Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Pauliciens

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PAULICIENS. C’est ainsi qu’on nomma les manichéens dans l’Arménie, lorsqu’un certain Paul se rendit leur chef au VIIe siècle. « Ils parvinrent à une si grande puissance[* 1] ou par la faiblesse du gouvernement, ou par la protection des Sarrasins, ou même par la faveur de l’empereur Nicéphore, très-attaché à cette secte, qu’à la fin persécutés par l’impératrice Théodore, femme de Basile,[* 2] ils se trouvèrent en état de bâtir des villes, et de prendre les armes contre leurs princes. Ces guerres furent longues et sanglantes sous l’empire de Basile le Macédonien, c’est-à-dire à l’extrémité du IXe. siècle[a] ». On avait fait néanmoins un si grand carnage de ces hérétiques sous l’impératrice Théodore (A), qu’il semblait qu’ils ne seraient jamais en état de se relever. On croit que les prédicateurs qu’ils envoyèrent dans la Bulgarie (B), y établirent l’hérésie manichéenne, et que c’est de là qu’elle se répandit bientôt après dans le reste de l’Europe[b]. Ils condamnaient le culte des saints, et les images de la croix (C) ; mais ce n’était point là leur principal caractère. Leur doctrine fondamentale était celle des deux principes coéternels, indépendans l’un de l’autre. Ce dogme donne d’abord de l’horreur, et par conséquent il est étrange que la secte manichéenne, ait pu séduire tant de monde (D). Mais d’autre côté on a tant de peine à répondre à ses objections sur l’origine du mal (E), qu’il ne faut pas s’étonner que l’hypothèse des deux principes, l’un bon et l’autre mauvais ait ébloui plusieurs anciens philosophes, et trouvé tant de sectateurs dans le christianisme, où la doctrine qui apprend l’inimitié capitale des démons pour le vrai Dieu, est toujours accompagnée de la doctrine qui apprend la rébellion et la chute d’une partie des bons anges. Cette hypothèse des deux principes aurait fait apparemment plus de progrès, si l’on en avait donné le détail moins grossièrement, et si on ne l’avait pas accompagnée de plusieurs pratiques odieuses[c], ou s’il y eût eu alors autant de disputes qu’aujourd’hui sur la prédestination (F), dans lesquelles les chrétiens s’accusent les uns les autres, ou de faire Dieu auteur du péché, ou de lui ôter le gouvernement du monde. Les païens pouvaient mieux répondre que les chrétiens aux objections manichéennes (G) ; mais quelques-uns de leurs philosophes s’y trouvaient embarrassés[d]. Il faudra marquer en quel sens les orthodoxes semblent admettre deux premiers principes (H), et en quel sens on ne peut pas dire, que selon les manichéens, Dieu soit l’auteur du péché (I). Nous critiquerons aussi un moderne qui a nié que la doctrine qui fait Dieu auteur du péché conduise à l’irréligion. Il a même dit que cette doctrine élève Dieu au plus haut faîte de grandeur qui se puisse concevoir. Les anciens pères n’ont pas ignoré que la question de l’origine du mal ne fût très-embarrassante (K). Ils n’ont point pu la résoudre par l’hypothèse des platoniciens, qui au fond était une branche de manichéisme (L), puisqu’elle admettait deux principes ; ils ont été obligés de recourir aux priviléges de la liberté de l’homme ; mais plus on fait réflexion sur cette manière de dénouer la difficulté, plus éprouve-t-on que les lumières naturelles de la philosophie fournissent de quoi serrer et embrouiller davantage ce nœud gordien (M). Un savant homme prétend que les pythagoriciens donnèrent lieu à cette question épineuse. Ils cherchaient en toutes choses les superlatifs, c’est-à-dire que par leurs interrogations ils tendaient à la connaissance de ce qui occupe le plus haut degré dans chaque espèce. Ils demandaient, par exemple, qu’est-ce qu’il y a de plus fort, de plus ancien, de plus commun, de plus véritable ? On répondait, à l’égard du dernier point, que les hommes sont méchans, et que Dieu est bon. Cela fit naître cette autre demande, d’où peut venir que, Dieu étant bon, les hommes sont criminels (N) ? La solution de cette difficulté a paru très-importante à Simplicius[e].

  1. (*) Cedrenus, tom. 2, pag. 480.
  2. (*) ibid., pag. 541.
  1. M. de Meaux, Hist. des Variations, liv. XI, num. 13, pag. m. 128.
  2. Là même, num. 16, pag. 131.
  3. Voyez la rem. (B) de l’article Manichéens, tom. X, pag. 189.
  4. Voyez la rem. (G).
  5. Voyez la rem. (N), citat. (138).

(A) On avait fait un si grand carnage de ces hérétiques sous l’impératrice Théodore. ] Il en est parlé dans le supplément de Moréri[1] : on y cite le père Maimbourg, dont voici les propres paroles. « Théodora... se résolut de procurer efficacement la conversion de ces Pauliciens, ou d’en délivrer l’empire, s’ils s’opposaient opiniâtrement à leur véritable bonheur..... Il est vrai que ceux à qui elle en donna la commission, et des forces pour travailler, en usèrent avec trop de rigueur et de cruauté, parce qu’au lieu de s’appliquer d’abord à les ramener doucement, et avec charité, à la connaissance de la vérité, ils se saisirent de ces misérables, qui étaient épars dans les villes, et dans les bourgades ; et l’on dit qu’ils en firent mourir près de cent mille hommes dans toute l’Asie, par toutes sortes de supplices, ce qui obligea tout le reste à s’aller rendre aux Sarrasins, qui surent bien s’en servir quelque temps après contre les Grecs. Mais l’impératrice, qui n’eut point de part à cette inhumanité de ses lieutenans, ne laissa pas d’en tirer cet avantage, que l’empire du moins fut nettoyé de cette vermine durant son règne de quatorze ans [2]. » Voilà des manières de convertir tout-à-fait mahométanes, et qui confirment ce que l’on a dit ailleurs [3], que les chrétiens ont été infiniment plus cruels que les sectateurs de Mahomet, contre ceux qui n’étaient pas de leur religion.

  1. Sous le mot Pauliciens.
  2. Maimbourg, Histoire des Iconoclastes, liv. VI, pag. 263, édition de Hollande, à l’ann. 845.
  3. Dans l’article Mahomet, tom. X, p. 67, remarques (O) et (AA) pag. 80.

(B) Les prédicateurs qu’ils envoyèrent dans la Bulgarie. ] Pierre[1] de Sicile, qui fut envoyé, par l’empereur Basile le Macédonien, à Tibrique en Arménie, une des places de ces hérétiques, pour y traiter de l’échange des prisonniers...[2], découvrit, durant le temps de son ambassade, qu’il avait été résolu, dans le conseil des pauliciens, d’envoyer des prédicateurs de leur secte dans la Bulgarie, pour en séduire les peuples nouvellement convertis. La Thrace, voisine de cette province, était, il y avait déja long-temps infectée de cette hérésie. Ainsi il n’y avait que trop à craindre pour les Bulgares, si les pauliciens, les plus artificieux des manichéens, entreprenaient de les séduire ; et c’est ce qui obligea Pierre de Sicile d’adresser à leur archevêque le livre dont nous venons de parler[3], afin de les prémunir contre des hérétiques si dangereux. Malgré ses soins, il est constant que l’hérésie manichéenne jeta de profondes racines dans la Bulgarie.

  1. M. de Meaux, Histoire des Variations, liv. XI, num. 14.
  2. Là même, num. 16.
  3. C’est un livre qui a pour titre : Historia de Manichæis. Radérus l’a traduit de grec en latin. Il le publia à Ingolstad, avec des notes, l’an 1604, in-4o.

(C) Ils condamnaient le culte des saints et les images de la croix. ] « Pierre de Sicile nous rapporte qu’une femme manichéenne séduisit un laïque ignorant nommé Serge, en lui disant que les catholiques honoraient les saints comme des divinités, et que c’était pour cette raison qu’on empêchait les laïques de lire la Sainte Écriture, de peur qu’ils ne découvrissent plusieurs semblables erreurs[1]. » Voyez ce qu’on a cité du père Maimbourg dans le Supplément de Moréri.

  1. Histoire des Variations, liv. XI, num. 15.

(D) Il est étrange que la secte manichéenne ait pu séduire tant de monde. ] Nous avons vu ailleurs[1] avec quel empressement le pape Léon avertit tous les évêques de ne souffrir pas que ces hérétiques, condamnés au bannissement par les lois impériales, trouvassent aucun refuge. Cette hérésie ne laissa pas de se maintenir, et il fallut la persécuter par des lois beaucoup plus sévères : il fallut condamner au dernier supplice tous ceux qui en feraient profession : et néanmoins elle se conserva et se répandit. L’empereur Anastase, et l’impératrice Théodore, femme de Justinien, la favorisèrent : On en voit les sectateurs sous les enfans d’Héraclius, c’est-à dire au septième siècle en Arménie[2]. Nous avons déjà parlé des grands progrès qu’elle y fit ; nous avons vu que le massacre de cent mille pauliciens ne l’empêcha pas de se répandre de la Thrace dans la Bulgarie. Elle infecta ensuite beaucoup de personnes dans plusieurs provinces de France. Consultez M. de Meaux[3]. Lambert Daneau observe qu’elle faisait du ravage dans la Perse, dans la Syrie, et dans la Mésopotamie sous l’empereur Anastase, et dans la Sicile sous le pape Grégoire-le-Grand. Romam ipsam occupavit hæc hæresis, undè tamen expulsa est à Leone pontifice romano circà annum à Christo passo 414. In Arabiâ tamen, Perside, et Ægypto maximè viguit potuitque, undè posteà mahumetismus tanquàm ex serpentis viperæque ovo enatus et exclusus. Diutissimè etiam substitit. Nam et Anastasii imperatoris temporibus adhuc in Perside, Mesopotamiâ, et Syriâ grassabatur apertè : et Gregorii Magni pontificatu in Siciliâ, id est, annos post Manetem mortuum plus quàm 340 ut apparet ex Gregorii epist. 6. lib. 4. et P. Diaconi lib. 15. Historiâ, ubi indaganam eorum episcopum commemorat[4]. Je n’oserais affirmer qu’elle se soit répandue dans les provinces de l’Orient, où l’on découvre le dogme des deux principes parmi quelques peuples infidèles ; car ils pourraient l’avoir reçu par d’autres canaux que par les manichéens. J’approuve la pensée de Louis Thomassin. Les relations qu’on nous donne souvent de l’Asie nous y découvrent, dit-il[5], encore présentement quelques manichéens au-delà des bornes de l’ancien empire romain. Je ne puis pas dire trop affirmativement que ce soient aussi les restes, ou les descendans de ceux qui ayant été si souvent proscrits de tout l’empire romain, se retirèrent dans les provinces voisines. Il y a en cela de la probabilité, mais non la même certitude que quand nous disions la même chose des ariens, des nestoriens, et des eutychiens. Ceux-ci sont vraiment hérétiques, qui n’ont pu prendre naissance que de l’église catholique en leur temps, dont ils déchirèrent les entrailles pour en sortir. Mais les manichéens étaient venus originairement de l’Orient, comme descendans des anciens idolâtres qui admettaient aussi les deux premiers principes, l’un du bien, l’autre du mal, comme on peut lire dans Plutarque, et dans plusieurs autres historiens profanes.

  1. Dans l’article Manichéens, tom. X, pag. 200, remarque (E).
  2. Histoire des Variations, liv. XI, num. 13,
  3. Histoire des Variations, liv. XI.
  4. Lambert. Dan. Notis in Augestin., de Hæresibus, cap. XLVI, folio m. 119 verso.
  5. Thomassin, de l’Unité de l’Église, tom. I, part. II, chap. IX, pag. 378.

(E) On a tant de peine à répondre aux objections des manichéens sur l’origine du mal. ] J’ai préparé mes lecteurs[1] à voir ici trois observations que j’aurais mises dans l’article des manichéens, si je n’avais voulu éviter d’être trop long en cet endroit-là. Acquittons-nous de notre promesse, et ne frustrons pas l’attente de ceux qui auront envie de suivre notre renvoi. Je mettrai à part ci-dessous[2] la seconde et la troisième observation. Mais voici la première.

Les pères de l’église, qui ont si bien réfuté les marcionites, les manichéens, et en général tous ceux qui admettaient deux principes, n’ont guère bien répondu aux objections qui se rapportent à l’origine du mal. Ils auraient dû abandonner toutes les raisons à priori, comme des dehors de la place qui peuvent être insultés, et qu’on ne saurait garder. Il fallait se contenter des raisons à posteriori, et mettre toutes ses forces derrière ce retranchement. Le Vieux et le Nouveau Testament sont deux parties de révélation qui se confirment l’une l’autre : puis donc que ces hérétiques reconnaissaient la divinité du Nouveau, il n’était pas malaisé de leur prouver la divinité du Vieux ; après quoi il était facile de ruiner leurs objections, en montrant qu’elles combattaient l’expérience. Il n’y a, selon l’Écriture, qu’un bon principe ; et cependant le mal moral et le mal physique se sont introduits dans le genre humain : il n’est donc pas contre la nature du bon principe qu’il permette l’introduction du mal moral, et qu’il punisse le crime ; car il n’est pas plus évident que 4 et 4 sont 8, qu’il est évident que si une chose est arrivée, elle est possible. Ab actu ad potentiam valet consequentia, est un des plus clairs et des plus incontestables axiomes de toute la métaphysique [3]. Voilà un rempart imprenable, et cela suffit pour rendre victorieuse la cause des orthodoxes, encore que leurs raisons à priori pussent être réfutées. Mais le peuvent-elles être, me dira-t-on ? Oui, répondrai-je : la manière dont le mal s’est introduit sous l’empire d’un souverain être infiniment bon, infiniment saint, infiniment puissant, est non-seulement inexplicable, mais même incompréhensible ; et tout ce que l’on oppose aux raisons pourquoi cet être a permis le mal, est plus conforme aux lumières naturelles, et aux idées de l’ordre, que ne le sont pas ces raisons. Examinez bien ce passage de Lactance ; il contient une réponse à une objection d’Épicure[* 1]. Deus, inquit Epicurus aut vult tollere mala et non potest ; aut potest, et non vult ; aut neque vult, neque potest, aut et vult et potest. Si vult, et non potest, imbecillis est ; quòd in Deum non cadit. Si potest, et non vult, invidus ; quòd æquè alienum à Deo. Si neque vult neque potest, et invidus et imbecillis est ; ideòque neque Deus. Si vult et potest, quod solùm Deo convenit, undè ergò sunt mala ? aut cur illa non tollit ? Scio plerosque philosophorum, qui providentiam defendunt, hoc argumento perturbari solere, et invitos penè adigi, ut Deum nihil curare fateantur, quod maximè quærit Epicurus. Sed nos ratione perspectâ, formidolosum hoc argumentum facilè dissolvimus. Deus enim potest, quicquid velit ; et imbecillitas, vel invidia, in Deo nulla est : potest igitur mala tollere, sed non vult ; nec ideò tamen invidus est. Idcircò enim non tollit, quia et sapientiam (sicut docui) simul tribuit, et plus boni, ac jucunditatis in sapientiâ, quàm in malis molestiæ. Sapientia etiam facit, ut etiam Deum cognoscamus, et per eam cognitionem immortalitatem assequamur ; quod est summum bonum. Itaque nisi priùs malum agnoverimus, nec bonum poterimus agnoscere. Sed hoc non vidit Epicurus, nec alius quisquam ; si tollantur mala, tolli pariter sapientiam ; nec ulla in homine virtutis remanere vestigia ; cujus ratio sustinendâ et superandâ malorum acerbitate constitit. Itaque propter exiguum compendium sublatorum malorum maximo, et vero, et proprio nobis bono careremus. Constat igitur, omnia propter hominem proposita, tàm mala, quàm etiam bona[4].

On ne pouvait pas rapporter de meilleure foi toute la force de l’objection ; Épicure lui-même ne l’aurait pas proposée avec plus de netteté, ni avec plus de vigueur. Voyez la note[5]. Mais la réponse de Lactance est pitoyable ; elle est non-seulement faible, mais pleine d’erreurs, et peut-être même d’hérésies. Elle suppose qu’il a fallu que Dieu produisît le mal, parce qu’autrement il n’aurait pas pu nous communiquer, ni la sagesse, ni la vertu, ni le sentiment du bien. Peut-on rien voir de plus monstrueux que cette doctrine ? Ne renverse-t-elle pas ce que nous disent les théologiens sur le bonheur du paradis, et sur l’état d’innocence ? Ils nous disent qu’Adam et Ève, dans ce bienheureux état, sentaient sans aucun mélange d’incommodité toutes les douceurs que leur présentait le jardin d’Éden, séjour délicieux et plein de charmes, où Dieu les avait placés. On ajoute que s’ils n’eussent pas péché, eux et tous leurs descendans eussent joui de ce bonheur, sans être sujets, ni aux maladies, ni aux chagrins, et sans que jamais les élémens ni les animaux leur eussent été contraires. Ce fut leur péché qui les exposa au froid et au chaud, à la faim et à la soif, à la douleur et à la tristesse, et aux maux que certaines bêtes nous font. Bien loin donc que la vertu et la sagesse ne puissent convenir à l’homme sans le mal physique, comme l’assure Lactance, il faut soutenir au contraire que l’homme n’a été sujet à ce mal, que parce qu’il avait renoncé à la vertu et à la sagesse. Si la doctrine de Lactance était bonne, il faudrait supposer nécessairement que les bons anges sont sujets à mille incommodités, et que les âmes des bienheureux passent alternativement de la joie à la tristesse : de sorte que dans le séjour de la gloire, et au sein de la vision béatifique, on ne serait pas à couvert de l’adversité. Rien n’est plus contraire que cela au sentiment unanime des théologiens, et à la droite raison. Il est même vrai qu’en bonne philosophie, il n’est point du tout nécessaire que notre âme ait senti du mal, afin de goûter le bien, ou qu’elle passe successivement du plaisir à la douleur, et de la douleur au plaisir, afin qu’elle puisse discerner que la douleur est un mal, et que le plaisir est un bien. Et ainsi Lactance ne choque pas moins les lumières naturelles, que les lumières théologiques. Nous savons, par l’expérience, que notre âme ne peut pas sentir tout à la fois le plaisir et la douleur : il faut donc nécessairement, que pour la première fois elle ait senti, ou la douleur avant le plaisir, ou le plaisir avant la douleur. Si son premier sentiment a été celui du plaisir, elle a trouvé que cet état était commode, quoiqu’elle ignorât la douleur ; et si son premier sentiment a été celui de la douleur, elle a trouvé que cet état était incommode, encore qu’elle ignorât le plaisir. Supposez que son premier sentiment ait duré plusieurs années de suite sans aucune interruption, vous comprendrez que pendant tout ce temps-là, elle s’est trouvée ou dans un état commode, ou dans un état incommode. Et ne m’alléguez point l’expérience : ne me dites pas qu’un plaisir qui dure long-temps devient insipide, et que la douleur à la longue devient supportable ; car je vous répondrai que cela procède du changement de l’organe, qui fait qu’encore que ce sentiment continué soit le même quant à l’espèce, il ne l’est pas quant au degré. Si d’abord vous avez eu un sentiment de six degrés, il n’en aura plus six au bout de deux heures, ou au bout d’un an ; mais seulement, ou un degré, ou un quart de degré. C’est ainsi que la coutume émousse la pointe de nos sentimens ; leurs degrés répondent à l’ébranlement des parties du cerveau ; cet ébranlement s’affaiblit par les fréquentes répétitions, et de là vient que les degrés du sentiment diminuent. Mais si la douleur et la joie nous étaient communiquées selon le même degré cent ans de suite, nous serions aussi malheureux, ou aussi heureux la centième année que le premier jour. Ce qui prouve manifestement que la créature peut être heureuse par le bien continué, ou malheureuse par le mal continué, et que l’alternative dont parle Lactance est une mauvaise solution. Elle n’est fondée, ni sur la nature du bien et du mal, ni sur celle du sujet qui les reçoit, ni sur celle de la cause qui les produit. Le plaisir et la douleur ne sont pas moins propres à être communiqués le deuxième moment que le premier, et le troisième moment que le second, et ainsi de tous les autres. Notre âme en est aussi susceptible après les avoir sentis un moment, qu’avant que de les sentir ; et Dieu, qui les donne, n’est pas moins capable de les produire la deuxième fois que la première. Voilà ce que nous apprennent les idées naturelles que nous avons de ces objets. La théologie chrétienne confirme cela invinciblement, puisqu’elle nous dit que les tourmens des damnés seront éternels et continus, aussi vifs au bout de cent mille ans que le premier jour ; et qu’au contraire les plaisirs du paradis dureront éternellement et continûment, sans que jamais leur vivacité se ralentisse. Je voudrais bien savoir si, en supposant une chose très-aisée, savoir qu’il y eût deux soleils au monde, dont l’un se levât lorsque l’autre se coucherait, il ne faudrait pas conclure que les ténèbres seraient inconnues au genre humain. Selon la belle philosophie de Lactance, il faudrait aussi conclure que l’homme ne connaîtrait pas la lumière, il ne saurait pas qu’il est jour, qu’il voit les objets, etc. Voyez la note[6].

