que ce qu’enseigne ! a foi traditionnelle ? Aux subtilités des ariens il n’y a qu’à opposer les victorieuses doctrines de l’Église.

Hilaire et Phébade d’Agen. —

Pour mesurer l’importance de l’enseignement de saint Hilaire, on peut se contenter de le rapprocher de celui de son contemporain Phébade d’Agen. Comme Hilaire, Phébade est le défenseur de la foi catholique. Il prétend montrer aux ariens leurs erreurs et rassurer les orthodoxes. Mais il n’est pas seulement un esprit moins puissant que l’évêquc de Poitiers ; il connaît beaucoup moins bien que lui les questions dont il s’agit. Il n’a pas été en Orient ; il n’a pas vécu en contact avec les hérétiques de toute nuance qui se disputent la confiance des fidèles d’Asie Mineure et sa théologie reste singulièrement courte. Elle se rattache à Tertullien, comme si, pendant près de deux siècles, rien ne s’était passé dans l’Église et si la pensée chrétienne n’avait pas fait de progrès. Cela même est d’ailleurs intéressant, car les arguments de Tertullien, ses formules plutôt suffisent presque à réfuter l’arianisme. De Tertullien à saint Phébade, la doctrine chrétienne n’a pas varié. Les novateurs sont les ariens ; cette remarque suffit à les condamner. « Il faut, déclare saint Phébade, garder la règle qui confesse que le Fils est dans le Père, que le Père est dans le Fils. Cette règle, qui conserve l’unité de substance en deux personnes, reconnaît l’économie de la divinité. Tenenda est igitur, ut diximus, régula quæ Filium in Paire et Patrem in Filio confitetur ; quæ unam in dunbus personis subslantiam servons, dispositionem divinitatis agnoscit. » Contra arian., 22, P. L., t. xx, col. 29. Phébade ajoute aussitôt : « Pour ne scandaliser personne, j’ajoute que l’Esprit procède de Dieu, d’autant que Dieu qui a une seconde personne dans le Fils en a une troisième dans le Saint-Esprit. Le Seigneur n’a-t-il pas dit : « Je prierai le Père et il vous i enverra un autre Paraclet. » Ainsi l’Esprit est autre que le Fils, de même que le Fils est autre que le Père. Ainsi, il y a une troisième personne dans l’Esprit comme il y en a une seconde dans le Fils. Tout cela ne forme qu’un Dieu : les trois ne sont qu’un. Voilà ce que nous croyons ; voilà ce que nous tenons parce que nous l’avons appris des prophètes. Voilà ce que les Évangiles nous ont enseigné, ce que les apôtres nous ont transmis, ce que les martyrs ont confessé dflCns les tourments ; voilà la foi qui est gravée dans nos cœurs et, si un ange descendu des cicux nous annonçait le contraire, nous lui dirions anathème » Ibid. Ces affirmations énergiques sont précieuses ; elles témoignent de la vigueur de la foi qui animait, presque à la veille du concile de Rimini, nos évêques des Cailles ; elles ne sont que des affirmations.

Nous pourrions faire les mêmes constatations en Italie à propos de Zenon de Vérone. Lui aussi s’inspire surtout de Tertullien et il ne semble guère soupçonner que la théologie a pu progresser depuis les premières années du iie siècle ; il va jusqu’à reproduire la vieille théorie du double état du Verbe, d’abord caché dans le si in du Père, puis proféré au moment de la création et acquérant alors sa pleine personnalité. Sans doute ne faut-il pas attacher autrement d’importance formules. Il vaut mit ux rappelé ! que, pour Zenon, le l’ère et le Fils sont comme deux mers que remplit la même eau ; « pie le Père s’est reproduit, dans le Fil », tout en restant ce qu’il était. qu" h l’ère et h lïls sont puisqu’en Dieu il ne peut y avoir !  ; i moindre’ité. Nous retrouvons ici les affirmations de la simple foi. Peut-être les tiri-i. s i qui s’adressait Zenon n’av. lient ils pas besoin d’en savoir davantage.

VI. LES CAPPADOCIENS.

Caractéristiques générales.

Saint Athanase avait donné de la doctrine traditionnelle une magnifique affirmation. Mais il avait laissé sans solution les problèmes que soulevait cette doctrine et qu’une légitime curiosité obligeait les théologiens à envisager de près : qu’est-ce au juste que la personne ? comment peut-il y avoir trois personnes en un seul Dieu ? quelles sont les différences entre les personnes divines, et d’où vient que le Père n’est pas le Fils ; que le Père et le Fils ne sont pas le Saint-Esprit ? Pendant des siècles, on avait pu se contenter de déclarer qu’il n’y a qu’un seul Dieu, et que pourtant le Fils et le Saint-Esprit méritent aussi le titre de Dieu exactement comme le Père. Le développement des controverses ariennes vint montrer que ces simples affirmations demandaient à être précisées. Et lorsque, aux environs de 360, la formule (jûoe ouais., Tpetç ÙTtocTâceiç s’imposa à l’attention, on dut se préoccuper de définir exactement ce qu’était l’oùota et ce qu’étaient en Dieu les ÛTroaTtxcreiç. Le rôle des Cappadociens fut de fournir ces définitions.

Rôle ingrat, il faut l’avouer, mais auquel saint Basile de Césarée, saint Grégoire de Nazianze, saint Grégoire de Nysse se trouvaient admirablement préparés. Tous trois avaient reçu dans les écoles une solide formation classique ; plus tard ils avaient étudié la théologie et ils s’étaient arrêtés longuement sur les écrits d’Origène dont ils avaient nourri leur pensée. Ils se trouvaient ainsi plus capables que d’autres de bien comprendre la pensée des ariens de toute nuance dont Origène avait été l’un des maîtres préférés. D’autre part, ils étaient appelés à vivre au milieu même de ces ariens dont la réfutation et la conquête devaient les occuper sans cesse. A Alexandrie, pas plus que durant ses nombreux exils, Athanase n’avait eu l’occasion de vivre aussi près de ses adversaires ; et en tout cas il n’avait guère vu en eux que des ennemis à combattre. Pour les Cappadociens, une partie au moins des ariens apparaissaient beaucoup plutôt comme des frères à gagner ; bien plus, parmi leurs amis, un certain nombre, qui avaient d’abord été compromis dans les rangs des ariens, s’étaient ralliés à l’orthodoxie et leur exemple permettait d’escompter de nouvelles conversions. Laissons de côté Eustathe de Sébaste, qui, après avoir été lié avec saint Basile, se sépara de lui et termina sa vie dans l’erreur. Mais des hommes comme saint Mélèce d’Antioche, comme saint Cyrille de Jérusalem, qui avaient eu à souffrir persécution de la part des ariens eux-mêmes, ne pouvaient pas, ne devaient pas être suspects ; il était naturel de tenir compte de leurs formules et de chercher, pour exprimer la foi traditionnelle des expressions plus précises que celles dont on s’était contenté jusqu’alors.

Ajoutons que les trois grands Cappadociens se complètent d’une manière étonnante. Unis entre eux par des liens solides de parenté ou d’affection, ils apportent à la besogne commune des tempéraments divers. Saint Basile de Césarée est un homme de gouvernement. Il n’est lias seulement placé à la tête d’un Important diocèse. Les circonstances font de lui le chef de l’orthodoxie orientale entre 370 et 379, et ce sont i.i <> s années déclt Ivea. Il s’agit de négocier avec les lioméousiens d’une part et l’Occident d’autre part ; de défendre la divinité du Saint-Esprit attaquée par les pneumatomaques et de ne pas laisser la moindre prise à l’accusation de sabellianisme. Au milieu des pires épreuves et desservi par une santé souvent fléchis santé, saint Basile fait f.iee à toutes 1 s difficultés. Il conduit ses amis au bon COtnbal et. lorsqu’il nu url, la victoire’t près d’être assuréje. Saint Grégoire de Nazianze, lui, est timide par nature ; il n’aime pas les responsabilités, tout en sachant les accepter en cas de besoin ; mais son âme profondément religieuse, sa sensibilité frémissante trouvent pour exprimer sa foi à la Trinité d’inoubliables accents : c’est à lui que l’Église reconnaissante a donné le surnom de Théologien ; et parmi ses discours, cinq ont été retenus comme les Discours théologiques par excellence : on y trouve en effet, solidement frappées, les formules qui expriment les relations entre les personnes divines. Le Nazianzène a rendu à l’orthodoxie le service d’être son plus éloquent interprète. Quant à saint Grégoire de Nysse, il est par vocation le philosophe ; et il était utile que l’orthodoxie eût aussi un philosophe à opposer aux subtilités dialectiques d’Eunome et de ses alliés. La foi catholique, on le sait de reste, est indépendante des raisonnements de la sagesse humaine ; il faut commencer par l’affirmer telle quelle, avec ses insondables mystères ; mais il faut aussi, à certains moments, mettre en relief son aspect raisonnable : tel fut le rôle propre de saint Grégoire de Nysse.

2° Saint Basile. —

Pour faire triompher définitivement la formule [lia. ouata, Tpeïç ÛTtoaTaæiç, le premier problème à résoudre était de préciser le sens exact des termes employés. Qu’est-ce que l’ousie ? Qu’est-ce que l’hypostase ? Saint Basile répond à cette question dans la lettre xxxviii adressée à saint Grégoire de Nysse. L’ouata est ce qui est commun dans les individus de même espèce, ce qu’ils possèdent tous également, ce qui fait qu’on les désigne tous sous un même vocable sans en désigner aucun en particulier. Mais cette ouata ne saurait exister réellement qu’à la condition d’être complétée par des caractères individuants qui la déterminent. Ces caractères reçoivent différents noms : on les appelle IS16t7)tsç, iSicôfxaTa, IStdcÇovTOc OY)(Aeïa, ÏSia yvcoptapLaxa, /apaxT^peç, jxopqxxL Si l’on ajoute ces caractères individuants à l’ouata, on a l’Û7t6aTaai< ;. L’hypostase est donc l’individu déterminé, existant à part, qui comprend et possède l’ouata, mais s’oppose à elle comme le propre au commun, le particulier au générique : ouata 8è xal Û7t6aTaaiç Taû-nqv îjzi ttjv Siacpopàv rp tyzi to xoivov 7tpoç tô xa0’exaaxov, olov o>ç ë^et to Çwov rcpoç xov Seîva (5cv6pw7tov. Epist., ccxxxvi, 6, P. G., t. xxxii, col. 884 A. Et encore : « L’hypostase n’est pas la notion indéfinie de la substance qui ne trouve aucun siège fixe à cause de la généralité de la chose signifiée, mais bien ce qui restreint et circonscrit dans un certain être, par des particularités apparentes, le commun et l’indéterminé. » Epist., xxxviii, 3, col. 328 ; Episl., ccxiv, col. 789. Cf. J. Tixeront, Histoire des dogmes, t. ii, p. 77 ; K. Holl, Amphilochius von Iconium im seinem Verhàltnis zu den grossen Kappadoziern, Tubingue, 1924, p. 130-133.

On ne saurait dire que ces définitions sont absolument satisfaisantes. Il semble bien que, pour saint Basile, l’ouata n’existe pas d’une manière réelle et concrète à moins d’être individualisée dans l’hypostase. L’hypostase par contre est identifiée à l’individu, et ce sont les caractères individuants qui la constituent. Si nous appliquons à la Trinité ces définitions, ne serons-nous pas tentés de conclure que l’ouata de Dieu n’existe qu’individuée dans les trois hypostases et par suite que saint Basile enseigne l’existence d’hypostases numériquement distinctes ?

Tel n’est pourtant pas le cas. Dans la suite de notre lettre xxxviii, saint Basile explique clairement que la nature divine est unique en nombre : « Malgré les traits propres à chacune des personnes et auxquels se reconnaît la distinction des hypostases, pour ce qui concerne l’immensité, l’ineftabilité, etc., il n’y a dans la nature vivifiante, c’est-à-dire dans le Père, le Fils et PEsprit-Saint, aucune diversité, mais c’est une communauté continue et indivise qui se voit en eux. Quel que soit celui de la Trinité dont on considère la majesté, on se retrouve toujours en présence de la même chose, en face de la gloire du Père, du Fils et du Saint-Esprit, tant il est vrai que l’intelligence ne peut trouver à passer entre le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Entre eux, il n’y a donc rien qui s’interpose, ni une réalité distincte de la nature divine et propre par son intrusion à y déterminer des divisions, ni un intervalle vide qui, comme une fissure au sein de l’essence divine, en brise l’harmonie et en rompe la continuité… On ne saurait concevoir ici en effet ni coupure, ni division d’aucune sorte qui permette soit de concevoir le Père sans le Fils, soit d’isoler l’Esprit du Fils. On perçoit, au contraire, entre eux un mystère ineflable de communauté et de distinction, la différence des hypostases ne déchirant pas le continu de la nature et la communauté de V avala, ne confondant pas les caractéristiques personnelles. » Epist., xxxviii, P. G., t. xxxii, col. 332. J’emprunte ici la traduction de A. Grandsire, Nature et hypostases divines dans les œuvres de saint Basile, dans Rech. de science rel., t. xiii, 1923, p. 136.

Sans doute reste-t-il un mystère : il est certain que les trois personnes divines ne peuvent pas posséder, chacune en propre, la nature unique de Dieu, comme Pierre, Jacques et Jean possèdent, chacun en propre, la nature humaine. Saint Basile résoud, dans la mesure du possible, la difficulté par une comparaison : » Voyez l’arc-en-ciel, dit-il ; ce météore est à la fois continu et divisé, car bien qu’il soit multicolore, il mélange si bien les teintes variées qui le constituent, que le point de jonction des différentes couleurs nous échappe et qu’on ne peut découvrir la ligne de partage ni entre le vert et le jaune, ni entre le rouge et l’orange… Ici donc, bien que nous reconnaissions parfaitement les différentes couleurs, nous ne pouvons cependant percevoir le passage exact de l’une à l’autre. Ainsi en est-il dans le dogme de la Trinité ; les caractéristiques des personnes, comme les couleurs de l’arc-en-ciel, brillent aux yeux de ceux qui croient en la Trinité ; mais la nature, elle, est la même partout, car c’est dans une commune oùoîâ que brillent les caractéristiques personnelles. Or, c’est précisément ce qui a lieu dans l’exemple rapporté, puisque l’oJTt’a qui projette cet éclat multicolore est unique, bien que l’éclat projeté soit multiple. » Epist., xxxviii, 5, ibid., col. 334-335.

Ailleurs Basile fait appel à la comparaison du roi et de son image :

Un second Dieu est chose inouïe. Nous adorons, il est vrai, Dieu de Dieu ; mais, malgré cette foi à la particularité des hypostases, nous restons fidèles à l’unité de principe et nous évitons d’étendre le nom de Dieu à une multitude d’individus isolés, parce que dans le Dieu Père et dans le Dieu Fils, c’est comme une seule et même figure que l’on contemple, se réfléchissant dans la parfaite similitude de la divinité. Car le Fils est dans le Père et le Père est dans le Fils, puisque celui-ci est tel qu’est celui-là, et celui-là tel qu’est celui-ci ; et c’est en cela qu’est l’unité. Voilà pourquoi, si l’on considère les propriétés des personnes, ils sont un et un, mais si l’on considère la communauté de la nature, les deux sont un. Mais comment donc s’ils sont un et un, ne sont-ils pas deux dieux ? Parce que dire le roi et l’image du roi, ce n’est pas dire deux rois. Ni le pouvoir, ni la gloire royale ne sont, par le fait, divisés ; car, de même que l’autorité royale qui nous régit reste unique, de même la gloire que nous témoignons au roi reste unique, puisque l’honneur témoigné à l’image va au modèle. Mais ce que l’image est ici par imitation, le Fils l’est par nature ; et de même que, dans les produits de l’art, la similitude est dans la figure, de même dans la nature divine qui est sans composition aucune, l’union est dans la communion de la divinité. » De Spiritu Sancto, xviii, 45, P. G., t. xxxii, col. 149 ; cf. la même image développée Homil. contra Sabell., t. xxxi, col. 605-608.

Ces comparaisons, faut-il le dire, ne sont pas pleinement satisfaisantes : il est vrai que le roi et son image ne font pas deux rois et que l’honneur rendu à l’image va au roi ; il est encore vrai que l’arc-en-ciel est unique et qu’il est pratiquement impossible de marquer la séparation des couleurs ; mais il serait trop facile d’ajouter qu’il y a dans l’arc-en-ciel plusieurs couleurs et que le roi est numériquement distinct de son image. Saint Basile ne l’ignore pas ; et il ne faut pas s’arrêter aux métaphores qu’il emploie et déclarer qu’il tend vers un trithéisme larvé ou qu’il entend le consubstantiel nicéen dans le sens d’une distinction numérique entre les personnes divines. L’évêque de Césarée affirme trop nettement l’unité divine pour que nous puissions nous méprendre sur sa véritable pensée. C’est ainsi qu’il écrit contre les sabelliens. « Toi aussi, n’hésite pus à confesser des personnes ; nomme le Père et nomme aussi le Fils, non pas en attribuant ainsi deux noms à une réalité unique, mais en apprenant à reconnaître sous chacune de ces appellations une notion particulière, tà(a. Ëvvoeav. Il y aurait grande sottise en effet à ne pas accepter les enseignements du Seigneur, qui établissent si clairement la distinction des personnes… Prends garde aussi cependant que cette distinction des personnes ne t’entraîne à l’autre impiété, car, pourètredeux en nombre, ces deux personnes ne sont pas néanmoins distinctes en nature ; et dire deux personnes n’est pas introduire l’altérité. Un seul Dieu, oui, et qui est le Père ; un seul Dieu qui est également le Fils, mais non pas deux Dieux, car du Fils au Père, il y a identité. En effet, ce n’est pas une divinité que je vois dans le Père et une autre que je vois dans le Fils ; celle-là n’est pas non plus une nature et celleci une autre nature. C’est pourquoi, pour te rendre manifeste la distinction des personnes, nomme séparément le Père et séparément le Fils, mais pour te garder de tout polythéisme, confesse dans les deux une essence unique.. Et lorsque je dis une seule essence, je ne veux pas dire que les deux proviennent d’un partage ; je veux dire que le Fils a dans le Père le principe de sa subsistence et non point que le Père et le Fils sont tous deux dans une essence supérieure. .. Il y a identité d’essence, parce que le Fils vient du Père, non pas fait par ordre, mais engendré par nature, non pas détaché du Père, mais jaillissant parfait du Père qui reste parfait. Ilom. contra Sabcll., P. G., t. xxxi, col. 604.

