Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Idée

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Éd. Garnier - Tome 19
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IDÉE[1].

SECTION PREMIÈRE[2].

Quest-ce qu’une idée ?

C’est une image qui se peint dans mon cerveau.

Toutes vos pensées sont donc des images ?

Assurément, car les idées les plus abstraites ne sont que les suites de tous les objets que j’ai aperçus. Je ne prononce le mot d’être en général que parce que j’ai connu des êtres particuliers. Je ne prononce le nom d’infini que parce que j’ai vu des bornes, et que je recule ces bornes dans mon entendement autant que je le puis ; je n’ai des idées que parce que j’ai des images dans la tête.

Et quel est le peintre qui fait ce tableau ?

Ce n’est pas moi, je ne suis pas assez bon dessinateur ; c’est celui qui m’a fait, qui fait mes idées.

[3]Et d’où savez-vous que ce n’est pas vous qui faites des idées ?

De ce qu’elles me viennent très-souvent malgré moi quand je veille, et toujours malgré moi quand je rêve en dormant.

Vous êtes donc persuadé que vos idées ne vous appartiennent que comme vos cheveux, qui croissent, qui blanchissent, et qui tombent sans que vous vous en mêliez ?

Rien n’est plus évident ; tout ce que je puis faire, c’est de les friser, de les couper, de les poudrer ; mais il ne m’appartient pas de les produire.

Vous seriez donc de l’avis de Malebranche, qui disait que nous voyons tout en Dieu ?

Je suis bien sûr au moins que, si nous ne voyons pas les choses dans le grand Être, nous les voyons par son action puissante et présente.

Et comment cette action se fait-elle ?

Je vous ai dit cent fois dans nos entretiens que je n’en savais pas un mot, et que Dieu n’a dit son secret à personne. J’ignore ce qui fait battre mon cœur, courir mon sang dans mes veines ; j’ignore le principe de tous mes mouvements, et vous voulez que je vous dise comment je sens et comment je pense ! cela n’est pas juste.

Mais vous savez au moins si votre faculté d’avoir des idées est jointe à l’étendue ?

Pas un mot. Il est bien vrai que Tatien, dans son discours aux Grecs, dit que l’âme est composée manifestement d’un corps. Irénée, dans son chapitre xxvi du second livre, dit que le Seigneur a enseigné que nos âmes gardent la figure de notre corps pour en conserver la mémoire. Tertullien assure, dans son second livre de l’Âme, qu’elle est un corps. Arnobe, Lactance, Hilaire, Grégoire de Nysse, Ambroise, n’ont point une autre opinion. On prétend que d’autres Pères de l’Église assurent que l’âme est sans aucune étendue, et qu’en cela ils sont de l’avis de Platon : ce qui est très-douteux. Pour moi, je n’ose être d’aucun avis ; je ne vois qu’incompréhensibilité dans l’un et dans l’autre système ; et après y avoir rêvé toute ma vie, je suis aussi avancé que le premier jour.

Ce n’était donc pas la peine d’y penser ?

Il est vrai ; celui qui jouit en sait plus que celui qui réfléchit, ou du moins il sait mieux, il est plus heureux ; mais que voulez-vous ? Il n’a pas dépendu de moi ni de recevoir ni de rejeter dans ma cervelle toutes les idées qui sont venues y combattre les unes contre les autres, et qui ont pris mes cellules médullaires pour leur champ de bataille. Quand elles se sont bien battues, je n’ai recueilli de leurs dépouilles que l’incertitude.

Il est bien triste d’avoir tant d’idées, et de ne savoir pas au juste la nature des idées.

Je l’avoue ; mais il est bien plus triste et beaucoup plus sot de croire savoir ce qu’on ne sait pas[4].

Mais, si vous ne savez pas positivement ce que c’est qu’une idée, si vous ignorez d’où elles vous viennent, vous savez du moins par où elles vous viennent ?

Oui, comme les anciens Égyptiens, qui, ne connaissant pas la source du Nil, savaient très-bien que les eaux du Nil leur arrivaient par le lit de ce fleuve. Nous savons très-bien que les idées

nous viennent par les sens ; mais nous ignorons toujours d’où elles partent. La source de ce Nil ne sera jamais découverte.

S’il est certain que toutes les idées vous sont données par les sens, pourquoi donc la Sorbonne, qui a si longtemps embrassé cette doctrine d’Aristote, l’a-t-elle condamnée avec tant de virulence dans Helvétius ?

C’est que la Sorbonne est composée de théologiens.


SECTION II[5].

TOUT EN DIEU[6].

In Deo vivimus, movemur, et sumus.

(Saint Paul, Actes, ch. xvii, v. 28.)

