Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Initiation

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Éd. Garnier - Tome 19
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INITIATION[1].
ANCIENS MYSTÈRES.

L’origine des anciens mystères ne serait-elle pas dans cette même faiblesse qui fait parmi nous les confréries, et qui établissait des congrégations sous la direction des jésuites ? N’est-ce pas ce besoin d’association qui forma tant d’assemblées secrètes d’artisans, dont il ne nous reste presque plus que celle des francs-maçons ? Il n’y avait pas jusqu’aux gueux qui n’eussent leurs confréries, leurs mystères, leur jargon particulier, dont j’ai vu un petit dictionnaire imprimé au xvie siècle.

Cette inclination naturelle de s’associer, de se cantonner, de se distinguer des autres, de se rassurer contre eux, produisit probablement toutes ces bandes particulières, toutes ces initiations mystérieuses qui firent ensuite tant de bruit, et qui tombèrent enfin dans l’oubli, où tout tombe avec le temps.

Que les dieux Cabires, les hiérophantes de Samothrace, Isis, Orphée, Cérès-Éleusine, me le pardonnent ; je soupçonne que leurs secrets sacrés ne méritaient pas, au fond, plus de curiosité que l’intérieur des couvents de carmes et de capucins.

Ces mystères étant sacrés, les participants le furent bientôt ; et tant que le nombre fut petit, il fut respecté, jusqu’à ce qu’enfin s’étant trop accru, il n’eut pas plus de considération que les barons allemands quand le monde s’est vu rempli de barons.

On payait son initiation comme tout récipiendaire paye sa bienvenue ; mais il n’était pas permis de parler pour son argent. Dans tous les temps, ce fut un grand crime de révéler le secret de ces simagrées religieuses. Ce secret sans doute ne méritait pas d’être connu, puisque l’assemblée n’était pas une société de philosophes, mais d’ignorants dirigés par un hiérophante. On faisait serment de se taire ; et tout serment fut toujours un lien sacré.

Aujourd’hui même encore nos pauvres francs-maçons jurent de ne point parler de leurs mystères. Ces mystères sont bien plats, mais on ne se parjure presque jamais.

Diagoras fut proscrit par les Athéniens pour avoir fait de l’hymne secrète d’Orphée un sujet de conversation[2]. Aristote nous apprend qu’Eschyle risqua d’être déchiré par le peuple, ou du moins bien battu, pour avoir donné dans une de ses pièces quelque idée de ces mêmes mystères auxquels alors presque tout le monde était initié.

Il paraît qu’Alexandre ne faisait pas grand cas de ces facéties révérées ; elles sont fort sujettes à être méprisées par les héros. Il révéla le secret à sa mère Olympias, mais il lui recommanda de n’en rien dire : tant la superstition enchaîne jusqu’aux héros mêmes !

« On frappe dans la ville de Busiris, dit Hérodote[3], les hommes et les femmes après le sacrifice ; mais de dire où on les frappe, c’est ce qui ne m’est pas permis. » Il le fait pourtant assez entendre.

Je crois voir une description des mystères de Cérès-Éleusine dans le poëme de Claudien, du Rapt de Proserpine, beaucoup plus que dans le sixième livre de l’Énéide. Virgile vivait sous un prince qui joignait à toutes ses méchancetés celle de vouloir passer pour dévot, qui était probablement initié lui-même pour en imposer au peuple, et qui n’aurait pas toléré cette prétendue profanation. Vous voyez qu’Horace, son favori, regarde cette révélation comme un sacrilége :

. . . . Vetabo qui Cereris sacrum
Vulgarit arcanæ, sub iisdem

Sit trabibus, fragilemve mecum
Solvat phaselum

(Liv. III, od. ii, 26 et suiv.)

Je me garderai bien de loger sous mes toits
Celui qui de Cérès a trahi les mystères.

D’ailleurs la sibylle de Cumes, et cette descente aux enfers, imitée d’Homère beaucoup moins qu’embellie, et la belle prédiction des destins des Césars et de l’empire romain, n’ont aucun rapport aux fables de Cérès, de Proserpine et de Triptolème. Ainsi il est fort vraisemblable que le sixième livre de l’Énéide n’est point une description des mystères. Si je l’ai dit[4], je me dédis ; mais je tiens que Claudien les a révélés tout au long. Il florissait dans un temps où il était permis de divulguer les mystères d’Éleusis et tous les mystères du monde. Il vivait sous Honorius, dans la décadence totale de l’ancienne religion grecque et romaine, à laquelle Théodose Ier avait déjà porté des coups mortels.