Cela étant, il reste que les nécessités de la polémique amènent saint Basile à insister davantage sur la trinité des personnes que sur l’unité de Dieu. Le monothéisme n’a pas besoin d’être longuement démontré. Personne n’ignore qu’il est le dogme fondamental des chrétiens et les hérétiques s’entendent sur ce point avec les orthodoxes. Par contre, il importe de mettre en relief ce par quoi les personnes divines se distinguent l’une de l’autre, et c’est à quoi l’évêque de Césarée consacre le meilleur de ses forces.

Aussi le voyons-nous défendre de parler d’une réalité aux personnalités multiples, ëv Ttpây^a TcoXurrpé-MMIOV. Epist., ccx, t. xxxii, col. 772. On ne doit pas dire davantage que le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont identiques par leur sujet, t<xot6v tô> ÛTtoxeijxévw, Epist., ix, col. 269 ; car cette expression, ou celle qui lui est équivalente, Sv toi Ô7roxeiu, £vo> sont également employées par les sabelliens. Epist., xiv et ccx, col. 289 et 776. On affirmera donc qu’à chacun des noms des personnes divines correspond une réalité propre, les noms représentant des choses : éxàaTqj ôv6|i.(XTi fSiov ÔTtoêsêXTJaOai to cr>)(xatvô(jievov èxSi-Sioxov Sioti TtpaY(A<xTG>v èoxl OT)(xavTixà Ta ov6(xaTa. Le Père, le Fils et l’Esprit ont beau avoir la même nature et une seule divinité ; leurs noms étant différents évoquent des notions distinctes et clairement définies. Force est, par suite, d’admettre à la fois en Dieu la réalité des hypostases distinctes et celle de l’essence commune ; car, il faut bien le savoir, de même que, à ne pas confesser la communauté d’essence, on retombe dans le polythéisme, de même à ne pas admettre la particularité des hypostases, on revient au Judaïsme. Epist., ccx, col. 773-776.

Où faut-il donc chercher, en dernière analyse, les propriétés qui permettent de distinguer les personnes divines ? On ne saurait s’appuyer ici sur les manifestations extérieures de l’activité divine, car elles sont communes au Père, au Fils et au Saint-Esprit. Les trois personnes de la sainte Trinité sont également puissantes, bonnes, justes, saintes, etc., et, lorsque saint Basile veut prouver la divinité du Saint-Esprit, il argumente précisément en partant de ce fait : Le Christ, dans son enseignement, a toujours uni l’Esprit-Saint au Père et au Fils, en lui attribuant même puissance, même bonté, même sainteté qu’au Père et au Fils. Et si l’on attribue ces qualités à l’Esprit-Saint, on doit également lui attribuer la divinité, car tous ces vocables désignent le même sujet concret, ûrcoxetu. evov, vu sous des aspects différents. Epist., clxxxix, col. 690. Aussi est-ce à l’intérieur qu’il faut regarder pour chercher le fondement de la distinction entre les personnes : « Il faut fixer notre esprit, comme on fait sur un sujet à observer et tâcher d’en discerner les divers caractères ; c’est ainsi qu’on arrive à découvrir la conception cherchée. Si l’on ne se représente pas en effet la paternité et si l’on ne se rend pas compte du fond sur lequel se détache cette propriété, comment peut-on se faire l’idée d’un Dieu Père. » Epist., ccx, col. 776.

Le propre du Père, c’est d’être à.yêwr l TO< ;, inengendré. Il est seul à posséder cette propriété et c’est pour cela d’ailleurs qu’on peut dire qu’il est plus grand que le Fils ; non qu’il le soit par nature, mais parce qu’il est le principe d’où sort le Fils et le principe est idéalement supérieur à ce qui vient de lui. Adv. Eunom., i, 20, P. G., t. xxix, col. 556. Le Fils est Ysvv7)t6ç engendré ; et il est le seul à l’être ; nul autre que lui ne porte le nom de Fils et ne saurait le porter. Il est éternellement engendré du Père, né de sa substance, sans division ni séparation, comme une lumière qui sort intacte d’un foyer resté intact. Il est plus difficile par contre de définir le yvtùpiCTixov orj(i.eïov du Saint-Esprit : Saint Basile parle, De fide, P. G., t. xxxi, col. 685, d’un olxeîov t8îw[xa ; ailleurs, Epist., xxxviii, 4, t. xxxii, col. 329, il déclare que le propre du Saint-Esprit est d’être connu après le Fils et avec lui et de tenir sa substance du Père : toGto vvopio-tixov -rîjç xaTa TTjv ÛTiôaTacn.v tS16nr)Toç £x £l > T0 u-Efà t6v Ytov xal aùv aÙTÔi y)(apV^, zaQcti xai t6 èx toû ITarpoç ûçeaTtivat, .

On sait d’ailleurs que saint Basile se montre particulièrement discret au sujet du Saint-Esprit. Il déclare assurément que le Saint-Esprit n’est pas une créature, mais qu’il appartient, par son hypostase propre, à la bienheureuse Trinité, In Hexahemer., hom. ii, t. xxix, col. 44 ; Contra Eunom., iii, 5, t. xxix, col. 665. Mais pour le reste, il confesse son ignorance, Contra Eunom., iii, col. 668, et avoue que le mode d’être du Saint-Esprit est ineffable : èx toû ©eoû eîvai XéyeTai oûx a>ç xà 7vàvT<x èx toû 0eoû, àXX* ùtç èx toû 0eoû TrpoeX86v où YewrjTcôç wç 6 Ytoç, àXX’wç 7rveû|i.a ot6u.<xtoç aÙToû… t^ç u.èv otxeiÔTTjroç 8r, >.oi>[i.évY)ç, èvTeûôev, toû 8è Tp61rou tyjç àrcàpSetoç àpp^Tou <puXaaaou.évou.

On voit que la doctrine de saint Basile demeure malgré tout inachevée. Certes, l’évêque de Césarée a une foi très ferme et très précise. Il croit qu’il n’y a qu’un seul Dieu et qu’il y a trois personnes en Dieu. Il insiste, plus que ne l’a fait saint Athanase sur la Trinité des personnes, parce que, de son temps et dans son milieu, telle est la question capitale à résoudre ; et certaines de ses formules ont pu donner à penser qu’il appuya plus que de raison sur les caractères propres du Père, du Fils et du Saint-Esprit. À replacer ces formules dans leur contexte et à les interpréter, comme il convient, dans les cadres de la croyance traditionnelle, on s’aperçoit que les reproches adressés au grand docteur sont Injustifiés rt que sa croyance ne diffère en rien de celle des Pères de Nicée. Reste que d< s précisions plus grandes seront, en leur temps, h s bienvenues, pour exprimer les relations réciproques des trois personnes divines.


Saint Grégoire de Nysse. —

Nous insisterons beaucoup moins longuement sur l’enseignement des autres Cappadociens que sur celui de saint Basile. Saint Grégoire de Nysse s’attache à démontrer l’unité de Dieu. Il y a là, semble-t-il, quelque chose de nouveau dans l’histoire du dogme trinitaire ; et cette préoccupation est due à l’emploi de la formule : trois hypostases. Certes, aucune hésitation n’est possible dans l’esprit d’un chrétien, touchant le monothéisme. Seulement, il faut expliquer comment ce dogme fondamental s’allie à la croyance à la Trinité. Les eunomiens reprochent volontiers aux catholiques d’être trithéistes et c’est pour échapper eux-mêmes à ce reproche qu’ils déclarent le Fils différent du Père et qu’ils le relèguent au rang des créatures. Les orthodoxes ne peuvent pas adopter une solution aussi simpliste. Mais alors le problème se pose d’une manière pressante. « Vous m’objectez, écrit saint Grégoire de Nysse à Ablavius : Pierre, Jacques et Jean sont dans une même humanité, et cependant on dit trois hommes. Il n’est pas absurde que, si plusieurs sont unis dans une même nature, on leur donne au pluriel le nom de cette nature. Si donc l’usage, sans qu’on y contredise, permet de dire deux de ceux qui sont deux, trois de ceux qui sont trois, pourquoi nous, qui dans le dogme confessons trois hypostases et qui ne concevons aucune différence entre elles quant à la nature, pourquoi, dis-je, allons-nous contre notre confession, affirmant d’une part que la divinité du Père, du Fils et du Saint-Esprit est une, et d’autre part proscrivant de dire trois Dieux ? » Quod non sini tres dii, P. G., t. xt-v, col. 117.

Le problème est clairement posé. Si Dieu est un nom de nature et si, d’autre part, il y a trois hypostases, il faut parler d’un seul Dieu, mais aussi d’un seul homme, parce que la nature ne se divise pas et ne se dénombre pas : « Nous disons d’abord qu’il y a abus dans l’usage de nommer ceux qui ne sont pas distincts comme nature par leur nom de nature pris au pluriel. Dire plusieurs hommes, c’est semblable à dire plusieurs natures humaines… La raison d’hypostase, en découvrant les propriétés individuelles de chacun, détermine le partage et, par la composition, introduit le nombre. Quant à la nature, elle est une. Elle est la même, unie à elle-même, absolument indivisible et unique, n’augmentant point par addition, ne diminuant point par soustraction, demeurant toujours ce qui est un, indivise bien qu’elle se montre dans la multitude, continue, intégrale et ne subissant pas la division de ses participants. On dit au singulier : un peuple, une tribu, une armée, une assemblée, bien que le concept de ces choses contienne la multitude. De même, pour être exact, on devrait dire absolument : un seul homme, bien que ceux qu’on découvre dans la même nature forment multitude. « Il serait donc beaucoup mieux de corriger une coutume vicieuse, qui étend en le multipliant le nom de la nature, que d’y rester servilement attaché jusqu’à transporter dans le dogme divin l’erreur cachée dans cet usage. Mais rien n’est plus difficile à corriger qu’une coutume (à qui persuaderait-on de ne pas dire plusieurs hommes ?), tant une coutume est tenace. Ne nous opposons donc pas à ce qu’on la conserve pour les natures d’ici-bas, où l’usage n’en est pas criminel. Mais il n’en est pas de même pour le dogme divin : le choix des mots n’y est ni indifférent ni sans danger, là où le plus petit n’est pas petit. Confessons donc qu’il n’y a qu’un seul Dieu, conformément au témoignage de l’Écriture : « Écoute, « Israël, le Seigneur ton Dieu est uu Seigneur unique. Quod non sini très dii, ibid., col. 120.

Cette solution nous étonne et nous laisse désorientés. Suivant les doctrines platoniciennes, saint Grégoire de Nysse pousse jusqu’au réalisme le plus absolu. Les noms d’essence ne sauraient être mis au pluriel, parce qu’il n’y a que des essences uniques : il n’y a qu’un seul homme, auquel participent tous les individus : Pierre, Jacques et Jean ne sont pas des hommes ; ce sont des manifestations individuelles de l’homme unique. Si nous appliquons cette théorie à Dieu, nous dirons de même que le Père, le Fils et le Saint-Esprit ne sont pas trois dieux, mais trois manifestations du même Dieu. Seulement, l’homme unique, le Dieu unique existent-ils réellement, ou sont-ils de pures abstractions ? Faut-il remplacer les noms concrets par des termes abstraits ? Nous disons volontiers qu’il y a une seule humanité ; mais nous ne croyons pas que cette humanité existe en dehors de notre esprit. De même, si nous parlons d’une seule divinité, celle-ci sera-t-elle autre chose qu’une abstraction ? dans un cas, il y aura trois dieux, comme il y a plusieurs hommes ; dans l’autre, si Dieu désigne une réalité concrète, Dieu ne sera-t-il pas un nouveau terme, supérieur aux trois personnes que nous désignons et totalement inconnaissable ?

Saint Grégoire de Nysse s’est-il rendu pleinement compte de ces difficultés, ou lui a-t-il suffi de remarquer que sa théorie contrariait trop les habitudes les plus invétérées pour avoir des chances d’être adoptée ? En tout cas, il n’hésite pas à proposer une autre hypothèse pour résoudre le problème. Le nom de Dieu, que nous considérons généralement comme un nom de nature, serait simplement un nom d’opération : « Beaucoup, écrit-il, se figurent que le mot divinité signifie proprement une nature, comme les mots ciel, soleil, ou quelque autre de ces mots employés à désigner les éléments du monde. Ils disent que le mot divinité a été appliqué à nommer proprement la nature suprême et divine. Quant à nous, conformément aux enseignements des Écritures, nous savons que cette nature est ineffable et innommable et que tout nom, soit qu’il ait été emprunté aux choses humaines, soit qu’il ait été fourni par l’Écriture, exprime quelqu’une des choses qu’on peut concevoir au sujet de la nature divine, mais ne contient pas la signification de la nature elle-même. » Quel est donc le sens propre du mot 6e6ç ou du mot 6e6nr ; ç ? « Nous pensons, continue saint Grégoire, que le mot 0s6tt)ç vient du mot « inspection », 0edc, et que l’usage et l’Écriture ont nommé Dieu, ©e6v, celui qui est notre inspecteur. » Quod non sint tres dii, col. 120-124 ; cf. De Trinitate ad Eustathium, éd. Œhler, p. 180 ; cet opuscule figure parmi les Œuvres de Basile, P. G., t. xxxii, eo !. 696 ; voir aussi De commun, notion., P. G., t. xlv, col. 177.

Il est vrai que l’objection n’est pas encore résolue : l’usage ne veut-il pas que l’on nomme au pluriel non seulement les hommes qui ont une commune nature, mais encore ceux qui exercent les mêmes fonctions ou le même métier. On dit des laboureurs, des avocats, des médecins : ne doit-on pas dire : trois inspecteurs ? Non, répond saint Grégoire, car en Dieu, il y a unité d’opération :

t Parmi les hommes, on doit nommer au pluriel ceux qui exercent les mêmes fonctions, parce que l’opération individuelle de chacun est séparée des autres et circonscrite par une personnalité singulière. Quant à la nature divine, nous n’avons pas été instruits à dire que le Père opère seul sans que le Fils l’accompagne ou qu’à son tour le Fils agisse individuellement sans l’Esprit. Mais toute opération, partant de Dieu pour se terminer aux créatures, quel que soit du reste le concept et le nom spécial qui la distingue, part du Père, passe par le Fils et s’accomplit dans le Saint-Esprit. C’est pourquoi l’opération ne se divise pas entre plusieurs opérateurs, comme si le soin de chacun d’eux pour la même chose était individuel et séparé. Tout ce qui est opéré soit pour notre providence soit pour le gouvernement de l’univers, est opéré par les trois sans pour cela être triple… » Soit par exemple l’œuvre de notre sanctification : nous ne recevons qu’une seule vie, qu’une seule sainteté, qui est le don des trois personnes divines : On comprend par cet exemple, comment l’opération de la sainte Trinité n’est pas divisée suivant le nombre des hypostases, mais est un seul mouvement de volonté libérale, une seule disposition, allant du Père par le Fils vers l’Esprit… À ceux qui opèrent l’un par l’autre une même opération, on ne peut attribuer au pluriel le nom de l’opération. Or, absolument une est la raison objective de la puissance surveillante et inspectante, dans le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Elle jaillit du Père comme de sa source et est opérée par le Fils qui accomplit le bienfait dans la puissance de l’Esprit. » Qaod non sint très dii, t. xlv, col. 125.

Cette explication est-elle décisive ? Il est permis d’en douter, car nous retrouvons le même problème qui s’était déjà posé tout à l’heure : l’unité d’opération exige-t-el ! e l’unité d’opérant ? et c’est cela qui nous intéresse. Grégoire nous dit bien que les trois personnes divines collaborent à la même œuvre ; que l’action commencée par le Père, passe par le Fils et se termine dans le Saint-Esprit. Une seule action donc, évidemment. Mais pourquoi et comment n’y a-t-il qu’un seul opérateur ? La question n’est pas résolue.

Il est d’ailleurs évident que saint Grégoire de Nysse tient au dogme traditionnel autant que quiconque. Il observe que la caractéristique du christianisme est de se tenir à égale distance du judaïsme et du polythéisme, rejetant de celui-là l’unicité de la personne divine et de celui-ci la pluralité des dieux, pour maintenir l’indivision et l’unité numérique de la divinité : « L’esprit, dit-il, a, dans une certaine mesure, l’intuition secrète de la doctrine relative à la connaissance de Dieu, sans pouvoir toutefois éclaircir par la parole la profondeur inexprimable de ce mystère, ni expliquer comment le même objet peut être dénombré, tout en échappant au dénombrement ; être aperçu dans ses parties distinctes, tout eu étant conçu comme unité ; être divisé par la notion de personne sans admettre de division dans la substance. La notion de personne en effet distingue l’Esprit du Verbe et les distingue à leur tour de celui qui possède le Verbe et l’Esprit. Mais, quand on a compris ce qui les sépare, on voit que l’unité de la nature n’admet pas de partage. Ainsi le pouvoir de la souveraineté unique ne se divise pas en un morcellement de divinités différentes et, d’autre part, la doctrine ne se confond pas avec la croyance juive, mais la vérité tient le milieu entre les deux conceptions ; elle purge de ses erreurs chacune de ces écoles et tire de chacune ce qu’elle renferme de bon. La croyance du Juif est redressée par l’adjonction du Verbe et la foi au Saint-Esprit. La croyance erronée des païens au polythéisme se trouve effacée par le dogme de l’unité de nature qui annule l’idée fantaisiste d’une pluralité. » Orat. catech., iii, 1-2, t. xi.v, col. 17.