Tout se meut, tout respire, et tout existe en Dieu.

Aratus, cité et approuvé par saint Paul, fit donc cette confession de foi chez les Grecs.

Le vertueux Caton dit la même chose.

Jupiter est quodcumque vides, quocumque moveris.

(Lucain, Phars., IX, 580.)

Malebranche est le commentateur d’Aratus, de saint Paul, et de Caton. Il réussit d’abord en montrant les erreurs des sens et de l’imagination ; mais quand il voulut développer ce grand système que tout est en Dieu, tous les lecteurs dirent que le commentaire est plus obscur que le texte. Enfin, en creusant cet abîme, la tête lui tourna. Il eut des conversations avec le Verbe, il sut ce que le Verbe a fait dans les autres planètes. Il devint tout à fait fou. Cela doit nous donner de terribles alarmes, à nous autres chétifs qui faisons les entendus.

Pour bien entrer au moins dans la pensée de Malebranche dans le temps qu’il était sage, il faut d’abord n’admettre que ce que nous concevons clairement, et rejeter ce que nous n’entendons pas. N’est-ce pas être imbécile que d’expliquer une obscurité par des obscurités ?

Je sens invinciblement que mes premières idées et mes sensations me sont venues malgré moi. Je conçois très-clairement que je ne puis me donner aucune idée. Je ne puis me rien donner ; j’ai tout reçu. Les objets qui m’entourent ne peuvent me donner ni idée, ni sensation par eux-mêmes : car comment se pourrait-il qu’un morceau de matière eût en soi la vertu de produire dans moi une pensée ?

Donc je suis mené malgré moi à penser que l’Être éternel, qui donne tout, me donne mes idées, de quelque manière que ce puisse être.

Mais qu’est-ce qu’une idée ? qu’est-ce qu’une sensation, une volonté, etc. ? C’est moi apercevant, moi sentant, moi voulant.

On sait enfin qu’il n’y a pas plus d’être réel appelé idée que d’être réel nommé mouvement ; mais il y a des corps mus.

De même il n’y a point d’être particulier nommé mémoire, imagination, jugement ; mais nous nous souvenons, nous imaginons, nous jugeons.

Tout cela est d’une vérité triviale ; mais il est nécessaire de rebattre souvent cette vérité : car les erreurs contraires sont plus triviales encore.

LOIS DE LA NATURE.

Maintenant, comment l’Être éternel et formateur produirait-il tous ces modes dans des corps organisés ?

A-t-il mis deux êtres dans un grain de froment dont l’un fera germer l’autre ? a-t-il mis deux êtres dans un cerf, dont l’un fera courir l’autre ? Non sans doute. Tout ce qu’on en sait, est que le grain est doué de la faculté de végéter, et le cerf de celle de courir.

C’est évidemment une mathématique générale qui dirige toute la nature, et qui opère toutes les productions. Le vol des oiseaux, le nagement des poissons, la course des quadrupèdes, sont des effets démontrés des règles du mouvement connues. Mens agitat molem[7].

Les sensations, les idées de ces animaux, peuvent-elles être autre chose que des effets plus admirables de lois mathématiques plus cachées ?

MÉCANIQUE DES SENS ET DES IDÉES.

C’est par ces lois que tout animal se meut pour chercher sa nourriture. Vous devez donc conjecturer qu’il y a une loi par laquelle il a l’idée de sa nourriture, sans quoi il n’irait pas la chercher.

L’intelligence éternelle a fait dépendre d’un principe toutes les actions de l’animal : donc l’intelligence éternelle a fait dépendre du même principe les sensations qui causent ces actions.

L’auteur de la nature aura-t-il disposé avec un art si divin les instruments merveilleux des sens ; aura-t-il mis des rapports si étonnants entre les yeux et la lumière, entre l’atmosphère et les oreilles, pour qu’il ait encore besoin d’accomplir son ouvrage par un autre secours ? La nature agit toujours par les voies les plus courtes. La longueur du procédé est impuissance ; la multiplicité des secours est faiblesse : donc il est à croire que tout marche par le même ressort.

LE GRAND ÊTRE FAIT TOUT.

Non-seulement nous ne pouvons nous donner aucune sensation, nous ne pouvons même en imaginer au-delà de celles que nous avons éprouvées. Que toutes les académies de l’Europe proposent un prix pour celui qui imaginera un nouveau sens ; jamais on ne gagnera ce prix. Nous ne pouvons donc rien purement par nous-mêmes, soit qu’il y ait un être invisible et intangible dans notre cervelet, ou répandu dans notre corps, soit qu’il n’y en ait pas ; et il faut convenir que, dans tous les systèmes, l’auteur de la nature nous a donné tout ce que nous avons, organes, sensations, idées qui en sont la suite.