Ce que je viens de dire prouve invinciblement, ce me semble, que l’on ne gagnerait rien contre nos pauliciens, si on leur représentait que Dieu n’a mêlé les biens et les maux, qu’à cause qu’il a prévu que le bien tout pur nous paraîtrait fade dans peu de temps. Ils répondraient que cette propriété n’est point contenue dans l’idée que l’on a du bien, et qu’elle est directement opposée à la doctrine ordinaire sur le bonheur du paradis. Et pour ce qui est de l’expérience qui ne nous apprend que trop, 1°., que les joies de cette vie ne sont sensibles qu’à proportion qu’elles nous délivrent d’un état fâcheux ; 2°., qu’elles traînent après soi le dégoût, pour peu qu’elles durent : ils soutiendraient que ce phénomène est inexplicable, si l’on ne recourt à leur hypothèse des deux principes. Car si nous ne dépendons, diront-ils, que d’une cause toute-puissante, infiniment bonne, infiniment libre, et qui dispose universellement de tous les êtres selon le bon plaisir de sa volonté, nous ne devons sentir aucun mal : tous nos biens doivent être purs, nous n’y devons jamais trouver le moindre dégoût. L’auteur de notre être, s’il est infiniment bienfaisant, se doit faire un plaisir continuel de nous rendre heureux, et de prévenir tout ce qui pourrait troubler ou diminuer notre joie. C’est un caractère essentiellement contenu dans l’idée de la souveraine bonté. Les fibres de notre cerveau ne peuvent pas être cause que Dieu affaiblisse nos plaisirs ; car selon vous il est l’auteur unique de la matière, il est tout-puissant, rien n’empêche qu’il n’agisse selon toute l’étendue de sa bonté infinie : il n’a qu’à vouloir que nos plaisirs ne dépendent pas des fibres de notre cerveau ; et s’il veut qu’ils en dépendent, il peut conserver éternellement ces fibres dans le même état : il n’a qu’à vouloir, ou qu’elles ne s’usent pas, ou que le dommage qu’elles souffrent soit réparé promptement. Vous ne pouvez donc expliquer nos expériences que par l’hypothèse des deux principes. Si nous sentons du plaisir, c’est le bon principe qui nous le donne ; mais si nous ne le sentons pas tout pur, et si nous en sommes bientôt dégoûtés, c’est parce que le mauvais principe traverse le bon. Celui-ci lui rend la pareille ; il fait en sorte que la douleur soit moins sensible par l’accoutumance, et qu’il nous reste toujours quelque ressource dans les plus grands maux. Cela et le bon usage qu’on fait souvent de l’adversité, et le mauvais usage qu’on fait souvent du bonheur, sont des phénomènes qui s’expliquent admirablement selon l’hypothèse manichéenne. Ce sont des choses qui nous conduisent à supposer que les deux principes ont passé une transaction qui limita réciproquement leurs opérations[7]. Le bon ne peut pas nous faire tout le bien qu’il souhaiterait : il a fallu que pour nous en faire beaucoup, il consentît que son adversaire nous causât autant de mal ; car sans ce consentement le chaos serait toujours demeuré chaos, et aucune créature n’eût jamais senti le bien. Ainsi la souveraine bonté, trouvant un meilleur moyen de se satisfaire à voir le monde tantôt heureux, tantôt malheureux, qu’à ne le voir jamais heureux, a fait un accord qui a produit le mélange de bien et mal que nous voyons dans le genre humain. En donnant à votre principe la toute-puissance, et la gloire de jouir seul de l’éternité, vous lui ôtez celui de ses attributs qui passe devant tous les autres ; car l’optimus précède toujours le maximus dans le style des plus savantes nations, quand elles parlent de Dieu : vous supposez que, n’y ayant rien qui l’empêche de combler de biens ses créatures, il les accable de maux ; que s’il en élève quelques-unes, c’est afin que leur chute soit plus rude[8] ; nous le disculpons sur tout cela ; nous expliquons, sans qu’il y aille de sa bonté tout ce qu’on peut dire de l’inconstance de la fortune, et de la jalousie de Némésis, et de ce jeu continuel dont Ésope fait l’occupation de Dieu : Il élève les choses basses, disait Ésope, et il abaisse les choses hautes[9]. Il n’a pu tirer, disons-nous, un meilleur parti de son adversaire : sa bonté s’est étendue autant qu’elle a pu ; s’il ne nous fait pas plus de bien, c’est qu’il ne peut pas : nous n’avons donc pas sujet de nous plaindre.

Qui n’admirera et qui ne déplorera la destinée de notre raison ? Voilà les manichéens, qui, avec une hypothèse tout-à-fait absurde et contradictoire, expliquent les expériences cent fois mieux que ne font les orthodoxes, avec la supposition si juste, si nécessaire, si uniquement véritable d’un premier principe infiniment bon et tout-puissant.

Faisons voir par un autre exemple le peu de succès de la dispute des pères contre ces hérétiques, par rapport à l’origine du mal[* 2]. Voici un passage de saint Basile : At neque à Deo ipsum malum profluxisse, pium est dicere : proptereà quòd nihil contrariorum à contrario suo gignitur.... ut si nec ingenitum, inquies, ipsum malum nec à Deo profluxit undè naturam sortitur ? Nam mala esse nemo particeps vitæ contradixerit. Quid igitur est dicendum ? nempè malum non essentiam viventem animâque præditam esse ; sed affectionem animæ, virtuti contrariam ; desidiosis ac inertibus, proptereà quòd à bono deciderunt inditam. Noli itaque malum forinsecùs circumspicere, atque inquirere, neque quandam naturam principem malignitatis imaginare, sed malitiæ quisque suæ seipsum autorem agnoscat. Nam semper ea, quæ nobis eveniunt, partìm è naturâ proficiscuntur, ut senectus, ut infirmitas ; partìm suâ sponte proveniunt, quales sunt casus inopini alienis principiis accidentes...... partìm verò in nobis ipsis sunt collocata, ut cupiditates spernere, aut voluptatibus modum non ponere, continere iram, aut manus injicere in eum qui injuriâ lacessivit, vera dicere aut falsa, mansuetum moribus esse ac moderatum, aut fastu superbum arrogantiâque elatum. Quorum itaque tutè Dominus es, horum principia non aliundè quærere velis, sed quod propriè malum est, id ab ultroneâ et voluntariâ electione sumpsisse principium scito, etc.,[10]. Le théologien allemand[11], qui rapporte ce passage, a raison de dire que ce père accorde aux marcionites plus qu’il ne doit ; car il ne veut pas même avouer que Dieu soit l’auteur du mal physique, comme sont les maladies et la vieillesse, ni de cent choses qui nous viennent de dehors, et qui arrivent inopinément. Ainsi, pour se tirer d’un embarras, il adopte des erreurs, et peut-être même des hérésies. Mais voici un autre défaut de sa réponse. Il s’imagine qu’il se tirera d’affaire en disculpant la providence, pourvu qu’il assure que les vices ont leur origine dans l’âme de l’homme. Comment ne voyait-il pas que c’est fuir la difficulté, ou donner pour solution la chose même en quoi consiste la principale difficulté ? la prétention de Zoroastre, de Platon, de Plutarque, des marcionites, des manichéens, et en général de tous ceux qui admettent un principe naturellement bon, et un principe naturellement méchant, tous deux éternels et indépendans ; et que sans cela on ne saurait dire par quelle voie le mal est venu au monde. Vous répondez qu’il y est venu par l’homme ; mais comment cela, puisque, selon vous, l’homme est l’ouvrage d’un être infiniment saint, et infiniment puissant ? L’ouvrage d’une telle cause ne doit-il pas être bon ? Peut-il être que bon ? N’est-il pas plus impossible que les ténèbres sortent de la lumière, qu’il n’est possible que la production d’un tel principe soit méchante ? C’est là où est la difficulté. Saint Basile ne pouvait pas l’ignorer ; pourquoi donc dit-il si froidement qu’il ne faut chercher le mal que dans l’intérieur de l’homme ? Mais qui est-ce qui l’y a mis ? L’homme même, en abusant des grâces de son créateur, qui, étant la souveraine bonté, l’avait produit dans un état d’innocence. Si tous répondez cela, vous donnez dans la pétition du principe. Tous disputez avec un manichéen, qui vous soutient que deux créateurs contraires ont concouru à la production de l’homme, et que l’homme a reçu du bon principe ce qu’il a de bon, et du méchant principe ce qu’il a de mal ; et vous répondez à ses objections en supposant que le créateur de l’homme est unique, et souverainement bon. N’est-ce pas donner votre propre thèse pour réponse ? Il est clair que saint Basile dispute mal : mais comme d’ailleurs c’est une affaire qui met à bout toute la philosophie, il devait se retirer dans son fort ; c’est-à-dire qu’il devait prouver, par la parole de Dieu, que l’auteur de toutes choses est unique, et infini en bonté et en toutes sortes de perfections ; que l’homme, étant sorti de ses mains innocent et bon, a perdu ses mains innocentes par sa propre faute[12]. C’est là l’origine du mal moral et du mal physique. Que Marcion et que tous les manichéens raisonnent tant qu’il leur plaira pour montrer que sous une providence infiniment bonne et sainte, cette chute de l’homme innocent n’a pu arriver, ils raisonneront contre un fait, et par conséquent ils se rendront ridicules. Je suppose toujours que ce sont des gens que l’on peut réduire, par des argumens ad hominem, à reconnaître la divinité du Vieux Testament. Car si l’on avait à faire ou à Zoroastre, ou à Plutarque, ce serait une autre chose.

Afin qu’on voie que ce n’est pas sans raison que je débite qu’il ne faut opposer à ces sectaires que la maxime ab actu ad potentiam valet consequentia, et que ce petit enthytème, cela est arrivé, donc cela ne répugne point à la sainteté et à la bonté de Dieu, j’observe que l’on ne peut se commettre à la dispute sur un autre pied sans quelque désavantage. Les raisons de la permission du péché, qui ne sont point prises des mystères révélés dans l’Écriture, ont ce défaut[13], quelque bonnes qu’elles soient, qu’on peut les combattre par d’autres raisons plus spécieuses, et plus conformes aux idées que l’on a de l’ordre. Par exemple, si vous dites que Dieu a permis le péché afin de manifester sa sagesse, qui éclate davantage dans les désordres que la malice des hommes produit tous le jours, qu’elle ne ferait dans un état d’innocence, on vous répondra que c’est comparer la divinité, ou à un père de famille qui laisserait casser les jambes à ses enfans, afin de faire paraître à toute une ville l’adresse, qu’il a de rejoindre les os cassés ; ou un monarque qui laisserait croître les séditions et les désordres par tout son royaume, afin d’acquérir la gloire d’y avoir remédié[14]. La conduite de ce père et de ce monarque est si contraire aux idées claires et distinctes selon lesquelles nous jugeons de la bonté et de la sagesse, et en général de tous les devoirs d’un père et d’un roi, que notre raison ne saurait comprendre que Dieu puisse en user de même. Mais, direz-vous, les voies de Dieu ne sont pas nos voies. Tenez-vous-en donc là ; c’est un texte de l’Écriture[15], et ne venez plus raisonner[16]. Ne nous venez plus dire que, sans la chute du premier homme, la justice et la miséricorde de Dieu seraient demeurées inconnues ; car on vous répondra qu’il n’y avait rien de plus facile que de faire connaître à l’homme ces deux attributs ; la seule idée de l’être souverainement parfait apprend clairement à l’homme pécheur que Dieu possède toutes les vertus qui sont dignes d’une nature infinie à tous égards. À combien plus forte raison eût-elle appris à l’homme innocent que Dieu est infiniment juste ? Mais il n’eût puni personne : c’est par-là même que l’on eût connu sa justice ; c’eût été un acte continuel, un exercice perpétuel de cette vertu : personne n’aurait mérité d’être puni, et par conséquent la suppression de toute peine eût été une fonction de justice. Répondez-moi s’il vous plaît. Voilà deux princes dont l’un laisse tomber ses sujets dans la misère, afin de les en tirer quand ils y auront assez croupi, et l’autre les conserve toujours dans un état de prospérité. Celui-ci n’est-il pas meilleur ? n’est-il pas même plus miséricordieux que l’autre ? Ceux qui enseignent la conception immaculée de la Sainte Vierge, prouvent démonstrativement que Dieu déploya sur elle sa miséricorde, et le bénéfice de la rédemption, plus que sur les autres hommes. Il ne faut pas être métaphysicien pour savoir cela : un villageois connaît clairement que c’est une plus grande bonté d’empêcher qu’un homme ne tombe dans une fosse, que de l’y laisser tomber, et de l’en tirer au bout d’une heure[17] ; et qu’il vaut mieux empêcher qu’un assassin ne tue personne, que de le faire rouer après les meurtres qu’on lui a laissé commettre[18]. Tout ceci nous avertit qu’il ne se faut point commettre avec les manichéens, sans établir, avant toutes choses, le dogme de l’élévation de la foi et de l’abaissement de la raison[19].

Ceux qui disent que Dieu a permis le péché, parce qu’il n’aurait pu l’empêcher sans donner atteinte au libre arbitre qu’il avait donné à l’homme, et qui était le plus beau présent qu’il lui eût fait, s’exposent beaucoup. La raison qu’ils donnent est belle, on y voit un je ne sais quoi qui éblouit, on y trouve de la grandeur : mais enfin on la peut combattre par des raisons qui sont plus à la portée de tous les hommes, et plus fondées sur le bon sens et sur les idées de l’ordre. Sans avoir lu le beau Traité de Sénèque sur les Bienfaits, on connaît, par la lumière naturelle, qu’il est de l’essence d’un bienfaiteur de ne point donner des grâces dont il sait qu’on abuserait de telle sorte, qu’elles ne serviraient qu’à la ruine de celui à qui il les donnerait. Il n’y a point d’ennemi si passionné, qui en ce cas-là ne comblât de grâces son ennemi. Il est de l’essence d’un bienfaiteur de n’épargner rien pour faire que ses bienfaits rendent heureux la personne qu’il en honore. S’il pouvait lui conférer la science de s’en bien servir, et qu’il la lui refusât, il soutiendrait mal le caractère de bienfaiteur : il ne le soutiendrait pas mieux, si, pouvant faire que son client n’abusât pas des bienfaits, il ne l’en empêchait pas en le guérissant de ses mauvaises inclinations[20]. Ce sont des idées aussi connues du peuple que des philosophes. J’avoue que si l’on ne pouvait prévenir le mauvais usage d’une faveur qu’en rompant les bras et les jambes à ses clients, ou qu’en leur mettant les fers aux pieds au fond d’un cachot, on ne serait pas obligé de le prévenir ; il vaudrait mieux leur refuser le bienfait : mais si on le pouvait prévenir en changeant le cœur, et en lui donnant du goût pour les bonnes choses, on le devrait faire : or c’est ce que Dieu ferait aisément s’il le voulait. Remarquez bien ce que Cicéron oppose à ceux qui allèguent que ce n’est pas la faute de Dieu si les hommes n’usent pas bien de ses grâces. Huic loco sic soletis occurrere, non idcircò non optimè nobis à diis esse provisum, quòd multi eorum beneficio perversè uterentur : etiam patrimoniis multos malè utì : nec ob eam causam eos beneficium à patribus nullum habere. Quis istùc negat ? aut quæ est in collatione istâ similitudo ? nec enim Herculi nosere Dejanira voluit, cùm ei tunicam, sanguine centauri tinctam, dedit : nec prodesse Pherœo Jasoni, is qui gladio vomicam ejus aperuit, quam sanare medici non potuerant. MULTI ENIM, ETIAM CUM OBESSE VELLENT, PROFUERUNT ET CUM PRODESSE, OBFUERUNT. Ita non fit ex eo, quod datur, ut voluntas ejus, qui dederit, appareat : nec si is, qui accepit, benè utitur, idcircò is, qui dedit, amicè dedit[21]. Il n’y a point de bonne mère qui, ayant permis à ses filles d’aller au bal, ne révoquât cette permission si elle était assurée qu’elles y succomberaient à la fleurette, et qu’elles y laisseraient leur virginité : et toute mère qui, sachant certainement que cela ne manquerait point d’arriver, les laisserait aller au bal, après s’être contentée de les exhorter à la sagesse, et de les menacer de sa disgrâce si elles revenaient femmes, s’attirerait pour le moins le juste blâme de n’avoir aimé ni ses filles, ni la chasteté. Elle aurait beau dire, pour sa justification, qu’elle n’avait point voulu donner quelque atteinte à la liberté de ses filles, ni leur témoigner de la défiance ; on lui répondrait que ce grand ménagement était fort mal entendu, et sentait plutôt une marâtre irritée qu’une mère ; et qu’il aurait mieux valu garder à vue ses filles, que de leur donner si mal à propos un tel privilége de liberté, et de telles marques de confiance. Ceci fait voir la témérité de ceux qui nous donnent, pour raison, le ménagement qu’ils disent que Dieu a eu pour le franc arbitre du premier homme. Il vaut mieux croire et se taire, que d’alléguer des raisons qu’on peut réfuter par les exemples dont je viens de me servir. Cotta, dans un livre de Cicéron, apporta tant d’argumens contre ceux qui disent que la faculté de raisonner est un présent que les dieux ont fait à l’homme, que Cicéron ne se sentit pas capable de résoudre ces difficultés : car, s’il s’en fût trouvé capable, il les aurait réfutées ; son esprit d’académicien était dans son élément lorsqu’il pouvait faire voir qu’on peut soutenir le pour et le contre à l’infini. Puis donc qu’il a laissé sans réponse les raisons de Cotta, il faut croire qu’il n’a su que dire contre. Cicéron était cependant un des plus excellens génies qui aient jamais été. Cotta, ayant fait voir que la raison est complice de tous les crimes, et qu’ainsi les dieux auraient dû nous la donner s’ils avaient voulu nous faire du mal[22], se proposa la solution ordinaire, qui est que les hommes abusent des faveurs au ciel. Sed urgetis identidem hominum esse istam culpam non deorum…. in hominum vitiis ais esse culpam[23]. Il réplique qu’il fallait prévenir l’abus, et donner à l’homme une raison qui chassât le mal ; qu’on ne saurait excuser ceux qui donnent ce qu’ils savent devoir être pernicieux. Il prouve cela par plusieurs exemples. Eam dedisses hominibus rationem, quæ vitia, culpamque excluderet. Ubi igitur locus fuit errori deorum ? nam patrimonia spe benè tradendi relinquimus, quâ possumus falli : Deus falli quî potuit ? An ut sol in currum cùm Phaethontem filium sustulit ? aut ut Neptunus, cùm Theseus Hippolytum perdidit, cùm ter optandi à Neptuno patre habuisset potestatem ? Poëtarum ista sunt : nos autem philosophi esse volumus, rerum auctores, non fabularum. Atque ii tamen ipsi Dii poetici si scîssent perniciosa fore illa filiis, peccâsse in beneficio putarentur. Et si verum est quod Aristo Chius dicere solebat, Nocere audientibus philosophos iis qui benè dicta malè interpretarentur : posse enim asotos ex Aristippi acerbos è Zenonis scholâ exire. Prorsùs, si qui audierunt vitiosi essent discessuri, quòd perversè philosophorum disputationem interpretarentur ; tacere præstare philosophis, quàm iis qui se audîssent, nocere. Sic si homines rationem bono consilio à Diis immortalibus datam, in fraudem, malitiamque convertunt, non dare illam, quàm dari humano generi meliùs fuit, ut si medicus sciat eum ægrotum, qui jussus sit vinum sumere, meracius sumpturum, statimque periturum, magnâ sit in culpâ : sic vestra ista providentia reprehendenda, quæ rationem dederit iis, quos scierit eâ perversè et improbè usuros. Nisi forte dicitis eam nescivisse. Utinàm quidem ! sed non audebitis : non enim ignoro quanti ejus nomen putetis[24] ? Avec ces raisons il est facile de montrer que le libre arbitre du premier homme, qu’on lui conservait sain et entier dans des circonstances où il s’en devait servir à sa propre perte, à la ruine du genre humain, à la damnation éternelle de la plupart de ses descendans, et à l’introduction d’un effroyable déloge de maux de coulpe et de maux de peine, n’était point un bon présent. Jamais nous ne comprendrons qu’on ait pu lui conserver ce privilége par un effet de bonté, et pour l’amour de la sainteté. Ceux qui disent qu’il a fallu qu’il y eût des êtres libres afin que Dieu fût aimé d’un amour de choix[25], sentent bien dans leur conscience que cette hypothèse ne contente pas la raison : car quand il prévoit que ces êtres libres choisiront non pas le parti de l’amour de Dieu mais le parti du péché, on voit bien que la fin que l’on se serait proposée s’évanouit, et qu’ainsi il n’est nullement nécessaire de conserver le franc arbitre. J’examinerai encore ceci dans la remarque (M). Voyez à la note notre leçon[26].