Saint Grégoire de Nazianze. —

Saint Grégoire de Nazianze enseigne la même doctrine que les autres Cappadocicns. Lui aussi rencontre sur son passage la difficulté de concilier le monothéisme le plus strict, et l’affirmation des trois personnes divines. « Pour nous, dit-il, un seul Dieu parce qu’une seule divinité et que ceux qui procèdent se rapportent à l’un dont ils procèdent, tout en étant trois suivant la loi. Car l’un n’est {MU plus Dieu, l’autre n’est pas moins Dieu ; l’un n’est pas d’abord, l’autre ensuite. Ils ne sont pas divisés de volonté, séparés en puissance : rien là qui puisse rappeler « ne division. Pour tout dire en un mot, la Divinité est indivise dans les divisés : comme dans trois soleils qui se compénétreraient, unique serait le mélange de la lumière. Donc, lorsque noua visons la divinité, la cause première, la monarchie, l’un nous apparaît ; et lorsque nous visons ceux en qui est la divinité et ceux qui procèdent du principe premier en même éternité et gloire, nous adorons les trois. » Orat., xxxi, 14, P. < :., t. xxxvt.col. 148-149.

Telle est l’affirmation fondamentale. Mais voici aussitôt la difficulté : > Quoi, dira-t-on, est-ce que chez les païens aussi, on n’admet pas une seule divinité, de morne que chez eux la philosophie la plus savante n’admet parmi nous qu’une seule humanité, comprenant tout le genre humain ? Et cependant, il n’y a pas chez eux qu’un seul l>iou ; on en compte plusieurs, comme il y a plusieuis hommes. » Sans le nommer, Grégoire de Nazianze pense Id à son collègue, , et corrige bh doctrine : « En pareil cas, déclare t-il, la communauté n’a formellement d’unité que dans la

pensée. Quant aux individus, ils sont divisés les uns des autres par le temps, les passions, les qualités. Car non seulement nous sommes composés, mais encore opposés aux autres et à nous-mêmes, ne restant pas identiquement les mêmes un seul jour, combien moins toute la vie, soumis dans nos âmes et dans nos corps à des chutes continuelles et à un flux perpétuel. » Orat., xxxi, 15, col. 149. En Dieu il n’en va pas comme dans les créatures. Chacune des personnes est aussi une avec celle qui la joint qu’elle est une avec elle-même, à cause de l’identité de substance et de pouvoir. Ibid., 16, ibid.

Les trois personnes divines ne diffèrent entre elles que par des caractères d’origine : Le Fils n’est pas père, car il y a un seul Père ; mais il est ce qu’est le Père ; l’Esprit n’est pas Fils, parce qu’il procède de Dieu, car il y a un seul Fils unique ; mais il est ce qu’est le Fils. Un sont les trois en divinité ; trois est le un en caractères particularisants. Ce n’est donc ni le un de Sabellius, ni le trois de l’hérésie actuelle. » Orat., xxxi, 9, col. 141.

Plus précisément encore, l’unité divine est garantie parce qu’il n’y a dans la Trinité qu’un seul principe : le Fils et l’Esprit-Saint ne se comprennent que par le Père, qui récapitule en lui la Trinité entière. « Si, pour honorer le Fils et l’Esprit, explique saint Grégoire, nous devions les supposer sans origine ou les rapporter à un principe étranger, il faudrait craindre de déshonorer Dieu et de lui opposer quelque chose. Mais si, à quelque hauteur que j’élève le Fils et l’Esprit, je ne les place pas au-dessus du Père et ne les sépare pas de leur principe, si je place là-haut une sublime génération et une admirable procession, voyons, arien, je te le demande, lequel de nous deux déshonore Dieu ? N’est-ce pas toi, qui le reconnais bien pour principe des créatures, mais qui lui refuses d’être le principe de ses égaux en nature et en gloire, comme nous le confessons ?… Pour moi, en aflirmant que le principe de la divinité est hors du temps, de la division et de la définition, j’honore d’abord le principe et au même degré ceux qui procèdent du principe. Celui-là, parce qu’il est le principe de telles choses ; ceux-ci, parce qu’ils sont tels et que de telle façon ils procèdent d’un tel principe, sans en être séparés ni par le temps, ni par la nature, ni par l’honneur. Ils sont un distinctement et distincts conjointement, quelque paradoxale que soit cette formule ; ils sont adorables non moins dans leurs relations réciproques que chacun considéré en soi-même. Orat., xxiii, 7-8, t. xxxv, col. 1157 sq.

Il est important de mettre en relief ce caractère de principe que saint Grégoire de Nazianze, avec toute, la tradition, reconnaît au Père. Le Fils est engendré ; l’Esprit-Saint procède : génération et procession les caractérisent l’un et l’autre, et saint Amphiloque d’Iconium insistera sur ce point. Seul le Père est source de la divinité. Ce qui ne veut pas dire d’ailleurs qu’en tant que Dieu, il soit supérieur au Fils et à l’Esprit, puisque les trois personnes divines sont égales en honneur et en dignité et, pour mieux dire.consubstantielles, ne formant, qu’une seule divinité.

Aux Gappadocieas il est permis de rattacher, en dépit de son origine alexandrinc, Didi/me l’Aveugle, qui fait en qu( Ique sorte la synthèse de tout le travail théologique accompli au ive siècle. Ses trois livres Sur in Trinité et son livre Sur le Saint-Esprit, auxquels il faut ajouter maintenant les livres iv et V du Contra Eunomium, conservés sous le nom de saint Basilei et it dl us p, i udo -athanasiens sur la Trinité, P0., t. XXVIII, col. 111(1 sq., s’il » ne font pas proprement avancer la pensée théologique, expriment ave » force ii doctrine traditionnelle. Sur la divinité du Saint-Esprit, sur les xporroi ijTrâp^Ewç, Us apportent même rie. précisions qui Boni les bienvenues, n donc Injusti d’oublier le nom de Didyme, dont la vie a été, peut-on dire, consacrée à la défense « lu dogme lrinit : i n

Bilan de la théologie cappadocienne. —

Est-ce à dire que le mystère divin est expliqué d’une manière complète et définitive par les affirmations des Cappadociens ? On ne saurait le croire ; car il s’agit des réalités les plus impénétrables à l’intelligence humaine, les plus difficiles aussi à exprimer. Cependant, les grands docteurs de la Cappadoce ont apporté une contribution de première importance à l’énoncé du dogme trinitaire et nous devons maintenant essayer d’en préciser le sens.

L’arianisme, après la grande crise du début, après les longues controverses qui avaient troublé la fin du règne de Constantin et tout le règne de Constance, avait fini par s’orienter dans deux directions différentes. D’une part, les extrémistes avec Aèce et Eunome en étaient venus à nier toute ressemblance entre le Père et le Fils ; d’où le nom d’anoméens sous lequel on désigne leurs partisans. Cette position était des plus logiques : du moment où l’on refuse d’admettre la parfaite divinité du Fils, il n’est pas possible de dire qu’il est semblable au Père sans tomber dans de grossières équivoques. Dieu est unique ; il dépasse infiniment l’ordre des choses créées, et celles-ci sont tout à fait différentes de lui ; elles sont d’une autre espèce, d’une autre nature, d’une autre substance. Les tentatives faites par les homéens, à plus forte raison par les homéousiens, pour rapprocher le Fils du Père sont vouées à l’insuccès. Il faut, pour lutter contre l’anoméisme, affirmer le consubstantiel et reconnaître que le Fils est D’eu comme le Père. D’autre part, les homéousiens, contraints d’accepter en effet la pleine divinité du Fils, mais incapables d’aller jusqu’au bout de leur effort, n’acceptaient pas de confesser la divinité du Saint-Esprit ; et c’est sur ce dernier point qu’ils s’opposaient désormais aux orthodoxes.

Les Cappadociens ont eu à faire face en même temps aux pneumatomaques et aux anoméens. Nous n’avions pas ici à rappeler en détail les luttes qu’ils ont dû soutenir pour défendre la consubstantialité du Saint-Esprit au Père et au Fils : d’autres articles ont développé ce sujet. N’oublions pas cependant l’importance de leur enseignement. Chacun d’eux l’a donné en tenant compte des circonstances particulières de son action. Saint Basile ne s’exprime peut-être pas en termes aussi précis que saint Grégoire de Nazianze et saint Grégoire de Nysse : c’est qu’il doit avant tout se conduire en ouvrier de paix et mettre en relief les éléments d’accord plutôt que les points de friction qui peuvent subsister entre lui et les évêques voisins. Saint Grégoire de Nysse s’efforce de préciser ce qu’est au juste la procession du Saint-Esprit : il explique que le Fils est immédiatement causé par le Père, tandis que l’Esprit Saint n’est causé par le Père que par l’intermédiaire du Fils. Ainsi, conclut-il, il n’est pas douteux que le Fils reste Fils unique et il n’est pas douteux non plus que l’Esprit vienne du Père, le Fils intermédiaire gardant sa qualité de Fils unique et n’empêchant pas l’Esprit d’avoir avec le Père sa relation naturelle. Quod non sint 1res dii, P. G., t. xlv, col. 133. Orateur, saint Grégoire de Nazianze s’en tient aux points définis. Il rappelle que le Saint-Esprit procède du Père : parce qu’il procède du Père, il n’est pas le Père ; et parce qu’il procède, il n’est pas engendré ; donc il n’est pas le Fils. Nous ignorons en quoi consiste exactement cette procession : après tout, elle n’est pas plus mystérieuse que ràYevvTjota du Père ou la y^vtjctiç du Fils. Oral., xxxi, 7-8, P. G., t. xxxvi, col. 140-141.

La lutte contre les anoméens est peut-être plus facile, parce qu’il s’agit d’un problème examiné depuis plus longtemps. Les Cappadociens insistent cependant sur la distinction des personnes divines, plus que ne l’avaient fait les premiers défenseurs du concile de Nicée : c’est que le point de vue des hérétiques s’est déplacé ; contre eux, il faut désormais montrer que le Fils peut être Dieu tout en étant personnellement distinct du Père et que cependant le monothéisme ne court aucun danger. On a parfois accusé les Cappadociens d’avoir trahi sur ce point précis l’orthodoxie de Nicée et l’on a prononcé à leur sujet le nom de néonicéens. L’accusation est fausse et ne résiste pas à un examen attentif du problème. Tout autant que les Pères de Nicée, les docteurs cappadociens tiennent au monothéisme. Ils ne cessent pas de l’affirmer de la manière la plus nette, la plus catégorique. Seulement ils se trouvent obligés, pour tenir compte de toutes les données de la révélation, de dire qu’il y a en Dieu trois choses, trois dénominations, trois personnes. Encore le terme dénomination est-il insuffisant, car le Père et le Fils et le Saint-Esprit sont bien autre chose que des noms que nous attribuons à Dieu : le Père n’est pas le Fils ; le Saint-Esprit n’est ni le Père ni le Fils. Le sabellianisme est une erreur qu’il faut rejeter avec autant d’énergie que le polythéisme des païens et l’erreur judaïque. D’ailleurs, le Père ne serait pas Père s’il n’avait pas de Fils ; le Fils ne serait pas Fils s’il n’avait pas de Père ; et l’Esprit Saint ne serait pas l’Esprit du Père ou celui du Fils s’il ne procédait pas du Père, par l’intermédiaire du Fils.

Aussi longtemps qu’ils s’en tiennent à ces affirmations, les Cappadociens méritent d’être loués sans réserve. Il faut les critiquer seulement quand ils s’efforcent de donner une définition de la personne qui soit applicable d’une manière univoque aux personnes divines. Nous savons mieux aujourd’hui qu’un tel problème est insoluble et que nous devons nous contenter de faire appel à l’analogie. Le réalisme, professé surtout par saint Grégoire de Nysse, ne laisse pas de nous déconcerter et nous n’avons pas de peine à comprendre que l’Occident ait longtemps refusé de faire siennes les formules orientales.

Une histoire détaillée demanderait que l’on insistât ici sur les efforts poursuivis sans trêve par saint Basile entre 370 et 379 pour se rapprocher du siège romain et des évêques d’Occident. L’évêque de Césarée se proposait d’une part de faire reconnaître du pape saint Damase l’autorité de Mélèce sur le siège d’Antioche, d’autre part d’obtenir la confirmation des expressions qu’il employait lui-même et qu’employaient ses amis au sujet de la Trinité. Il échoua lui-même dans cette double tâche. Le pape Damase ne cessa pas de rester en communion avec Paulin d’Antioche et les réponses qu’il envoya en Orient au sujet de la Trinité évitèrent soigneusement de canoniser les formules cappadociennes. « Il faut croire que le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont d’une seule divinité, d’une seule figure, d’une seule substance », déclare un premier texte. Un second est déjà plus précis : Damase se réjouit de l’accord de l’Orient et de l’Occident, quia omnes uno ore unius virtutis, unius majestatis, unius usiæ dicimus divinilatem : iia ut inseparabilem potestatem, très lamen asseramus esse personas, nec redire in se aut minui, ut plerique blasphémant, sed semper manere ; et un peu plus loin : Spiritum quoque sanctum increatum, atque unius majestatis, unius usiæ, unius Dirtulis cum Deo Pâtre et Domino nostro Jesu Christo fateamur. P. L., t. xiii, col. 351. Rien de plus habile que cette rédaction. Le pape emploie, sans le traduire, le mot « ousie », qu’il sait accepté par les grecs, tout autant que par les latins, mais il évite de se prononcer sur le terme litigieux d’Û7ïé(TTaoiç et se contente de parler de trois personnes : le latin persona est seulement dégagé de toute signification sabellienne.

Au lendemain de la mort de saint Basile, la paix que n’avait pas vue le vaillant évêque de Césarée fut conclue par un concile d’Antioche que présida saint Mélèce. Ce concile accepta les formules romaines, et saint Grégoire de Nazianze put bientôt se faire le héraut de l’union retrouvée. Les deux discours sur la paix sont des chefs-d’œuvre d’éloquence. Plus tard, dans son discours d’adieu à l’Église de Constantinople, le Nazianzène met le point final aux controverses stériles sur l’hypostase et la personne :

« Le « un », dit-il, nous le reconnaissons dans l’ousie et

dans l’inséparabilité de l’adoration. Les trois, nous les confessons dans les hypostases ou les personnes, comme certains préfèrent dire. Car il faut en finir avec cette ridicule querelle, élevée entre frères, comme si notre religion consistait dans les mots et non dans les choses. En effet, que prétendez-vous dire, vous partisans des trois hypostases ? est-ce que vous employez ce mot pour supposer trois ousies ? J’en suis sûr, vous réclameriez à grands cris contre ceux qui penseraient ainsi, car vous professez une et identique l’ousie des trois. Et vous, maintenant, avec vos personnes ? est-ce que vous vous figurez le un comme je ne sais quel composé, comme un homme à trois faces ? Allons donc. A votre tour, vous répondriez à grands cris : « Jamais ne voie « la face de Dieu celui qui aurait de telles pensées ! » Eh bien alors, que signifient pour nous les hypostases et pour vous les personnes ? je vous le demanderai encore une fois. Cela veut dire que les trois sont distingués non par les natures, mais parles propriétés. Parfaitement ! Mais, dites-moi donc : peut-on s’accorder davantage, dire plus absolument la même chose, bien qu’avec des syllabes différentes. » Orat., xlii, 16, P. G., t. xxxvi, col. 477.

On ne saurait mieux dire. Comment ne pas voir cependant que le travail théologique n’est pas achevé, aussi longtemps que les termes indispensables à l’expression du dogme ne sont pas définis dans un sens rigoureux ? Pour le bien de la paix, saint Grégoire de Nazianze peut consentir à employer indifféremment les mots ὑπόστασις et πρόσωπον, bien qu’il préfère manifestement le premier. Il est d’ailleurs nécessaire d’expliquer ce qu’est l’hypostase ; et, sur ce point, les Cappadocicns n’ont pas donné de réponse satisfaisante. Il appartiendra à leurs successeurs d’achever l’élaboration des formules, en apportant ici les dernières clartés.


VII. La systématisation augustinienne.

Les Occidentaux n’ont jamais été regardés, dans l’antiquité, comme des philosophes originaux : tant païens que chrétiens, ils se sont généralement contentés d’adopter les systèmes inventés par les Grecs, pour en tirer surtout des applications pratiques. Il est d’autant plus curieux de constater que, lorsqu’il s’agit du dogme de la Trinité, l’Occident a devancé l’Orient dans les essais de systématisation méthodique. Nous avons déjà rappelé que, vers le milieu du iiie siècle, Novatien a donné le premier traité De Trinitate. Au ve siècle, l’exemple de Novatien fut suivi par saint Augustin, comme il l’avait été au iv « par saint Hilaire.

Les circonstances expliquent en partie ce fait assez curieux. C’est surtout en Orient que les controverses ariennes se sont développées au cours du ivesiècle. Pendant longtemps, l’Occident a vécu sans être atteint par elles ; et, lorsqu’il a été amené à prendre parti, il s’est laissé guider par ceux qui connaissaient le mieux les événements ou qui, du moins, étaient à même de les connaître : de là le rôle capital joué par saint Hilaire.

