Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Anthropophages

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Éd. Garnier - Tome 17
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ANTHROPOPHAGES.
Section première[1].

Nous avons parlé de l’amour. Il est dur de passer de gens qui se baisent à gens qui se mangent. Il n’est que trop vrai qu’il y a eu des anthropophages ; nous en avons trouvé en Amérique ; il y en a peut-être encore, et les cyclopes n’étaient pas les seuls dans l’antiquité qui se nourrissaient quelquefois de chair humaine. Juvénal (sat. xv, v. 83) rapporte que chez les Égyptiens, ce peuple si sage, si renommé pour les lois, ce peuple si pieux qui adorait des crocodiles et des ognons, les Tintirites mangèrent un de leurs ennemis tombé entre leurs mains ; il ne fait pas ce conte sur un ouï-dire, ce crime fut commis presque sous ses yeux ; il était alors en Égypte, et à peu de distance de Tintire. Il cite, à cette occasion, les Gascons et les Sagontins qui se nourrirent autrefois de la chair de leurs compatriotes.

En 1725[2] on amena quatre sauvages du Mississipi à Fontainebleau, j’eus l’honneur de les entretenir ; il y avait parmi eux une dame du pays, à qui je demandai si elle avait mangé des hommes ; elle me répondit très-naïvement qu’elle en avait mangé. Je parus un peu scandalisé ; elle s’excusa en disant qu’il valait mieux manger son ennemi mort que de le laisser dévorer aux bêtes, et que les vainqueurs méritaient d’avoir la préférence. Nous tuons en bataille rangée ou non rangée nos voisins, et pour la plus vile récompense nous travaillons à la cuisine des corbeaux et des vers. C’est là qu’est l’horreur, c’est là qu’est le crime ; qu’importe quand on est tué d’être mangé par un soldat, ou par un corbeau et un chien ?

Nous respectons plus les morts que les vivants. Il aurait fallu respecter les uns et les autres. Les nations qu’on nomme policées ont eu raison de ne pas mettre leurs ennemis vaincus à la broche : car s’il était permis de manger ses voisins, on mangerait bientôt ses compatriotes, ce qui serait un grand inconvénient pour les vertus sociales. Mais les nations policées ne l’ont pas toujours été : toutes ont été longtemps sauvages, et dans le nombre infini de révolutions que ce globe a éprouvées, le genre humain a été tantôt nombreux, tantôt très-rare. Il est arrivé aux hommes ce qui arrive aujourd’hui aux éléphants, aux lions, aux tigres, dont l’espèce a beaucoup diminué. Dans les temps où une contrée était peu peuplée d’hommes, ils avaient peu d’arts, ils étaient chasseurs. L’habitude de se nourrir de ce qu’ils avaient tué fit aisément qu’ils traitèrent leurs ennemis comme leurs cerfs et leurs sangliers. C’est la superstition qui a fait immoler des victimes humaines, c’est la nécessité qui les a fait manger.

Quel est le plus grand crime, ou de s’assembler pieusement pour plonger un couteau dans le cœur d’une jeune fille ornée de bandelettes, à l’honneur de la Divinité, ou de manger un vilain homme qu’on a tué à son corps défendant ?

Cependant nous avons beaucoup plus d’exemples de filles et de garçons sacrifiés que de filles et de garçons mangés ; presque toutes les nations connues ont sacrifié des garçons et des filles. Les Juifs en immolaient. Cela s’appelait l’anathème ; c’était un véritable sacrifice ; et il est ordonné, au vingt-unième chapitre du Lévitique, de ne point épargner les âmes vivantes qu’on aura vouées ; mais il ne leur est prescrit en aucun endroit d’en manger ; on les en menace seulement : Moïse, comme nous avons vu, dit aux Juifs que s’ils n’observent pas ses cérémonies, non-seulement ils auront la gale, mais que les mères mangeront leurs enfants. Il est vrai que du temps d’Ézéchiel les Juifs devaient être dans l’usage de manger de la chair humaine, car il leur prédit, au chapitre xxxix[3], que Dieu leur fera manger non-seulement les chevaux de leurs ennemis, mais encore les cavaliers et les autres guerriers. Et en effet, pourquoi les Juifs n’auraient-ils pas été anthropophages[4] ? C’eût été la seule chose qui eût manqué au peuple de Dieu pour être le plus abominable peuple de la terre[5].