  1. * Le père Merlin a réfuté Bayle. Voyez son Apologie de Lactance, dans les Mémoires de Trévoux, juin 1736, article 65.
  2. * Le père Merlin a réfuté ce que Bayle dit ici, dans son Examen d’un second passage de saint Basile (Mémoires de Trévoux, novembre 1737, article 114).
  1. Dans l’article Manichéens, tom. X, pag. 200, citation (61).
  2. Dans les remarques (G) et (B).
  3. Voyez, tom. X, pag. 200, l’article Manichéens, remarque (D), citation (59).
  4. Lactant., de Irâ Dei, cap. XIII, pag. m. 548.
  5. Notez que cette objection d’Épicure ne regarde pas le mal moral : elle serait encore plus embarrassante si elle le regardait.
  6. Je citerai ci-dessous, dans la remarque (G), un passage de Plutarque, que l’on peut appliquer contre les réponses de Lactance.
  7. Dans la remarque (I), au premier alinéa, on apporte une explication qui ne suppose nul accord.
  8. ..........Tolluntur in altum,
    Ut lapsu graviore ruant.


    Claudianus, in Rufinum, lib. I, circà init.

  9. Voyez l’article Ésope, tom. VI, p. 284, rem. (I).
  10. Basilius Magnus Hexaëm., homil. II, apud Tobiam Pfannerum System. Theologiæ Gentilis. cap IX, pag. m. 253.
  11. Tobias Pfannerus, ibidem.
  12. Voyez l’article Manichéens, tom. X, pag. 199, entre les citations (58) et (59) ; et ci-dessus, la remarque (E) de cet article, au premier alinéa.
  13. Rapportez ici ce qu’a dit un père de l’église : Felix culpa, quæ talem meruit habere redemptorem !
  14. Voyez dans l’article Callistrate, tom. IV, pag. 325, citations (7) et (8), les paroles de Sénèque.
  15. Isaïe, chap. LV, vs. 8.
  16. Voyez, ci-dessous, la remarque (M), vers la fin.
  17. Voyez Garasse, Somme théologique, pag. 430.
  18. Cur omnium crudelissimus diù Cinna regnavit ? At dedit pœnas. Prohiberi meliùs fuit impedirique ne tot summos viros interficeret, quàm ipsum aliquandò pœnas dare. Summo cruciatu, supplicioque Varius, homo importissimus, periit : sed, quia Drusum ferro, Metellum veneno sustulerat, illos conservari meliùs fuit, quàm pœnas sceleris Varium pendere. Cicero, de Naturâ Deorum, lib. III, cap. XXXII, XXXIII.
  19. M.  Amyraut a fait un livre qui porte ce titre.
  20. Voyez, sur tout ceci, la remarque (E) de l’article d’Origène, dans ce volume, pag. 254.
  21. Cicero, de Naturâ Deorum, lib. III, cap. XXVIII. Joignez à ceci ce qui a été dit de l’Eucrapélas d’Horace, dans l’article d’Origène, dans ce volume, pag. 255, citation (43).
  22. Comme il était tard, il feint que Balbus ne répondit pas à Cotta, et renvoya la partie à un autre jour, qui ne vint jamais. Quoniàm advesperascit, dabis diem nobis aliquam ut contrà ista dicamus. Cotta répond qu’il souhaite d’être réfuté, et qu’il l’espère. Ego verò et opto redargui me, Balbe, et ea quæ disputavi disserere malui quam judicare, et facilè me à te vinci posse certò scio. Cicero, de Naturâ Deorum, lib. III, sub fin.
  23. Non ut patrimonium relinquitur, sic ratio homini est beneficio deorum data. Quid enim potiùs hominibus dedissent, si iis nocere voluissent. Cicero, de Naturâ Deorum, lib. III, c. XXVIII, XXXI.
  24. Idem, cap. XXXI.
  25. Voyez le Traité de Morale du père Malebranche.
  26. Sancta illa et profunda fidei mysteria non pari passu cum causis naturalibus ambulant, eoque rectiùs illa et creduntur clausis oculis, et intelliguntur :

    I segreti de ciel sol colui vede,
    Che serra gli occhi, e crede.

    Franciscus Redi, de Gener. Insectorum. Notez que les deux vers italiens qu’il cite, sont du comte Guido Ubaldo Bonarelli, à la fin de la pastorale intitulée : Filli di Seiro.

(F) S’il y eût eu alors autant de disputes qu’aujourd’hui sur la prédestination.] Si les manichéens en demeuraient-là, ils renonceraient à leurs principaux avantages. Car voici des objections bien plus terribles. 1° On ne conçoit pas que le premier homme ait pu recevoir d’un bon principe la faculté de faire le mal. Cette faculté est un vice ; tout ce qui peut produire le mal est mauvais, puisque le mal ne peut naître que d’une cause mauvaise : et ainsi le franc arbitre d’Adam est sorti de deux principes contraires ; en tant qu’il pouvait se tourner du côté du bien, il dépendait du bon principe ; mais en tant qu’il pouvait embrasser le mal, il dépendait du mauvais principe. 2°. Il est impossible de comprendre que Dieu n’ait fait que permettre le péché ; car une simple permission de pécher n’ajoutait rien au franc arbitre, et ne faisait pas que l’on pût prévoir si Adam persévérerait dans son innocence, ou s’il en décherrait. Outre que par les idées que nous avons d’un être créé, nous ne pouvons point comprendre qu’il soit un principe d’action, qu’il se puisse mouvoir lui-même, et que, recevant dans tous les momens de sa durée son existence et celle de ses facultés, que la recevant, dis-je, tout entière d’une autre cause, il crée en lui-même des modalités par une vertu ai lui soit propre. Ces modalités doivent être ou indistinctes de la substance de l’âme, comme veulent les nouveaux philosophes, ou distinctes de la substance de l’âme, comme l’assurent les péripatéticiens. Si elles sont distinctes, elles ne peuvent être produites que par la cause qui peut produire la substance même de l’âme : or il est manifeste que l’homme n’est point cette cause, et qu’il ne le peut être. Si elles sont distinctes, elles sont des êtres créés, des êtres tirés du néant, puisqu’ils ne sont pas composés de l’âme, ni d’aucune autre nature préexistante : elles ne peuvent donc être produites que par une cause qui peut créer. Or toutes les sectes de philosophie conviennent que l’homme n’est point une telle cause, et qu’il ne peut l’être. Quelques-uns veulent que le mouvement qui le pousse lui vienne d’ailleurs, et qu’il puisse néanmoins l’arrêter, et le fixer sur un tel objet[1]. Cela est contradictoire puisqu’il ne faut pas moins de force pour arrêter ce qui se meut que pour mouvoir ce qui se repose. La créature ne pouvant donc pas être mue par une simple permission d’agir, et n’ayant pas elle-même le principe du mouvement, il faut de toute nécessité que Dieu la meuve ; il fait donc quelque autre chose que de lui permettre de pécher. 3°. Cela se prouve par une nouvelle raison, c’est qu’on ne saurait comprendre qu’une simple permission tire du nombre des choses purement possibles les événemens contingens, ni qu’elle mette la divinité en état d’être certainement assurée que la créature péchera. Une simple permission ne saurait fonder la prescience divine. C’est ce qui engage la plupart des théologiens à supposer que Dieu a fait un décret qui porte que la créature péchera. C’est selon eux le fondement de la prescience. D’autres veulent que le décret porte que la créature sera mise dans les circonstances où Dieu a prévu qu’elle pécherait. Ainsi les uns veulent que Dieu ait prévu le péché à cause de son décret, et les autres qu’il ait fait le décret à cause qu’il avait prévu le péché. De quelque manière qu’on s’explique, il s’ensuit manifestement que Dieu a voulu que l’homme péchât, et qu’il a préféré cela à la durée perpétuelle de l’innocence, qu’il lui était si facile de procurer et d’ordonner. Accordez cela si vous pouvez, avec la bonté qu’il doit avoir pour sa créature, et avec l’amour infini qu’il doit avoir pour la sainteté. 4°. Que si vous dites, avec ceux qui se sont le plus approchés de la méthode qui disculperait la Providence, que Dieu n’a point prévu la chute d’Adam, vous ne gagnez que peu de chose ; car pour le moins il a su très-certainement que le premier homme courrait risque de perdre son innocence, et d’introduire dans le monde tous les maux de peine et de coulpe qui ont suivi sa révolte. Ni sa bonté, ni sa sainteté, ni sa sagesse, n’ont pu permettre qu’il hasardât ces événemens ; car notre raison nous convainc d’une manière très-évidente qu’une mère qui laisserait aller ses filles au bal, lorsqu’elle saurait très-certainement qu’elles y courraient un grand risque par rapport à leur honneur, témoignerait qu’elle n’aime ni ses filles, ni la chasteté : et si l’on suppose qu’elle a un préservatif infaillible contre toutes les tentations, et qu’elle ne le donne point à ses filles en les envoyant au bal, on connaît avec la dernière évidence qu’elle est coupable, et qu’elle se soucie peu que ses filles gardent leur virginité. Poussons la comparaison un peu plus loin. Si cette mère allait à ce bal, et si par une fenêtre elle voyait et elle entendait l’une de ses filles, se défendant faiblement, dans le coin d’un cabinet, contre les demandes d’un jeune galant ; si, lors même qu’elle verrait que sa fille n’aurait plus qu’un pas à faire, pour acquiescer aux désirs du tentateur, elle n’allait pas la secourir et la délivrer du piége, ne dirait-on pas avec raison qu’elle agirait comme une cruelle marâtre, et qu’elle serait bien capable de rendre l’honneur de sa propre fille [2] ? Or voilà l’image de la conduite que les sociniens font tenir à Dieu [3]. Ils ne peuvent pas dire qu’il n’a connu le péché du premier homme que sur le pied d’un événement possible ; il a su toutes les démarches de la tentation, et a dû savoir, un moment avant qu’Ève succombât, qu’elle s’allait perdre ; il a dû, dis-je, le connaître avec cette certitude qui fait que l’on est inexcusable, si l’on ne remédie pas au mal, et que l’on ne peut pas dire, j’avais lieu de croire que cela n’arriverait pas ; il me restait beaucoup d’espérance. Il n’y a point de gens un peu expérimentés qui, sans voir ce qui se passe dans le cœur, et sans le connaître que par des signes, ne pussent être assurés qu’une femme est prête à se rendre, s’ilsvojaient par une fenêtre comment elle se défend, lorsqu’en effet sa chute est prochaine. Le moment du consentement est précédé de certains indices où ils ne se trompent point. À plus forte raison Dieu, qui connaissait toutes les pensées d’Ève, à mesure qu’elles se formaient (les sociniens ne lui ôtent pas cette connaissance), ne pouvait pas douter qu’elle n’allât succomber. Il a donc voulu la laisser pécher ; il l’a, dis-je, voulu dans le temps même qu’il prévoyait ce péché avec certitude. Le péché d’Adam a été encore plus certainement prévu ; car l’exemple d’Ève donnait des lumières pour mieux prévoir la chute de son mari. Si Dieu avait eu à cœur la conservation de l’homme et celle de l’innocence, et l’expulsion de tous les malheurs qui devaient être la suite infaillible du péché, n’eût-il pas du moins fortifié le mari, après que la femme fut tombée ? ne lui eût-il pas donné une autre femme saine et entière, au lieu de celle qui s’était laissé séduire ? Disons donc que le système socinien, en ôtant à Dieu la prescience, le réduit à la servitude et à une forme de gouvernement qui est pitoyable, et ne lève pas la grande difficulté qu’il fallait lever, et qui force ces hérétiques à nier la prévision des événemens contingens [4].

Je vous renvoie à un professeur en théologie encore vivant [5], qui a montré clair comme le jour, que ni la méthode des scotistes, ni celle des molinistes, ni celle des remontrans, ni celle des universalistes, ni celle des pajonistes, ni celle du père Malebranche, ni celles des luthériens, ni celle des sociniens, ne sont capables de soudre les objections de ceux qui imputent à Dieu l’introduction du péché, ou qui prétendent qu’elle n’est point compatible avec sa bonté, ni avec sa sainteté, ni avec sa justice [6] : de sorte que ce professeur, ne trouvant pas mieux ailleurs, demeure dans l’hypothèse de saint Augustin, qui est la même que celle de Luther et de Calvin, et que celles des thomistes et des jansénistes ; il y demeure, dis-je [7], incommodé des difficultés étonnantes qu’il a étalées [8], et accablé de ces pesanteurs [9]. Depuis que Luther et Calvin ont paru, je ne pense pas qu’il se soit passé d’année où l’on ne les ait accusés de faire Dieu auteur du péché. Le professeur dont je parle avoue qu’à l’égard de Luther cette accusation est juste [10] : les luthériens d’aujourd’hui prétendent la même chose de Calvin. Les catholiques romains la prétendent à l’égard de l’un et de l’autre. Les jésuites la prétendent à l’égard de Jansénius. Ceux qui sont un peu équitables et modérés ne prennent point pour un acte de mauvaise foi la protestation que fait l’adversaire, qu’il n’impute point à Dieu le péché de l’homme, qui ne l’en fait point l’auteur : ils veulent bien convenir qu’il n’enseigne point cela formellement, et qu’il ne voit pas tout ce que son dogme signifie ; mais ils ajoutent que protestatio facto contraria nihil valet, et que s’il prend la peine de définir exactement ce qu’il faudrait que Dieu eût fait, afin d’être l’auteur du péché d’Adam, il trouvera que, selon son dogme, Dieu a fait tout ce qu’il fallait faire pour cela. Vous faites donc, ajoutent-ils, tout le contraire d’Épicure : il niait au fond qu’il y eût des dieux, et il disait pourtant qu’il y en avait[11] ; vous, au contraire, vous niez par vos paroles que Dieu soit l’auteur du péché, mais dans le fond vous l’enseignez.