Tandis qu’en Orient, Il fallait défendre pied à pied les positions orthodoxes, réfuter sans cesse les nouvelles difficultés qu’opposaient les hérétiques, et qu’il était ainsi impossible de composer un traité complet de la Trinité, les Occidentaux jouissaient de plus de liberté d’esprit. Certes, à partir du ve siècle, les circonstances se modifièrent et saint Augustin eut personnellement à défendre l’orthodoxie contre des ariens bien vivants qui vinrent le combattre en Afrique. Jamais pourtant, Jusqu’au triomphe des Barbares convertis à l’arianisme, la situation ne fut aussi grave pour l’Église d’Occident qu’elle l’avait été pour l’Église d’Orient sous les règnes de Constance et de Valens. Saint Augustin profita de la tranquillité que lui laissaient sur ce point les hérétiques. Son De Trinitate, rédigé entre 400 et 416, constitue le monument le plus ample élevé par la théologie patristique latine à la gloire de la Trinité.

I. victorin.

Il faut cependant, avant de parler de ce grand traité, signaler rapidement les écrits antiariens de Victorin, parce qu’ils constituent un essai philosophique des plus curieux et qu’ils ne sont pas sans avoir exercé leur influence sur saint Augustin. Victorin est amené à écrire sur la Trinité pour résoudre les objections qu’un arien, nommé Candidus, lui a adressées. Voir l’art. Victorinus.

D’après Candidus, on ne saurait imaginer en Dieu une génération : elle blesserait son immutabilité parce qu’elle suppose un changement, sa simplicité parce qu’elle comporte une division, une séparation. D’autre part, un Verbe engendré ne saurait être Dieu, puisqu’il est devenu, qu’il a passé du néant à l’être et il n’est pas consubstantiel au Père : Ex quibus apparet quoniam neque consubstanliale est quod générât ur, neque sine conversione generatio a Deo. De générât, divina, 7, P. L., t. viii, col. 1017.

Victorin s’efforce de résoudre ces difficultés ; et, comme elles ont un point de départ rationnel, c’est à la philosophie qu’il fait appel, tout en reconnaissant qu’il est malaisé de bien parler de Dieu, De générât. Verbi divini, 27 et 28, ibid., col. 1033, 1034. Il remarque tout d’abord que l’action implique un mouvement : Facere nonne motus est ? Mais il n’est pas vrai que le mouvement implique un changement, une mutalio. Dieu est éternellement en action, en mouvement ; il ne cesse pas d’agir et de se mouvoir : Est enim movere ibi et moveri ipsum quod est esse, simul et ipsum. Adv. Arium, i, 43, col. 1074. Ce mouvement est une création, factio, par rapport aux êtres contingents ; mais, lorsqu’il s’agit du Verbe, il est une génération : génération éternelle comme le mouvement dont elle est le terme. Le Verbe a été l’instrument de la création ; il a donc préexisté à toute créature. De générât. Verbi divini, 29, 30, col. 1034, 1035.

Il est vrai que Victorin laisse échapper ici ou là quelques expressions défectueuses. Il dit par exemple que le Père est plus ancien, que le Fils est plus jeune ; ou encore que Dieu a créé le Verbe, Ado. Arium, i, 20, col. 1053. Ce sont là des formules qu’il ne faut pas prendre à la lettre. Nombreux sont les Pères qui ont parlé de cette manière. Il déclare trop clairement que le Verbe est consubstantiel au Père pour qu’on puisse prendre le change sur sa véritable pensée : ὁμοούσιον ergo et Filius et Pater, et semper ita, et ex seterno et in œlernum. Adv. Arium, i, 34, col. 1067. Le Père et le Fils sont quelque chose d’un et de simple : Unum ergo et simplex ista duo. De generat. Verbi divini, 22, col. 1031.

Victorin précise d’ailleurs ses idées. Le Fils, déclare-t-il, est le terme de la volonté du Père, ou plutôt sa volonté en acte : Pater ergo cujus est volunlas, Filius autem voluntas est, et voluntas ipse est λόγος. Toute volonté est enfant : le λόγος est donc Fils : Omnis enim voluntas progenies est… λόγος ergo Filius. Et, comme Dieu atteint tout par une volonté unique, il n’y a qu’un seul Fils. Ce Fils unique, procédant par la volonté, est non a necessitate naturee sed voluntate magnitudinis Dei, ce qui ne veut pas dire, comme le prétendaient les ariens, que Dieu aurait pu ne pas l’engendrer, mais que sa génération a pour principe la volonté. Adv. Arium, i, 31, col. 1064.

De même que le Fils est la volonté actuée du Père, il est aussi le terme de sa connaissance, ou plutôt l’image par laquelle le Père se connaît lui-même : Est autem lumini et spiritui imago… Filius ergo in Patre imago et forma et X6yoç. Adv. Arium, i, 31, col. 1064. D’où il suit, d’une part, que le Verbe est distinct du Père, comme l’image est distincte du sujet connaissant, mais, d’autre part, qu’il lui est identique, parce qu’il le représente à lui-même.

Les origines de cette théorie ne sont pas douteuses. Victorin s’inspire de la philosophie de Plotin et il se représente les rapports du Père et du Fils exactement d’après le modèle des relations entre l’Un et le voûç. Le Père est l’absolu, l’inconditionné, l’être transcendant qui semble n’avoir ni attribut, ni détermination quelconque, inconnaissable, invisible. Le Fils est ce par quoi le Père se conditionne, se précise, se détermine, se limite en quelque sorte, se met en relations avec le fini, devient connaissable et tombe sous notre étreinte. Le Père est la substance, le Fils est la vie, le Père est le surêtre, le Fils est l’être tout simplement.

Il est facile de trouver, dans l’œuvre de Victorin, des formules qui traduisent cette doctrine : Deus quod est esse, id est vivere, incognitos et indiscretus est ; et ejus forma, id est vitee intelligentia, incognito et indiscreta est… Cum autem foris esse cœperit, tune forma apparens imago Dei est, Deum per semet ostendens ; et est X6yoç, non jam inde rcpôç tov Geôv X6yoç, in qua vila et intelligentia, jam Ôv ; quia certe cognitio et existentia, quæ intellectu et cognitione capitur. Adv. Arium, iv, 20, col. 1128.

Et ailleurs : Hic est Deus supra voûv, supra veritatem, omnipotens potentia, et ideirco non forma ; voù ; autem et veritas et forma, sed non ut inhserens alteri inseparabilis forma, sed ut inseparabiliter annexa ad declarationem potentise Dei Patris eadem substantia vel imago vel forma… Si silentium Deus est, Verbum dicitur ; si cessatio, motus ; si essentia, vita… Ergo isla essentia, silentium, cessatio Pater, hoc est Deus Pater. At vero vita, Verbum, motus aut actio Filius et unicus Filins. Adv. Arium, iii, 7, col. 1103-1104.

Ailleurs encore : Verum esse primum, ita imparticipatum est, ut nec unum dici possit, nec solum, sed per prœlationem ante unum, et ante solum, ultra simplicitatem, prœexistentiam potius quam existentiam, universalium omnium universale, infinitum, interminatum, sed aliis omnibus, non sibi : et ideirco sine forma intellectu quodam auditur… Hoc illud est quod diximus vivere vel vivit, illud infinitum, illud quod supra universalium omnium vivere est ipsum esse, ipsum vivere, non aut aliquid esse aut aliquid vivere unde nec ôv. Certum est enim eliam quiddam est Ôv, intelligibile, cognoscibile. Ergo si non Ôv, nec X6yoç, X6yoç enim deflnitus est et definitor. Adv. Arium, iv, 19, col. 1127.

Les nécessités de la controverse arienne obligent Victorin à insister sur les rapports du Père et du Fils et sur la divinité du Fils. Cependant, le Saint-Esprit n’est pas absent dans son système. Bien qu’il semble parfois confondu avec le Fils, par suite de l’imprécision du mot spiritus, il s’en distingue comme l’intelligence est distincte de la vie, comme la voix est distincte de la bouche qui l’émet. Le Père est le silence parlant ; le Christ, la voix ; le Paraclet, la voix de la voix : Est enim Pater loquens silentium, Christus vox, Paracletus vox vocis. Adv. Arium, iv, 16, col. 1111. Vivere quidem Christus, intelligere Spiritus. Adv. Arium, i, 13, col. 1048. Par suite, il y a dans la Trinité une seule substance : Una substantia tribus a substantia Patris bj.ooùaia. : ergo trias, hoc est simul oôata… ergo 6[ioo)aio> sunt, unam et eamdem substantiam habentes. Ado. Arium, i, 16, col. 1050.

Le Fils et l’Esprit-Saint sont produits par le Père par un mouvement unique : Unus motus utrumque in existentiam protulit ; mais, par ce mouvement, le Père ayant donné au Fils tout ce qu’il a, même de pouvoir se communiquer, le Fils l’a donné à son tour à l’Esprit-Saint : et quia quæ habet Pater Filio dédit omnia, ideo et Filius, qui motus est, dédit omnia Spiritui sancto. Adv. Arium, iii, 8, col. 1105. Le Père reste ainsi la source première de toute la Trinité ; il est l’unique principe de la vie divine. Cependant ses dons se communiquent à l’Esprit par le Fils qui est par la suite un principe secondaire et subordonné : Sicuti enim a gremio Patris et in gremio Filius, sic a ventre Filii Spiritus. Adv. Arium, i, 8, col. 1044.

Le Saint-Esprit est le lien des deux autres personnes ; avec lui la Trinité est complète : elle comporte une seule substance et trois personnes ; Victorin emploie même parfois le mot subsistence : Dictum de una substantia très subsistentias esse, ut ipsum quod est esse subsistât tripliciter, ipse Deus et Christus, id est Xôyoç et Spiritus Sanctus. Adv. Arium, ii, 4, col. 1092. Il faut d’ailleurs ajouter que ce mot, très rare chez notre auteur, ne parvient pas à s’imposer de son temps et qu’il n’entrera que plus tard dans le vocabulaire courant du dogme trinitaire. Consubstantielles, ces trois personnes ont entre elles le même rapport que l’être, la vie et l’intelligence ; la vie qui est le Fils n’étant qu’une forme de l’être qui est le Père, comme l’intelligence qui est l’Esprit-Saint n’est qu’une forme de la vie qui est le Fils. Adv. Arium, i, 13, col. 1048.

On ne saurait méconnaître la grandeur de l’effort accompli par Victorin pour présenter sous une forme philosophique le dogme de la Trinité. Est-ce à dire que cet effort nous satisfasse pleinement ? Nous ne pouvons l’affirmer. Il est bien difficile de reconnaître, dans les expressions abstraites du dialecticien les réalités vivantes que la Tradition nous a appris à connaître et à aimer en Dieu. Cependant, Victorin s’engage résolument dans une voie où il comptera de nombreux imitateurs. Il est, à certains égards, le premier des scolastiques. C’est à ce titre surtout qu’il convenait de rappeler ici son souvenir.



II. LE DE TRINITATE DE SAINT AUGUSTIN.

C’est aux environs de 400 que saint Augustin commença à écrire son traité sur la Trinité. Cet ouvrage l’occupa longtemps. Il en rédigea d’abord les douze premiers livres qui se répandirent à son insu dans le public, avant qu’il ait eu le loisir d’y mettre la dernière main. Mécontent de cette aventure, il était décidé à ne pas pousser plus avant son travail ; mais les instances de ses frères le contraignirent en quelque sorte à achever l’œuvre commencée et à y ajouter les trois derniers livres. L’ouvrage complet fut terminé en 416.

Esprit de l’ouvrage. —

Le De Trinitate comprend deux parties : la première (livres I-VII) établit le dogme de la Trinité d’après l’Écriture et résoud les principales difficultés que les hérétiques ont coutume de soulever contre lui ; la seconde (livres VIII-XV), de beaucoup la plus importante et la plus originale, recherche dans l’homme des analogies destinées à donner une certaine intelligence du mystère. « Saint Augustin cherche à y montrer la Trinité à l’aide d’images diverses qui la représentent en quelque manière. Aucune d’elles n’est développée avec la rigueur et la méthode qu’y apporteront les scolastiques. L’auteur se préoccupe moins, semble-t-il, de satisfaire l’esprit par une démonstration rigoureuse, dont il se reconnaît incapable du reste, que d’élever peu à peu les âmes vers le Dieu en trois personnes, en leur présentant l’activité divine ad intra en une série d’images de plus en plus simples et ressemblantes. De même qu’il conduit l’homme par degrés à la connaissance de la divinité, il le mène par degrés à la contemplation de la Trinité. » F. Cayré.

Il ne s’agit pas, faut-il le dire, de donner une démonstration du mystère divin. Nul, plus que l’évêque d’Hippone, n’a eu le respect de la grandeur ineffable de Dieu ; nul n’a plus insisté que lui sur la nécessité des préparations morales qui, seules, permettent à l’homme d’approcher de son Créateur. Ce sont les cœurs purs qui sont appelés à jouir de la vision de Dieu : encore faut-il qu’ils soient remplis de la grâce ! car par elle seule l’intelligence humaine se trouve impuissante. Mais, lorsque ces deux conditions préliminaires sont remplies, il faut ouvrir tout grands les yeux de son âme et découvrir dans le monde entier les vestiges de Dieu. Le Créateur a laissé partout la trace de son passage : malheur à ceux qui ne les reconnaissent pas et qui ne comprennent pas le sens profond et symbolique des choses. Comme d’ailleurs, l’homme a été créé à l’image de Dieu et que, malgré la chute originelle, il conserve cette image, pourquoi ne trouverions-nous pas en lui des traces plus manifestes encore du passage du Seigneur ? pourquoi notre esprit ne serait-il pas une ombre, une esquisse du mystère ? Le reproche que nous adressions tout à l’heure à Victoria, de s’exprimer en philosophe et de transposer dans l’étude du dogme révélé les procédés dialectiques du néoplatonisme, saint Augustin ne le mérite pas, parce que son raisonnement n’est que le point de départ d’une contemplation. L’ouvrage sur la Trinité s’achève par une admirable prière : « Seigneur, notre Dieu, nous croyons en toi, Père, Fils et Saint-Esprit. La vérité n’aurait pas dit : « Allez, baptisez « toutes les nations au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit », si tu n’étais pas Trinité. Tu ne nous ordonnerais pas d’être baptisés au nom de celui qui ne serait pas Dieu. La parole divine n’aurait pas dit : « Écoute, Israël, le Seigneur ton Dieu estun Dieu unique », si tu étais Trinité sans que tu fusses un seul Seigneur Dieu. Si tu n’étais tout à la fois Dieu le Père, et le Fils, ton Verbe, Jésus-Christ, et votre don à tous deux, l’Esprit Saint, nous ne lirions pas dans les Ecritures véridiques : « Dieu a envoyé son Fils » ; tu n’aurais pas dit, Fils unique, à propos de l’Esprit Saint : « Celui qu’enverra le Père en mon nom », ou encore : « Celui que je vous enverrai, venant du Père ». En dirigeant mon intention sur cette règle de foi, autant que je l’ai pu, autant que tu m’as donne de le pouvoir, je t’ai cherché ; j’ai désiré voir intellectuellement ce que je crois ; J’ai beaucoup discuté ; j’ai beaucoup travaillé. Seigneur, mon Dieu, mon unique espérance, exauce-moi. Fais que la fatigue ne m’empêche jamais de te chercher ; mais donne-moi de te chercher toujours avec ardeur. Donne-moi la force de te chercher, toi <nii m’as permis de te trouver et qui m’as donné l’espoir de te trouver encore de plus en plus. Devant toi sont ma force et ma faiblesse : garde l’une et guéris l’autre. Devant toi, ma science et mon ignorance : si tu m’as ouvert, accueille mon entrée ; si tu m’as fermé, ouvre à mes coups. Que je me souvienne de toi, que je te comprenne, que je t’aime ! Accrois en moi mes facultés jusqu’à ce que tu me renouvelles en entier. Je sais qu’il est écrit : t La multitude des « paroles fait tomber dans le péché. » Plaise au ciel que je ne parle jamais que pour prêcher ta parole et pour te louer ! Non seulement j’éviterais ainsi le péché, mais j’acquerrais des mérites, CD parlant de loi. De Trin., XV, xxviii, 51, P. L., t. zi.ii, col. 1097-1098.

Tout saint Augustin est dans ces quelques lignes ardentes : on y trouve aussi la meilleure expression possible de la méthode suivie par le grand docteur pow essayer de pénétrer le dogme de la Trinité.

Exposé du dogme. —

Ce n’est pas seulement dans le De Trinitate que saint Augustin a exprimé sa pensée sur la Trinité. On peut dire qu’il n’a jamais ceSféde revenir sur ce mystère fondamental : les tractatus sur l’Évangile de saint Jean, les lettres xi et clxx, les livres écrits contre les ariens, en particulier Contra serwonem arianorum, Collatio cum Maximino, Contra Maximinum hiereticum, doivent être lus avec attention, si l’on veut connaître toute la croyance de l’évêque d’Hippone a ce sujet.

1. Point de départ, —

Au contraire des Crées, saint Augustin prend pour point de départ le dogme de l’unité divine ; et, Ce faisant, il se montre fidèle à la tradition latine. Il n’y a qu’un seul Dieu : telle est la première vérité que nous devons croire. Cela étant, il s’agit d’expliquer, sans tomber dans le modalisme, la Trinité des personnes ; mais il ne saurait être question d’éviter le trithéisme, car c’est un danger qui ne menace pas le moins du monde l’esprit de saint Augustin. Le subordinatianisme ne le menace pas davantage : l’Écriture enseigne que le Dieu unique est Père, Fils et Saint-Esprit ; la raison se demande comment cela est possible ; mais la foi assure que le Fils et l’Esprit Saint sont Dieu au même titre et de la même manière que le Père.