section ii[6]

On lit dans l’Essai sur les Mœurs et l’Esprit des nations (tome XII p. 388), ce passage singulier :

« Herrera nous assure que les Mexicains mangeaient les victimes humaines immolées. La plupart des premiers voyageurs et des missionnaires disent tous que les Brasiliens, les Caraïbes, les Iroquois, les Hurons, et quelques autres peuplades, mangeaient les captifs faits à la guerre ; et ils ne regardent pas ce fait comme un usage de quelques particuliers, mais comme un usage de nation. Tant d’auteurs anciens et modernes ont parlé d’anthropophages qu’il est difficile de les nier... Des peuples chasseurs, tels qu’étaient les Brasiliens et les Canadiens, des insulaires comme les Caraïbes, n’ayant pas toujours une subsistance assurée, ont pu devenir quelquefois anthropophages. La famine et la vengeance les ont accoutumés à cette nourriture, et quand nous voyons, dans les siècles les plus civilisés, le peuple de Paris dévorer les restes sanglants du maréchal d’Ancre, et le peuple de la Haye manger le cœur du grand-pensionnaire de Witt, nous ne devons pas être surpris qu’une horreur, chez nous passagère, ait duré chez les sauvages.

« Les plus anciens livres que nous ayons ne nous permettent pas de douter que la faim n’ait poussé les hommes à cet excès... Le prophète Ézéchiel, selon quelques commentateurs[7], promet aux Hébreux, de la part de Dieu[8], que s’ils se défendent bien contre le roi de Perse ils auront à manger de la chair de cheval et de la chair de cavalier. Marco Paolo, ou Marc Paul, dit que, de son temps, dans une partie de la Tartarie, les magiciens ou les prêtres (c’était la même chose) avaient le droit de manger la chair des criminels condamnés à la mort. Tout cela soulève le cœur ; mais le tableau du genre humain doit souvent produire cet effet.

« Comment des peuples toujours séparés les uns des autres ont-ils pu se réunir dans une si horrible coutume ? Faut-il croire qu’elle n’est pas absolument aussi opposée à la nature humaine qu’elle le paraît ? Il est sûr qu’elle est rare, mais il est sûr qu’elle existe.

« On ne voit pas que ni les Tartares ni les Juifs aient mangé souvent leurs semblables. La faim et le désespoir contraignirent, aux sièges de Sancerre et de Paris, pendant nos guerres de religion, des mères à se nourrir de la chair de leurs enfants. Le charitable Las Casas, évêque de Chiapa, dit que cette horreur n’a été commise en Amérique que par quelques peuples chez lesquels il n’a pas voyagé. Dampierre assure qu’il n’a jamais rencontré d’anthropophages, et il n’y a peut-être pas aujourd’hui deux peuplades où cette horrible coutume soit en usage. »

Améric Vespuce dit, dans une de ses lettres, que les Brasiliens furent fort étonnés quand il leur fit entendre que les Européans ne mangeaient point leurs prisonniers de guerre depuis longtemps.

Les Gascons et les Espagnols avaient commis autrefois cette barbarie, à ce que rapporte Juvénal dans sa quinzième satire (v. 83). Lui-même fut témoin en Égypte d’une pareille abomination sous le consulat de Junius : une querelle survint entre les habitants de Tintire et ceux d’Ombo : on se battit, et un Ombien étant tombé entre les mains des Tintiriens, ils le firent cuire, et le mangèrent jusqu’aux os. Mais il ne dit pas que ce fût un usage reçu ; au contraire, il en parle comme d’une fureur peu commune.

Le jésuite Charlevoix, que j’ai fort connu, et qui était un homme très-véridique, fait assez entendre, dans son Histoire du Canada, pays où il a vécu trente années, que tous les peuples de l’Amérique septentrionale étaient anthropophages, puisqu’il remarque comme une chose fort extraordinaire que les Acadiens ne mangeaient point d’hommes en 1711.