Puisque nous naissons ainsi sous sa main, Malebranche, malgré toutes ses erreurs, aurait donc raison de dire philosophiquement que nous sommes dans Dieu, et que nous voyons tout dans Dieu ; comme saint Paul le dit dans le langage de la théologie, et Aratus et Caton dans celui de la morale.

Que pouvons-nous donc entendre par ces mots : voir tout en Dieu ?

Ou ce sont des paroles vides de sens, ou elles signifient que Dieu nous donne toutes nos idées.

Que veut dire recevoir une idée ? Ce n’est pas nous qui la créons quand nous la recevons : donc il n’est pas si antiphilosophique qu’on l’a cru de dire : C’est Dieu qui fait des idées dans ma tête, de même qu’il fait le mouvement dans tout mon corps. Tout est donc une action de Dieu sur les créatures.
COMMENT TOUT EST-IL ACTION DE DIEU ?

Il n’y a dans la nature qu’un principe universel, éternel, et agissant ; il ne peut en exister deux : car ils seraient semblables ou différents. S’ils sont différents, ils se détruisent l’un l’autre ; s’ils sont semblables, c’est comme s’il n’y en avait qu’un. L’unité de dessein dans le grand tout infiniment varié annonce un seul principe ; ce principe doit agir sur tout être, ou il n’est plus principe universel.

S’il agit sur tout être, il agit sur tous les modes de tout être. Il n’y a donc pas un seul mouvement, un seul mode, une seule idée qui ne soit l’effet immédiat d’une cause universelle toujours présente.

La matière de l’univers appartient donc à Dieu tout autant que les idées, et les idées tout autant que la matière.

Dire que quelque chose est hors de lui, ce serait dire qu’il y a quelque chose hors du grand tout. Dieu étant le principe universel de toutes les choses, toutes existent donc en lui et par lui.

Ce système renferme celui de la prémotion physique[8], mais comme une roue immense renferme une petite roue qui cherche à s’en écarter. Le principe que nous venons d’exposer est trop vaste pour admettre aucune vue particulière.

La prémotion physique occupe l’Être universel des changements qui se passent dans la tête d’un janséniste et d’un moliniste ; mais, pour nous autres, nous n’occupons l’Être des êtres que des lois de l’univers. La prémotion physique fait une affaire importante à Dieu de cinq propositions dont une sœur converse aura entendu parler ; et nous faisons à Dieu l’affaire la plus simple de l’arrangement de tous les mondes.

La prémotion physique est fondée sur ce principe à la grecque, que « si un être pensant se donnait une idée, il augmenterait son être ». Or nous ne savons ce que c’est qu’augmenter son être ; nous n’entendons rien à cela. Nous disons qu’un être pensant se donnerait de nouveaux modes, et non pas une addition d’existence. De même que quand vous dansez, vos coulés, vos entrechats et vos attitudes, ne vous donnent pas une existence nouvelle ; ce qui nous semblerait absurde. Nous ne sommes d’accord avec la prémotion physique qu’en étant convaincus que nous ne nous donnons rien.

On crie contre le système de la prémotion, et contre le nôtre, que nous ôtons aux hommes la liberté : Dieu nous en garde ! Il n’y a qu’à s’entendre sur ce mot liberté ; nous en parlerons en son lieu : et en attendant, le monde ira comme il est allé toujours, sans que les thomistes ni leurs adversaires, ni tous les disputeurs du monde, y puissent rien changer : et nous aurons toujours des idées, sans savoir précisément ce que c’est qu’une idée.



  1. Voltaire avait demandé à faire l’article Idée dans l’Encyclopédie, mais d’Alembert lui répondit que quelqu’un s’en était déjà chargé. C’était le chevalier de Jaucourt. (G. A.)
  2. Dictionnaire philosophique, édition de 1765, et première section dans les Questions sur l’Encyclopédie, en 1771. (B.)
  3. Cet alinéa et les trois qui le suivent ont été ajoutés en 1771. (B.)
  4. Fin de l’article en 1765, et même en 1771, dans les Questions sur l’Encydopédie. Le reste fut ajouté en 1774. (B.)
  5. Seconde section dans les Questions sur l’Encyclopédie, septième partie, 1771. (B.)
  6. Cette section est un extrait (fait par l’auteur) du Commentaire sur Malebranche. (K.) — Voyez dans les Mélanges, année 1769, l’opuscule intitulé Tout en Dieu.
  7. Virgile, Æn., VI, 727.
  8. Voyez, dans le Siècle de Louis XIV (catalogue des écrivains), l’article Boursier.


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