Le De doctrina christiana résume ainsi la foi de l’Église : « Quelles sont donc ces choses dans lesquelles il faut mettre notre bonheur ? c’est le Père, le Fils, le Saint-Esprit, autrement dit la Trinité : c’est cette chose unique et souveraine que possèdent en commun et sans partage tous ceux qui en jouissent ; si toutefois nous pouvons l’appeler chose, et non plutôt la cause de toutes choses et encore ce terme suffît-il pour le désigner ? Car comment trouver un nom qui convienne à un être si élevé ? et ne serait-ce pas mieux de dire que cette Trinité est le Dieu unique, de qui tout est, par qui tout est, en qui tout est ? Le Père, le Fils et le Saint-Esprit, chacun d’eux possède la plénitude de la substance divine, et tous les trois ne sont qu’une seule et même substance. Le Père n’est ni le Fils ni le Saint-Esprit ; le Fils n’est ni le Père ni le Saint-Esprit ; le Saint-Esprit n’est ni le Père ni le Fils ; mais le Père est uniquement le Père, le Fils uniquement le Fils, le Saint-Esprit uniquement le Saint-Esprit. Aux trois appartiennent la même éternité, la même immutabilité, la même majesté et la même puissance. Dans le Père est l’unité ; dans le Fils l’égalité ; dans l’Esprit Saint, le lien de l’unité et de l’égalité ; et les trois sont en toutes choses un dans le Père, égaux dans le Fils, et unis dans le Saint-Esprit. » De doclr. christ., i, 5, P. L., t. xxxiv, col. 21.

Dans la lettre clxx, saint Augustin après avoir rappelé qu’il n’y a qu’un seul Dieu et que cependant le culte d’adoration est dû pareillement aux trois personnes divines, ajoute : « Non pas que le Père soit le même que le Fils ou que le Saint-Esprit soit Père ou Fils, puisque dans la Trinité le Père n’est le Père que du Fils et le Fils n’est le Fils que du Père, le Saint-Esprit étant l’Esprit de l’un et de l’autre ; mais en raison de l’unité et de l’identité de leur nature et de l’indissoluble union de leur vie, l’homme, éclairé par le (lambeau de la foi, comprend comme il peut que la Trinité même est le Seigneur notre Dieu…

Le Père n’est pas le principe du Fils unique de la même manière qu’il l’est de toutes les créatures qu’il a tirées du néant. Il l’a engendré de sa propre substance ; il ne l’a pas fait de rien. Il n’a pas engendré dans le temps celui par qui il a fait les temps ; mais, comme la flamme et la splendeur qu’elle engendre sont simultanées, de même le Père n’a jamais été sans le Fils, car le Fils est lui-même la Sagesse do Dieu le Père, dont rÉcriture a dit : Elle est la splendeur « de lntumièreéternelle. » CetteSagesscestdonccoéternelleà la lumière dont elle est l’éclat, c’est-à-dire à Dieu le Père. C’est pourquoi Dieu n’a pas fait le Verbe au commencement, comme il a fait le ciel et la terre, mais le Verbe était au commencement. Le Saint-Esprit n’a pas été non plus fait de rien comme la créature, mais il procède du Père cl du Fils, sans avoir été fait ni par le Fils ni par le Père. « Cette Trinité est d’une seule et même nature et substance. Elle n’est ni plus petite dans chacune des trois personnes que dans toutes, ni plus grande en toutes qu’en chacune ; mais elle est aussi grande dans le l’ère seul ou dans le Fils seul que dans le Fils et le Père ensemble, et aussi grande dans le Saint-Esprit seul que dans le Père, le Fils et le Saint-Ksprit. Le Père, pour engendrer sou Fili de m dhine substance, n’a rien diminue de sa substance, mais il a engendré Un autre lui-même, en restant tout ce qu’il était et il se trouve encore aussi grand dans son Fils qu’il l’est en lui seul. Il an est de niinic du Saint-Esprit qui. en recevant Intégralement l’essence divine du principe dont il procède, le laisse dans son Intégrité. Son itr luraloute pus oelui dont il procède : considéré comme uni a son principe OU comme distinct di lui. il est l"iil BUSSl grand. Il en procède « ans le diminuer ; il y adhère sans l’migmenter. Ces trois personnes sont donc une sans confusion, et trois sans division. Quoique un, elles sont trois et quoique trois elles sont un. En effet, si celui qui est la source de la grâce fait que les cœurs de tant de ses fidèles ne forment qu’un seul cœur, combien plus grande doit être en lui l’unité par laquelle les trois personnes, et chacune séparément sont Dieu, et toutes ensemble ne font pas trois dieux, mais un seul Dieu. Voilà l’unique Seigneur votre Dieu, qu’il faut servir de toute sa piété et à qui seul est dû le culte de latrie. » Epist., clxx, 3-5, t. xxxiii, col. 749 sq.

Ce long exposé met bien en relief les principes de la doctrine augustinienne. Un seul Dieu, une seule essence, une seule substance numériquement identique dans les trois personnes qui la possèdent. L’évêque d’Hippone reste Adèle à la terminologie latine et le terme grec d’hypostase qu’il traduit encore par substantiel n’est pas sans l’inquiéter quelque peu : « La nécessité, dit-il, de parler de choses ineffables et l’obligation d’énoncer comme nous pouvons les choses qui ne sauraient être énoncées, a fait dire par nos Grecs : une essence, trois substances ; et par les Latins : une essence ou substance, trois personnes ; parce que, dans notre langue latine, essence et substance ont la même signification. » De Trin., VII, iv, 7, t. xlii, col. 939. « J’appelle essence ce que les Grecs appellent ouata et que nous appelons plus ordinairement substance. Il est vrai que les Grecs parlent de l’hypostase. Mais je ne sais pas la différence qu’ils prétendent exister entre l’ousie et l’hypostase. Quoi qu’il en soit, la plupart des nôtres, qui traitent ce dogme en grec ont accoutumé de dire u.Cav oûatav, rpeïç ùnoa-vixaziç, ce qui signifie en latin : une essence, trois substances. » De Trin., V, vin, 10, col. 917. On le voit, saint Augustin ne se scandalise pas des formules grecques et il leur fait confiance ; sa sérénité tranche avec l’inquiétude de saint Jérôme et l’on peut mesurer par la différence des attitudes le chemin parcouru dans la compréhension des positions réciproques. Cependant, il aimerait tout autant un autre vocabulaire, et l’on peut souligner que le mot subsistentia, employé incidemment par Victorin (cf. col. 1684), lui aurait rendu les plus grands services.

2. Conséquences. —

La Trinité est donc un seul Dieu ; la Trinité est une seule éternité, une seule puissance, une seule majesté : ils sont trois, mais ce ne sont pas trois Dieux. In Joan., tract, xxxix, 3, t. xxxv, col. 1682. De là découlent plusieurs conséquences :

a) Les trois personnes n’ont ad extra qu’une seule volonté et une seule opération : là où il n’y a pas de différence de nature, il ne saurait y avoir de différence de volonté. On ne saurait dire par suite que, dans les théophanies de l’Ancien Testament, c’est le Fils seul qui ait apparu. Toute la Trinité s’est manifestée : qui a parlé à Adam ? Est-ce le Père ? est-ce le Fils ? est-ce le Saint-Esprit ? ou bien n’était-ce pas Dieu d’une manière indistincte, indiscrète, la Trinité elle-même qui, sous la forme d’un homme, parlait à un homme ? De fait, le contexte ne laisse voir aucune opposition qui permette de distinguer une personne de l’autre. De Trin., II, x, 17 sq., t. xlii, col. 853 sq. Il est vrai que Dieu n’a pas apparu par lui-même ; il l’a fait par des anges qui parlaient et agissaient en son nom. Les apologistes avaient expliqué tout autrement les théophanies, et saint Augustin semble quelque peu gêné par leur souvenir. Il n’hésite pourtant pas à les contredire. Chacune des trois personnes est autant que les deux autres et que la Trinité entière, car elle possède la totalité de la nature divine et est Dieu, qui comprend aussi les deux autres personnes. « Dans la Trinité, l’égalité est telle que non seulement le Père n’est pas plus grand que le Fils en ce qui concerne la divinité, mais que le Père et le Fils pris ensemble ne sont pas quelque chose de plus grand que le Saint-Esprit, et que chaque personne prise seule n’est pas moindre que la Trinité elle-même. » De Trinit., t. VIII, proœm., ibid., col. 947.

b) « Tout ce qui se rapporte en Dieu à la nature et qui exprime quelque chose d’absolu ne se dit pas au pluriel, mais au singulier comme la Trinité elle-même. Ainsi le Père est Dieu, le Fils est Dieu, le Saint-Esprit est Dieu ; ainsi le Père est bon, le Fils est bon, le Saint-Esprit est bon. Ainsi encore, le Père est tout-puissant, le Fils est tout-puissant, le Saint-Esprit est tout-puissant. Et cependant ce ne sont pas trois dieux, trois bons, trois tout-puissants, mais un seul Dieu, un seul bon, un seul tout-puissant qui est la Trinité même. > Ibid.

c) Que sont donc, en dernière analyse les personnes divines, réellement distinctes, qui ne divisent pourtant pas l’unité et la simplicité divine ? Ce sont des relations : relations qui ne se confondent pas avec la substance ou la nature, puisqu’elles ne sont pas quelque chose d’absolu, mais qu’on ne saurait non plus traiter d’accidents, parce qu’elles sont essentielles à la nature, éternelles et nécessaires comme elles. « En Dieu, rien ne se dit selon l’accident, parce qu’en lui il n’y a rien de niuable ; et pourtant tout ce qui se dit de Dieu ne se dit point selon la substance. En effet, il y a des choses qui se disent relativement à d’autres, ainsi Père par rapport à Fils, et Fils par rapport à Père, ce qui en Dieu n’est point un accident, puisque l’un est toujours Père et l’autre toujours Fils ; et quand on dit toujours, cela ne s’entend point à partir du moment où le Fils est né, et en ce sens que, par le fait que le Fils ne cesse jamais d’être, le Père ne cesse jamais d’être Père ; mais c’est en ce sens que, depuis toujours le Fils est né et qu’il n’a jamais commencé d’être Fils. S’il avait commencé une fois d’être Fils, ou s’il devait un jour cesser de l’être, il serait appelé Fils selon l’accident. Par contre, si le Père n’était appelé Père que par rapport à soi-même, non par rapport au Fils ; et de même si le Fils n’était appelé Fils que par rapport à soi, non point par rapport au Père, ce serait selon la substance que l’un serait appelé Père et l’autre Fils ; mais, comme le Père n’est appelé Père que parce qu’il a un Fils et que le Fils n’est appelé Fils que parce qu’il a un Père, ce n’est point selon la substance qu’ils sont appelés ainsi, puisque ces noms de Père et de Fils ne leur sont point donnés par rapport à soimême, mais par rapport l’un à l’autre réciproquement ; ce n’est pas non plus selon l’accident, puisque, si le Père est appelé Père et le Fils Fils, ce que ces noms désignent est encore éternel et immuable. Aussi, quoiqu’il y ait une différence entre être Père et être Fils, la substance n’est pas différente, car ils ne sont pas nommés ainsi quant à la substance, mais quant à la relation, relation qui n’est pourtant pas un accident parce qu’immuable. » De Trin., V, v, 6, col. 913-914.

Cette explication est de la plus haute importance : on la verra reprise et commentée longuement par la théologie scolastique. Saint Augustin reconnaît d’ailleurs qu’elle ne suffit pas à faire disparaître le mystère. Nous disons que le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont trois ; et si l’on demande trois quoi ? il faut répondre trois personnes ; mais c’est moins pour donner une réponse à la question que pour ne pas la taire. Cum quæritur quid très, magna prorsus inopia humanum laborat eloquium. Dictum est tamen « Très personse », non ut illud diceretur, sed ne taceretur. De Trin., V, ix, 10, col. 918 ; cf. VII, iv, 8, 9, col. 940, 941.

Les analogies. —

Peut-être l’élément le plus original de la contribution apportée par saint Augustin à la théologie de la Trinité est-il la recherche des traces que ce mystère a laissées dans le monde. Cette recherche n’était pas nouvelle. Depuis bien longtemps, on s’était efforcé de trouver, dans les choses créées des images de la Trinité ; les comparaisons du soleil qui émet ses rayons, de la lumière qui s’allume à une autre lumière, de l’arc-en-ciel qui est un, bien qu’il ait les couleurs les plus variées, étaient plus ou moins courantes à la fin du ive siècle. Mais elles ne valaient guère que comme des comparaisons, destinées à rendre sensibles certains aspects du mystère de la vie divine. L’âme profondément religieuse de saint Augustin va plus loin. Elle cherche Dieu dans ses œuvres ; elle voit Dieu manifesté dans toute la création. Les cieux qui proclament la gloire de Dieu, ne le reconnaissent pas seulement pour leur Créateur ; ils le révèlent à l’esprit attentif. Malheur à qui fermerait les yeux pour ne pas voir les signes de la présence de Dieu !

Comme il est de l’essence de Dieu d’être trine, on ne sera pas étonné qu’il soit possible de découvrir de nombreux vestiges de la Trinité : on connaît les nombreux passages dans lesquels saint Augustin met en relief le symbolisme du nombre trois et découvre l’indication de la Trinité partout où il retrouve ce nombre. Ailleurs, ce sont d’autres indices que relève avec amour l’évêque d’Hippone : la triade mensura, numerus, pondus, De Trin., XI, xi, 8, t. xlii, col. 998 ; imitas, species, ordo, De vera relig., vii, 13, t. xxxiv, col. 129 ; esse, forma, manentia, Epist., xi, 3, t. xxxiii, col. 76 ; les trois parties de la philosophie : physica, ethica, logica, ou naturalis, rationalis, moralis, à quoi se réfèrent les trois excellences de Dieu comme causa subsistendi, ratio intelligendi, ordo Vivendi. De civ. Dei, XI, xxv, t. xli, col. 338. Cf. M. Schmaus, Die psychologische Trinitûtslehre des hl. Augustinus, Mua’ter, 1927, p. 190-194. Sans doute, saint Augustin n’attache pas plus d’importance qu’il ne convient à ces analogies : elles l’enchantent pourtant et son âme se réjouit de relever dans toute la création les traces que Dieu a laissées de sa vie intérieure.

Pourtant il tient à souligner que, parmi les créatures, il en est une que Dieu a faite spécialement à son image et à sa ressemblance : c’est l’homme. Il serait donc bien surprenant que l’on ne retrouvât pas dans l’homme la marque de l’image de Dieu. Cette marque est indélébile : elle a été déformée en nous par le péché ; elle doit être réformée par la grâce ; elle subsiste en toute hypothèse dans l’âme, ou, pour parler avec plus de précision, dans le mens qui est comme l’œil spirituel de l’âme. De Trinit., XV, xxvii, 49, P. L., t. xlii, col. 1096.

Saint Augustin relève dans le mens jusqu’à trois images de la Trinité : 1. mens, notilia, amor ; 2. memoria sui, intelligentia, voluntas ; 3. memoria Dei, intelligentia, amor. Chacune d’elles permet d’imaginer d’une manière plus ou moins approchée, ce qu’est la consubstantialité des trois personnes divines, puisque les éléments qui la constituent sont eux aussi consubstantiels. L’école augustinienne, au Moyen Age, se plaira à insister sur ce point et refusera, pour cela, d’admettre l’existence d’une distinction réelle entre l’âme et ses facultés ou entre les diverses facultés de l’âme.

Envisageons tout d’abord la pensée, le mens. Notre pensée s’aime elle-même et nous avons déjà deux termes relatifs l’un à l’autre, dont la relation est celle de l’égalité, car la pensée se veut tout entière : son amour pour soi n’étant que son affirmation naturelle de soi-même, ce qui aime est exactement égal à ce qui est aimé : Mens igitur, cum amat seipsum, duo quædam ostendit, mentem et amorem. Quid est autem amarc te, nisi sibi præslo esse velle ad fruendum se ? Ht cum tantum se vult esse, quantum est, par menti voluntas est, et amanli amor œqualis. De Trin., IX, ii, 2, col. 962. D’autre part, il est évident que l’on ne peut aimer sans connaître. La pensée ne peut donc s’aimer sans se connaître, ce qui lui est d’ailleurs facile, puisque, étant incorporelle, elle est essentiellement intelligible. Dès lors, la pensée, la connaissance et l’amour sont trois, et ces trois sont un, sont égaux, ce qui est l’image de la Trinité : Sicut autem duo quædam sunt mens et rjus amor, cum se amat ; ita quadam duo sunt mens et notifia ejux, cum se novil. Igitur, ipsa mens et amor et notitia ejus tria quædam sunt ; et hœc tria unum sunt ; et cum perfecta sunt, sequalia sunt. De Trin., IX, iv, 4, col. 963.

Selon Et. Gilson, Introduction à l’étude de saint Augustin, Paris, 1929, p. 286, « cette première trinité nous est donnée à l’état d’involution, tanquam involuta ; la pensée peut bien s’efforcer de la développer en quelque sorte au dedans de sa propre substance ; mais, même ainsi développée, elle reste une image virtuelle ; la Trinité des personnes divines est au contraire parfaitement actualisée. C’est pourquoi la deuxième image est plus évidente que ne l’était la première. Au lieu de se trouver dans la pensée, la connaissance et l’amour, elle se trouve dans la mémoire, l’intelligence et la volonté. »

Telle que saint Augustin la conçoit ici, la mémoire n’est pas autre chose que la connaissance de la pensée par elle-même, nous dirions la « conscience ». La pensée, en effet, est substantiellement inséparable de la connaissance de soi ; mais cette connaissance n’est pas toujours actuelle. Notre pensée ne s’arrête pas constamment sur elle-même pour se considérer. Il arrive donc souvent que, toute présente à elle-même qu’elle soit, la pensée ne s’aperçoive pas. Pour exprimer cette présence inaperçue, on ne peut lui donner un autre nom qu’aux souvenirs ou aux connaissances que l’on possède sans y penser. Je sais une science, mais je n’y pense pas ; je dis qu’elle est dans ma mémoire. De même, ma pensée m’est toujours présente, mais je ne la considère pas : je dis que j’ai la mémoire de moi : Sicut multarum disciplinarum peritus ea quæ novit ejus memoria continentur, nec est inde aliquid in conspectu mentis ejus, nisi unde cogitât, csetera in arcana quadam notifia sunt recondita, quæ memoria nuncupatur. De Trin., XIV, vi, 8, col. 1042.