Le jésuite Brébœuf raconte qu’en 1640 le premier Iroquois qui fut converti, étant malheureusement ivre d’eau-de-vie, fut pris par les Hurons, ennemis alors des Iroquois. Le prisonnier, baptisé par le P. Brébœuf sous le nom de Joseph, fut condamné à la mort. On lui fit souffrir mille tourments, qu’il soutint toujours en chantant, selon la coutume du pays. On finit par lui couper un pied, une main et la tête, après quoi les Hurons mirent tous ses membres dans la chaudière, chacun en mangea, et on en offrit un morceau au P. Brébœuf[9].

Charlevoix parle, dans un autre endroit, de vingt-deux Hurons mangés par les Iroquois. On ne peut donc douter que la nature humaine ne soit parvenue dans plus d’un pays à ce dernier degré d’horreur ; et il faut bien que cette exécrable coutume soit de la plus haute antiquité puisque nous voyons dans la sainte Écriture que les Juifs sont menacés de manger leurs enfants s’ils n’obéissent pas à leurs lois. Il est dit aux Juifs[10] que « non-seulement ils auront la gale, que leurs femmes s’abandonneront à d’autres, mais qu’ils mangeront leurs filles et leurs fils dans l’angoisse et la dévastation ; qu’ils se disputeront leurs enfants pour s’en nourrir ; que le mari ne voudra pas donner à sa femme un morceau de son fils, parce qu’il dira qu’il n’en a pas trop pour lui. »

Il est vrai que de très-hardis critiques prétendent que le Deutéronome ne fut composé qu’après le siége mis devant Samarie par Benadad, siége pendant lequel il est dit, au quatrième livre des Rois, que les mères mangèrent leurs enfants. Mais ces critiques, en ne regardant le Deutéronome que comme un livre écrit après ce siège de Samarie, ne font que confirmer cette épouvantable aventure. D’autres prétendent qu’elle ne peut être arrivée comme elle est rapportée dans le quatrième livre des Rois. Il y est dit[11] que le roi d’Israël, en passant par le mur ou sur le mur de Samarie, une femme lui dit : « Sauvez-moi, seigneur roi ; » il lui répondit : « Ton Dieu ne te sauvera pas ; comment pourrais-je te sauver ? serait-ce de l’aire ou du pressoir ? » Et le roi ajouta : « Que veux-tu ? » et elle répondit : Ô roi ! voici une femme qui m’a dit : Donnez-moi votre fils, nous le mangerons aujourd’hui, et demain nous mangerons le mien. Nous avons donc fait cuire mon fils, et nous l’avons mangé ; je lui ai dit aujourd’hui : Donnez-moi votre fils afin que nous le mangions, et elle a caché son fils. »

Ces censeurs prétendent qu’il n’est pas vraisemblable que le roi Benadad assiégeant Samarie, le roi Joram ait passé tranquillement par le mur ou sur le mur pour y juger des causes entre des Samaritains. Il est encore moins vraisemblable que deux femmes ne se soient pas contentées d’un enfant pour deux jours. Il y avait là de quoi les nourrir quatre jours au moins ; mais de quelque manière qu’ils raisonnent, on doit croire que les pères et mères mangèrent leurs enfants au siège de Samarie, comme il est prédit expressément dans le Deutéronome.

La même chose arriva au siège de Jérusalem par Nabuchodonosor[12] : elle est encore prédite par Ézéchiel[13] .

Jérémie s’écrie dans ses lamentations[14] : « Quoi donc ! les femmes mangeront-elles leurs petits enfants qui ne sont pas plus grands que la main ? » Et dans un autre endroit[15] : « Les mères compatissantes ont cuit leurs enfants de leurs mains et les ont mangés. » On peut encore citer ces paroles de Baruch : « L’homme a mangé la chair de son fils et de sa fille[16]. »

Cette horreur est répétée si souvent qu’il faut bien qu’elle soit vraie ; enfin on connaît l’histoire rapportée dans Josèphe[17] de cette femme qui se nourrit de la chair de son fils lorsque Titus assiégeait Jérusalem.

Le livre attribué à Énoch, cité par saint Jude, dit que les géants nés du commerce des anges et des filles des hommes furent les premiers anthropophages.

Dans la huitième homélie attribuée à saint Clément, saint Pierre, qu’on fait parler, dit que les enfants de ces mêmes géants s’abreuvèrent de sang humain, et mangèrent la chair de leurs semblables. Il en résulta, ajoute l’auteur, des maladies jusqu’alors inconnues ; des monstres de toute espèce naquirent sur la terre, et ce fut alors que Dieu se résolut à noyer le genre humain. Tout cela fait voir combien l’opinion régnante de l’existence des anthropophages était universelle.