Venons enfin au texte de cette remarque. Les disputes qui se sont élevées dans l’Occident parmi les chrétiens, depuis la réformation, ont si clairement montré qu’on ne sait à quoi se prendre, quand on veut résoudre les difficultés sur l’origine du mal, qu’un manichéen serait aujourd’hui plus terrible qu’autrefois ; car il nous réfuterait tous les uns par les autres. Vous avez épuisé, nous dirait-il, toutes les forces de votre esprit. Vous avez inventé la science moyenne comme un Dieu de machine, qui vint débrouiller votre chaos. Cette invention est chimérique ; on ne comprend point que Dieu puisse voir l’avenir ailleurs que dans ses décrets, ou que dans la nécessité des causes. Cela n’est pas moins incompréhensible selon la métaphysique, qu’il est incompréhensible selon la morale, qu’étant la bonté et la sainteté elle-même, il soit l’auteur du péché. Je vous renvoie aux jansénistes : voyez comment il foudroie votre science moyenne, et par des preuves directes et par la rétorsion de vos argumens ; car elle n’empêche pas que tous les péchés et tous les malheurs de l’homme ne soient du choix libre de Dieu, et qu’on ne puisse comparer Dieu (absit verbo blasphemia), voyez la note[12], à une mère qui sachant certainement que sa fille donnerait son pucelage, si en tel lieu et à telle était sollicitée par un tel, ménagerait l’entrevue, et y mènerait sa fille, et la laisserait là sur sa bonne foi. Les sociniens, accablés de l’objection, tâchent de s’en délivrer en niant la prescience, mais ils ont la honte de voir que leur hypothèse avilit le gouvernement de Dieu, sans le disculper ; et qu’elle n’évite la comparaison de cette mère que du plus au moins. Voyez la page précédente, citation (41). Je les renvoie aux protestans, qui les terrassent et qui les abîment. Quant aux décrets absolus, source certaine de la prescience, voyez, je vous prie, de quelle manière les molinistes et les remontrans les combattent. Voilà un théologien aussi résolu que Bartole, qui confesse, presque la larme à l’œil, qu’il n’y a personne qui soit plus incommodé que lui des difficultés de ces décrets, et qu’il ne demeure en cet état que par ce qu’ayant voulu se transporter dans les méthodes de relâchement, il se trouve encore accablé de ces mêmes pesanteurs[13]. Il s’est expliqué encore avec plus de force sur tout cela[14], et vous ne sauriez nier qu’il n’ait réfuté invinciblement toutes ces méthodes : et par conséquent il ne vous reste aucune ressource, à moins que vous n’adoptiez mon système des deux principes. Par-là vous vous tirerez d’affaire : toutes les difficultés se dissiperont ; vous disculperez pleinement le bon principe, et vous comprendrez que vous ne ferez que passer d’un manichéisme moins raisonnable, à un manichéisme plus raisonnable : car si vous examinez votre système avec attention, vous reconnaîtrez qu’aussi bien que moi, vous admettez deux principes, l’un du bien, l’autre du mal ; mais au lieu de les placer, comme je fais ; dans deux sujets, vous les combinez ensemble dans une seule et même substance, ce qui est monstrueux et impossible. Le principe unique que vous admettez a voulu de toute éternité, selon vous, que l’homme péchât, et que le premier péché fût une chose contagieuse[15] ; qu’elle produisît sans fin et sans cesse tous les crimes imaginables sur toute la face de la terre ; ensuite de quoi il a préparé au genre humain dans cette vie tous les malheurs qui se peuvent concevoir, la peste, la guerre, la famine, la douleur, le chagrin ; et après cette vie un enfer où presque tous les hommes seront éternellement tourmentés d’une manière qui fait dresser les cheveux quand on en lit les descriptions. Si un tel principe est d’ailleurs parfaitement bon, et s’il aime la sainteté infiniment, ne faut-il pas reconnaître que le même Dieu est tout à la fois parfaitement bon et parfaitement mauvais, et qu’il n’aime pas moins le vice que la vertu ? Or n’est-il pas plus raisonnable de partager ces qualités opposées, et de donner tout le bien à un principe, et tout le mal à l’autre principe ? L’histoire humaine ne prouvera rien au désavantage du bon principe. Je ne dis pas comme vous que, de son bon gré, de sa pure et franche volonté, et parce uniquement que tel a été son bon plaisir, il a soumis le genre humain au péché et à la misère, lorsqu’il ne tenait qu’à lui de le rendre saint et heureux. Je suppose qu’il n’a consenti à cela que pour éviter un plus grand mal, et comme à son corps défendant. Cela le disculpe. Il voyait que le mauvais principe voulait tout perdre ; il s’y est opposé autant qu’il a pu, et par accord[16]. Il a obtenu l’état où les choses sont réduites. Il a fait comme un monarque qui, pour éviter la ruine de tous ses états, est obligé d’en sacrifier une partie au bien de l’autre. C’est un grand inconvénient, et qui soulève d’abord la raison, que de parler d’un premier principe, et d’un être nécessaire, comme d’une chose qui ne fait pas tout ce qu’elle veut, et qui est contrainte de se soumettre par impuissance aux conjonctures ; mais c’est encore un plus grand défaut, que de se pouvoir résoudre, de gaieté de cœur, à faire le mal lorsqu’on peut faire le bien[17]. Voilà quel pourrait être le langage de cet hérétique. Finissons par le bon usage à quoi je destine ces remarques.

Il est plus utile qu’on ne pense d’humilier la raison de l’homme en lui montrant avec quelle force les hérésies les plus folles, comme sont celles des manichéens, se jouent de ses lumières pour embrouiller les vérités les plus capitales. Cela doit apprendre aux sociniens, qui veulent que la raison soit la règle de la foi, qu’ils se jettent dans une voie d’égarement qui n’est propre qu’à les conduire de degré en degré jusques à nier tout, ou jusques à douter de tout ; et qu’ils s’engagent à être battus par les gens les plus exécrables. Que faut-il donc faire ? Il faut captiver son entendement sous l’obéissance de la foi, et ne disputer jamais sur certaines choses. En particulier, il ne faut combattre les manichéens que par l’Écriture, et par le principe de la soumission, comme fit saint Augustin. Leurs docteurs, qui étaient philosophes, ou plutôt sophistes, faisant profession de ne suivre que la raison, sans rien déférer à l’autorité, embarrassaient fort aisément par leur raisonnemens, et les fausses subtilités de la philosophie purement humaine, ceux qui n’avaient pas assez de science pour y répondre, et ne pouvaient leur opposer que l’Écriture et l’autorité de l’église, à laquelle il appartient de l’interpréter selon son vrai sens. De sorte que promettant à leurs disciples de leur découvrir la vérité par la seule lumière naturelle du bon sens et de la raison, et faisant passer pour erreur tout ce qui est au-dessus d’elle, comme sont nos mystères, ils en pervertissaient plusieurs. Et c’est ce qui fit que[* 1] saint Augustin, qui savait tout le fort et le faible de cette secte, écrivit contre eux son excellent livre de l’Utilité de la Foi, et de la nécessité qu’il y a de croire, principalement dans les choses surnaturelles et qui appartiennent à la religion[18].

  1. (*) Aug. de utilit. cred.
  1. Le père Malebranche, au Traité de la Nature et de la Grâce.
  2. Voyez ci-dessous, citation (50).
  3. Je parle encore de ceci dans la page suivante.
  4. Voyez M. Arnauld, Réflexions sur le Système du père Mallebranche, liv. I, chap. XIII, pag. 256 et suivantes, où il montre qu’à moins que Dieu ne combine par des volontés particulières les volontés de l’homme, et les mouvemens de la matière, les événemens, qu’on appelle contingens, seraient tels même à l’égard de Dieu.
  5. On écrit ceci au commencement d’avril 1696.
  6. Jurieu, Jugement sur les Méthodes rigides et relâchées d’expliquer la Providence et la Grâce. Voyez, dans ce volume, pag. 172, la citation (36) de l’article Nihusius.
  7. Là même, pag. 23.
  8. Pag. 19, 20, 21 et 22.
  9. Là même, pag. 23.
  10. Après avoir rapporté les sentimens de Luther, il dit : Hæc omnia abdicamus et horremus ut religionem omnem pessundantia et manicheismum spirantia. Petrus Jurius, de Pace inter Protestantes ineundà, pag. 214. Voyez M. de Meaux, dans l’Addition à l’Histoire des Variations.
  11. Epicurum perbis reliquisse deos, re sustulisse. Cicero, de Naturâ Deorum, lib. I, cap. XXX. Voyez aussi Lactance, libro de Irâ Dei ; cap. IV.
  12. Cette comparaison a choqué plusieurs personnes de la religion : mais je les prie ici de considérer que ce n’est que rendre le change aux jésuites et aux arminiens, qui font les comparaisons les plus horribles du monde entre le Dieu des calvinistes, disent-ils, et Tibère, Caligula, etc. : il est bon de leur montrer qu’on peut les battre par de telles armes.
  13. Jurieu, Jugement sur les Méthodes, pag. 23.
  14. Voyez la remarque (I).
  15. Selon les molinistes, il a décrété de mettre les hommes dont les circonstances où il savait très-certainement qu’ils pécheraient ; et il aurait pu, ou les mettre dans des circonstances plus favorables, ou ne pas les mettre dans celles-là.
  16. Dans la remarque (I), au premier alinéa, on propose une autre voie que celle de la transaction.
  17. Voyez ce qui sera cité de Plutarque et de Cicéron, dans la remarque suivante.
  18. Maimbourg, Histoire de saint Léon, liv. I, pag. 16, 17, édition de Hollande.

(G) Les Païens pouvaient mieux répondre que les chrétiens aux objections manichéennes. ] Je ne parle pas de tous les païens ; car nous avons vu ailleurs[1] que le philosophe Mélissus, qui ne reconnaissait qu’un principe de toutes choses, n’eût su répondre aux difficultés de Zoroastre qui reconnaissait deux principes, l’un bon, et l’autre mauvais. S’il n’y a qu’un principe, et si ce principe est essentiellement bon, d’où vient que les hommes sont assujettis à tant de misères ? d’où vient qu’ils sont si méchans[2] ? Qu’a-t-il gagné s’il a fait le monde pour l’amour d’eux ? An hæc, ut ferè dicitis, hominum causâ Deo constituta sunt ; sapientumne ? propter paucos ergò tanta est facta rerum molitio : an stultorum ? at primùm causa non fuit cur de improbis benè mereretur : deindè est assecutus, cùm omnes stulti sint sinè dubio miserrimi, maximè quòd stulti sunt ? Miserius enim stultitiâ quid possumus dicere ? Deindè quòd ita multa sunt incommoda in vitâ, ut ea sapientes commodorum compensatione leniant ; stulti nec victare venientia possint, nec ferre præsentia[3]. Si cet unique principe que vous admettez est méchant de sa nature, d’où vient que l’homme peut jouir de tant de plaisirs[4], et qu’il les peut recevoir en foule par tous ses sens, comme par autant de portes ? d’où vient la passion avec laquelle il les recherche ? d’où vient l’industrie inépuisable avec laquelle il les multiplie, et il en invente de nouveaux ? D’où vient même que non-seulement il a l’idée de l’honnêteté, mais aussi qu’il se fait parmi les hommes beaucoup d’actions vertueuses et charitables ? Il est impossible, diront les manichéens, de donner raison de ces phénomènes, si l’on suppose que deux principes, l’un bon et l’autre mauvais, ont réglé les conditions du mariage de notre corps et de notre âme, et en général tout ce qui concerne la direction de l’univers. Mélissus et Parménide n’étaient pas les seuls à qui ces difficultés pussent faire de la peine ; les stoïciens aussi s’en trouvaient fort embarrassés ; les stoïciens, dis-je, qui sans nier qu’il y eût beaucoup de dieux, les réduisaient tous à Jupiter, comme au souverain dispensateur des événemens[5]. C’est à lui qu’ils attribuaient la providence, et ils le reconnaissaient pour un être infiniment bon, et infiniment prudent. C’est sur cela que Plutarque s’est fondé dans les objections qu’il leur a faites, tirées de la misère du genre humain. « Il n’y a pas un homme sage, dit-il[6], ni n’en y eut jamais dessus la terre, et au contraire innumerables millions d’hommes malheureux en toute extrémité, en la police et domination de Jupiter, duquel le gouvernement et l’administration est très-bonne. Et que pourroit-il plus estre contre le sens commun, que de dire, que Jupiter gouvernant fort souverainement bien, que nous soyons souverainement malheureux ? Si donc, ce qui n’est pas seulement loisible de dire, il ne vouloit plus estre ni sauveur, ni delivreur, ni protecteur, ains tout le contraire de ces belles appellations là, on ne sauroit plus rien ajouster de bien à ce qu’il en a, ni en nombre ni en quantité : ainsi comme ils disent, là où les hommes vivent en toute extremité miserablement et meschamment, ne recevant plus le vice aucun acroissement, ni la malheureté aucun avancement. Et toutefois encore n’est-ce pas là le pis qu’il y ait, ains se courroucent à Menander, de ce qu’il a dit, comme poëte, par ostentation :

L’estre trop bon est cause de grands maux.
disans que cela est contre le sens commun. Et cependant eux font Dieu, qui est tout bon, la cause de tous les maux : car la matiere n’a peu produire le mal de soi, parce qu’elle est sans qualité, et toutes les diversitez qu’elle a, elle les a de ce qui la remue et qui la forme, c’est-à-dire, la raison qui est dedans, qui la remue et la forme, n’estant pas idoine à se former et se remuer soi-mesme : tellement qu’il est force que le mal vienne en estre ou de rien, et de ce qui n’est pas, ou si c’est par quelque principe mouvant, que ce soit par Dieu : car s’ils pensent que Jupiter ne domine pas sur ces parties, et n’use pas de chacune selon sa propre raison, ils parlent contre le sens commun, et feignent un animal duquel plusieurs des parties n’obéissent pas à sa volonté, usans de leurs propres actions et opérations, ausquelles le total ne donne point d’incitation, ni n’en commence point le mouvement : car il n’y a rien si mal composé entre les creatures qui ont ame, que contre sa volonté ou ses pieds marchent, ou sa langue parle, ou sa corne frappe, ou sa dent morde, dont il est force que Dieu souffre plusieurs choses, si contre sa volonté les mauvais mentent et commettent d’autres crimes, rompent les murailles des maisons pour aller desrober, ou s’entretuent les uns les autres. Et si, comme dit Chrysippus, il n’est pas possible que la moindre partie se porte autrement que comme il plaist à Jupiter, ains toute partie animée, et qui a ame vivante, s’arreste et se remue ainsi que lui la meine et la manie, et arreste et dispose. Mais encore est ceste parole de lui pernicieuse : car il estait plus raisonnable de dire que innumerables parties, par force, pour l’impuissance et foiblesse de Jupiter, fissent plusieurs choses mauvaises contre sa nature et volonté, que de dire qu’il n’y ait ni malefice, ni intemperance aucune, dont Jupiter ne soit cause. » Remarquez bien cette conclusion : s’il fallait choisir entre deux maux, ou que Jupiter manquât de puissance, ou qu’il manquât de bonté, Plutarque estime qu’il faudrait prendre le premier parti, et qu’il vaut mieux dire que Dieu n’a pas toute la force nécessaire à empêcher qu’il ne se fasse des crimes, que de prétendre que c’est lui qui les fait commettre[7]. Cicéron se prévalut du même dogme des stoïques, touchant la toute-puissance de Jupiter, pour combattre la providence ; comme si la seule excuse que l’on pourrait alléguer de tant de désordres qui arrivent sur la terre, était de dire que Dieu ne peut pas songer à tout. Si c’était la seule excuse, les stoïciens manqueraient absolument d’apologie : car ils prétendaient que la puissance de Jupiter était infinie. Voici les paroles de Cicéron : At subvenire certè potuit (Deus), et conservare urbes tantas, atque tales. Vos enim ipsi dicere soletis, nihil esse quod Deus efficere non possit, et quidem sinè labore ullo : et enim hominum membra nullâ contentione, mente ipsâ ac voluntate moveantur, sic numine deorum omnia fingi, moveri, mutarique posse. Neque id dicitis superstitiosè, atque aniliter, sed physicâ, constantique ratione. Materiam enim rerum ex quâ, et in quâ omnia sint, totam esse flexibilem, et commutabilem, ut nihil sit, quod non ex eâ quamvis subitò fingi, convertique possit. Ejus autem universœ rectricem, et moderatricem divinam esse providentiam : hanc igitur, quocunque se moveat, efficere posse quicquid velit. Itaque, aut nescit quid possit, aut negligit res humanas, aut quid sit optimum, non potest judicare[8]. Il venait de dire que la ruine de Corinthe devait être attribuée à Critolaüs, et celle de Carthage à Asdrubal, et non pas à la colère de Dieu ; puisque selon les stoïciens, Dieu ne se courrouce jamais, ce qui n’empêche pas qu’il n’ait dû venir au secours de ces deux villes[9]. On poussait tellement à bout les stoïciens, qu’on les contraignit de soutenir que le vice était utile ; car autrement, disaient-ils, il n’y eût pas eu de vertu.[10] *** Homines fecisse dicatur : tantam vim esse œrumnarum et malorum. Adversùs ea Chrysippus quùm in libro περὶ προνοίας (peri pronoias) quarto dissereret, nihil est prorsùs istis, inquit, imperitius, nihil insipidius, qui opinantur bona esse potuisse, si non essent ibidem mala. Nam quùm bona malis contraria sint, utraque necessarium est opposita inter sese et quasi mutuo adverso quœque fulta nisu, consistere. Nullum adeò contrarium sinè contrario altero. Quo enim pacto justitiæ sensus esse posset, ni essent injuriæ ? aut quid aliud justitia est, quam in justitiæ privatio ? quid item fortitudo intelligi posset, nisi ex ignaviæ oppositione ? quid continentia nisi ex intemperantiæ ? quo item modo prudentia esset, nisi foret contrà imprudentia ? proindè, inquit, homines stulti cur non hoc etiam desiderant ut veritas sit et non sit mendacium ? namque itidem sunt bona et mala, felicitas et infortunitas, dolor et voluptas. Alterum enim ex altero, sicuti Plato ait, verticibus inter se contrariis deligatum est. Sustuleris unum, abstuleris utrumque.

Voyons avec quelle force Plutarque les a réfutés[11] : « Donques faut-il inférer, que il n’y a point de bien entre les dieux, puis qu’il n’y peut avoir de mal, ni apres que Jupiter aura resolu toute la matiere en soy, et sera devenu un, ayant osté toutes autres diversitez et differences, ce ne sera donc plus rien que le bien : attendu qu’il n’y aura plus rien de mal. Et il y aura accord et mesure en une danse sans que personne y discorde, et santé au corps humain sans que nulle partie d’icelui en soit malade ni dolente, et il ne se pourra faire qu’il y ait de la vertu sans le vice….. Et m’esbahis qu’ils ne disent aussi que la phthise, quand on crache les poulmons, a esté mise en avant pour le bon portement, et la goutte pour la bonne disposition des pieds, et qu’Achilles n’eust pas esté chevelu, si Thersites n’eust esté chauve : car quelle difference y a-t-il entre ceux qui alleguent ces folies et resveries-là, et ceux qui disent que la dissolution, et paillardise n’a pas esté mise sus pour la continence, et l’injustice pour la justice, afin que nous prions aux dieux que tousjours il y ait de la meschanceté,

Et qu’il y ait tousjours des menteries,
Propos rusés et fines tromperies.

Si ces choses-là ostées, la vertu s’en va quand et quand perdue et perie. Mais veux-tu encore voir ce qu’il y a de plus galant et de plus elegant en la gentille invention et deduction ? Tout ainsi, dit-il[12], que les comedies ont quelquefois des epigrammes ou inscriptions ridicules, lesquelles ne valent rien quant à elles, mais neanmoins elles donnent quelque grace à tout le poëme : aussi est bien à blasmer et ridicule le vice quant à lui ; mais quant aux autres il n’est pas inutile. Premierement donc c’est chose qui surpasse toute imagination de fausseté et absurdité, de dire que le vice ait esté fait par la divine providence, ni plus ni moins que le mauvais epigramme a esté composé par la volonté expresse du poëte. Car comment, si cela est vrai, seront donc plus les dieux donneurs des biens que des maux ? Et comment est-ce que le vice sera plus ennemi et haï des dieux ? Et que pourrons-nous plus respondre à ces sentences-ci des poëtes qui sonnent si mal aux aureilles religieuses,

Dieu fait sortir en estre quelque cause,
Quand d’affliger du tout il se dispose
Une maison : ..................

