Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Intérêt

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Éd. Garnier - Tome 19
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INTÉRÊT[1].

Nous n’apprendrons rien aux hommes nos confrères, quand nous leur dirons qu’ils font tout par intérêt. Quoi ! c’est par intérêt que ce malheureux fakir se tient tout nu au soleil, chargé de fers, mourant de faim, mangé de vermine et la mangeant ? Oui, sans doute, nous l’avons dit ailleurs[2] ; il compte aller au dix-huitième ciel, et il regarde en pitié celui qui ne sera reçu que dans le neuvième.

L’intérêt de la Malabare qui se brûle sur le corps de son mari est de le retrouver dans l’autre monde, et d’y être plus heureuse que ce fakir. Car, avec leur métempsycose, les Indiens ont un autre monde ; ils sont comme nous, ils admettent les contradictoires.

Avez-vous connaissance de quelque roi ou de quelque république qui ait fait la guerre ou la paix, ou des édits, ou des conventions, par un autre motif que celui de l’intérêt ?

À l’égard de l’intérêt de l’argent, consultez dans le grand Dictionnaire encyclopédique cet article de M. d’Alembert pour le calcul, et celui de M. Bouclier d’Argis pour la jurisprudence. Osons ajouter quelques réflexions.

1o L’or et l’argent sont-ils une marchandise ? oui ; l’auteur de l’Esprit des lois n’y pense pas lorsqu’il dit[3] : « L’argent, qui est le prix des choses, se loue et ne s’achète pas. »

Il se loue et s’achète. J’achète de l’or avec de l’argent, et de l’argent avec de l’or ; et le prix en change tous les jours chez toutes les nations commerçantes,

La loi de la Hollande est qu’on payera les lettres de change en argent monnayé du pays, et non en or, si le créancier l’exige. Alors j’achète de la monnaie d’argent, et je la paye ou en or, ou en drap, ou en blé, ou en diamants.

J’ai besoin de monnaie, ou de blé, ou de diamants pour un an ; le marchand de blé, de monnaie, ou de diamants, me dit : « Je pourrais pendant cette année vendre avantageusement ma monnaie, mon blé, mes diamants. Évaluons à quatre, à cinq, à six pour cent, selon l’usage du pays, ce que vous me faites perdre. Vous me rendrez, par exemple, au bout de l’année vingt et un karats de diamants pour vingt que je vous prête, vingt et un sacs de blé pour vingt, vingt et un mille écus pour vingt mille écus : voilà l’intérêt. Il est établi chez toutes les nations par la loi naturelle ; le taux dépend de la loi particulière du pays[4]. À Rome on prête sur gages à deux et demi pour cent suivant la loi, et on vend vos gages si vous ne payez pas au temps marqué. Je ne prête point sur gages, et je ne demande que l’intérêt usité en Hollande. Si j’étais à la Chine, je vous demanderais l’intérêt en usage à Macao et à Kanton. »

2o Pendant qu’on fait ce marché à Amsterdam, arrive de Saint-Magloire un janséniste (et le fait est très-vrai, il s’appelait l’abbé des Issarts) ; ce janséniste dit au négociant hollandais :

« Prenez garde, vous vous damnez ; l’argent ne peut produire de l’argent, nummus nummum non parit. Il n’est permis de recevoir l’intérêt de son argent que lorsqu’on veut bien perdre le fonds. Le moyen d’être sauvé est de faire un contrat avec monsieur ; et pour vingt mille écus que vous ne reverrez jamais, vous et vos hoirs recevrez pendant toute l’éternité mille écus par an.

— Vous faites le plaisant, répond le Hollandais ; vous me proposez là une usure qui est tout juste un infini du premier ordre. J’aurais déjà reçu, moi ou les miens, mon capital au bout de vingt ans, le double en quarante, le quadruple en quatre-vingts : vous voyez bien que c’est une série infinie. Je ne puis d’ailleurs prêter que pour douze mois, et je me contente de mille écus de dédommagement.