Ce qu’on fait dire à saint Pierre, dans l’homélie de saint Clément, a un rapport sensible à la fable de Lycaon, qui est une des plus anciennes de la Grèce, et qu’on retrouve dans le premier livre des Métamorphoses d’Ovide.

La Relation des Indes et de la Chine, faite au viiie siècle par deux Arabes, et traduite par l’abbé Renaudot, n’est pas un livre qu’on doive croire sans examen : il s’en faut beaucoup ; mais il ne faut pas rejeter tout ce que ces deux voyageurs disent, surtout lorsque leur rapport est confirmé par d’autres auteurs qui ont mérité quelque créance. Ils assurent que dans la mer des Indes il y a des îles peuplées de nègres qui mangeaient des hommes. Ils appellent ces îles Ramni. Le géographe de Nubie les nomme Rænmi, ainsi que la Bibliothèque orientale d’Herbelot.

Marc Paul, qui n’avait point lu la relation de ces deux Arabes, dit la même chose quatre cents ans après eux. L’archevêque Navarrète, qui a voyagé depuis dans ces mers, confirme ce témoignage : Los europeos que cogen, es constante que vivos se los van comiendo.

Texeira prétend que les Javans se nourrissaient de chair humaine, et qu’ils n’avaient quitté cette abominable coutume que deux cents ans avant lui. Il ajoute qu’ils n’avaient connu des mœurs plus douces qu’en embrassant le mahométisme.

On a dit la même chose de la nation du Pégu, des Cafres, et de plusieurs peuples de l’Afrique. Marc Paul, que nous venons déjà de citer, dit que chez quelques hordes tartares, quand un criminel avait été condamné à mort, on en faisait un repas : Hanno costoro un bestiale e orribile costume, che quando alcuno e giudicato a morte, lo tolgono e cuocono e mangian’ selo.

Ce qui est plus extraordinaire et plus incroyable, c’est que les deux Arabes attribuent aux Chinois mêmes ce que Marc Paul avance de quelques Tartares, « qu’en général les Chinois mangent tous ceux qui ont été tués ». Cette horreur est si éloignée des mœurs chinoises qu’on ne peut la croire. Le P. Parennin l’a réfutée en disant qu’elle ne mérite pas de réfutation.

Cependant il faut bien observer que le viiie siècle, temps auquel ces Arabes écrivirent leur voyage, était un des siècles les plus funestes pour les Chinois. Deux cent mille Tartares passèrent la grande muraille, pillèrent Pékin, et répandirent partout la désolation la plus horrible. Il est très-vraisemblable qu’il y eut alors une grande famine. La Chine était aussi peuplée qu’aujourd’hui. Il se peut que dans le petit peuple quelques misérables aient mangé des corps morts. Quel intérêt auraient eu ces Arabes à inventer une fable si dégoûtante ? Ils auront pris peut-être, comme presque tous les voyageurs, un exemple particulier pour une coutume du pays.

Sans aller chercher des exemples si loin, en voici un dans notre patrie, dans la province même où j’écris. Il est attesté par notre vainqueur, par notre maître, Jules César[18]. Il assiégeait Alexie dans l’Auxois ; les assiégés, résolus de se défendre jusqu’à la dernière extrémité, et manquant de vivres, assemblèrent un grand conseil, où l’un des chefs, nommé Critognat, proposa de manger tous les enfants l’un après l’autre, pour soutenir les forces des combattants. Son avis passa à la pluralité des voix. Ce n’est pas tout ; Critognat, dans sa harangue, dit que leurs ancêtres avaient déjà eu recours à une telle nourriture dans la guerre contre les Teutons et les Cimbres.

Finissons par le témoignage de Montaigne. Il parle de ce que lui ont dit les compagnons de Villegagnon, qui revenait du Brésil, et de ce qu’il a vu en France. Il certifie que les Brasiliens mangeaient leurs ennemis tués à la guerre ; mais lisez ce qu’il ajoute[19]. « Où est plus de barbarie à manger un homme mort qu’à le faire rôtir par le menu, et le faire meurtrir aux chiens et pourceaux, comme nous avons vu de fraîche mémoire, non entre ennemis anciens, mais entre voisins et concitoyens ; et, qui pis est, sous prétexte de piété et de religion ? » Quelles cérémonies pour un philosophe tel que Montaigne ! Si Anacréon et Tibulle étaient nés Iroquois, ils auraient donc mangé des hommes ?... Hélas !