Et ceste autre,

Lequel des dieux les a ainsi poussez
A contester en termes courroucez[13].

Et puis un mauvais epigramme orne et embellit la comedie, et sert à la fin à laquelle elle est ordonnée et destinée, qui est de plaire et donner à rire aux spectateurs. Mais Jupiter que nous surnommons pere et paternel, souverain juridique et parfait ouvrier, comme dit Pindare, n’a point composé ce monde comme une farce grande, variable, et de grande science, ains comme une ville commune aux hommes et aux dieux, pour y habiter avec justice et vertu en commun acord heureusement. Et quel besoin estoit-il à ceste saincte et venerable fin de brigands et larrons, de meurtriers, de parricides, ni de tyrans ? Car le vice n’estait point une entrée de Morisque plaisante, ni galante et agreable à Dieu, et n’a point esté attaché aux affaires des hommes pour une recreation par maniere de passe-tems, pour faire rire, ni pour une gausserie, chose qui n’apporte pas seulement une ombre de celle tant celebrée concorde et convenance avec la nature. Et puis le mauvais epigramme ne sera qu’une bien petite partie de la comedie, et qui occupera bien fort peu de lieu en icelle, et si n’y abondent pas telles ridicules compositions, ni ne corrompent et gastent pas la grace des choses qui y sont bien faites : là où toutes les affaires humaines sont tous remplis de vice, et toute la vie des hommes, depuis le commencement du preambule jusques à la fin de la conclusion, est desordonnée, depravée, et perturbée, et n’y en a partie aucune qui soit pure et irreprehensible, ains et la plus laide et plus mal-plaisante farce qui soit au monde[14]. » Allez lire dans Plutarque la suite de ce passage, vous y trouverez d’autres raisons qui réfutent solidement le paradoxe des stoïciens touchant l’utilité du vice. Et néanmoins il faut reconnaître qu’ils avaient raison à quelques égards ; car, par exemple, qu’y a-t-il de plus utile que le luxe pour la subsistance de plusieurs familles, qui mourraient de faim si les grands seigneurs et les dames ne faisaient que peu de dépense ? Nos pauliciens se pourraient servir de ce phénomène, pour prouver leurs deux principes ; le mauvais, diraient-ils, a produit le luxe : le bon principe y a consenti en échange de quelque chose de bon, que son adversaire lui a permis de produire ; et outre cela il s’est réservé le droit de tirer quelques avantages de la mauvaise production. Mais s’il avait été seul, jamais le luxe ni aucun autre vice n’eussent existé parmi les hommes : la vertu toute pure eût fait notre bien, nos désirs, et notre félicité.

Pour dire ceci en passant, personne ne doit s’étonner que Cicéron et Plutarque aient attaqué de la sorte les stoïciens : car encore que cette secte de philosophes admît deux principes[15], Dieu et la matière, Dieu comme l’agent, et la matière comme le patient, ils ne croyaient pas que la matière fût un principe mauvais. Ils étaient en cela plus orthodoxes qu’Arnobe[* 1] Quid enim, dit-il[16], si prima materies quæ in rerum quatuor elementa digesta est, miseriarum omnium causas suis continet in rationibus involutas.

Le gros des païens n’avaient pas à craindre les objections que j’ai rapportées ; car leur religion publique roulait sur ces deux pivots ; l’un qu’il y avait des dieux bienfaisans et d’autres dieux malfaisans, et qu’en général les dieux n’avaient pas toujours les mêmes passions : qu’ils s’apaisaient et qu’ils se mettaient en colère ; qu’ils passaient d’un parti à l’autre ; qu’ils s’engageaient les uns à favoriser un peuple, les autres à le persécuter ; en un mot, que l’on s’opposait à l’autre[17]. Par cette supposition on pouvait aussi aisément expliquer l’histoire humaine, que par celle de Zoroastre. Arnobe a réfuté avec beaucoup de rigueur ces deux espèces de dieux, les uns bienfaisans et les autres malfaisans :[* 2] mais il est allé trop loin ; car il s’est servi d’un principe très-favorable au manichéisme. Il dit, sans aucune restriction, que la nature de Dieu ne lui permet point d’inquiéter personne : d’où viennent donc, lui eût-on pu demander, les pestes et les famines ? Les chrétiens ne les appellent-ils pas les fléaux de Dieu ? Quoi qu’il en soit, rapportons ce qu’il a dit[18] : Quod dici a vobis accepimus, esse quosdam ex diis bonos, alios autem malos, et ad nocendi libidinem promptiores : illisque ut prosint, his verò ne noceant, sacrorum solemnia ministrari : quânam istud ratione dicitur, intelligere confitemur non posse. Nam deos benignissimos dicere, lenesque habere naturas, et sanctum, et religiosum et verum est : malos autem, et lævos, nequaquàm sumendum est auribus ; ideò quoniàm divina illa vis ab nocendi procul est dimota et disjuncta natura. Quidquid autem potis est causam calamitatis inferre, quid sit primùm videndum est, et ab dei nomine longissimâ debet differitate seponi. Itaque ut vobis commodemus assensum, dextrarum, sinistrarumque rerum deos esse fautores, ulla nec sic ratio est, cur alios alliciatis ad prospera, alios verò, ne noceant sacrificiis commulceatis et præmiis. Primùm quòd dii boni malè non queunt facere, etiam si nullo fuerint honore mactati. Quidquid enim mite est y, placidumque naturâ, ab nocendi procul est usu, et cogitatione discretum : malus verò comprimere suam ferociam nescit, quamvis gregibus mille, et mille alliciatur altaribus. Neque enim in dulcedinem vertere amaritudo se potest : aut ariditas in humorem, calor ignis in frigora : aut quod rei cuicunque contrarium est, id quod sibi contrarium est, sumere in suam atque immutare naturam ; ut si manu viperam mulceas, venenato blandiaris aut scorpio, petat illa te morsu, hic contractus aculeum figat : nihilque illa prosit allusio, cùm ad nocendum res ambæ non stimulis exagitentur irarum, sed quâdam proprietate naturæ. Ita nihil prodest promereri velle per hostias deos lævos, cùm sive illud feceris, sive contrà non feceris, agant suam naturam, et ad ea quæ facti sunt ingenitis legibus, et quâdam necessitate ducantur. Quid quòd isto modo utrique dii desinunt esse suis in viribus, et suis in qualitatibus permanere. Nam si bonis ut prosint, res divina conficitur, aliis autem ne noceant, iisdem rationibus supplicatur ; sequitur ut intelligi debeat, nihil dexteros profuturos, nulla si acceperint munera, fierique ex hoc malos : malos autem si acceperint, nocendi posituros mentem, fierique ex hoc bonos. Atque ita producitur res eò, ut neque hi dexteri, neque illi sint lævi : aut, quod fieri non potest, utrique ipsi sint dexteri, et utrique iterùm lævi. Quoique ce passage d’Arnobe favorise les manichéens, il contient une remarque qui les embarrasse, et qui renverse tout leur culte ; car la raison pour laquelle ils admettaient un mauvais principe, était qu’ils ne croyaient pas que le bon principe pût faire de mal : ils croyaient donc que l’autre ne pouvait faire de bien ; ainsi tout leur service divin était inutile, le dieu bienfaisant n’eût jamais puni leur irréligion, et ils ne pouvaient jamais se rendre propice le Dieu malfaisant. Arnobe pousse très-bien cette objection contre les païens : mais ils auraient pu lui répondre que les tyrans les plus féroces font une très-grande distinction entre ceux qui les honorent et ceux qui les méprisent : et que les rois les plus débonnaires font la même, distinction entre ceux qui les respectent et ceux qui les offensent ; et qu’à proportion c’est ainsi qu’il faut juger des divinités bienfaisantes et des divinités malfaisantes. Je ne pense pas que le système de Zoroastre, ni celui des manichéens, souffre qu’à raisonner conséquemment, on se serve de cette réplique.

  1. * Le père Merlin a fait l’Apologie d’Arnobe contre Bayle. (Voyez Mémoires de Trévoux, avril 1736, page 937.)
  2. * Voyez, dans les Mémoires de Trévoux, avril 1736, page 946, l’Apologie d’Arnobe, par le père Merlin.
  1. Dans l’article Manichéens, tom. X, pag. 197, remarque (D).
  2. Là même.
  3. Cicero, De Naturâ Deorum, lib. I, c. IX.
  4. Siquidem Deus est, undè mala ? bona verò undè, si non est ? Boet., de Consol., lib. I, prosa IV, pag. m. 11. Voyez ce qu’on citera de Cicéron, dans l’article Périclès, remarque (K), à la fin de ce volume.
  5. Voyez Plutarque, adversùs Stoïcos, pag. 1075.
  6. Ibidem. Je me sers de la version d’Amyot, Œuvres morales de Plutarque, pag. 707, tom. II, édition de Genève, 1621, in-8°.
  7. Μυρία γὰρ ἤν ἐπιεικέστερον ἀσθένεια καὶ ἀδυναμία τοῦ Διὸς ἐκβιαζόμενα τὰ μέρη, πολλὰ δρᾶν ἄτοπα παρὰ τὴν ἐκείνου ϕύσιν καὶ βούλησιν· ἢ μήτε ἀκρασίαν εἶναι, μήτε κακουργίαν, ἦς, οὐκ ἔστιν ὁ Ζεὺς αἴτιος. Tollerabilius enim erat infinitas partes dicere Jovi ob ejus imbecillitatem vi factâ agere multa improbè contrà ipsius natura et voluntatem, quàm nullam esse libidinem, nullum scelus quod non Jovi autori imputandum esset. Plut., adversùs stoïcos, pag. 1076, E.
  8. Cicero, de Naturâ Deorum, lib. III, cap. XXXVIII, XXXIX.
  9. Critolaüs inquam, evertit Corinthum, Carthaginem Asdrubal. Hi duos illos oculos oræ maritimæ effoderunt, non iratus alicui, quem omninò irasci posse negatis, Deus, etc. Idem, cap. XXXVIII.
  10. Aulus Gellius, lib. VI, cap. I : les astérisques qu’on marque ici y témoignent qu’il y a une lacune dans cet endroit d’Aulu-Gelle.
  11. Plut., adversùs stoïcos, pag. 1065 : je me sers de la version d’Amiot.
  12. C’est-à-dire Chrysippe, au IIe. livre de la Nature.
  13. Iliad., liv. I.
  14. Voyez, ci-dessus, remarque (E), ce que j’ai dit contre Lactance : tout ce que Plutarque dit ici fortifie admirablement la réfutation de la doctrine de ce père.
  15. Diog. Laërt., lib. VII, num. 134. Voyez là-dessus les commentateurs, et Lipse, Phys. Stoïc., lib. II, dissert. II.
  16. Arnob., lib. I, adversùs Gentes, pag. 6.
  17. Sæpè, premente Deo, fert Deus alter opem.
    Mulciber in Trojam ; pro Trojâ stabat Apollo :
    Æqua Venus Teucris, Pallas iniqua fuit.
    Oderat Æneam propior Saturnia Turno :
    Ille tamen Veneris numine tutus erat.
    Sæpè, ferox cautum petiit Neptunus Ulyssem :
    Eripuit patruo sæpè Minerva suo.
    Ovidius, Trist., lib. I, eleg. II, vs. 4.

  18. Arnobius, lib. VII, pag. m. 228, 229. Voyez le passage d’Aulu-Gelle, dans l’article Manichéens, tom. X, pag. 193, citation (34).

(H) Les orthodoxes semblent admettre deux premiers principes. ] C’est une opinion répandue de tout temps dans le christianisme, que le diable est l’auteur de toutes les fausses religions ; que c’est lui qui pousse les hérétiques à dogmatiser ; que c’est qui inspire les erreurs, les superstitions, les schismes, l’impudicité, l’avarice, l’intempérance, en un mot tous les crimes qui se commettent parmi les hommes ; que c’est lui qui fit perdre à Ève et à son mari l’état d’innocence ; d’où s’ensuit qu’il est la source du mal moral, et la cause de tous les malheurs de l’homme. Il est donc le premier principe du mal ; mais néanmoins, comme il n’est pas éternel, ni incréé, il n’est pas le premier principe méchant au sens des manichéens. Cela fournissait à ces hérétiques je ne sais quelle matière de se glorifier et d’insulter les orthodoxes. Vous faites bien plus de tort que nous au bon Dieu, leur pouvaient-ils dire ; car vous le faites la cause du mauvais principe, vous prétendez que c’est lui qui l’a produit ; et qu’ayant pu l’arrêter dès le premier pas, il lui a laissé prendre sur la terre un si grand empire, que le genre humain ayant été divisé en deux cités, celle de Dieu et celle du diable[1], la première a toujours été fort petite ; et pendant plusieurs siècles, si petite ; qu’elle n’avait pas deux habitans contre l’autre deux millions. Nous ne sommes pas obligés de chercher la cause qui fait que notre mauvais principe est méchant : car quand une chose incréée est telle ou telle, on ne peut pas dire pourquoi elle l’est ; c’est sa nature, on s’arrête-là nécessairement : mais pour ce qui est des qualités d’une créature, on en doit chercher la raison ; et on ne la peut trouver que dans sa cause. Il faut donc que vous disiez que Dieu est l’auteur de la malice du diable ; qu’il l’a produite lui-même toute formée, ou qu’il en a jeté le germe et la semence dans le fond qu’il a créé. Or c’est faire mille fois plus de tort à Dieu, que de dire qu’il n’est pas le seul être nécessaire et indépendant. Cela ramène les objections étalées ci-dessus touchant la chute du premier homme. Il n’est donc pas nécessaire d’y insister davantage, il faut humblement reconnaître que toute la philosophie est ici à bout, et que sa faiblesse nous doit conduire aux lumières de la révélation, où nous trouverons l’ancre sûre et ferme. Notez que ces hérétiques abusaient des passages de l’Écriture Sainte où le diable est appelé prince de ce monde[2], et Dieu de ce siècle[3].

  1. Voyez les livres de saint Augustin, de Civitate Dei.
  2. Évangile de saint Jean, ch. XIV, vs. 30.
  3. IIe. épître aux Corinthiens, chap. IV, vs. 4.

(I) En quel sens on ne peut pas dire que, selon les manichéens, Dieu soit l’auteur du péché. ] Le style des orthodoxes ne varie point là-dessus : il est fixé de temps immémorial à cet usage, qu’être manichéen, et faire Dieu auteur du péché, sont deux expressions qui signifient la même chose et lorsqu’une secte chrétienne accuse les autres de faire Dieu auteur du péché, elle ne manque jamais de leur imputer à cet égard le manichéisme. Cette accusation est juste en un certain sens, puisqu’il est vrai que les sectateurs de Manés reconnaissaient pour la cause du péché un être éternel mais si vous tournez la médaille, vous trouverez un autre sens, selon lequel ils peuvent dire qu’ils ne font point Dieu auteur du péché ; car ils peuvent soutenir qu’il n’y a que le bon principe qui mérite le nom de Dieu, et que ce grand et beau nom ne doit jamais être donné au mauvais principe, et par conséquent que leur hypothèse est celle de toutes qui éloigne le plus de Dieu toute participation au mal. Toutes les autres l’enveloppent, comme le ministre que j’ai cité ci-dessus le reconnaît, « Pourvu qu’on suppose, dit-il[1], que Dieu s’est fait un plan de tous les événemens de l’éternité, et que, dans ce plan, il a bien voulu que tous les maux, les désordres et les crimes qui règnent au monde y entrassent, c’est assez. Jamais on ne persuadera à personne que tant de crimes se soient fourrés par hasard dans le projet de la Providence. Et s’ils y sont entrés par la disposition de la très-profonde sagesse de Dieu, soit qu’on appelle cette disposition, ou permission, ou volonté, on ne satisfera jamais les esprits téméraires, et jamais on ne fera voir clairement que cela s’accorde bien avec la haine que Dieu d’ailleurs fait paraître pour le péché. On n’empêchera jamais que les libertins n’accusent le christianisme de faire Dieu auteur du péché ; car le sens commun de tous hommes va là ; c’est à croire que celui qui pouvait empêcher la chute du premier homme tout aussi facilement comme il l’a permise, et qui a ouvert toutes les voies dans lesquelles les hommes se sont égarés, les pouvant fermer si facilement, peut être considéré comme auteur d’un mal qu’il devait empêcher selon ses principes et la haine qu’il a pour le mal, et qu’il eût pu arrêter sans aucune peine. » Il suppose ensuite qu’on lui objecte la science moyenne, et il répond : « Cela ne diminue rien de la difficulté. Car je pourrai toujours dire, puisque ainsi est que Dieu avait prévu qu’Adam posé dans ces circonstances se perdrait lui et une infinité de millions d’hommes par son libre arbitre, et que cependant il l’a posé dans ces tristes circonstances, il est clair qu’il est le premier auteur de tous les maux. Un souverain qui saurait avec une parfaite certitude, qu’en mettant un homme l’épée à la main dans une foule il y excitera une sédition, et causera un combat dans lequel dix mille hommes seront tués, pourrait dans toute la rigueur de la justice être considéré comme le premier auteur de tous ces homicides. Il ne satisferait jamais personne en disant, je n’ai point donné ordre à cet homme de frapper de l’épée ; je ne lui ai point commandé d’exciter de sédition ; au contraire, je le lui ai défendu ; je n’ai point poussé son bras pour tuer, ni formé sa voix pour solliciter au combat. On lui dira toujours vous saviez bien, et avec certitude, que cet homme, posé dans ces circonstances, causerait tous ces malheurs. Il ne tenait qu’à vous de le poser dans des circonstances plus favorables, d’où il serait venu toutes sortes de biens. Je suis assuré qu’il n’aurait rien à répondre qui fût capable d’arrêter les murmures. Et si l’on veut parler sincèrement, on avouera que l’on ne saurait rien répondre pour Dieu, qui puisse imposer silence à l’esprit humain…..[2] Enfin, il n’y a pas jusqu’au Dieu de Socin qu’on ne puisse accuser d’être auteur du péché….[3] Pour conclure, je soutiens qu’il n’y a aucun milieu commode depuis le Dieu de saint Augustin, jusqu’au Dieu d’Épicure, qui ne se mêlait de rien, ou jusqu’au Dieu d’Aristote, dont les soins ne descendaient pas plus bas que la sphère de la lune. Car tout aussitôt qu’on reconnaît une providence générale et qui s’étend à tout, de quelque manière qu’on la conçoive, la difficulté renaît, et quand on croit avoir fermé une porte, elle rentre par une autre. » C’est parler net que cela. Mais si le Dieu des manichéens, je veux dire le bon principe qu’ils appelaient Dieu par excellence, se fût présenté à l’esprit de ce ministre, ne l’eût-il pas obligé à s’exprimer un peu autrement et à confesser que leur hypothèse disculpe Dieu ; car elle attribue tout le mal au mauvais principe. Il ne sera pas inutile de savoir ce qu’il répond à ses censeurs. « On trouve aussi parmi ce fatras, ajoute M. Jurieu[4], une observation sur ce que j’ai dit quelque part, que quelque méthode que l’on suive on ne lèvera jamais parfaitement les scrupules, que les objections des profanes jettent dans l’esprit, au sujet de la providence de Dieu sur le péché. Si ces messieurs savent un moyen d’éclaircir parfaitement ces difficultés, ils nous obligeront de nous le donner. »

Vous avez tort, me dira-t-on, de reconnaître que l’hypothèse des manichéens disculpe Dieu ; car s’ils prétendent qu’il a transigé avec le mauvais principe, comme vous le disiez tantôt[5], il a consenti à l’introduction du mal, il s’est engagé par contrat à le souffrir, et il a voulu positivement que tous les crimes et tous les malheurs du genre humain fussent produits. Cela est plus à sa charge, que si l’on disait avec les sociniens qu’il n’a point su si la créature libre pécherait ; et que s’il en a voulu courir les risques, il a eu beaucoup d’espérance que les lumières qu’elle possédait, et ses menaces, la détourneraient de mal faire. Je ne pense pas qu’un manichéen trouvât là beaucoup de difficulté : car, en 1er. lieu, il pourrait dire que Dieu n’a passé cette transaction, que parce que sans cela il n’eût jamais pu faire du bien à la créature. Il y a donc une grande différence entre le manichéisme et le socinianisme. Les sociniens avouent que Dieu, pouvant empêcher très-facilement que l’homme ne fût ni criminel, ni malheureux, l’a laissé tomber dans le crime et dans la misère ; mais le manichéisme suppose que Dieu n’a consenti à cette chute, que par une pure nécessité, et pour éviter un plus grand mal. En second lieu, on pourrait nier que Dieu ait jamais transigé avec le mauvais principe, et soutenir qu’il s’oppose de toutes ses forces, sans fin et sans cesse au péché, et à la misère de la créature, afin de la rendre parfaitement sainte et parfaitement contente : mais que le mauvais principe agissant de son côté avec toute sa puissance, pour un dessein tout contraire, il résulte de ce choc continuel le mélange de bien et de mal, que l’on voit au monde ; comme l’action et la réaction du froid et du chaud produisent une qualité moyenne. Appliquez ici ce que disent les scolastiques, sur la nature des mixtes résultante du combat des élémens. Je sais bien que l’une et l’autre de ces deux explications creusent un abîme affreux de difficultés absurdes ; mais il n’est plus question ici que de savoir si cette hypothèse disculpe, Dieu : or ces misérables hérétiques prétendent que toute difficulté est petite, en comparaison de celle qui naît de le faire auteur du péché ; et il est sûr que tous les chrétiens abhorrent de l’en reconnaître la cause.