« En droit, la pensée n’aurait rien d’autre à faire pour se

reconnaître que de prendre conscience de soi et de s’appréhender. En fait… elle ne saisirait guère par là qu’une fausse apparence, sa propre image déformée et matérialisée par un épais revêtement d’images sensibles. Pour s’atteindre dans sa vraie nature, la pensée doit donc traverser cette croûte de sensations agglutinées et se découvrir telle qu’elle est. Or, ce qu’elle est dans sa nature propre, c’est ce qu’est le modèle divin à l’image duquel elle a été formée. C’est pourquoi l’influence des raisons éternelles, combinée avec la mémoire latente que l’âme a de soi, est nécessaire pour que la pensée se découvre telle qu’elle est. Que cette influence s’exerce, la pensée va naturellement engendrer une connaissance vraie d’elle-même ; elle s’exprime ; elle se dit en quelque sorte et le résultat de cette expression de soi par soi est ce que l’on nomme un verbe.

Nous atteignons donc ici, dans l’acte par lequel la pensée s’exprime, une image de la génération du Fils par le l’ère. De même, en effet, que le Père conçoit éternellement une parfaite expression de soi-même, qui est le Verbe, de même aussi la pensée humaine, fécondée par les raisons éternelles du Verbe, engendre intérieurement une connaissance vraie de soi-même. Cette expression actuelle est évidemment distincte de la mémoire de soi latente qu’elle exprime ; cependant, elle ne s’en détache pas ; ce qui s’en détache c’est seulement le verbe extérieur par lequel notre connaissance interne s’extériorise sous forme de mots ou autres signes. Nous sommes ici à la racine même de l’illumination augusiiniciine. Si toute connaissance vraie est nécessairement une connaissance dans les vérités éternelles du Verbe, c’est que l’acte même de concevoir la vérité n’est en nous qu’une image de la conception du Verbe par le l’ère, au sein de la Trinité. Cf. De Trin., IX, vii, 12, col. 967 ; In Jean., tract, i, 8, t. xxxv. col. 1H83. « Mais cette génération du verbe à l’intérieur de la pensée Implique un troisième élément. Pourquoi en effet la pensée présente à elle-même a-t-elle voulu se chercher, se retrouver a travers le revêtement des images sensibles et, finalement, s’exprimer ? C’est que non seulement elle se connaît soimême, mais elle s’aime. De me -nie que mrmurin de la deuxième trinité correspond à mens de la première, elnsl UlUlllgtntia et uoliintnx correspondent a no&itia Si Oflior, Ce que nous engendrons, c’est que nous voulons l’avoir et le posséder ; ce qife nous avons engendré, nous nous y attachons et complaisons. L’amour est donc doublement intéressé à toute génération ; il la cause ; puis, l’ayant causée. il s’attache à son produit. Ce qui est vrai de toute génération l’est de celle du verbe intérieur par lequel la pensée s’exprime elle-même ; le verbe que l’amour a fait engendrer et la pensée qui l’engendre, se trouvent finalement réunis par un lien spirituel qui les unit étroitement sans les confondre et qui est encore l’amour. De Trin., IX, vii, 12-13, t. xlii, col. 967. Ainsi donc, le verbe n’est pas seulement connaissance, mais une connaissance dont l’amour est inséparable ; si bien qu’une nouvelle égalité parfaite se reconstitue sous nos yeux pour former une deuxième image de la Trinité. » Ét. Gilson, op. cit., p. 288-289.

Au dessus de cette deuxième image, il y en a encore une troisième, qui n’établit plus simplement une relation entre l’âme et elle-même, mais entre l’âme et Dieu dont elle est l’image. Cette image apparaît dans la pensée lorsque, par l’effort qu’elle accomplit dans la recherche de Dieu par la raison et la volonté, elle engendre en soi l’intelligence et la sagesse. Si l’âme ne fait pas cet effort, elle peut bien se souvenir d’elle-même et s’aimer, sa vie n’en reste pas moins une folie. Qu’elle se tourne au contraire vers le Dieu qui l’a faite et qu’elle prenne par là conscience de son caractère d’image divine, alors, se souvenir de soi, s’exprimer dans un verbe et s’aimer équivaudront à se souvenir de Dieu, de la manière dont il s’exprime et dont il s’aime. Par là s’engendre en l’homme une sagesse qui n’est qu’une participation de la sagesse de Dieu et qui rétablit entre le Créateur et sa créature une société trop longtemps rompue. Car il est bien vrai que Dieu est toujours avec l’homme, puisque sa puissance, sa lumière et son amour ne cessent de lui conférer l’être, la connaissance et la vie. Mais il n’est pas vrai que l’homme soit toujours avec Dieu, puisque nous oublions sans cesse celui de qui nous tenons tout. Être avec lui, c’est précisément se souvenir de lui, le connaître par l’intelligence et l’aimer ; c’est donc renouveler en soi cette image qui, lorsqu’elle est trop oblitérée chez l’homme, tombe dans un oubli tel que nul avertissement du dehors ne saurait l’y raviver. De Trin., XIV, xii, 16, col. 1048-1049.

Saint Augustin développe longuement les considérations que nous venons de résumer. À certains moments, il semble même s’attacher tellement aux images qu’il emploie que nous avons l’impression d’y trouver des démonstrations complètes de la Trinité. Jamais cependant il n’oublie que nous n’avons affaire qu’à des images et que Dieu dépasse infiniment tout ce que le langage humain en peut exprimer :

« Il ne faut pas prendre la comparaison de la Trinité

divine avec les trois choses que nous avons montrées dans la trinité de notre âme, écrit-il par exemple, en ce sens que le Père serait comme la mémoire des trois personnes, le Fils l’intelligence des trois personnes et le Saint-Esprit la charité des trois mêmes personnes : comme si le Père n’avait en partage ni l’intelligence, ni l’amour et que, pour lui, le Fils eût l’intelligence et le Saint-Esprit l’amour, tandis que le Père ne serait que sa propre mémoire à lui et la mémoire des deux autres ; et que le Fils n’eût ni la mémoire ni l’amour en partage et que ce fût le Père qui eût la mémoire et le Saint-Esprit la charité pour lui ; tandis que le Fils ne serait que sa propre intelligence à lui-même et l’intelligence des deux autres ; et de même pour le Saint-Esprit, qu’il n’eût point non plus l’intelligence et la mémoire en partage, mais que le Père eût la mémoire et le Fils l’intelligence pour lui, tandis que lui-même serait sa propre charité à lui et la charité des deux autres. Mais il faut comprendre que toutes les trois personnes ensemble et chacune d’elles en particulier ont ces trois choses dans leur nature : en elles il n’y a pas réelle distinction entre ces trois choses comme en nous où la mémoire est une chose, l’intelligence une autre et la dilection ou charité encore une autre, mais elles ne font qu’une perfection qui les comprend toutes, telle qu’est la sagesse même ; telle est la nature des trois persomies divines qu’elles sont ce qu’elles sont, comme n’étant qu’une substance simple et immuable. » De Trin., XV, xvii, 28, col. 1080.

Le mystère reste donc entier. Lorsqu’il s’agit en particulier de dire pourquoi le Fils est engendré tandis que le Saint-Esprit procède, saint Augustin avoue son impuissance. Ce n’est qu’au ciel que nous posséderons les clartés suffisantes pour préciser nos connaissances sur ce point et sur beaucoup d’autres encore.

Malgré tout, l’effort de pensée accompli par saint Augustin est bien loin d’être stérile. Jamais avant lui on n’avait creusé aussi profondément le sens de la vie divine. Les Cappadociens eux-mêmes restent très loin derrière lui. Sans doute, leurs recherches portent dans une direction différente, puisqu’ils se préoccupent avant tout de montrer que la Trinité des personnes n’est pas inconciliable avec l’unité divine entendue au sens le plus strict. Mais ils affirment bien plus qu’ils ne prouvent, et le réalisme de saint Grégoire de Nysse a quelque chose de déconcertant. Le mérite de saint Augustin a été de rechercher dans l’âme humaine le vestige de la Trinité. Une telle idée ne pouvait venir qu’à un esprit profondément religieux, et l’on s’étonne un peu que d’autres ne l’aient pas eue ou du moins n’aient pas cherché à en tirer parti. Nombreux sont, dans les premiers siècles, les Pères qui ont parlé de l’homme créé à l’image de Dieu. Presque tous se sont arrêtés à cette pensée que l’image de Dieu en l’homme était l’intelligence, et plusieurs ont ajouté que la ressemblance de Dieu, la grâce surnaturelle, avait été perdue par le péché du premier homme. Saint Augustin a justement pensé que, puisque Dieu était trine, son image devait révéler quelque chose de cette trinité. De là ses recherches qui sont à la fois le fait d’un psychologue attentif à scruter les profondeurs de la vie conscientielle et d’un mystique pour qui tout parle de Dieu et en découvre le secret.

Les conclusions de saint Augustin ont exercé une grande influence au cours du Moyen Age. Il n’y a guère de théologien qui ne s’en soit inspiré, et l’on peut dire qu’après lui on n’a guère fait que vivre des formules ou des idées qu’il avait proposées. Sans doute on s’efforcera encore de préciser les notions de personne et de nature, de mettre en évidence la procession ob utroque du Saint-Esprit, d’exposer avec une rigoureuse exactitude la doctrine des missions ou celle de la circumincession. Mais il semble que ce soient là des détails. L’élaboration des grandes lignes de la théologie trinitaire est achevée avec saint Augustin.


VIII.La fin de l’âge patristique.

Nous pouvons donc étudier rapidement la fin de l’âge patristique. A partir du ve siècle, les préoccupations ne se portent plus vers les problèmes trinitaires ; elles sont, tant en Orient qu’en Occident, délibérément orientées dans un autre sens. En Orient, les controverses christologiques absorbent l’attention des théologiens : on sait combien elles ont été longues et délicates. C’est au plus si, avant le premier éclat du nestorianisme, on se préoccupe de combattre encore les macédoniens et de préciser la doctrine catholique sur la procession du Saint-Esprit : Théodore de Mopsueste et saint Cyrille d’Alexandrie s’accordent ici pour proclamer la parfaite divinité de l’Esprit-Saint. Dès que Nestorius a commencé à exprimer sa doctrine, il faut le réfuter ; le monophysisme est peut-être encore plus dangereux et plus subtil : comment trouverait-on le loisir de penser encore au dogme trinitaire, qui d’ailleurs a depuis longtemps son expression définitive ?

Au vie siècle pourtant, les mots φύσις et ὑπόστασις, également employés dans la théologie de l’incarnation et dans celle de la Trinité, soulèvent dans certains milieux de dialecticiens des problèmes assez complexes. Ces mots sont-ils univoques ? ou bien est-il permis de leur donner un sens différent suivant les domaines où ils sont employés ? Affirmer la trinité des hypostases ne revient-il pas à proclamer le trithéisme ? La controverse dure peu ; mais elle mérite d’être signalée.

En Occident, le problème de la grâce suffit à retenir les esprits. D’ailleurs le moment ne tarde pas à venir où toutes les discussions théologiques sont rendues impossibles. L’établissement des royaumes barbares, avec les désordres prolongés et les ruines dont les invasions sont la cause, empêche les évêques de s’intéresser à autre chose qu’à leur besogne courante. Avant de chercher à approfondir les mystères, il faut changer les mœurs et convertir les incroyants. Sans doute, puisque les Barbares sont en grande majorité ariens, la lutte contre l’arianisme se poursuit assez longtemps ; et ici ou là, en Afrique surtout, l’orthodoxie trinitaire trouve encore quelques interprètes aussi éloquents et renseignés que saint Fulgence de Ruspe. Mais presque toujours on se contente de faire écho aux théories développées par saint Augustin, sans apporter d’éléments nouveaux. C’est au plus s’il y a lieu de souligner les efforts de Boèce pour donner une définition technique de la personne et de mettre en relief l’importance du symbole dit de saint Athanase, qui, vers la fin de l’âge patristique, résume, en des formules d’une singulière précision, toutes les conquêtes théologiques du passé.

I. EN ORIENT. —'

Saint Cyrille d’Alexandrie. —

A saint Cyrille d’Alexandrie appartiennent deux ouvrages importants sur la Trinité : le Thésaurus de sancta et consubstantiali Trinitate qui est la mise en œuvre des résultats acquis par les discussions du rve siècle et le De sancta et consubstantiali Trinitate en sept dialogues qui insistent sur l’aspect positif des discussions. Ces deux écrits constituent en quelque sorte le testament de la pensée patristique sur la Trinité. Leur importance tient surtout à la doctrine qu’ils exposent sur la procession du Saint-Esprit. Saint Cyrille ne dit nulle part que l’Esprit procède du Fils ; mais il n’hésite pas à déclarer qu’il est l’Esprit propre du Fils ; que le Fils possède comme chose propre le Saint-Esprit qui est de lui et substantiellement en lui ; que l’Esprit est de la substance du Père et du Fils ; qu’il est essentiellement de l’un et de l’autre, c’est-à-dire du Père par le Fils. Cf. De adorât, in spiritu et verit., i, P. G., t. lxviii, col. 133 sq. ; Thésaurus, 34, t. lxxv, col. 573 sq. ; De sancta Trinit., dial. vi, ibid., col. 1001 sq. Il compare les relations du Fils et de l’Esprit à celles de la fleur et du parfum : « Jésus-Christ ne dit pas que l’Esprit-Saint deviendra sage par une sorte de participation (extérieure) venue de lui, ni qu’il transmettra aux saints les discours du Fils à la manière d’un serviteur. Mais c’est comme si une fleur du meilleur parfum disait de l’odeur qui s’échappe d’elle et dont elle pénètre les sens de ceux qui l’entourent : elle recevra de moi. Cette fleur désignerait (évidemment ) une propriété naturelle et non pas quelque chose qui serait séparé et participé (du dehors). C’est ainsi qu’il faut comprendre (les rapports) du Fils et du Saint-Esprit. Car, étant l’esprit de sagesse et de farce. il est toute sagesse et toute forée, Conservant en lui l’opération de celui qui l’envoie et manifestant dans sa propre nature celle de celui de qui il est. » De sancta Trinitate, dial. vi, P. G., t. lxxv. col. 1012. Dos passages tels que celui-là montrent bien le sens dans lequel s’oriente la pensée de Cyrille. Mais le fait est que ni l’évéqne d’Alexandrie) ni ceux qui après lui s’occupent de la Trinité, n’affirment d’une manière expresse que l’Esprit Saint procède du Père et du Fils. Ils restent fidèles à la formule, déjà traditionnrll’en Orient, de la procession du l’ère pnr le 1

Les problèmes du vi’siècle, l.e trithéisme. —

Vers le milieu du vr siècle, les problèmes soulevé l par le dogme trinitaire l’Orientèrent dans uni autre direction.

Léonce de Byzance, cf. t. ix, col. 404, avait entrepris de définir avec précision les termes ÛTc6<TTaci.ç et « pômç, pour essayer d’éclairer la question toujours controversée de l’union des natures dans l’unité de la personne du Christ. Il avait fait appel, pour cela, aux données de la philosophie aristotélicienne, qui, pendant des siècles, avait été regardée comme la source de toutes les hérésies. Il avait de la sorte appris à distinguer deux espèces de natures, l’une abstraite, commune à tous les individus de même espèce ; l’autre concrète, réalisée dans chaque individu, autrement dit dans chaque hypostase : entre ces natures concrètes, individuelles et les hypostases, il n’y avait, pouvait-on croire, plus guère de distinction, et les monophysites s’apprêtaient à triompher devant une telle conclusion, bien différente d’ailleurs de celle que tirait Léonce lui-même.

Si l’on appliquait cette théorie à la Trinité, on voit sans peine le résultat auquel on arrivait. Puisqu’il y a en Dieu trois hypostases, chacune d’elles réclame une nature concrète ; par suite il y a en Dieu trois natures et l’on aboutit au trithéisme, en dépit de toutes les protestations.

Ces idées étaient devenues courantes dans les écoles d’Édesse, de Constantinople et d’Alexandrie. A Constantinople, elles étaient représentées surtout par un certain Jean Askunagès, par un prêtre d’Antioche appelé Photin, par un moine cappadocien du nom de Théodore et par quelques autres. Tous ces doctrinaires avaient des appuis à la cour impériale et même dans l’épiscopat. Ils eurent de plus la chance de trouver un théoricien dans la personne de Jean Philopon, grammairien d’Alexandrie et philosophe à ses heures. Voir l’art. Jean Philopon, t. viii, col. 831 sq. Philopon, dans un ouvrage intitule L’arbitre (ô SiairrjTTjç), remarque que toute nature existante est forcément individuelle et que, dès lors, elle ne peut être réalisée que dans et par une hypostase, car hypostase et individu se confondent. Philopon conclut de là : 1° que l’humanité de Jésus-Christ, puisqu’elle existe, est individuelle ; 2° qu’elle n’est cependant pas une nature, sans quoi elle serait, une personne, et elle n’est pas une personne puisqu’elle n’a jamais existé en dehors de l’union ; 3° enfin que, puisqu’il y a en Dieu trois personnes, il y a aussi trois natures divines. Sans doute, Philopon refuse d’être appelé trithéiste ; maison ne voit pas le moyen qu’il y a d’échapper à cette qualification.