Horace n’aurait pas craint alors d’habiter sous le même toit avec un révélateur des mystères. Claudien, en qualité de poëte, était de cette ancienne religion, plus faite pour la poésie que la nouvelle. Il peint les facéties des mystères de Cérès telles qu’on les jouait encore révérencieusement en Grèce jusqu’à Théodose II. C’était une espèce d’opéra en pantomimes, tels que nous en avons vu de très-amusants, où l’on représentait toutes les diableries du docteur Faustus, la naissance du monde et celle d’Arlequin, qui sortaient tous deux d’un gros œuf aux rayons du soleil. C’est ainsi que toute l’histoire de Cérès et de Proserpine était représentée par tous les mystagogues. Le spectacle était beau ; il devait coûter beaucoup ; et il ne faut pas s’étonner que les initiés payassent les comédiens. Tout le monde vit de son métier.

Voici les vers ampoulés de Claudien (de Raptu Proserpinæ, I) :

Inferni raptoris equos, afflataque curru
Sidera tænario, caligantesque profundæ
Junonis thalamos, audaci prodere cantu
Mens congesta jubet. Gressus removete, profani !
Jam furor humanos de nostro pectore sensus
Expulit, et totum spirant præcordia Phœbum.
Jam mihi cernuntur trepidis delubra moveri
Sedibus, et clarani dispergere culmina lucem,
Adventum testata dei : jam magnus ab imis
Auditur fremitus terris, templumque remugit
Cecropium, sanctasque faces attollit Eleusis :
Angues Triptolemi strident, et squammea curvis
Colla levant attrita jugis, lapsuque sereno
Erecti roseas tendunt ad carmina cristas.
Ecce procul ternas Hecate variata figuras
Exoritur, lenisque simul procedit Iacchus,
Crinali florens hedera, quem Parthica velat
Tigris, et auratos in nodum colligit ungues.

Je vois les noirs coursiers du fier dieu des enfers ;
Ils ont percé la terre, ils font mugir les airs.
Voici ton lit fatal, ô triste Proserpine !
Tous mes sens ont frémi d’une fureur divine :
Le temple est ébranlé jusqu’en ses fondements ;
L’enfer a répondu par ses mugissements ;
Cérès a secoué ses torches menaçantes :
D’un nouveau jour qui luit les clartés renaissantes
Annoncent Proserpine à nos regards contents.
Triptolème la suit. Dragons obéissants,
Traînez sur l’horizon son char utile au monde ;
Hécate, des enfers fuyez la nuit profonde ;
Brillez, reine des temps ; et toi, divin Bacchus,
Bienfaiteur adoré de cent peuples vaincus,
Que ton superbe thyrse amène l’allégresse.

Chaque mystère avait ses cérémonies particulières ; mais tous admettaient les veilles, les vigiles, où les garçons et les filles ne perdirent pas leur temps ; et ce fut en partie ce qui décrédita à la fin ces cérémonies nocturnes, instituées pour la sanctification. On abrogea ces cérémonies de rendez-vous en Grèce dans le temps de la guerre du Péloponèse ; on les abolit à Rome dans la jeunesse de Cicéron, dix-huit ans avant son consulat. Elles étaient si dangereuses que, dans l’Aulularia de Plaute, Lyconides dit à Euclion : « Je vous avoue que, dans une vigile de Cérès, je fis un enfant à votre fille. »

Notre religion, qui purifia beaucoup d’instituts païens en les adoptant, sanctifia le nom d’initiés, les fêtes nocturnes, les vigiles, qui furent longtemps en usage, mais qu’on fut enfin obligé de défendre quand la police fut introduite dans le gouvernement de l’Église, longtemps abandonné à la piété et au zèle, qui tenait lieu de police.

La formule principale de tous les mystères était partout : Sortez, profanes. Les chrétiens prirent aussi dans les premiers siècles cette formule. Le diacre disait : « Sortez, catéchumènes, possédés, et tous les non initiés. »

C’est en parlant du baptême des morts que saint Chrysostome dit : « Je voudrais m’expliquer clairement ; mais je ne le puis qu’aux initiés. On nous met dans un grand embarras. Il faut ou être inintelligibles, ou publier les secrets qu’on doit cacher. »

On ne peut désigner plus clairement la loi du secret et l’initiation. Tout est tellement changé que si vous parliez aujourd’hui d’initiation à la plupart de vos prêtres, à vos habitués de paroisse, il n’y en aurait pas un qui vous entendît, excepté ceux qui par hasard auraient lu ce chapitre.

Vous verrez dans Minucius Felix les imputations abominables dont les païens chargeaient les mystères chrétiens. On reprochait aux initiés de ne se traiter de frères et de sœurs que pour profaner ce nom sacré[5] : ils baisaient, disait-on, les parties génitales de leurs prêtres, comme on en use encore avec les santons d’Afrique ; ils se souillaient de toutes les turpitudes dont on a depuis flétri les Templiers. Les uns et les autres étaient accusés d’adorer une espèce de tête d’âne.