Les jésuites soutiennent[6] qu’il serait mieux d’être athée, et ne point reconnaître de divinité, que de rendre les honneurs suprêmes à une nature qui défend à l’homme de faire le mal, et qui néanmoins le lui fait commettre, et puis l’en punit. Ils soutiennent que le Dieu d’Épicure est plus innocent et, s’il faut parler de la sorte, plus Dieu que ne serait celui-là. Et lorsque les marcionites et les manichéens se sont avisés de faire un second Dieu auteur de tous les maux, ils en ont adoré un autre qui donnait tous les biens, là où le vôtre, disent les jésuites à ceux de la religion, est pire que les hommes. Ceux à qui l’on fait ces reproches ne rejettent point ces conséquences, ils ne rejettent que le principe ; ils soutiennent seulement qu’on ne peut sans une infâme calomnie les accuser de faire Dieu auteur du péché[7]. Les mêmes jésuites prétendent que la doctrine de Calvin sur la prédestination traîne après soi des conséquences qui détruisent absolument toute l’idée qu’on doit avoir de Dieu, et ensuite conduisent tout droit à l’athéisme[8]. Le ministre qui a répondu à M. Maimbourg, le convainc d’avoir rapporté infidèlement la doctrine de Calvin. Il en fallait demeurer là ; car quand on ajoute que M. Maimbourg a tiré une fausse conséquence de la doctrine qu’il a imputée à Calvin, on raisonne pitoyablement : mon lecteur en va juger[9]. Outre cela, je dis qu’il conclut mal, et qu’il n’est rien de plus absurde et de moins théologien, que la conséquence que le sieur Maimbourg veut tirer de la doctrine de ces théologiens. C’est qu’elle détruit absolument toute l’idée qu’on doit avoir de Dieu, et ensuite conduit tout droit à l’athéisme. Il ne fut jamais rien dit de plus inconsidéré. Prenons les choses au pis. Si cette doctrine détruit toute l’idée qu’on doit avoir de Dieu, c’est parce qu’elle nous représente un Dieu cruel, injuste, punissant et châtiant par des supplices éternels des créatures innocentes. Et c’est précisément ce que veut dire le sieur Maimbourg, que cela détruit l’idée de Dieu, parce que l’idée de Dieu renferme les attributs de la douceur, de la justice et de l’équité. Mais en conscience ce qui nous donne l’idée d’un Dieu sévère, tyran, usant de ses droits avec une rigueur excessive, conduit-il les hommes à l’athéisme ?… C’est une pensée folle de dire qu’une hypothèse conduit à l’athéisme, laquelle fait entrer Dieu en toutes choses[10], le fait être la cause de tout, le pose comme l’unique but de toutes ses propres actions, et l’élève au-dessus de la créature, jusqu’à en pouvoir disposer selon des règles qui paraissent même injustes au sens de la chair. Tant s’en faut que cette opinion des superlapsaires conduise à l’athéisme, qu’au contraire elle pose la divinité dans le plus haut degré de grandeur et d’élévation où elle peut être conçue. Car elle anéantit tellement la créature devant le créateur, que le créateur dans ce système n’est lié d’aucune espèce de lois à l’égard de la créature, mais il en peut disposer comme bon semble, et la peut faire servir à sa gloire par telle voie qu’il lui plaît, sans qu’elle soit en droit de le contredire.

Voici bien la plus monstrueuse doctrine et le plus absurde paradoxe, qu’on ait jamais avancé en théologie, et je serais fort trompé si jamais aucun célèbre théologien avait dit une telle chose. On s’est tourné de tous les côtés imaginables, pour expliquer de quelle manière Dieu influe dans les actions des pécheurs : on a gardé l’hypothèse de la prédestination absolue, lorsqu’on a cru qu’elle ne faisait nul tort à la sainteté de Dieu : mais dès l’on s’est imaginé qu’elle lui donnait atteinte, on l’a quittée. Ceux qui n’ont point vu que le libre arbitre soit incompatible avec la prédétermination physique, ont enseigné constamment cette prédétermination ; mais ceux qui ont cru qu’elle le ruinait l’ont rejetée, et n’ont admis qu’un concours simultanée et indifférent. Ceux qui ont cru que tout concours est contraire à la liberté de la créature, ont supposé qu’elle était seule la cause de son action[11]. Rien ne les a déterminés à le supposer, que la pensée que tous les décrets par lesquels la Providence s’engagerait avec notre volonté, rendraient nécessaires les événemens, et feraient que nos actions criminelles ne seraient pas moins un effet de Dieu, qu’un effet de la créature[12]. Ils n’ont point trouvé leur compte à dire que le péché n’est pas un être ; que ce n’est qu’une privation et un néant qui n’a point de cause efficiente, mais une cause déficiente[13]. Enfin, on en est venu jusqu’à soutenir que Dieu ne saurait prévoir les actions libres de la créature. Pourquoi tant de suppositions ? Quelle a été la mesure, quelle a été la règle de tant de démarches ? C’est l’envie de disculper Dieu ; c’est qu’on a compris clairement qu’il y va de toute la religion, et que dès qu’on oserait enseigner qu’il est l’auteur du péché, on conduirait nécessairement les hommes à l’athéisme. Aussi voit-on que toutes les sectes chrétiennes qui sont accusées de cette doctrine par leurs adversaires, s’en défendent comme d’un blasphème horrible, et comme d’une impiété exécrable et qu’elles se plaignent d’être calomniées diaboliquement. Et voici un ministre qui nous vient dire fort gravement que c’est un dogme, qui pose la divinité dans le plus haut degré de grandeur et d’élévation où elle puisse être conçue. C’est l’éloge qu’il ne craint pas de donner à une doctrine qui nous représente un Dieu cruel, injuste, punissant et châtiant par des supplices éternels des créatures innocentes. Il interpelle notre conscience, pour savoir si l’idée d’un Dieu tyran nous conduit à l’athéisme. Prenant les choses au pis, c’est-à-dire supposant que Maimbourg ait eu raison d’avancer que, selon Calvin, Dieu a créé la plupart des hommes pour les damner, non pas parce qu’ils l’aient mérité par leurs crimes, mais parce qu’il lui plaît ainsi, et qu’il n’a prévu leur damnation que parce qu’il l’a ordonnée avant que de prévoir leurs crimes[14] ; supposant, dis-je, que Maimbourg accuse très-justement Calvin de dire que ceux qui souffrent les supplices éternels sont des créatures innocentes[15] ; et par conséquent que Dieu est l’auteur de leur péché. Jurieu ne peut souffrir que Maimbourg conclue, donc la doctrine de Calvin détruit l’idée que l’on doit avoir de Dieu, et ensuite conduit tout droit à l’athéisme. Il ne se contente pas de prétendre qu’il ne fut jamais rien dit de plus inconsidéré que l’est cette conclusion[16] ; il la traite de pensée folle[17] et d’ignorance[18], et dit qu’elle témoigne que Maimbourg est un pauvre philosophe et un misérable théologien[19] ; et qu’il n’est rien de plus absurde et de moins théologien qu’une telle conséquence[20]. C’est un grand défaut dans la controverse que celui que l’on reproche à Ovide : nescire quod benè cessit, relinquere : nescire desinere[21]. Ce ministre avait fort bien justifié les superlapsaires, en montrant ce qu’on leur impute à tort, et en déclarant qu’ils désavouent la conséquence qu’on leur reproche de faire Dieu auteur du péché[22]. Il fallait se retirer du champ de bataille après ce coup, et n’être pas assez téméraire pour soutenir que quand même ils feraient Dieu cruel, injuste, punissant et châtiant par des supplices éternels des créatures innocentes, c’est-à-dire que quand même ils feraient Dieu auteur du péché, et néanmoins le juge sévère qui punirait ce péché éternellement dans la personne qui n’en seraient pas coupable, ils ne conduiraient pas les hommes à l’athéisme ; mais qu’au contraire ils élèveraient la divinité au plus haut degré de gloire où elle puisse être conçue. D’où vient donc, lui devons-nous demander, que toutes les sectes chrétiennes évitent comme l’écueil le plus dangereux de toute la théologie, l’aveu que Dieu soit l’auteur du péché ? D’où vient que l’idée seule d’un tel dogme fait horreur ? Il faut avouer qu’il y a des gens heureux : si un autre ministre avait dit de telles choses, ses lecteurs en auraient été scandalisés ; on lui aurait fait désavouer cela comme une impiété, et peut-être que je suis le seul qui aie pris garde à cette étrange doctrine.

Mais enfin, dit-il[23], plus on mêle Dieu dans tout, plus on suppose qu’il existe, et qu’il est puissant. C’est donc raisonner en insensé que de dire, Dieu est l’auteur du péché donc il n’y a point de Dieu : il est donc faux que cela puisse conduire à l’athéisme. La pauvre défaite ! À ce compte les anciens poëtes qui attribuaient à Jupiter et aux autres dieux toutes sortes de péchés[24], et nommément celui de pousser les hommes au mal[25], sans néanmoins dire que le même dieu qui les y poussait les en châtiait, n’auraient pas avancé des choses capables de ruiner l’idée de Dieu, et d’éteindre la religion, et de faire des athées. Notez qu’il n’y a point de différence entre commettre soi-même un crime, lorsque l’on en a les instrumens, et le commettre par les instrumens d’un autre. Il est clair à tout homme qui raisonne, que Dieu est un être souverainement parfait, et que de toutes les perfections il n’y en a point qui lui conviennent plus essentiellement que la bonté, la sainteté et la justice. Dès que vous lui ôtez ces perfections pour lui donner celles d’un législateur qui défend le crime à l’homme, et qui néanmoins pousse l’homme dans le crime et puis l’en punit éternellement, vous en faites une nature en qui l’on ne saurait prendre nulle confiance, une nature trompeuse, maligne, injuste, cruelle : ce n’est plus un objet de religion ; de quoi servirait de l’invoquer, et de tâcher d’être sage ? C’est donc la voie de l’athéisme. La crainte que la religion inspire doit être mêlée d’amour, d’espérance, et d’une grande vénération : quand on ne craint un objet que parce qu’il a le pouvoir et la volonté de faire du mal, et qu’il exerce cruellement et impitoyablement cette puissance, on le hait et on le déteste. Ce n’est plus un culte de religion. N’est-ce pas exposer la religion à la moquerie des libertins, que de représenter Dieu comme un être qui fait des lois contre le crime, lesquelles il fait violer lui-même pour avoir un prétexte de punir[26] ? On n’ôtera point à cette nature l’existence, pendant qu’on supposera qu’elle est auteur du péché : cela est évident ; car toute cause doit nécessairement exister quand elle agit : mais on la réduira à l’univers, ou au dieu des spinosistes ; à une nature qui existe et qui agit nécessairement, sans savoir ce qu’elle fait, et qui n’est intelligente que parce que les pensées des créatures sont ses modifications.

Il y a une autre chose à reprendre dans la doctrine particulière de ce ministre. Tant s’en faut, dit-il [27], que cette opinion des Superlapsaires conduise à l’athéisme, qu’au contraire elle pose la divinité dans le plus haut degré de grandeur et d’élévation où elle peut être conçue. Car elle anéantit tellement la créature devant le Créateur, que le Créateur, dans ce système, n’est lié d’aucune espèce de lois à l’égard de la créature ; mais il en peut disposer comme bon lui semble, et la peut faire servir à sa gloire par telle voie qu’il lui plaît, sans qu’elle soit en droit de le contredire. Cette opinion est d’ailleurs pleine d’incommodités, je l’avoue ; et elle a des duretés qu’il est difficile de digérer. C’est pourquoi l’hypothèse de saint Augustin est sans doute préférable. Quel étrange dogme voit-on ici ! Quoi ! un professeur en théologie ose débiter qu’il y a des hypothèses indubitablement préférables à celle qui pose la divinité dans le plus haut degré de grandeur et d’élévation où elle peut être conçue ? N’est-il pas certain que tout ce que nous pensons doit avoir pour but, non seulement la gloire de Dieu, mais aussi sa plus grande gloire ? Nos opinions et nos actions ne doivent-elles point tendre ad majorem Dei gloriam ? Ce ne doit pas être la devise d’une compagnie particulière, mais celle de tous les corps et de toutes les communautés, mais celle de tous les particuliers. Ainsi un théologien qui avoue d’un côté que le système des supralapsaires tend à la plus grande gloire de Dieu, et y parvient mieux que toute autre supposition, et qui soutient de l’autre que l’hypothèse de saint Augustin est sans doute préférable, tombe dans une pensée profane et blasphématoire. Cette profanation ne se peut pas excuser sur les duretés du système des supralapsaires, qu’il est difficile de digérer ; car sous prétexte de quelques difficultés de plus ou de moins, il ne doit pas être permis de préférer la moins grande gloire de Dieu à la plus grande, et de poser le souverain Être dans un degré inférieur de grandeur et d’élévation. Si le système de saint Augustin était uni et facile, on ne serait pas si surpris du mauvais goût de l’auteur ; mais il avoue lui-même[28] qu’il y trouve des pesanteurs accablantes, et qu’il ne se tient sous ce fardeau que parce que les méthodes relâchées ne l’en peuvent délivrer. Par la même raison, il devrait être supralapsaire ; car si la supposition des jésuites ne lève pas les embarras du système de saint Augustin, il est clair que l’hypothèse de saint Augustin ne lève pas les duretés des supralapsaires. Quand tout est bien compté et pesé, il se trouve que ceux-ci, et ceux qu’on nomme infralapsaires, soutiennent au fond la même chose : ils ne sauraient se faire grand mal les uns aux autres, les argumens ' ad hominem et les rétorsions les tirent de tout. Vous avez ici en petit le caractère de ce docteur : il n’y a nulle justesse dans ses censures, nulle liaison dans ses dogmes : tout y est plein d’inconséquences ; l’inégalité, les contradictions, les variations règnent dans tous ses ouvrages. Ceux qui prendraient la peine de les éplucher, trouveraient à tout moment une matière de critique comme celle-ci.

Concluons qu’un manichéen, qui prendra droit sur le soin extrême que l’on a d’inventer des hypothèses qui disculpent Dieu, et en tout cas de ne convenir jamais qu’on le fasse auteur du péché, soutiendra toujours hardiment et fièrement que cet écueil est plus terrible que tout autre. Considérez bien ce que l’on a dit contre Chrysippe, qui soutenait[29], que ce n’est point inutilement qu’il y a des personnes inutiles, dommageables, malheureuses : s’il est ainsi, réplique Plutarque[30], quel est Jupiter ? j’entends celui de Chrysippus, s’il punit une chose qui n’est ni de soi-même ni inutilement ; car le vice, selon l’opinion de Chrysippus, serait totalement irrépréhensible ; et, à l’opposite, Jupiter lui-même serait à reprendre, s’il fait le vice étant inutile, et s’il le punit l’ayant fait non inutilement.

