Dictionnaire infernal/6e éd., 1863/Traditions populaires

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Henri Plon (p. 662-664).
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Traditions populaires. « C’est sur la fatalité et l’antagonisme du bien et du mal, dit un habile écrivain, dans le Quarterly Magazine, que se fonde la philosophie des traditions du peuple. Cette base se retrouve dans le conte le plus trivial où l’on introduit un pouvoir surnaturel ; et la nourrice qui fait son récit au coin de la cheminée rustique a la même science que les hiérophantes de la Grèce et les mages de la Perse. Le principe destructeur étant le plus actif dans ce bas monde, il reparaît dans toutes les croyances superstitieuses sous une variété infinie de formes, les unes sombres, les autres brillantes ; on retrouve partout les mêmes personnifications d’Oromase et d’Arimane et l’hérésie des manichéens. La vague crédulité du villageois ignorant s’accorde avec la science mythologique des anciens sages. Des peuples que l’Océan sépare sont rapprochés par leurs fables ; les hamadryades de la Grèce et les lutins de la Scandinavie dansent une ronde fraternelle avec les fantômes évoqués par le sorcier moderne ; celui-ci compose ses philtres, comme Canidie, avec la mandragore, la ciguë, les langues de vipères et les autres ingrédients décrits par Virgile et Horace. À la voix des sorciers modernes, comme à celle des magiciens de Thessalie, on entend encore le hibou crier, le corbeau croasser, le serpent siffler, et les ailes noires des scarabées s’agiter. Toutefois, le Satan des légendes n’est jamais revêtu de la sombre dignité de l’ange déchu ; c’est le diable, l’ennemi, méchant par essence, de temps immémorial. Sa rage est souvent impuissante, à moins qu’il n’ait recours à la ruse : il inspire la peur encore plus que la crainte. De là vient cette continuelle succession de caprices bizarres et de malices grotesques qui le caractérise ; de là cette familiarité qui diminue la terreur causée par son nom. Les mêmes éléments entrent dans la composition de toutes les combinaisons variées du mauvais principe qui engendra la race nombreuse des lutins sortis de l’enfer. Si le rire n’est pas toujours méchant et perfide, il exprime, assez bien du moins, la malice et la perfidie. C’est de l’alliance du rire et de la malice que sont nés tous ces moqueurs placés par les mythologues au rang des divinités. Tels sont le Momus des Grecs et le Loki des Scandinaves, l’un bouffon de l’Olympe, l’autre bouffon des banquets du Valhalla. » Les traditions populaires se conservent sous mille formes, Voy. Superstitions et tous les articles des esprits et démons.

Mais voici une tradition du Pas-de-Calais que nous communique un savant de la contrée.

« Dans les environs de Béthune, près de Beuvry, aux rives des marais qui avoisinent cette commune, était une fontaine assez remarquable. Ses eaux tourbillonnaient sans cesse et offraient à leur centre un vaste entonnoir qui engouffrait, pour ne jamais le laisser reparaître, tout ce qui était atteint par les rayons de ce tourbillonnement. Vainement on a cherché la profondeur du gouffre, la sonde n’a jamais pu en atteindre le fond ; et les habitants prétendaient que cette fontaine était traversée par un fleuve souterrain, dont les flots emportaient le plomb de la sonde et déterminaient le tourbillonnement des eaux « Dans les environs de Béthune, près de Beuvry, aux rives des marais qui avoisinent cette commune, était une fontaine assez remarquable. Ses eaux tourbillonnaient sans cesse et offraient à leur centre un vaste entonnoir qui engouffrait, pour ne jamais le laisser reparaître, tout ce qui était atteint par les rayons de ce tourbillonnement. Vainement on a cherché la profondeur du gouffre, la sonde n’a jamais pu en atteindre le fond ; et les habitants prétendaient que cette fontaine était traversée par un fleuve souterrain, dont les flots emportaient le plomb de la sonde et déterminaient le tourbillonnement des eaux à leur surface. Les vieillards, dit M. Félix Lequien, conservent, sur cette fontaine, de nombreuses légendes. Nous citerons la plus répandue :

» Dans des temps que bien des siècles séparent de nous, au milieu des marais de Beuvry, alors appelé Beury, était un castel. Ses noires murailles dominaient la vaste plaine d’eau qui les entourait. Une étroite chaussée, coupée de distance en distance par des ponts mobiles, formait le seul accès de cette habitation.