SECTION III[20].

Eh bien ! voilà deux Anglais qui ont fait le voyage du tour du monde. Ils ont découvert que la Nouvelle-Hollande est une île plus grande que l’Europe, et que les hommes s’y mangent encore les uns les autres ainsi que dans la Nouvelle-Zélande. D’où provient cette race, supposé qu’elle existe ? Descend-elle des anciens Égyptiens, des anciens peuples de l’Ethiopie, des Africains, des Indiens, ou des vautours, ou des loups ? Quelle distance des Marc-Aurèle, des Épictète, aux anthropophages de la Nouvelle-Zélande ! cependant ce sont les mêmes organes, les mêmes hommes. J’ai déjà parlé[21] de cette propriété de la race humaine : il est bon d’en dire encore un mot.

Voici les propres paroles de saint Jérôme dans une de ses lettres : « Quid loquar de cæteris nationibus, quum ipse adolescentulus in Gallia viderim Scotos, gentem britannicam, humanis vesci carnibus ; et quum per sylvas porcorum greges, et armentorum pecudumque reperiant, pastorum nates et fœminarum papillas solere abscindere, et has solas ciborum delicias arbitrari ! ― Que vous dirai-je des autres nations, puisque moi-même, étant encore jeune, j’ai vu des Écossais dans la Gaule, qui, pouvant se nourrir de porcs et d’autres animaux dans les forêts, aimaient mieux couper les fesses des jeunes garçons et les tétons des jeunes filles ! C’étaient pour eux les mets les plus friands. »

Pelloutier, qui a recherché tout ce qui pouvait faire le plus d’honneur aux Celtes, n’a pas manqué de contredire saint Jérôme, et de lui soutenir qu’on s’était moqué de lui. Mais Jérôme parle très-sérieusement ; il dit qu’il a vu. On peut disputer avec respect contre un Père de l’Église sur ce qu’il a entendu dire ; mais sur ce qu’il a vu de ses yeux, cela est bien fort. Quoi qu’il en soit, le plus sûr est de se défier de tout, et de ce qu’on a vu soi-même.

[22] Encore un mot sur l’anthropophagie. On trouve dans un livre[23] qui a eu assez de succès chez les honnêtes gens ces paroles ou à peu près :

Du temps de Cromwell une chandelière de Dublin vendait d’excellentes chandelles faites avec de la graisse d’Anglais. Au bout de quelque temps un de ses chalands se plaignit de ce que sa chandelle n’était plus si bonne. « Monsieur, lui dit-elle, c’est que les Anglais nous ont manqué ? »

Je demande qui était le plus coupable, ou ceux qui assassinaient des Anglais, ou la pauvre femme qui faisait de la chandelle avec leur suif ? Je demande encore quel est le plus grand crime, ou de faire cuire un Anglais pour son dîner, ou d’en faire des chandelles pour s’éclairer à souper ? Le grand mal, ce me semble, est qu’on nous tue. Il importe peu qu’après notre mort nous servions de rôti ou de chandelle ; un honnête homme même n’est pas fâché d’être utile après sa mort.