Vers la même époque, ou un peu plus tard, le patriarche monophysite d’Alexandrie, Damien (578-605), émit, en partant au contraire d’un réalisme exagéré une tout autre erreur. Autre, disait-il, est le Père, autre le Fils, autre le Saint-Esprit ; mais chacune de ces trois personnes n’est pas Dieu par nature et par soi ; elle ne l’est que par participation de la nature divine existante en chacune d’elles inséparablement. Chacune d’elles est une hypostase ; ce qui leur est commun est 0e6ç, ouata xal cpùoiç. C’était aboutir à une quaternité, si l’on ajoutait aux trois personnes le Dieu en soi, ou au contraire à un sabellianisme renouvelé, si on les considérait comme de pures formes en qui I)i( a i manifestait. De fait, les partisans de Damien furent accusés tantôt d’être des sabelliens, tantôt d’être des lelradites » : c’est ce dernier nom qui leur resta. Timothél . De rcrepl. Iwrrt.. P. G., t. Lxxxvi, col. 60,

Saint Jean Damascène. —

Ni le trithéisme de Jean Philopon, ni le tétradisnie de Damien ne rencontrèrent un grand succès : ils tu tardèrent pas à disparaître. Saint Jean Damasccne, qui résume la tradition patristique grecque, n’a déjà plus à s’en occuper. L’enseignement qu’il donne ei i conforme à celui de ses grands prédécesseurs. Selon lui. il y a en Dieu trois personnes parfaites, complètes en soi et subslstantes ( qui ne sont pas des parties d’une substance unique.


mais qui possèdent chacune toute la substance divine. Il ne faut donc pas dire que la substance divine est de trois hypostases, mais en trois hypostases. Ces hypostases sont réellement distinctes, si bien que la comparaison classique du feu qui produit la lumière est inexacte : la lumière, simple propriété du feu, n’a pas de subsistence propre. De fide orthod., i, 8, P. G., t. xciv, col. 816.

Les personnes en Dieu sont des modes de subsister de la substance divine : le Damascène reprend l’expression Tpàrcoi rîjç ÛTiâpÇecùç, que les Cappadociens avaient introduite dans le vocabulaire théologique, et il explique que ces modes expriment les relations entre elles des personnes qu’ils constituent. Ibid., i, 10, col. 837. Ces modes sont 7taTpôxr ( ç, o£6tt)ç et bmàpeuaiç ; ou bien àyevvYjoîa, YÉvvïjctç et èy.Tt6pzuoiç. Inutile d’ailleurs de chercher à en savoir davantage. Nous savons que le Saint-Esprit n’est pas le Fils, parce que le Fils est engendré, tandis que le Saint-Esprit procède : en quoi consistent au juste la génération et la procession ; il est impossible de le dire.

Si réelle que soit en Dieu la distinction des personnes et si complètes aussi que soient ces personnes, elles n’ont cependant qu’une seule et même substance. Il y a, explique Jean, une grande différence entre la considération d’une chose dans sa réalité et la considération de cette même chose dans son analyse rationnelle. Or, parmi les créatures, les hypostases sont réellement séparées et nous apparaissent telles lorsque nous considérons les réalités en elles-mêmes. On peut les compter. Quant à leur unité de nature spécifique, elle est le terme d’un concept rationnel. Mais, lorsqu’il s’agit de la Trinité, c’est tout le contraire. L’unité, voilà la réalité considérée en elle-même. La distinction ne s’opère que par la pensée : « En tout, le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont un, sauf l’innascibilité, la filiation et la procession ; mais ces caractéristiques ne se distinguent de la nature que par la raison. Nous confessons un Dieu unique, mais nous distinguons les propriétés individuelles de paternité, de filiation et de procession. Nous concevons une différence en tant que le principe s’oppose au terme et en tant que la personnalité parfaite correspond à un certain état d’être. » De fide orthod., i, 8, col. 828.

Ce texte n’est pas sans soulever des difficultés et l’on s’est demandé parfois s’il ne rendait pas un son sabellien. Il semble pourtant que l’on doive interpréter, dans le sens de la distinction réelle des personnes, la pensée du Damascène. Ce théologien en effet a soin de nous prévenir que les choses ne sont pas à interpréter de la même manière lorsqu’il s’agit de Dieu et des créatures. Les créatures sont des hypostases réelles, séparées de toutes les autres hypostases, bien que, par un effort de la pensée, il reste possible d’atteindre la nature abstraite. En Dieu au contraire, chaque hypostase est la substance divine toute nue. La visée qui tombe sur une hypostase divine atteint du même coup la nature divine. Aucune abstraction possible, aucune distinction, même logique, entre l’hypostase et la nature. Une hypostase divine doit être conçue immédiatement comme Dieu tout entier, comme le Dieu unique, subsistant par la subsistence même de cette hypostase. Cf. Th. de Régnon, Éludes de théologie positive…, 1. 1, p. 385 sq.

De l’unité de substance découle naturellement l’unité d’attributs et d’opération. Toutes les trois personnes divines ont la même bonté, la même puissance, la même volonté, la même opération, la même justice : il n’y a qu’une seule ousie et non pas trois qui seraient semblables l’une à l’autre. Seul, sans doute, le Père est àyéwirjToç, tandis que le Fils est yevvir^ç ; mais les trois personnes sont également éternelles et incréées.

La circumincession, Kzpvyj&çtTpi.c, , est également une conséquence de l’unité de substance : « Ces hypostases, écrit le Damascène, sont l’une dans l’autre, non pour se confondre, mais pour se contenir mutuellement, suivant cette parole du Seigneur : « Je suis dans le Père « et le Père est en moi…. Nous ne disons pas trois Dieux, le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Au contraire, nous disons un seul Dieu, la Sainte Trinité, le Fils et l’Esprit se rapportant à un seul principe, sans composition ni confusion, contrairement à l’hérésie de Sabellius. Car ces personnes sont unies, comme nous l’avons dit, non pour se confondre, mais pour se contenir l’une l’autre ; et il existe entre elles une circumincession sans aucun mélange ni confusion, en vertu de laquelle elles ne sont ni séparées ni divisées en substance, contrairement à l’hérésie d’Arius. En effet, pour tout dire en un mot, la divinité est indivise dans les individus, de même que, dans trois soleils contenus l’un dans l’autre, il y aurait une seule lumière par compénétration intime. » De fide orthod., i, 8, col. 829.

Somme toute, la doctrine trinitaire de saint Jean Damascène se contente de reproduire, en le synthétisant, l’enseignement des Pères antérieurs. Il ne faut pas y chercher de vues originales. Les formules employées sont seulement plus précises, plus définitives. On sent une pensée sûre d’elle-même qui, n’ayant plus à combattre contre des hérétiques actuels, peut se dégager des contingences de la controverse et exprimer dans la paix la foi traditionnelle.

II. en occident. —

Tandis que les Orientaux s’agitent et se divisent en face des problèmes soulevés par les controverses nestorienne et monophysite, l’Église d’Occident doit s’organiser en face des Barbares qui ont achevé la ruine de l’empire romain : c’est assez dire que la fin de l’âge patristique ne se prête guère en Italie, en Gaule, en Espagne, en Afrique, à des recherchez nouvelles sur le dogme trinitaire.

Les Africains. —

En Afrique cependant, les ariens qui sont devenus les maîtres du pays se montrent particulièrement agressifs. Pendant plus d’un siècle, ils persécutent les catholiques. Ceux-ci essaient de se défendre de leur mieux. Saint Fulgence de Ruspe écrit plusieurs ouvrages contre les ariens ; Vigile de Thapse compose de nombreux livres sur la Trinité ; bien qu’il soit difficile de démêler ce qu’il y a d’authentique et d’apocryphe dans les écrits qui portent son nom, P. L., t. lxii, on peut connaître à peu près sa doctrine. De Céréalis de Castellum, nous possédons un court traité contre l’arien Maximin. P. L., t. lviii, col. 769-771. Toute cette littérature africaine n’a rien d’original. Elle se contente de reproduire ou de commenter les formules de saint Augustin. Céréalis accumule les textes scripturaires qui démontrent la doctrine catholique. Les traités mis sous le nom de Vigile de Thapse répondent aux difficultés ariennes.

Le nom le plus brillant, le plus connu est celui de saint Fulgence de Ruspe. On doit à saint Fulgence un livre Contre les ariens, renfermant dix objections avec dix réponses appropriées ; trois livres à Thrasamond, roi des Vandales, un Convnonitorium sur l’Esprit-Saint ; un De Trinitate adressé au notaire Félix ; d’autres ouvrages encore qui relèvent de la controverse. P. L., t. lxv. Dans tous ces livres, saint Fulgence s’applique surtout à prouver que le Fils est Dieu comme le Père, qu’il a été engendre et non créé, qu’il est consubstantiel au Père, tout-puissant, éternel, immense, égal à lui en toutes choses ; que le Saint-Esprit lui aussi est Dieu, comme le Père et le Fils, qu’il possède avec eux et comme eux la toute-puissance, l’éternité, l’immensité. Ad Thras., u ; De Trinitate ad Felicem, 2, P. L., t. lxv, col. 296, 497.

Il enseigne que le Saint-Esprit procède du Père et du Fils, De Trin., 2, col. 499 ; et il explique les missions divines par les processions : « Le Fils, dit-il, est envoyé par le Père, non le Père par le Fils, parce que le Fils est né du Père et non le Père du Fils. De même le Saint-Esprit est dit envoyé par le Père parce qu’il procède du Père et du Fils. » Contra Fabian., fragm. 29, ibid., col. 797.

Comme saint Augustin, il montre qu’il y a dans la vie de l’âme une image de la Trinité et il reprend l’exemple emprunté à l’intelligence, la mémoire et la volonté : Sunt enim quædam tria in mente humana, quæ ad agnitionem Dei proficiant, si non sibi obduratio humani cordis lumen veritalis abscondat. Hsec autem sunt tria quæ dixi : memoria, intelligeniia et volunlas : quæ propriis ita discernuntur vocabulis, ut nulla in eis sit diversitas naturalis. Alia quippe est memoria, alia intelligentia, alia volunlas ; et tamen non sunt hsec veraciter tria, non est mentis diversa sed una natura, quoniam ista, quæ irina sunt, in una mente humana consistunt. Contra Fabian., fragm. 18, col. 771-772. Ailleurs, dans le De Trinilale ad Felicem, 7, ibid., col. 504, Fulgence cite deux autres trinités naturelles : numerus, mensura et pondus pour le corps ; memoria, consilium et voluntas quam diximus esse amorem pour l’âme. Ce qu’il y a de plus remarquable chez saint Fulgencc, c’est la plénitude de ses formules. On lui a parfois attribué la composition du symbole Quicumque vult et, bien que cette attribution soit peu vraisemblable, I’évêque de Ruspe n’était pas indigne d’elle.

Les Italiens. Boèce. —

Parmi les Italiens de la fin du v « et du début du vr » siècle, il n’y a guère que Boèce qui mérite d’être cité, à cause des efforts qu’il a faits pour éclairer et justifier par la philosophie les données les plus obscures du dogme trinitaire. Le Quomodo Trinitas unus Deus ac non 1res dii, P. L., t. lxiv, col. 12471256, explique que les relations étant quelque chose d’extérieur en quelque sorte à la substance, la substance et partant l’unité divine n’est pas touchée par les relations personnelles qui constituent la Trinité. La brève dissertation sur la question Ulrum Pater et Filius ac Spiritus Sanctus de divinitate subslantialiler prsedicantur répond négativement à cette question parce que, la substance divine étant quelque chose d’absolu et d’unique, tout ce qui est énoncé de Dieu substantialiter l’est absolument des trois personnes. Or, les trois personnes divines ne peuvent être énoncées indépendamment l’une de l’autre et sont essentiellement quelque chose de relatif : Quo fit, conclut Boèce, ut neque Pater neque Filius neque Spiritus Sanctus, nec Trinitas de Deo substantialiter prsedicentur sed, ut dictum est, ad aliquid. P. L., t. lxiv, col. 1302.

On sent, dans ces formules, que la scolastique n’est plus très loin. Il faut ajouter d’ailleurs que les expressions employées par Boéce ne sont pas toutes également heureuses. C’est ainsi que, dans son traité De persona et duabus naturis, Boèce propose une définition de la personne qui a été adoptée par les philosophes et les théologiens des siècles suivants d’une manière presque unanime : Persona est naturse ralionalis individua substantia. Ibid., iii, col. 1343 D. Le mot substantia a cependant toujours fait dresser l’oreille aux théologiens et ce n’est qu’à force de distinctions subtiles qu’ils parviennent à Innocenter le maître : le terme subsistentia serait seul correct, mais Boèce ne l’emploie pas et il déclare qu’il n’est pas possible de confondre substantia et subsistentia.

Il explique même que Dieu, lui aussi, comme l’homme, est ouata, c’est-à-dire essence ; car il est, et cela d’une manière suprême, puisque c’est de lui que provient l’être de toutes choses. Il est oùotwoiç, c’est-à-dire subsistence, car il subsiste sans aucun secours. De plus il est substance (oçtara-rai, subslat enim). Aussi nous disons que, flans la divinité, unique’.t(t. et’t’ialtamç, c’est-à-dire l’essence et la subsistence ; mais qu’il y a trois tooai’xGa.c, , c’est-à-dire trois substances. Et de fait, suivant cette manière de voir, on a dit autrefois une seule essence de la Trinité, trois substances et trois personnes. L’usage actuel de la langue ecclésiastique exclut trois substances. Et pourtant il semble que l’on pourrait appliquer à Dieu le mot substance, non qu’il soit le suppôt des autres choses, mais, parce qu’en même temps qu’il domine toutes les créatures, il est comme le principe fondamental qui les soutient et qui les fait oùaicôa6at et subsister. » De persona, ai, col. 1345.

Boèce se laisse ici arrêter à la difficulté qui avait déjà retenu saint Augustin. Le mot ÛTt6fjTaaiç avait été employé par les Grecs : pourquoi les Latins ne pourraient-ils pas employer sa traduction substantia dans le même sens ? Une telle objection oublie que les mots ont une histoire et qu’il n’est pas possible de s’en tenir, pour les interpréter, à leur signification étymologique. La visée grecque qui part des personnes divines n’a jamais été identique à la visée latine qui prend son appui sur l’unité divine : voilà ce qu’il ne faut jamais oublier lorsqu’on essaie d’établir la concordance des deux vocabulaires, et il est curieux qu’un esprit comme Boèce, rompu cependant au maniement des disciplines logiques, ne s’en soit pas mieux rendu compte.

Ajoutons d’ailleurs que, lorsque Boèce écrivait ses opuscules théologiques, l’Occident possédait peut-être déjà l’expression la plus complète du dogme trinitaire dans la formule connue sous le nom de symbole de saint Athanase. Voir 1. 1. col. 2178 ; t. xiv, col. 2930. Si l’on veut chercher quelque part l’aboutissant du travail de toute la période patristique en ce qui regarde la sainte Trinité, c’est là qu’on le trouvera, en des termes d’une décisive précision : « Quiconque veut être sauvé, avant tout il est nécessaire qu’il tienne la foi catholique : et s’il ne la garde pas intègre et inviolée, sans aucun doute il périra pour l’éternité. « La foi catholique est que nous vénérions un seul Dieu dans la Trinité et la Trinité dans l’unité, sans confondre les personnes et sans séparer la substance. Autre en effet est la personne du Père, autre celle du Fils, autre celle du Saint-Esprit ; mais du Père, du Fils et du Saint-Esprit, une est la divinité, égale la gloire, coéternelle la majesté.

Tel est le Père, tel le Fils, tel le Saint-Esprit : Incréé le Père, incréé le Fils, incréé le Saint-Esprit. Immense le Père, immense le Fils, immense le Saint-Esprit. Etemel le Père, éternel le Fils, éternel le Saint-Esprit. Et pourtant il n’y a pas trois éternels, mais un seul éternel ; il n’y a pas trois incréés ni trois immenses, mais un seul incréé et un seul immense. Scmblablement, tout-puissant le Père, tout-puissant le Fils, tout-puissant le Saint-Esprit ; et pourtant il n’y a pas trois tout-puissants, mais un seul tout-puissant. Dieu est le Père ; Dieu, le Fils ; Dieu le Saint-Esprit : et il n’y a pas trois Dieux, mais un seul Dieu. De même Seigneur est le Père, Seigneur le Fils, Seigneur le Saint-Esprit ; et pourtant il n’y pas trois Seigneurs, mais un seul Seigneur. De même que nous sommes contraints par la vérité chrétienne de confesser séparément chaque personne comme Dieu et Seigneur, ainsi la religion catholique nous interdit de dire trois Dieux ou trois seigneurs. « Le Père n’a été fait par personne, ni créé, ni engendré. Le Fils est du Père seul, non fait, non créé, mais engendré. Le Saint-Esprit est du Père et du Fils, ni fait, ni crée, ni engendré, mais procédant. Il y a donc un seul Père et non trois Pères ; un seid Fils et non trois Fils ; un seul Esprit-Saint et non trois Esprits-Saints. Et dans cette trinité. rien n’est premier ou dernier, rien n’est plus grand ou plus petit ; mais toutes les trois personnes sont coéti-rnelles et coégales. Ainsi, comme il a déjà été dit. Il faut vénérer l’unité dans la trinlté et la trinité dans l’unité. Que Œlul qui veut être sauvé pense ainsi de la Trinité.