» Quel motif avait déterminé le châtelain qui s’était retiré là à choisir pour demeure un séjour si sauvage ? Personne ne le savait. Nul n’avait pu même l’entrevoir, depuis vingt ans qu’il s’y tenait renfermé ; nul n’avait pénétré dans ce château ni aux bâtiments extérieurs, où, nuit et jour, veillaient des étrangers dont on ne comprenait pas le langage et qui n’entendaient pas plus celui du pays.

 
 

» Une crainte superstitieuse en éloignait d’ailleurs chacun. Le château et son châtelain avaient été l’objet des conjectures de tous ; mais la disparition subite de ceux qui avaient trop hautement émis leur opinion là-dessus faisait qu’on n’osait plus, dans l’intimité même des veillées, parler du mystérieux manoir. Chacun supposait là des intelligences avec les esprits infernaux ; et il est certain que, tous les ans, dans la nuit qui précède le saint jour de Noël, il se passait dans le château des choses extraordinaires. De la plupart des maisons de Beuvry, une oreille attentive pouvait saisir les derniers sons, affaiblis par la distance, de mille voix confuses, proférant des cris et des gémissements mêlés d’éclats de rire. À minuit, tout rentrait dans le calme ordinaire ; le lendemain, pas un seul de ceux que les événements avaient effrayés n’aurait osé dire qu’il avait entendu le moindre bruit ; et vainement se serait-on préoccupé de pénétrer ce mystère. Parmi ceux [qui, dans les combats, avaient bravé la mort, nul n’aurait été assez hardi pour s’approcher des marais de Beuvry dans la nuit de la veille de Noël.

» Cet état de choses durait depuis vingt ans, quand, à l’aube de ce jour dont la nuit venait d’être troublée d’une manière encore plus extraordinaire que les années précédentes, ceux qui se hasardèrent à jeter un coup d’œil furtif et inquiet sur le château ne le découvrirent plus. Ce fut aussi vainement que des yeux ils cherchèrent une seconde, une troisième fois, cette masse de bâtiments au milieu des eaux qui, la veille encore, faisaient contraster sa sombre couleur avec la blancheur de l’onde et l’azur des cieux. Au plein jour seulement, quand le castel et ses accessoires n’apparurent pas davantage sur l’horizon, on osa se communiquer cet étrange événement. Chacun n’y voulut croire qu’après s’en être assuré par ses yeux. Rien n’apparaissait au milieu de la vaste plaine d’eau… pas le moindre vestige. L’étroite chaussée seule était restée intacte, comme pour rendre plus apparente la disparition des bâtiments auxquels elle avait abouti. Cependant on se hasarda, mais ce ne fut que plus d’un mois après, à s’avancer dans le marais ; on risqua quelques pas sur la chaussée. On parvint à son extrémité, et, à la place du castel, on trouva cette effroyable fontaine avec ses eaux tourbillonnantes et sa bouche incessamment béante. Elle reçut et conserva le nom que sa première vue inspira : on l’appela et on l’appelle encore la Fontaine hideuse.

» Ce qu’était, ce que devint le châtelain avec ses serviteurs, nul ne put jamais le savoir. La justice céleste avait puni de grands forfaits, disait-on ; mais on le conjecturait. Ce qu’on savait dans le pays, ce qu’on y croit encore, c’est que chaque année, dans la nuit de la veille de Noël, vers la douzième heure, on entend toujours sortir du fond de cette fontaine des cris, des gémissements et de sinistres éclats de rire. »