Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Espace

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Éd. Garnier - Tome 19
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ESPACE[1].

Qu’est-ce que l’espace ? Il n’y a point d’espace, point de vide, disait Leibnitz après avoir admis le vide ; mais quand il l’admettait, il n’était pas encore brouillé avec Newton ; il ne lui disputait pas encore le calcul des fluxions, dont Newton était l’inventeur. Quand leur dispute eut éclaté, il n’y eut plus de vide, plus d’espace pour Leibnitz.

Heureusement, quelque chose que disent les philosophes sur ces questions insolubles ; que l’on soit pour Épicure, pour Gassendi, pour Newton ou pour Descartes et Rohault, les règles du mouvement seront toujours les mêmes ; tous les arts mécaniques seront exercés, soit dans l’espace pur, soit dans l’espace matériel.

Que Rohault vainement sèche pour concevoir
Comment, tout étant plein, tout a pu se mouvoir.

(Boileau, ép. v, 31-32.)

cela n’empêchera pas que nos vaisseaux n’aillent aux Indes, et que tous les mouvements ne s’exécutent avec régularité, tandis que Rohault séchera. L’espace pur, dites-vous, ne peut être ni matière ni esprit ; or il n’y a dans le monde que matière et esprit : donc il n’y a point d’espace.

Eh ! messieurs, qui nous a dit qu’il n’y a que matière et esprit, à nous qui connaissons si imparfaitement l’un et l’autre ? Voilà une plaisante décision : « Il ne peut être dans la nature que deux choses, lesquelles nous ne connaissons pas. » Du moins Montézume raisonnait plus juste dans la tragédie anglaise de Dryden : « Que venez-vous me dire au nom de l’empereur Charles-Quint ? il n’y a que deux empereurs dans le monde, celui du Pérou et moi. » Montézume parlait de deux choses qu’il connaissait ; mais nous autres, nous parlons de deux choses dont nous n’avons aucune idée nette.

Nous sommes de plaisants atomes : nous faisons Dieu un esprit à la mode du nôtre ; et parce que nous appelons esprit la faculté que l’Être suprême, universel, éternel, tout-puissant, nous a donnée de combiner quelques idées dans notre petit cerveau large de six doigts tout au plus, nous nous imaginons que Dieu est un esprit de cette même sorte. Toujours Dieu à notre image, bonnes gens !

Mais s’il y avait des millions d’êtres qui fussent tout autre chose que notre matière, dont nous ne connaissons que les apparences, et tout autre chose que notre esprit, notre souffle idéal, dont nous ne savons précisément rien du tout ? et qui pourra m’assurer que ces millions d’êtres n’existent pas ? et qui pourra soupçonner que Dieu, démontré existant par ses effets, n’est pas infiniment différent de tous ces êtres-là, et que l’espace n’est pas un de ces êtres ?

Nous sommes bien loin de dire avec Lucrèce[2] :

Ergo, præter inane et corpora, tertia per se
Nulla potest rerum in numero natura referri.

Hors le corps et le vide il n’est rien dans le monde.

Mais oserons-nous croire avec lui que l’espace infini existe ?

A-t-on jamais pu répondre à son argument : « Lancez une flèche des bornes du monde, tombera-t-elle dans le rien, dans le néant ? »

Clarke, qui parlait au nom de Newton, prétend que « l’espace a des propriétés, qu’il est étendu, qu’il est mesurable ; donc il existe » ; mais si on lui répond qu’on met quelque chose là où il n’y avait rien, que répliqueront Newton et Clarke ?

Newton regarde l’espace comme le sensorium de Dieu, J’ai cru entendre ce grand mot autrefois[3] car j’étais jeune ; à présent je ne l’entends pas plus que ses explications de l’Apocalypse. L’espace sensorium de Dieu, l’organe intérieur de Dieu ! je m’y perds, et lui aussi. Il crut, au rapport de Locke[4], qu’on pouvait expliquer la création en supposant que Dieu, par un acte de sa volonté et de son pouvoir, avait rendu l’espace impénétrable. Il est triste qu’un génie tel que Newton ait dit des choses si inintelligibles.


  1. Questions sur l’Encyclopédie, cinquième partie, 1771. (B.)
  2. Livre Ier, vers 446.
  3. Voyez dans les Mélanges, année 1738, le chapitre ii de la première partie des Éléments de la philosophie de Newton. Toutefois, il est à remarquer que ce qui forme cette première partie ne fut publié qu’en 1740 ; Voltaire avait alors quarante-six ans.
  4. Cette anecdote est rapportée par le traducteur de l’Essai sur l’entendement humain, tome IV, page 175. (Note de Voltaire.) — Le traducteur de Locke est Coste.


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