Nous avons vu que les premières sociétés chrétiennes se reprochaient tour à tour les plus inconcevables infamies. Le prétexte de ces calomnies mutuelles était ce secret inviolable que chaque société faisait de ses mystères. C’est pourquoi, dans Minucius Felix, Cœcilius, l’accusateur des chrétiens, s’écrie : « Pourquoi cachent-ils avec tant de soin ce qu’ils font et ce qu’ils adorent ? l’honnêteté veut le grand jour, le crime seul cherche les ténèbres. — Cur occultare et abscondere quidquid colunt magnopere nituntur ? quum honesta semper publico gaudeant, scelera secreta sint. »

Il n’est pas douteux que ces accusations universellement répandues n’aient attiré aux chrétiens plus d’une persécution. Dès qu’une société d’hommes, quelle qu’elle soit, est accusée par la voix publique, en vain l’imposture est avérée ; on se fait un mérite de persécuter les accusés.

Comment n’aurait-on pas eu les premiers chrétiens en horreur, quand saint Épiphane lui-même les charge des plus exécrables imputations ? Il assure que les chrétiens phibionites offraient à trois cent soixante et cinq anges la semence qu’ils répandaient sur les filles et sur les garçons[6], et qu’après être parvenus sept cent trente fois à cette turpitude, ils s’écriaient : « Je suis le Christ. »

Selon lui, ces mêmes phibionites, les gnostiques, et les stratiotistes, hommes et femmes, répandant leur semence dans les mains les uns des autres, l’offraient à Dieu dans leurs mystères, en lui disant : « Nous vous offrons le corps de Jésus-Christ[7]. » Ils l’avalaient ensuite, et disaient : « C’est le corps de Christ, c’est la pâque. » Les femmes qui avaient leurs ordinaires en remplissaient aussi leurs mains, et disaient : « C’est le sang du Christ. »

Les carpocratiens, selon le même Père de l’Église[8], commettaient le péché de sodomie dans leurs assemblées, et abusaient de toutes les parties du corps des femmes ; après quoi, ils faisaient des opérations magiques.

Les cérinthiens ne se livraient pas à ces abominations[9] ; mais ils étaient persuadés que Jésus-Christ était fils de Joseph.

Les ébionites, dans leur Évangile, prétendaient que saint Paul, ayant voulu épouser la fille de Gamaliel et n’ayant pu y parvenir, s’était fait chrétien dans sa colère, et avait établi le christianisme pour se venger[10].

Toutes ces accusations ne parvinrent pas d’abord au gouvernement. Les Romains firent peu d’attention aux querelles et aux reproches mutuels de ces petites sociétés de Juifs, de Grecs, d’Égyptiens cachés dans la populace ; de même qu’aujourd’hui, à Londres, le parlement ne s’embarrasse point de ce que font les mennonites, les piétistes, les anabaptistes, les millénaires, les moraves, les méthodistes. On s’occupe d’affaires plus pressantes, et on ne porte des yeux attentifs sur ces accusations secrètes que lorsqu’elles paraissent enfin dangereuses par leur publicité.

Elles parvinrent avec le temps aux oreilles du sénat, soit par les juifs, qui étaient les ennemis implacables des chrétiens, soit par les chrétiens eux-mêmes ; et de là vint qu’on imputa à toutes les sociétés chrétiennes les crimes dont quelques-unes étaient accusées ; de là vint que leurs initiations furent calomniées si longtemps ; de là vinrent les persécutions qu’ils essuyèrent. Ces persécutions mêmes les obligèrent à la plus grande circonspection ; ils se cantonnèrent, ils s’unirent, ils ne montrèrent jamais leurs livres qu’à leurs initiés. Nul magistrat romain, nul empereur n’en eut jamais la moindre connaissance, comme on l’a déjà prouvé[11]. La Providence augmenta pendant trois siècles leur nombre et leurs richesses, jusqu’à ce qu’enfin Constance Chlore les protégea ouvertement, et Constantin son fils embrassa leur religion.

Cependant les noms d’initiés et de mystères subsistèrent, et on les cacha aux Gentils autant qu’on le put. Pour les mystères des Gentils, ils durèrent jusqu’au temps de Théodose.




  1. Questions sur l’Encyclopédie, septième partie, 1771. (B.)
  2. Suidas, Athenagoras, J. Meursii Eleusinia. (Note de Voltaire.)
  3. Hérodote, livre II, chapitre lxi. (W.)
  4. Voyez tome XI, pages 66 et 107 ; et aussi dans les Mélanges, année 1761, une des variantes de l’Appel à toutes les nations d’Europe.
  5. Minucius Felix, page 22, édition in-4o. (Note de Voltaire.)
  6. Épiphane, édition de Paris, 1754, page 40. (Id.)
  7. Page 38. (Id.)
  8. Feuillet 46, au revers. (Note de Voltaire.)
  9. Page 49. (Id.)
  10. Feuillet 62, au revers. (Id.)
  11. Voyez dans les Mélanges, année 1768, l’article v de l’Épitre aux Romains.


Influence

Initiation

Innocents