  1. Dictionnaire philosophique, édition de 1764. (B.)
  2. Dans sa lettre au prince royal de Prusse, d’octobre 1737, Voltaire dit 1723.
  3. Voyez la note 2 de la page suivante.
  4. Les Juifs ne furent jamais anthropophages. C’est une fable ; il paraît même qu’ils ne firent jamais de sacrifices humains. Mais il ne faut pas se récrier contre Voltaire, qui a sérieusement cru à la vérité de cette dernière opinion, puisque de nos jours des critiques allemands, comme Daumer, affirment encore que de tels sacrifices ont eu lieu. (G. A.)
  5. Dans l’édition de 1764 l’article se terminait ainsi : « J’ai lu dans des anecdotes de l’histoire d’Angleterre du temps de Cromwell qu’une chandelière de Dublin vendait d’excellentes chandelles faites avec de la graisse d’Anglais. Quelque temps après un de ses chalands, etc.» Voyez, ci-après, à la fin de la section iii, jusqu’au mot suif. ( B.)
  6. Questions sur l’Encyclopédie, première partie, 1770. (B.)
  7. Ézéchiel, chapitre xxxix. (Note de Voltaire.)
  8. Voici les raisons de ceux qui ont soutenu qu’Ézéchiel, en cet endroit, s’adresse aux Hébreux de son temps, aussi bien qu’aux autres animaux carnassiers : car assurément les Juifs d’aujourd’hui ne le sont pas, et c’est plutôt l’Inquisition qui a été carnassière envers eux. Ils disent qu’une partie de cette apostrophe regarde les bêtes sauvages, et que l’autre est pour les Juifs. La première partie est ainsi conçue :
    « Dis à tout ce qui court, à tous les oiseaux, à toutes les bêtes des champs : Assemblez-vous, hâtez-vous, courez à la victime que je vous immole, afin que vous mangiez la chair et que vous buviez le sang. Vous mangerez la chair des forts, vous boirez le sang des princes de la terre, et des béliers, et des agneaux, et des boucs, et des taureaux, et des volailles, et de tous les gras. »

    Ceci ne peut regarder que les oiseaux de proie et les bêtes féroces. Mais la seconde partie a paru adressée aux Hébreux mêmes : « Vous vous rassasierez sur ma table du cheval et du fort cavalier, et de tous les guerriers, dit le Seigneur, et je mettrai ma gloire dans les nations, etc. »

    Il est très-certain que les rois de Babylone avaient des Scythes dans leurs armées. Ces Scythes buvaient du sang dans les crânes de leurs ennemis vaincus, et mangeaient leurs chevaux, et quelquefois de la chair humaine. Il se peut très-bien que le prophète ait fait allusion à cette coutume barbare, et qu’il ait menacé les Scythes d’être traités comme ils traitaient leurs ennemis.

    Ce qui rend cette conjecture vraisemblable, c’est le mot de table. Vous mangerez à ma table le cheval et le cavalier. Il n’y a pas d’apparence qu’on ait adressé ce discours aux animaux, et qu’on leur ait parlé de se mettre à table. Ce serait le seul endroit de l’Écriture où l’on aurait employé une figure si étonnante. Le sens commun nous apprend qu’on ne doit point donner à un mot une acception qui ne lui a jamais été donnée dans aucun livre. C’est une raison très-puissante pour justifier les écrivains qui ont cru les animaux désignés par les versets 17 et 18, et les Juifs désignés par les versets 19 et 20. De plus, ces mots je mettrai ma gloire dans les nations, ne peuvent s’adresser qu’aux Juifs, et non pas aux oiseaux ; cela paraît décisif. Nous ne portons point notre jugement sur cette dispute ; mais nous remarquons avec douleur qu’il n’y a jamais eu de plus horribles atrocités sur la terre que dans la Syrie, pendant douze cents années presque consécutives. (Note de Voltaire.)
  9. Voyez la lettre de Brébœuf, et l’Histoire de Charlevoix, tome Ier, page 327 et suiv. (Note de Voltaire.)
  10. Deutéronome, chapitre xxviii, v. 53. (Id.)
  11. Chapitre vi, v. 26 et suiv. (Id.)
  12. Livre IV des Rois, chapitre xxv, v. 3. (Note de Voltaire.)
  13. Ézéchiel, chapitre v, v. 10. (Id.)
  14. Lament., chapitre ii, v. 20. (Id.)
  15. Chapitre iv, v. 10. (Id.
  16. Chapitre ii, v.3 (Id.)
  17. Livre VII, chapitre viii. (Id.)
  18. Bell. Gall., lib. VII. (Note de Voltaire.)
  19. Lib. I, chapitre xxx. (Note de Voltaire.)
  20. Dans les Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772, l’article Anthropophages se composait des trois premiers alinéas de cette troisième section. (B.)
  21. Voyez tome XI, page 18, et tome XII, page 370.
  22. Ce qui suit fut ajouté en 1774 dans l’édition in-4o. (B.)
  23. Le Dictionnaire philosophique. Voyez la note 3 de la page 264.


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Anthropophages

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