  1. Jurieu, Jugement sur les Méthodes rigides et relâchées, pag. 68, 69.
  2. Jurieu, Jugement sur les Méthodes rigides et relâchées, pag. 72.
  3. Là même, pag. 73.
  4. Jurieu, IIe. apologie, pag. 30, col. 2, cité par Saurin, Examen de la Théologie de M. Jurieu, pag. 340.
  5. Ci-dessus, citation (19). Voyez aussi l’article Manichéens, tom. X, pag. 199, remarque (D), au cinquième alinéa.
  6. Le père Adam, cité par Daillé, Réplique à Adam et à Cottibi, part. II, chap. I, pag. 2 et 3.
  7. Voyez M. Daillé, dans tout ce chapitre.
  8. Maimbourg, Histoire du Calvinisme, liv. I, pag. m. 73 : Voyez aussi pag. 56.
  9. Jurieu, Apologie pour les Réformateurs, Ire. part., chap. XIX, pag. 245, 246, édition in-4o.
  10. Et cependant le spinosisme qui enseigne que toutes choses sont Dieu lui-même, est un athéisme exécrable.
  11. Durand de Saint-Portien et plusieurs autres célèbres théologiens le supposent. Voyez un Traité de M. de Launoi, inséré en abrégé dans les Essais de Théologie de M. Papin, imprimés l’an. 1687.
  12. Voyez le livre du capucin Louis de Dole, intitulé : Disputatio quadripartita de modo conjunctionis concursuum Dei et creaturæ ad actus liberos ordinis naturalis, præsertim verò ad pravos adversùs prædeterminantium et assertorum scientiæ mediæ modernorum opiniones. Ce livre fut imprimé à Lyon, l’an 1634, in-4o.
  13. Voyez contre tout ceci les Essais de Théologie de M. Papin, au Traité contre la Prédétermination physique.
  14. Jurieu, Apologie pour la Réformation, Ire. part., chap. XIX, pag. 241.
  15. Là-même, pag. 246.
  16. Jurieu, Apologie pour la Réformation, Ire. part., chap. XIX, pag. 246.
  17. Là même.
  18. Là même, pag. 247.
  19. Là même.
  20. Là même, pag. 245.
  21. Scaurus, apud Senecam, controvers., XXVIII, pag. m. 272.
  22. Jurieu, Apologie pour la Réformation, pag. 244, 245.
  23. Voyez-le dans l’Apologie pour la Réformation, Ire part., chap. XIX, pag. 246, 247.
  24. Nec multò absurdoria sunt ea quæ poëtarum vocibus fusa ; ipsâ suavitate nocuerunt qui et irâ inflammatos, et libidine furentes induxerunt deos, feceruntque ut eorum bella, pugnas, prœlia, vulnera videremus : odia præterra, dissidia, discordias, ortus, interitus, querelas, lamentationes, effusas in omni intemperantiâ libidines, adulteria, vincula, cum humano genere concubitus, mortalesque ex immortali procreatos. Cicero, lib. I, de Naturâ Deorum, cap. XVI.
  25. Voyez la remarque (C) de l’article Égialée, tom. VI, pag. 101, et les remarques (X) et (Y) de l’article Hélène, tom. VII, p. 546.
  26. Notes qu’en soutenant, comme font les réformés, que l’homme est seul la cause de son péché, la distinction qu’ils apportent entre Dieu législateur et dispensateur des événemens, et bonne, quoiqu’en dise M. Pufendorf, pag. 290 de son Jus feciale divinum, etc.
  27. Jurieu, Apologie pour la Réformation, part. I, chap. XIX, pag. 246.
  28. Ci-dessus, citation (51).
  29. Plut., de Stoïcor. Repugn., pag. 1051.
  30. Ποῖός τις ὁ Ζεὺς, λέγω δὲ τὸ Χρυσίππου, κολάζων πρᾶγμα, μήτε ἀϕ᾽ αὑτοῦ, μήτε ἀχρὴστως γινόμενον ; ἡ μὲν γὰρ κακία πάντως ἀνέγκλητός ἐστι κατὰ τὸν τοῦ Χρυσίππου λόγον · ὅ δὲ Ζεὺς ἐγκλητέος εἴτε ἄχρνστον οὖσαν τὴν κακίαν πεποίηκεν, εἴτε ποιήσας οὐκ ἀχρήστως, κολάζει. Qualis est Jupiter (de Chrysippeo loquor) rem puniens neque ultrò neque inutiliter factam ? nam Chrysippi ratiò efficit vitia omnino culpanda non esse, sed Jovem ; sive is fecit vitia, quæ nihil prodessent : sive punit, cum fecisset non inutilia. Idem, ibidem.

(K) Les…… pères n’ont pas ignoré que la question de l’origine du mal ne fût très embarrassante.] Un passage d’Origène me tiendra lieu de toutes les citations que je pourrais avancer. Εἴπερ ἄλλός τις τόπος τῶν ἐν ἀνθρώποις ἐξετάσεως δεόμενος, δυσθήρατός ἐστι τῇ ϕύσει ἡμῶν, ἐν τούτοις καὶ ἡ τῶν κακῶν ταχθείη ἂν γένεσις. Si quis alius est locus in rebus humanis, scrutatu difficilis naturæ nostræ ; inter hos meritò numerari potest malorum origo[1].

  1. Origenes contrà Celsum, lib. IV p. 207.

(L) L’hypothèse des platoniciens, qui au fond était une branche de manichéisme.] Je ne veux considérer ici cette hypothèse que selon qu’elle a été expliquée par Maxime de Tyr, dans son traité sur la question d’où viennent les maux, puisque Dieu est l’auteur des biens[1] ? Cet auteur suppose que pour connaître la cause des biens qui sont dans le monde, il n’est pas nécessaire d’aller à l’oracle, et qu’il est assez visible qu’ils viennent de Dieu, et que les maux ne peuvent descendre du ciel, où il n’y a point de natures envieuses[2] ; mais que pour connaître d’où viennent les maux, on a besoin d’aller aux devins, c’est-à-dire de consulter Jupiter, Apollon ou telle autre divinité qui prophétise, et qui prend soin des choses humaines. Il fait ensuite un dénombrement des misères à quoi notre corps est assujetti, et en conclut[3] que l’homme est la plus infortunée de toutes les créatures.

Οὐδὲν ἀκιδνότερον γαῖα τρέϕει ἀνθρῶποιο,
Nil nutrit tellus homine infelicius, uno.

Puis il considère les maux sans nombre qui persécutent notre âme, et il prétend que la réponse des dieux fatidiques qu’on a consultés, est que les hommes ont grand tort d’imputer à Dieu la cause de leurs infortunes, puisqu’ils en sont eux-mêmes les artisans par leur propre faute. Il se sert de deux vers d’Homère pour représenter cela[4] :

Τί ἄν οὖν πρὸς ταῦτα ἀποκρίναιτο ὁ Ζεὺς, ἢ ὁ Απόλλων, ἤ τις ἄλλος μαντικὸς θεὸς ; ἀκούσωμεν τοῦ ὑποϕήτου λέγοντος.

Εξ ἡμέων γὰρ ϕασι κάκ’ ἔμμεναι οἱ δὲ ϰαὶ αὐτοὶ
Σϕῆσιν ἀτασθαλίῃσιν ὑπὲρ μόρον ἄλγε ἔχουσι.

Quid quœso ad ista aut Jupiter, aut Apollo respondebit, aut alius fatidicus Deus ? Audiamus quid eorum interpres dicat :

Ascribunt superis homines mala, cum tamen ipsi
Criminibus propriis sibi talia damna creârint.

Le ciel et la terre, continue-t-il, sont deux lieux très-différens. Il n’y a point de maux dans le ciel : et il y a sur la terre un mélange de maux et de biens, mais de telle sorte que les biens descendent du ciel, et que les maux naissent d’une dépravation qui est naturelle à la terre, et qui comprend deux espèces, dont l’une consiste dans les qualités de la matière, et l’autre dans la liberté de l’âme. ἧ τὰ μὲν ἀγαθὰ, ἐπίῤῥυτα ἐκ της ἑτέρας· τὰ δὲ κακὰ, ἐξ αὐτοϕυοῦς μοχθηρίας ἀνίσταται. διττὴ δὲ αὕτη, ἡ μὲν ὕλης πάθος, ἡ δὲ ψυχῆς ἐξουσία. Ita ut bona quidem, è cœlo veniant : mala verò ex innatâ illi (terræ) improbabitate oriantur. Improbitas verò ea duplex est : aut enim corrupta materiæ affectio est, aut animæ licentia[5].

Quant à la première de ces deux sortes de dépravation, il dit qu’il faut considérer la matière comme le sujet sur quoi un bon artisan travaille. Toutes les beautés qu’elle acquiert doivent être attribuées à l’art : mais s’il y a des ouvrages sur la terre qui ne soient pas comme il faut, on ne doit point imputer à l’art ces irrégularités ; car l’intention de l’artisan ne s’éloigne point de l’art non plus que celle du législateur ne s’écarte de la justice, et il faut même se souvenir que l’intelligence divine est bien plus heureuse à toucher au but que l’art humain. Après cela il emploie une comparaison, c’est que dans la mécanique il y a des choses qui sont l’objet principal de l’art tendant à son but, et des choses qui par elles-mêmes résultent de l’ouvrage, et qui ne sont point l’effet de l’art, mais une dépendance de la modification de la matière. Telles sont les étincelles qui volent deçà et delà lorsqu’on frappe sur l’enclume une pièce de fer chaud. Elles n’entrent point dans le but que les maréchaux se proposent, ce sont des suites accidentelles, qui résultent de leur action sans qu’ils y tendent, et qui ne sont annexées qu’à la qualité du fer, il faut dire aussi que les maux qu’on voit sur la terre ne sont point l’ouvrage de l’art divin, l’ouvrier tend premièrement et directement à la construction du monde ; mais il arrive que ces maux-là émanent nécessairement de son travail. L’auteur ajoute une remarque qui n’est pas trop bien liée avec celle-là. Il dit que l’ouvrier donne le nom de conservation du monde aux maux dont nous nous plaignons, et que nous nommons ruines et ravages. Il prétend que l’architecte du monde se propose la conservation du tout, et qu’il faut qu’en faveur du tout, les parties soient affligées : Ταῦτα ὁ τεχνίτης καλεῖ σωτηρίαν τοῦ ὅλου· μέλει γὰρ ἀυτῷ τοῦ ὅλου· τὸ δὲ μέρος ἀνάγκη κακοῦσθαι ὑπὲρ τοῦ ὅλου. Ea consummationem, totius vocat opifex. Qui totum respicit, cujus causâ necesse est corrumpi partes[6]. Les pestes, les tremblemens de terre, les inondations, les feux du mont Etna, ne font du mal qu’à quelques parties du tout, et servent à la production de quelques autres : car, comme l’a dit Héraclite, celles-ci vivent de la mort de celles-là, et celles-là meurent de la vie de celles-ci. La mort de la terre fait vivre le feu ; celle du feu fait vivre l’air : celle de l’air fait vivre l’eau ; celle de l’eau fait vivre la terre[7]. Pourquoi donc souteniez-vous, eût-on pu dire à Maxime de Tyr, que les maux physiques du genre humain ne sont pas de l’intention, ou de l’art de Dieu ? S’ils sont si nécessaires à la conservation du tout, et si l’ouvrier se propose la conservation du tout, ne faut-il pas qu’il les ait en vue ? Cette objection ne doit pas nous empêcher de dire que selon l’hypothèse de ce philosophe, les pestes, les famines et les autres infortunes du genre humain, sont involontaires à l’égard de Dieu, et qu’elles ne sont entrées dans l’ouvrage que comme des suites inévitables des dispositions de la matière[8]. Voyons ce qu’il dit sur l’autre espèce de dépravation, c’est le mal moral. Il dit[9] que la puissance de l’âme en est la mère et la nourrice, et qu’ayant fallu former une terre qui produisît des plantes et des animaux, et qui contînt les maux dans son sein, ce fut là que les maux bannis des cieux furent logés ; que les animaux furent divisés en deux espèces, savoir les bêtes et les hommes ; qu’il fallut que les hommes surpassassent tous les autres animaux et fussent inférieurs à Dieu ; que cette infériorité ne consiste pas en ce qu’ils meurent, car leur mort n’est que le commencement d’une autre vie immortelle ; que Dieu, pour les rendre inférieurs à la nature divine[10], inventa ceci : il plaça l’âme dans un corps mortel comme un cocher sur un chariot ; il lui mit les rênes en main, et lui permit de courir où elle voudrait ; il lui donna la force de conduire ce chariot selon les règles de l’art, ou contre les règles. Elle le dirige, et réprime l’impétuosité des chevaux ; mais ceux-ci ignorent toutes les règles, et se tournent les uns d’un côté, les autres de l’autre ; les uns vers l’intempérance, les autres vers la témérité et la fureur ; les uns sont lâches et paresseux : ainsi le chariot, poussé deçà et delà, met en trouble le cocher, qui, se laissant vaincre, court vers le lieu où l’entraîne le plus fougueux des chevaux. Il le précipite dans la gourmandise, et dans l’impudicité, si le cheval le plus fort tourne de ce côté-là, et ainsi du reste. Voilà toute la solution de ce philosophe platonicien.

Elle est défectueuse par deux endroits ; car, 1°. il reconnaît deux principes, Dieu et la matière ; l’un très-bon à la vérité, mais qui ne saurait corriger toute la dépravation de l’autre[11]. Cette dépravation naturelle et absolument incorrigible est la source des maux physiques, et l’occasion du mal moral ; elle donne au corps humain une inclination si violente vers les vices et vers les crimes, que l’âme y est entraînée comme par des chevaux féroces qui prennent le frein aux dents. Et 2°. Maxime de Tyr ne sauve pas la souveraine bonté et la souveraine sainteté de Dieu. Un bon et vertueux père ne ferait jamais monter un cheval fougueux à ses enfans, et ne les enverrait jamais à l’armée, s’il prévoyait avec certitude, ou si seulement il jugeait avec une grande probabilité, que, nonobstant leur adresse ils tomberaient et se tueraient ; et que, nonobstant leur éducation, le métier des armes les rendrait les plus infâmes de tous les hommes. Cette hypothèse, en un mot, donne des bornes à la puissance de Dieu, et laisse ses autres attributs exposés aux objections manichéennes ; et ainsi, sans avoir les commodités de l’hypothèse des chrétiens sur le franc arbitre, elle en a les incommodités.

  1. Τοῦ θεοῦ τὰ ἀγαθὰ ποιοῦντος, πόθεν τὰ κακά. Cùm deus bona faciat, undè sint mala ? C’est la matière de la XXVe. dissertation de Maxime de Tyr.
  2. Οὐ γὰρ ἐξ οὐρανοῦ μὰ Δία, οὐκ ἐξ οὐρανοῦ ϕθόνος γὰρ ἔξωθεν τοῦ (Voyez ci-dessous, citation (118) χοροῦ ἵσταται. Non enim è cœlo me Hercules, non è cœlo. Exulat enim illìc invidia. Maxim. Tyrius, dissertatione XXV, pag. m. 253.
  3. Idem, ibidem, pag. 255.
  4. Idem, ibidem.
  5. Idem, ibidem, pag. 256.
  6. Maxim. Tyrius, dissertatione XXV, pag. m. 257.
  7. Voyez, sur cette doctrine d’Héraclite, les Notes de Daniel Heinsius, in Maximum Tyrium, pag. 110, et ci-dessus, pag. 300, citation (60) de l’article Ovide, Ovide fait débiter le même dogme par Pythagoras.
  8. Voyez une semblable pensée dans la remarque (T) de l’article Chrysippe, tom. V, pag. 181.
  9. Maxim. Tyrius, dissertatione XXV, pag. 257.
  10. Ceci est absurde et impie, et ne s’accorde point avec ce que l’auteur a dit dessus, citation (110), qu’il n’y a point d’envieux au ciel. Notez que, selon la conjecture de Heinsius, il faut joindre θείου avec χοροῦ dans ce passage.
  11. Conférez avec ceci les paroles de Juste Lipse, rapportées, tom. V, pag. 172, citation (59) de l’article Chrysippe, et citation (164) de l’article Épicure, tom. VI, pag. 194 : voyez aussi la citation (167).

(M) Plus on fait réflexion….. plus éprouve-t-on que les lumières naturelles….. fournissent de quoi…... embrouiller davantage ce nœud gordien. ] J’en ai fait l’expérience en relisant cet article quand il a fallu le préparer pour la seconde édition. Il m’est venu des pensées que je n’avais pas auparavant[1], et qui me convainquent tout de nouveau, et plus fortement que jamais, que la meilleure réponse qu’on puisse faire naturellement[2] à la question, Pourquoi Dieu a-t-il permis que l’homme péchât ? est de dire : Je n’en sais rien ; je crois seulement qu’il en a eu des raisons très-dignes de sa sagesse infinie, mais qui me sont incompréhensibles. Par cette réponse vous arrêtez tout court les disputeurs les plus opiniâtres ; car s’ils veulent continuer à discourir, vous les laisserez parler seuls, et ils se tairont bientôt. Que si vous entrez en lice avec eux, et vous engagiez à leur soutenir que les priviléges inviolables du franc arbitre ont été la vraie raison qui a porté Dieu à laisser pécher les hommes, vous seriez contraint de les satisfaire sur les objections qu’ils vous feraient, et je ne sais pas comment vous pourriez en venir à bout ; car, enfin, ils vous pourraient opposer deux choses qui paraissent très-évidentes à notre raison.

I. La première est que Dieu, ayant donné l’être aux créatures par un effet de sa bonté, il leur a donné aussi, sous le caractère d’une cause bienfaisante, toutes les perfections qui conviennent à chaque espèce. Il faut donc dire qu’il a témoigné plus d’amour à celles qui ont reçu de lui des qualités fort excellentes, qu’à celles qui en ont reçu de moins excellentes. C’est donc par une bonté particulière qu’il a conféré aux hommes le franc arbitre, puisque cette qualité les met au-dessus de tous les êtres qui sont sur la terre. Or on ne saurait concevoir qu’une nature bienfaisante donne un présent de distinction, sans avoir envie de contribuer plus notablement au bonheur de ceux à qui elle le fait, et par conséquent il faut qu’elle fasse en sorte qu’ils en retirent cet avantage, et qu’elle les empêche, s’il se peut, d’y trouver leur désolation et leur ruine entière. Que s’il n’y a point d’autre moyen d’empêcher cela, que de révoquer sa donation, il la faut casser ; et c’est par là qu’on peut retenir beaucoup mieux que par toutes les autres routes, la qualité de patron et de bienfaiteur. Ce n’est point changer à l’égard du donataire, c’est conserver sans aucune ombre de variation la bienveillance avec laquelle on lui avait fait le présent. La même bonté qui porte à donner une chose que l’on juge capable de rendre heureuses les personnes qui en jouiront, porte à l’ôter dès qu’on observe qu’elle les rend malheureuses ; et si l’on a le temps et les forces nécessaires, on n’attend pas à retirer ce présent qu’il ait déjà été cause du malheur ; on le retire avant qu’il ait nui. Voilà où nous mènent les idées de l’ordre, et les notions par lesquelles nous pouvons juger de l’essence et des caractères de la bonté, en quelque sujet qu’elle se rencontre, créateur ou créature, père, maître, roi, etc. De là naît la matière de ce dilemme ; ou Dieu a donné aux hommes le franc arbitre par un effet de sa bonté, ou sans aucune bonté. Vous ne pouvez dire que ce soit sans nulle bonté : vous dites donc que c’est avec beaucoup de bonté ; mais il résulte de là nécessairement qu’il a dû les en dépouiller à quelque prix que ce fût, plutôt que d’attendre qu’ils y trouvassent leur damnation éternelle par la production du péché, monstre qu’il abhorre essentiellement. Et s’il a eu la patience de leur laisser entre les mains un si funeste présent, jusques à ce que le mal fût arrivé, c’est un signe, ou que sa bonté était changée, avant même qu’ils fussent sortis du bon chemin, ce que vous n’oseriez dire ; ou que le franc arbitre ne leur avait point été donné par un effet de bonté, ce qui est contre la supposition accordée dans le dilemme que l’on a vu ci-dessus