Cette belle formule se passe de commentaire. 1 illi s’impose d’elle-même à l’attention et au respect. On n’y trouve pas la moindre trace de discussion <>u de controverse, La philosophie et la dialectique en sont

également absentes. À quoi bon Justifier la foi lorsque le moment est seulement de l’exposer. Les raisonneurs voudraient sans doute des éclaircissements. Le symbole de saint Athanase n’est pas fait pour eux. Il s’adresse à des croyants qui veulent exprimer correctement leur foi et il les met en présence du mystère : un seul Dieu en trois personnes distinctes et égales. Il multiplie d’ailleurs les affirmations de la distinction et de l’égalité, comme s’il était nécessaire de fermer toutes les portes par où risquerait de s’introduire une erreur. Éternité, toute-puissance, immensité, seigneurie, divinité : voilà des attributs communs au Père, au Fils et au Saint-Esprit. Cependant le Père n’est pas le Fils ; le Fils n’est pas le Père ; le Saint-Esprit n’est ni le Père ni le Fils. En quoi diffèrent-ils donc ? Précisément en ce que le Père est inengendré, que le Fils est engendré, que le Saint-Esprit procède. Tout cela, l’Écriture l’avait dit et la Tradition n’avait pas cessé de le répéter d’une manière de plus en plus assurée. Il était réservé à l’auteur du Quicumque de formuler en toute clarté ces vérités fondamentales.

L’auteur de cette formule est, jusqu’à présent, resté inconnu. Tour à tour on l’a attribuée à saint Ambroise, à saint Hilaire de Poitiers, à saint Vincent de Lérins, à saint Fulgence de Ruspe, à Venance Fortunat, à Anastase II, à d’autres encore. Toutes les recherches sont demeurées vaincs, bien que, selon les probabilités, il faille chercher l’origine du symbole dans la région arlésienne au début du vie siècle. Le nom de saint Césaire d’Arles reste celui qui rallie le plus de suffrages : même si ce n’est pas lui qui a composé la formule, c’est lui qui en est le premier témoin et qui a le plus contribué à la répandre.

Ne vaut-il pas mieux d’ailleurs que l’ignorance plane sur l’origine exacte du Quicumque ? Quand nous le récitons, ce n’est pas la voix d’un individu, si grande que soit son autorité, que nous entendons. C’est la voix de l’Église ancienne tout entière dont la foi a passé dans un symbole si expressif que nous en avons fait une hymne.

Il est impossible de donner une bibliographie un tant soit peu complète de la matière que nous venons de traiter. Innombrables sont les ouvrages qui ont parlé de la Trinité dans l’Écriture sainte et dans les Pères et la liste ne cesse de s’accroître. On peut, pour se tenir au courant des publications récentes, consulter les bibliographies ou chroniques annexées aux diverses revues, en particulier celles de la Nouvelle revue théologique, de la Revue des Sciences philosophiques et théologiques, et le Bulletin qui accompagne les Recherches de théologie ancienne et médiévale.

I. Ouvrages généraux.

Nous pourrions de même rappeler tous les traités de théologie qui s’occupent de la Trinité. Nous nous contenterons de citer, parmi les plus récents, ceux de A. d’Alès, De Deo trino, Paris, 1934 ; P. Galtier, De sanctissima Trinitate in se et in nobis, Paris, 1933, et le petit volume français de Valentin-M. Breton : La Trinité : histoire, doctrine, piété, Paris, 1931. Plus anciens, mais toujours à consulter sont J.-B. Franzelin, Tractatus de Deo trino, 3 « éd., Rome, 1881 ; L. Billot, De Deo uno et trino, 4e éd., Rome, 1932 ; F. Diekamp, TJeber dem Ursprung des Trinitâtsbekenntnisses, Munster, 1910 ; E. Hugon, Le mystère de la Très Sainte Trinité, 2e éd., Paris, 1921.

Sont plus exclusivement consacrées à la théologie positive les œuvres classiques de D. Petau, Dogmata theologica : De. Deo trino, Paris, 1644 ; L. Thomassin, Dogmata theologica, t. iii, 2 : De divina et sanctissima Trinitate, Paris, 1689 ; Th. de Régnon, S. J., Études de théologie positive sur la Sainte Trinité, Paris, 1892-1898 ; J. Lebreton, Histoire du dogme de la Trinité, 6 « éd., t. i, Les origines ; t. ii, De saint Clément à saint lrénée, Paris, 1927-1928. L’ouvrage récent de G.-L. Prestige, God in patrislic thought, Londres, 1936, est des plus remarquables et des plus riches, car il a été fait sur la base des recherches entreprises par l’auteur en vue du lexique du grec patristique, et sur l’histoire des termes utilisés dans le vocabulaire trinitaire, il contient des renseignements de première importance. Il ne s’occupe d’ailleurs que très incidemment des Pères latins.

Les histoires des dogmes de Harnack et de Loofs, du côté protestant, de Tixeront du côté catholique, sont entre toutes les mains. Il est inutile de signaler celle de J. Tunnel, (fui est beaucoup moins une histoire qu’un pamphlet : elle témoigne de beaucoup d’érudition et de plus encore de parti-pris.

II. L’Ancien Testament.

En plus des commentaires des Livres saints, on pourra consulter : J.-F. Wood, The Spirit of God in biblicul literalure, Londres, 1904 ; P. Volz, Der Geist Gottes und die verivandten Erscheinungen im Alten Testament und im anschliessenden Judentum, Tubingue, 1910 ; W. Bousset, Die Religion des Judentums im neutestamentlichen Zcitaller, 3e éd., Tubingue, 1926 ; J. Gottsberger, Die gbtlliche Weisheit als Persônlichkeit im Alten Testament, Munster, 1919 ; P. Heinisch, Z)as Wort im alten Testament und im alten Orient ; zugleich ein Beitrag zum Verstàndnis des Prologs des Joannesevangeliums, Munster, 1922.

III. Le judaïsme et Philon.

M.-J. Lagrange, Le messianisme chez les Juifs (150 av. J.-C.-200 ap.), Paris, 1909 ; du même, Le judaïsme avant Jésus-Christ, Paris, 1931 ; J. Bonsirven, Le judaïsme palestinien au temps de Jésus-Christ, Paris, 1935 ; Strack-Billerbeck, Kommentar zum Neuen Testament aus Talmud und Midrasch, Leipzig, 1924 ; G. -F. Moore, Judaïsm in the first centuries of the Christian cra : the âge of Tannaim, Cambridge, 1927 ; J. Drummond, Philo Judœus, Londres, 1888 ; É. Bréhier, Les idées philosophiques et religieuses de Philon d’Alexandrie, Paris, 1908.

IV. Le Nouveau Testament.

Ici encore, il faut consulter les commentaires des Livres saints. Les commentaires du R. P. Lagrange sur les quatre Évangiles, et spécialement celui sur l’Évangile de saint Jean, du R. P. Allô sur les deux épîtres aux Corinthiens et sur l’Apocalypse fournissent les éléments d’une bibliographie ; ils permettent surtout de pénétrer le sens des textes. Sur le passage Mattli., xxviii, 19, qui a été naguère l’objet d’attaques très vives, voir E. Riggenbach, Der trinitarische Taufbefehl, Matth. 28, 19, nach seiner ursprùnglichen Textgestalt und seiner Authentie untersucht, Gutersloh, 1903 ; F.-II. Chase, The Lord’s command lo baptize, dans Journal of theolog. Sludies, t. vi, 1905, p. 481-521.

Sur saint Paul : F. Prat, La théologie de saint Paul, 6° éd., Paris, 1923 ; F. Amiot, L’enseignement de saint Paul, Paris, 1938 ; J. Lebreton, Le Dieu vivant : la révélation de la Sainte Trinité dans le Nouveau Testament, Paris, 1919 ; H. Bertrams, Dos Wesen des Geisles nach der Anschauung des Apostels Paulus, Munster, 1913 ; H.-B. Swek, The holy Spirit in the N. T., Londres, 1909 ; E.-F. Scott, The Spirit in the N. T., Londres, 1923.

V. Les Pères anténicéens.

L. Duchesne, Les témoins anténicéens du dogme de la Trinité, dans Revue des sciences ecclés., 1882 ; J. Lebreton, Le désaccord de la foi populaire et de la théologie savante dans l’Église chrétienne du IIIe siècle, dans Revue d’histoire ecclés., t. xrx, 1923, p. 481-506, t. xx, 1924, p. 5-37 ; J.-H. Nevvman, The Arians of the fourth cenlury, Londres, 1901, p. 64-99 ; L. Choppin, La Trinité chez les Pères apostoliques, Paris, 1925 ; M. Oackl, Die Christologie des hl. Jgnatius von Antiochien, Fribourg, 1914 ; H. Schlier, Religionsgeschichiliche Unlersuchungen zu den Ignatius-Briefen, 1929 ; C.-C. Richardson, The christianity of Ignalius, New-York, 1935 ; Barnes, Hcrmas, a simple Christian of the second century, Londres, 1923 ; A. Puech, Les apologistes grecs du II’siècle, Paris, 1912 ; V.-A.-S. Little, The christologg of the apologists, Londres, 1934 ; E.-R. Goodenough, The theology of Justin, Iéna, 1923 ; F. Loofs, Theophilus von Antiochien « Adversus Marcionem* und die anderen theologischen Quellen bei Irenâus, Leipzig, 1930 ; G.-N. Bonwetsch, Die Théologie des Irenâus, Gutersloh, 1925 ; F.-R.-M. Hitchoock, Irenâus von Lugdunum, Cambridge, 1914 ; A. d’Alès, La doctrine de l’Esprit en saint lrénée, dans Rcch. de science Tel., 1924, p. 497 sq. ; La doctrine de la récapitulation en saint lrénée, ibid., 1916, p. 196 sq. ; W. Bousset, Kyrios Christos, 2° éd., Gœttingue, 1926 ; L. Spikowski, La connaissance de Dieu, expliquée et défendue contre les gnostiques par saint lrénée (en polonais), dans les Collect. theolog., Lwow, 1933 ; A. d’Alès, La théologie de Tertullien, Paris, 1905 ; J. Morgan, The importance of Tertullian in the development of Christian dogma, Londres, 1928 ; C.-R. Robert, The theology of Tertullian, Londres, 1924 ; M. Kriebel, Studien zur âlteren Entwicklung der abendlàndischen Trinitàtslehre bei Tertullian und Novatian, Murbourg, 1932 ; B.-B. Warfleld, Studies in Tertullian and S. Augustine, Londres, 1930 ; Favre, La conununication des idiomes chez Tertullien, dans Bulletin de lill. ecclés., 1936, p. 130 sq. ; A. d’Alès, La théologie de saint Hippolyte, Paris, 1906 ; A. Domini, Ippolilo di Roma, Rome, 1925 ; B. Capelle, Le Logos Fils de Dieu dans la théologie d’Hippolyte, dans Rech. de théol. anc. et médiév., t. ix, 1937, p. 109 sq. ; A. d’Alès, Novatien, Paris, 1924 ; A. d’Alès, La théologie de saint Cyprien, Paris, 1924 ; J. Patrik, Clemens of Alexandria, Londres, 1914 ; Ch. Bigg, The Christian Platonists of Alexandria, 2’éd., Oxford, 1913 ; J. Frangoulis, Der Begriff des Geistes bei Clemens Alexandrinus, Leipzig, 1936 ; C. Mondésert, Le symbolisme chez Clément d’Alexandrie, dans Rech. de science rel., 1936, p. 158 sq. ; J.Lebreton, La théorie de la connaissance religieuse chez Clément d’Alexandrie, ibid., 1928, p. 457 sq. ; E. Denis, La philosophie d’Origène, Paris, 1887 ; E. de Faye, Origène, sa vie, son œuvre, sa pensée, Paris, 1923-1928 ; R. Cadiou, Introduction au système d’Origène, Paris, 1932 ; La jeunesse d’Origène, Paris, 1936 ; H. Koch, Pronoia und Paideusis. Studien über Origenes und sein Verhàltnis aussi Platonismus, Leipzig, 1932 ; J. Lebreton, Les degrés de la connaissance religieuse d’après Origène, dans Rech. de science rel., 1922, p. 165 sq. ; J. Maydieu, La procession du Logos d’après le commentaire d’Origène sur l’Évangile de saint Jean, dans Bulletin de litt. eccl., 1934, p. 3 sq., 49 sq. ; Lowry, Origenes as trinitarian, dans Journal of théol. Studies, 1936, p. 225 sq. ; H. von Balthasar, Le mystérion d’Origène, dans Rech. de science rel., 1936, p. 513 sq., 1937, p. 38 sq. ; A. Lieske. Die Théologie der Logosmystik bei Origenes, Munster, 1938 ; C.-L. Feltoe, The lesters and other semains of S. Dionysius of Alexandria, Cambridge, 1904 ; L.-B. Radford, Three teachers of Alexandria, Theognostus, Pierius and Peter, Cambridge, 1938 ; J. Froidevaux, Le symbole de saint Grégoire le Thaumaturge, dans Rech. de science rel., 1929, p. 193 sq. ; J.Farges, Les idées morales et religieuses de saint Méthode d’Olympe, Paris, 1929 ; F. Loofs, Paulus von Samosata, Leipzig, 1924 ; G. Bardy, Paul de Samosate, 2e éd., Louvain, 1929.

VI. L’arianisme ; saint Athanase, saint Hilaire.

G. Bardy, Recherches sur saint Lucien d’Antioche et son école, Paris, 1936 ; M. Weis, Die Stellung des Eusebius von Cæsarea un arianischen Streit, Fribourg, 1920 ; H. Berkof, Die Theologie des Eusebius von Cæsarea, Amsterdam, 1939 ; R. Arnou, Arius et la doctrine des relations trinitaires, dans Gregorianum, 1933, p. 269 sq. ; A. Lichtcasteln, Eusebius von Nikomedien, 1903 ; R.-V. Sellers, Eustathius of Antiochien and his place in the early Christian doctrine, Cambridge, 1928 ; M. Pouchet, Marcel d’Ancyre, Rome, 1935 ; A. d’Alès, Le dogme de Nicée, Paris, 1926 ; Th. Schermann, Die Gottheit des hl. Geistes nach den griechischen Vätern des IV. Jahrhunderts, Fribourg, 1901 ; L. Atzberger, Die Logoslehre des hl. Athanasius, Munich, 1880 ; E. Weigl, Untersuchungen au Christologie des hl. Athanasius, Paderborn, 1914 ; Ch. Hauret, Comment le défenseur de Nicée a-t-il compris le dogme de Nicée ? Bruges, 1936 ; J.Leipoldt, Didimus der Blinde von Alexandrien, Leipzig, 1905 ; G. Bardy, Didyme l’aveugle, Paris, 1910 ; B. Dietoche, L’héritage littéraire de Didyme l’Aveugle, dans Les sciences philos, et théol., t. ii, 1941-1942, p. 380-414 ; J, Lebon, La position de saint Cyrille de Jérusalem dans les luttes provoquées par l’arianisme, dans Revue d’hist. eccl., 1924, p. 181 sq., 357 sq. ; B. Niederberger, Die Logoslehre des hl. Cyrillus, Wurzbourg, 1923 ; A. Beck, Die Trinitätslehre der hl. Hilarius, Mayence, 1903.

VII. Les Cappadociens.

J. Gummerus, Die homöusianische Partei, 1900 ; F. Nager, Die Trinitätslehre der hl. Basillus, Paderborn, 1912 ; P, Grandstre, Nature et hypostases divines dans saint Basile, dans Rech. de science rel., 1923, p. 130 sq. ; F. Diokamp, Die Gotleslehre des hl. Gregorius von Nyssa, Munster, 1896 ; J, Bayer, Gregor’s von Nyssa Gottesbegriff, Giessen, 1935 ; G. Isayc, L’unité de l’opération divine dans les écrits trinitaires de saint Grégoire de Nysse, dans Rech. de science rel., 1937, p, 122 sq. ; S. Gonzalez, La formula μία οὐσία, τρεῖς ὑποστάσεις en son Gregorio di Nisa, dans Analecta Gregoriana, t. xxi, Rome, 1939 ; M. Gomes di Castro, Die Trinitätslehre des hl. Gregors von Nyssa, Fribourg, 1938 ; K. Holl, Amphilochius von Ikonium und seine Verhältnisse zu den grossen Kappadoziern, Tubingue, 1204.

VIII. Saint Augustin.

E. Benz, Marius Victorinus und die Entwickelung der abendländichen Willensmetaphysik, Stuttgart, 1932 ; P. Henry, Plotin et l’Occident, Louvain, 1934 ; F.-H. Dudden, S. Ambrosius of Mailand and his times, Oxford, 1935 ; M. Schmaus, Die psychologishe Trinitätshlche des hl. Angustinus, Munster, 1927 ; Et. Gilson, Introduction à l’étude de saint Augustin, Paris, 1939 ; M. Grabmaan, Die Grundgedanken des hl. Augustinus über Seele und Gott, Cologne, 1929 ; L. Legrand, La notion philosophique de la Trinité chez saint Augustin, Paris, 1931 ; A. d’Alès, De incomprehensibili, dans Rech. de science rel., 1933, p. 306-320 ; F. Cavallera, Les premières formules trinitaires de saint Augustin, dans Bullet. de litter. ecclés., 1930, p. 97-123 ; de même, La doctrine de saint Augustin sur l’Esprit-Saint, dans Rech. de théol. anc. et méd., 1930, p. 365-389 ; 1931, p. 5-29.

VIII. La fin de l’âge patristique.

J. Bilz, Die Trinitätslehre des hl. Joannes von Damaskus, Paderborn, 1909 ; K. Bruder, Die philosophischen Elemente in den Opuscula sacra des Boethius, Leipzig, 1928 ; V. Schurt, Die Trinitälslehre des Boethius un Lichte der scythischen Kontroversen, Paderborn, 1935.

G. Bardy.