L’abbé des Issarts.

J’en suis fâché pour votre âme hollandaise. Dieu défendit aux Juifs de prêter à intérêt ; et vous sentez bien qu’un citoyen d’Amsterdam doit obéir ponctuellement aux lois du commerce données dans un déserta des fugitifs errants qui n’avaient aucun commerce.

Le Hollandais.

Cela est clair, tout le monde doitêtre Juif ; mais il me semble que la loi permit à la horde hébraïque la plus forte usure avec les étrangers ; et cette horde y fit très-bien ses affaires dans la suite.

D’ailleurs, il fallait que la défense de prendre de l’intérêt de Juif à Juif fût bien tombée en désuétude, puisque notre Seigneur Jésus, prêchant à Jérusalem, dit expressément que l’intérêt était de son temps à cent pour cent : car dans la parabole des talents il dit que le serviteur qui avait reçu cinq talents en gagna cinq autres dans Jérusalem, que celui qui en avait deux en gagna deux, et que le troisième qui n’en avait eu qu’un, qui ne le fit point valoir, fut mis au cachot par le maître pour n’avoir point fait travailler son argent chez les changeurs. Or ces changeurs étaient Juifs : c’était donc de Juif à Juif qu’on exerçait l’usure à Jérusalem ; donc cette parabole, tirée des mœurs du temps, indique manifestement que l’usure était à cent pour cent. Lisez saint Matthieu, chapitre xxv ; il s’y connaissait, il avait été commis de la douane en Galilée. Laissez-moi achever mon affaire avec monsieur, et ne me faites perdre ni mon argent ni mon temps.

L’abbé des Issarts.

Tout cela est bel et bon ; mais la Sorbonne a décidé que le prêt à intérêt est un péché mortel.

Le Hollandais.

Vous vous moquez de moi, mon ami, de citer la Sorbonne à un négociant d’Amsterdam. Il n’y a aucun de ces raisonneurs qui ne fasse valoir son argent, quand il le peut, à cinq ou six pour cent, en achetant sur la place des billets des fermes, des actions de la compagnie des Indes, des rescriptions, des billets du Canada. Le clergé de France en corps emprunte à intérêt. Dans plusieurs provinces de France on stipule l’intérêt avec le principal. D’ailleurs l’Université d’Oxford et celle de Salamanque ont décidé contre la Sorbonne ; c’est ce que j’ai appris dans mes voyages. Ainsi, nous avons dieux contre dieux. Encore une fois, ne me rompez pas la tête davantage.

L’abbé des Issarts.

Monsieur, monsieur, les méchants ont toujours de bonnes raisons à dire. Vous vous perdez, vous dis-je : car l’abbé de Saint-Cyran, qui n’a point fait de miracles, et l’abbé Paris, qui en a fait à Saint-Médard.... »

3o Alors le marchand, impatienté, chassa l’abbé des Issarts de son comptoir, et, après avoir loyalement prêté son argent au denier vingt, alla rendre compte de sa conservation aux magistrats, qui défendirent aux jansénistes de débiter une doctrine si pernicieuse au commerce.

« Messieurs, leur dit le premier échevin, de la grâce efficace tant qu’il vous plaira, de la prédestination tant que vous en voudrez ; de la communion aussi peu que vous voudrez : vous êtes les maîtres ; mais gardez-vous de toucher aux lois de notre État. »


  1. Questions sur l’Encyclopédie, septième partie, 1771. (B.)
  2. Ce n’est pas du 9e et du 18e, mais du 19e et du 35e ciel qu’il est question dans le conte ou roman intitulé Bababec et les Fakirs. Voyez dans les Romans.
  3. Livre XXII, chapitre xix. (Note de Voltaire.)
  4. Le taux de l’intérêt doit être libre, et la loi n’est en droit de le fixer que dans le cas où il n’a pas été déterminé par une convention. (K.)


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