Il y a des ménagemens d’une obligation étroite : on ne s’en doit dispenser que dans les cas de nécessité mais lorsque ces cas arrivent, l’on doit se mettre au-dessus de tous ces ménagemens. Un fils qui verrait son père tout disposé à se jeter par la fenêtre, soit dans un accès de phrénésie, soit dans le moment d’un furieux chagrin, ferait fort bien de l’enchaîner, s’il ne pouvait le retenir autrement. Si une reine tombait dans l’eau, le premier laquais qui l’en pourrait retirer en l’embrassant, ou en la prenant par les cheveux[3], dût-il lui en arracher plus de la moitié, ferait fort bien d’en user ainsi : elle n’aurait garde de se plaindre qu’il lui eût manqué de respect. Et quelle excuse plus vaine pourrait-on jamais alléguer de ce qu’on aurait souffert qu’une dame bien ajustée tombât dans un précipice, que de dire qu’il aurait fallu, pour la retenir, mettre en désordre ses rubans et sa coiffure ? Dans de pareilles occasions la contrainte et la violence qu’on fait aux gens est un effet de bonté ; et fallût-il même les arracher malgré eux de la gueule de la mort, ce serait un office de charité que de les en arracher, au hasard de leur disloquer un membre, si l’on ne pouvait les sauver à moins. Ils seront les premiers à vous en remercier quand leur passion sera passée. La maxime, que sauver un homme qui veut périr, c’est la même chose que si on le tuait[4], ne vaut rien en cette rencontre ; et les plus grands partisans de la tolérance vous avoueront que le prétendu commandement, contrains les d’entrer, devrait être exécuté au pied de la lettre, si l’unique moyen sûr et infaillible de sauver les hérétiques, était de les faire aller ou au prêche ou à la messe à coups de fourche. J’en prends à témoin le Commentateur Philosophique. Si je voyais, dit-il[5], devant la porte d’une maison un homme qui se mouillât pendant une grosse pluie, et qu’ayant pitié de lui je voulusse le délivrer de l’incommodité où je le verrais, je me pourrais servir de ces deux moyens, ou le prier d’entrer dans la maison, ou de le prendre par le bras, si j’étais plus fort que lui, et de le pousser dedans. Ces deux manières sont également bonnes pour obtenir l’effet que je me proposerais, qui serait d’empêcher que cet homme ne se mouillât : peu importe qu’il entre de gré ou de force sous un toit ; car soit qu’il y entre de son pur mouvement, soit qu’il attende qu’on l’en prie, soit qu’on l’y pousse de vive force, il est également à couvert de la pluie. S’il en allait de même quant à éviter l’enfer, j’avoue que nos convertisseurs seraient bien fondés ; car s’il suffisait pour cela d’être sous les voûtes d’une église, peu importerait qu’on y entrât de bon gré, ou qu’on y fût traîné pieds et poings liés ; et ainsi il faudrait gager les plus forts manœuvres ou portefaix qui soient au monde, pour saisir les hérétiques dès qu’ils se montreraient à la rue, et les charrier sur le coup dans l’église la plus prochaine, voire même il faudrait enfoncer leurs portes avec des pétards, si le cas y échéait, et les aller tirer du lit pour les transporter vitement dans quelque église. Ce que nous avons dit touchant le droit que l’on a, en vertu des lois de la charité, de chagriner et violenter les gens que l’on préserve de la mort par ce moyen, est encore plus véritable à l’égard des pères. Ils oublieraient tous leurs devoirs s’ils n’ôtaient pas à un fils, un couteau ou une épée dont ils le verraient sur le point de se mal servir pour se blesser. Ils seraient obligés malgré ses pleurs à lui arracher ces présens, et s’ils le voyaient prêt à se perdre pour toute sa vie dans quelque commerce, ils l’en devraient retirer par force, en implorant même l’autorité du bras séculier. S’ils négligent là-dessus le bien de leur fils, et s’ils allèguent qu’ils ne veulent pas user de contrainte, comme si c’étaient des esclaves, ils font paraître ou qu’ils n’ont aucune amitié, ou qu’ils en ignorent les véritables fonctions.

Toutes ces choses nous montrent évidemment que ceux qui voudraient soumettre au jugement de la raison la conduite de la providence de Dieu, par rapport à la permission du premier péché, perdraient infailliblement leur cause, s’ils n’avaient point d’autres moyens que de dire que les priviléges de la liberté ne devaient pas être violés. Quoi, leur répondrait-on, vous concevez Dieu comme le père des hommes, et vous dites néanmoins qu’il aime mieux leur épargner le court et petit chagrin de les contraindre à renoncer à une conversation agréable, où ils étaient prêts d’abuser de leur liberté, que de leur épargner la damnation éternelle qu’ils encourent par l’abus de leur franc arbitre ? Où trouverez-vous de telles idées de la bonté paternelle ? Ménager le franc arbitre, s’abstenir soigneusement de gêner l’inclination d’un homme qui va perdre pour jamais son innocence, et se damner éternellement, vous appelez cela une observation légitime des priviléges de la liberté ? Vous seriez moins déraisonnables, si vous disiez à un homme qui serait tombé proche de vous, et qui se serait cassé la jambe, ce qui nous a empêchés de vous garantir de cette chute est que nous craignions de défaire quelques plis de votre robe ; nous en respections trop la symétrie pour entreprendre de la troubler, et il nous a paru plus légitime de vous laisser exposé à une fracture d’os.

Je ne nie point que la permission de se servir d’une chose, et d’en abuser[6], n’ait eu quelquefois le caractère d’une faveur très-spéciale ; mais alors cette punition emporte avec elle l’impunité de l’abus. Cela donc ne sert de rien dans la cause qui s’agite ici. Voyez la note[7].

II. Mais la seconde chose qui me reste à proposer fera plus de peine encore que l’autre aux défendeurs. J’ai raisonné jusques ici sur ce principe, quand ceux qu’on aime ne peuvent être garantis, ou de la mort, ou de l’infamie, ou de quelque autre grand mal, à moins qu’on ne leur fasse sentir une peine plus petite, on est obligé de la leur faire sentir. La complaisance, la tolérance, qu’on aurait pour leurs caprices, ou pour leurs mauvaises inclinations, serait moins un acte de bonté qu’un acte de cruauté ; et comme ils seraient les premiers à s’en fâcher quand ils auraient pu examiner les conséquences, ils seraient aussi les premiers à remercier du mal qu’on leur aurait fait si utilement. L’évidence de ces propositions saute aux yeux de tout le monde, et l’on ne saurait douter qu’Adam et Ève n’eussent considéré comme une nouvelle faveur, aussi grande que les précédentes, les saccades que Dieu leur aurait données pour les empêcher de tomber.

Voilà sur quoi roulent les principes de ma première observation ; mais présentement je me sers d’un autre moyen : j’accorde aux adversaires tout ce qu’ils demandent, je consens qu’ils établissent que puisque l’homme avait reçu le privilége de la liberté, il lui en fallait laisser la possession et l’usage à pur et à plein, et ne lui faire pour rien au monde la moindre contrainte. Je consens qu’on dise que ce n’était pas le temps de sauver une personne en la tirant par les bras, ou par les cheveux, en la jetant par terre, et en lui disant : il t’est dur de regimber contre l’aiguillon[8]. Que la liberté fût une barrière absolument inviolable et un privilége auquel il ne fût permis de donner aucune atteinte, j’y consens. N’y avait-il pas assez de moyens avec tout cela de prévenir la chute de l’homme ? Il ne s’agissait point de s’opposer à un mouvement corporel : c’est une position chagrinante ; il ne s’agissait que d’un acte de volonté. Or tous les philosophes crient que la volonté ne saurait être contrainte, voluntas non potest cogi, et il y a contradiction à dire qu’une volition soit forcée ; car tout acte de la volonté est volontaire essentiellement. Or il est infiniment plus facile à Dieu d’imprimer dans l’âme de l’homme tel acte de volonté que bon lui semble, qu’il ne nous est facile de plier une serviette ; donc, etc. Voici encore une observation plus victorieuse. Tous les théologiens conviennent que Dieu peut procurer infailliblement un bon acte de volonté dans l’âme humaine, sans lui ôter les fonctions de la liberté[9]. Une délectation prévenante, la suggestion d’une idée qui affaiblisse l’impression de l’objet tentant, mille autres moyens préliminaires d’agir sur l’esprit, et sur l’âme sensitive, font qu’à coup sûr l’âme raisonnable fait un bon usage de sa liberté, et se tourne vers le droit chemin sans y être poussée invinciblement. Calvin ne nierait pas cela à l’égard de l’âme d’Adam, pendant le temps d’innocence, et tous les théologiens de l’église romaine, sans en excepter les jansénistes[10], l’avouent à l’égard de l’homme pécheur. Ils reconnaissent qu’il peut mériter, quoiqu’il n’agisse qu’avec une grâce ou efficace par elle-même, ou suffisante à un tel degré qu’elle est infailliblement suivie de son effet. Il faut donc qu’ils reconnaissent qu’une assistance fournie de Dieu à Adam si à propos, ou tellement conditionnée qu’infailliblement elle eût empêché qu’il ne tombât, se fût très-bien accordée avec l’usage du franc arbitre, et n’eût fait sentir aucune contrainte, ni rien de désagréable, et eût laissé l’occasion de mériter [11].

Voilà donc les défendeurs chassés de tous leurs retranchemens. Diront-ils, pour leur dernière ressource, que Dieu ne doit rien à la créature, et qu’il n’a pas été obligé de lui fournir une grâce nécessitante, ou infaillible ? Mais pourquoi disaient-ils tantôt qu’il a dû avoir des ménagemens pour la liberté humaine ? S’il a dû conserver à l’homme cette prérogative, et s’abstenir d’y toucher, il doit donc quelque chose à son propre ouvrage. Mais laissant là cette instance ad hominem, ne peut-on pas leur répondre que, s’il ne doit rien à la créature, il se doit tout à lui-même, et qu’il ne peut agir contre son essence ? Or il est de l’essence d’une sainteté [12], et d’une bonté infinie et qui peut tout, de ne point souffrir l’introduction du mal moral et du mal physique.

Oui, répliqueront-ils enfin ; mais la chose formée dira-t-elle à celui qui l’a formée, pourquoi m’as-tu ainsi faite [13] ? C’est bien dit, et voilà où il fallait se fixer. C’est revenir au commencement de la lice : il aurait fallu n’en point partir ; car il est inutile de s’engager à la dispute, si après avoir couru quelque temps l’on est obligé de s’enfermer dans sa thèse. Le dogme que les manichéens attaquent, doit être considéré par les orthodoxes comme une vérité de fait, révélée clairement ; puisque enfin il faudrait tomber d’accord qu’on n’en comprend point les causes ni les raisons, il vaut mieux en convenir dès le début, et s’arrêter là, et laisser courir comme des vaines chicaneries les objections des philosophes, et n’y opposer que le silence avec le bouclier de la foi.

(N) Que les hommes sont méchans, et que Dieu est bon. Cela fit naître cette autre demande : d’où peut venir que…. les hommes sont criminels ? ] Daniel Heinsius est le savant homme qui m’apprend ceci [14]. Antiquissima pythagoricorum disputatio, et ab iis potissimùm quos ἀϰουσματιϰὼς (akousmatikôs) vocabant pythagorici, qui tria quærere solebant : Primo, τὸ τί ἐϛι (to ti esti), secundò, τὸ τί μάλιϛα (to ti malista), tertiò, τὸ τί δῶ πράττων (to ti dôprattôn)… [15] In quâ quæstione tota constabat septem sapientûm philosophia, qui nihil aliud quærebant quàm τί μάλιϛα (ti malista). Nec quid bonum sed quid optimum, nec quid difficile sed quid difficillimum. Notum est illud ex Plutarch. Simposyo septem sapientûm…. Sic cùm quæreretur, quid verissimè diceretur, respondebant, ὅτι πονηροὶ οἱ ἄνθρωποι, ὅτι ἀγαθὸς ὁ θεὸς (hoti ponêroi hoi anthrôpos, hoti agathos ho theos) Undè primò manavit πόρισμα (porisma) tale, Τοῦ θεοῦ ἀγαθοῦ ὄντος πόθεν ϰαϰοὶ οί ἄνθροπος. (Tou theou agathou ontos pothen kakoi oi anthropos.) Quod testantur versiculi apud Jamblicum Hippodamantis antiqui poëtæ, qui in laudem hujus quæstionis scribebat :

Ω θεῖοι πόδεν ἐϛὲ, πόθεν τοῖοί δ’ ἐγένεσθε ;
Ἄνθρωπος πόθεν ἐϛὲ ; πόθεν ϰαϰοὶ [illisible] δ’ ἐγένεσθε ;


Undè hoc dimanavit (Theou ta agatha poiountos, pothen ta kaka.), (Theou ta agatha poiountos, pothen ta kaka.)Θεοῦ τὰ ἀγαθὰ ποιοῦντος, πόθεν τὰ ϰαϰά. (Theou ta agatha poiountos, pothen ta kaka.) Heinsius dit tout cela dans ses notes sur une dissertation que j’ai citée ci-dessus, et dont j’ai donné le titre [16]. Il ajoute que Maxime de Tyr, l’auteur de cette dissertation, a examiné cette matière à cause d’une doctrine de Platon sur trois attributs de Dieu [17] : 1°. que Dieu est bon essentiellement et la bonté même ; 2°., qu’il est immuable ; 3°., qu’il est la vérité même. Le premier attribut signifie, non-seulement que Dieu est bon, mais aussi qu’il produit le bien, puisqu’il est l’idée du bien, et que l’idée du bien est la cause qui produit le bien. Or, parce que les platoniciens assuraient que toute idée est Dieu, ils ne reconnaissent point d’idée du mal, ni par conséquent de cause du mal. De là naissait la question d’où vient le mal. Ex primo sequitur, Deo si talis sit, convenire non tantùm bonum κατὰ δυνάμιν, sed etiam κατὰ ἐνέργειαν, nec tantùm ut bonus sit, sed etiam ut efficiat bonum : quia idea boni est. Idea autem boni, boni quoque causa est et exemplar. Porrò cùm ideam malli tollant platonici, quia, ut Parmenides dicebat, πᾶσα ἰδέα θεός ἐστι, sequitur ut quæratur, Undè mala proficiscantur[18]. Enfin, Heinsius observe qu’on a cru que cette question est très-importante à la piété, et il nous renvoie au Commentaire de Simplicius sur Épictète. Les paroles de ce commentateur m’ont paru si remarquables, que j’ai pensé qu’elles serviraient d’ornement à cet endroit de mon Dictionnaire. Les voici donc[19] : Περὶ τῆς ὑποστάσεως των κακῶν ὁ λόγος μὴ καλῶς διορθωθεὶς, καὶ τῆς περὶ τὸ θεῖον ἀσεβείας αἴτιος γέγονε, καὶ τῆς τῶν ἠθῶν εὐαγωγίας τὰς ἀρχὰς διετάραξε, καὶ πολλαῖς καὶ ἀλύτοις ἀπορίαις ἐνέβαλε τοὺς μὴ καλῶς αἰτιολογοῦντας αὐτήν. Εἴτε ἀρχήν τις λέγοι τὸ κακὸν, ὡς εἶναι δύο τῶν ὄντων ἀρχὰς τό, τε ἀγαθὸν, καὶ τὸ κακὸν, πολλὰ καὶ μεγάλα ἄτοπα συμβαίνει. Disputatio de naturâ atque ortu malorum, non benè explicata tùm impietatis ergà Deum causâ exstitit, tùm morum honestæque disciplinæ principia perturbavit : tùm multis, iisque inexplicabilibus dubitationibus involvit eos, qui causas illius non veras reddiderunt. Nam sivè quis malum à Deo conditum, sivè principium esse dicat, ut duo sint principia rerum bonum et malum : multæ magnæque absurditates sequuntur. Il touche là trois grands inconvéniens : car il assure que la fausse explication de l’origine du mal a été cause de l’impiété, et a confondu les principes de la doctrine des mœurs, et a jeté dans plusieurs doutes insolubles ceux qui ont mal raisonné sur cette matière. Il réfute avec une force et avec une solidité admirable, l’hypothèse des manichéens considérée en général : il la réfute encore mieux à l’égard des explications particulières dont ils se servaient. Mais quand son tour vient d’éclaircir et de prouver son hypothèse, il ne contente pas si pleinement son lecteur. Il se sert de la même méthode que les anciens pères, c’est-à-dire qu’il ne donne point d’autres causes de l’origine du mal, que le franc-arbitre de l’âme humaine. C’est le seul parti qu’il pouvait prendre ; il faut passer par-là nécessairement, après quoi l’on se trouve au milieu d’un carrefour, dont voici ce que disait un docte abbé à Paris, il n’y a pas fort long-temps. J’ai quatre chemins autour de moi, celui des calvinistes, celui des jansénistes, celui des thomistes, et celui des molinistes. Je sais bien celui qu’il ne faut pas prendre, mais non pas celui qu’il faut prendre. Quem fugiam habeo, quem sequar non habeo : la première route est contraire au concile de Trente, la seconde aux constitutions des papes, la troisième à la raison, et la quatrième à saint Paul. Les non-catholiques romains se peuvent tirer plus facilement de cet embarras, en préférant l’autorité de saint Paul à celles des papes et des conciles.

  1. Voyez aussi les nouvelles remarques de l’article d’Origène, [remarque E et suivantes. ] dans ce volume, pag. 254.
  2. C’est-à-dire sans consulter la révélation, mais seulement les idées philosophiques.
  3. C’est ainsi qu’on retira une fois la reine Christine, qui était tombée dans un lac proche de Stockholm. Il me semble que Saint-Amant a fait glisser cette aventure dans son poëme de Moïse sauvé.
  4. Invitum qui servat, idem facit occidenti.
    Horat., de Arte poët., vs. 467.
  5. Commentaire Philosophique sur contrains-les d’entrer, IIIe. part., pag. 57 et suivantes.
  6. L’empereur Nerva permit ces deux choses au père d’Hérodes Atticus, qui avait trouvé un trésor chez lui. Voyez les Commentaires de Tristan, tom. I, pag. 357 ; et les Voyages de M. Spon, tom. II, pag. 164, édit. de Hollande.
  7. La bonne manière de conférer un bienfait n’est pas de permettre qu’on en abuse, mais d’y joindre l’art de s’en servir. Sans cela un présent est un corps sans âme, comme Horace, epist. IV, lib. I, vs. 6, ad Tibullum, l’insinue :

    Non tu corpu eras sinè pectore : Dii tibi formam,
    Dii tibi divitias dederant artemque fruendi.

  8. Actes des Apôtres, chap. IX, vs. 5.
  9. Dans la remarque (G) de l’article Marcionites, tom. X, pag. 235.
  10. C’est-à-dire en prenant droit sur ce qu’ils soutiennent qu’ils condamnent les propositions de Jansénius au sens que le pape les a condamnées.
  11. À l’égard de la raison fondée sur ce qu’il fallait laisser à l’homme les moyens de mériter la récompense, voyez, dans ce volume, pag. 257, l’article Origène, remarque (E), num. I, vers la fin.
  12. C’est-à-dire qu’il le semble ainsi aux lumières de notre faible raison.
  13. Épîtres aux Romains, chap. IX, vs. 20.
  14. Dan. Heinsius, Notis in Maximum Tyrium, pag. 106.
  15. J’ai sauté ce qui est ici dans l’original, je l’ai trouvé en désordre, et je conjecture que les imprimeurs y supprimèrent plusieurs lignes.
  16. Dans la remarque (L), citation (109).
  17. In lib. II, de Republicâ.
  18. Heinsius, Notis in Maxim. Tyrium, pag. 107.
  19. Simplicius, in hœc Enchiridii Epicteti verba, cap. XXXIV. Ὥσπερ σκοπὸς οὐ τίθεται πρὸς τὸ ἀποτυχεῖν, οὕτως οὐδὲ κακοῦ φύσις ἐκ κόσμῳ γίνεται. Quemadmodum aberrandi causa meta non ponitur : sic nec mali natura in mundo existit.

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