Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Polypes

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Éd. Garnier - Tome 20
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POLYPES[1].

En qualité de douteur, il y a longtemps que j’ai rempli ma vocation. J’ai douté, quand on m’a voulu persuader que les glossopètres que j’ai vus se former dans ma campagne étaient originairement des langues de chiens marins ; que la chaux employée à ma grange n’était composée que de coquillages ; que les coraux étaient le produit des excréments de certains petits poissons ; que la mer par ses courants a formé le mont Cenis et le mont Taurus, et que Niobé fut autrefois changée en marbre.

Ce n’est pas que je n’aime l’extraordinaire, le merveilleux, autant qu’aucun voyageur et qu’aucun homme à système ; mais pour croire fermentent, je veux voir par mes yeux, toucher par mes mains, et à plusieurs reprises. Ce n’est pas même assez : je veux encore être aidé par les yeux et par les mains des autres.

Deux de mes compagnons, qui font comme moi des questions sur l’Encyclopédie, se sont longtemps amusés à considérer avec moi en tous sens plusieurs de ces petites tiges qui croissent dans des bourbiers à côté des lentilles d’eau. Ces herbes légères, qu’on appelle polypes d’eau douce, ont plusieurs racines, et de là vient qu’on leur a donné le nom de polypes. Ces petites plantes parasites ne furent que des plantes jusqu’au commencement du siècle où nous sommes. Leuwenhoek s’avisa de les faire monter au rang d’animal. Nous ne savons pas s’ils y ont beaucoup gagné.

Nous pensons que pour être réputé animal il faut être doué de la sensation. Que l’on commence donc par nous faire voir que ces polypes d’eau douce ont du sentiment, afin que nous leur donnions parmi nous droit de bourgeoisie.

Nous n’avons pas osé accorder cette dignité à la sensitive, quoiqu’elle parût y avoir les plus grandes prétentions : pourquoi la donnerions-nous à une espèce de petit jonc ? Est-ce parce qu’il revient de bouture ? Mais cette propriété est commune à tous les arbres qui croissent au bord de l’eau, aux saules, aux peupliers, aux trembles, etc. C’est cela même qui démontre que le polype est un végétal. Il est si léger qu’il change de place au moindre mouvement de la goutte d’eau qui le porte ; de là on a conclu qu’il marchait. On pouvait supposer de même que les petites îles flottantes des marais de Saint-Omer sont des animaux, car elles changent souvent de place.

On a dit : Ses racines sont ses pieds, sa tige est son corps, ses branches sont des bras ; le tuyau qui compose sa tige est percé en haut, c’est sa bouche. Il y a dans ce tuyau une légère moelle blanche, dont quelques animalcules presque imperceptibles sont très-avides ; ils entrent dans le creux de ce petit jonc en le faisant courber, et mangent cette pâte légère ; c’est le polype qui prend ces animaux avec son museau, et qui s’en nourrit, quoiqu’il n’y ait pas la moindre apparence de tête, de bouche, d’estomac.

Nous avons examiné ce jeu de la nature avec toute l’attention dont nous sommes capable. Il nous a paru que cette production appelée polype ressemblait à un animal beaucoup moins qu’une carotte ou une asperge. En vain nous avons opposé à nos yeux tous les raisonnements que nous avions lus autrefois ; le témoignage de nos yeux l’a emporté.

Il est triste de perdre une illusion. Nous savons combien il serait doux d’avoir un animal qui se reproduirait de lui-même et par bouture, et qui, ayant toutes les apparences d’une plante, joindrait le règne animal au végétal.

[2]Il serait bien plus naturel de donner le rang d’animal à la plante nouvellement découverte dans l’Amérique anglaise, à laquelle on a donné le plaisant nom de Vénus gobe-mouches. C’est une espèce de sensitive épineuse dont les feuilles se replient. Les mouches sont prises dans ces feuilles, et y périssent plus sûrement que dans une toile d’araignée. Si quelqu’un de nos physiciens veut appeler animal cette plante, il ne tient qu’à lui ; il aura des partisans.

Mais si vous voulez quelque chose de plus extraordinaire, quelque chose de plus digne de l’observation des philosophes, regardez le colimaçon, qui marche un mois, deux mois entiers, après qu’on lui a coupé la tête, et auquel ensuite une tête revient garnie de tous les organes que possédait la première. Cette vérité, dont tous les enfants peuvent être témoins, vaut bien l’illusion des polypes d’eau douce[3]. Que devient son sensorium, sa mémoire, son magasin d’idées, son âme, quand on lui a coupé la tête ? Comment tout cela revient-il ? Une âme qui renaît est un phénomène bien curieux ! Non, cela n’est pas plus étrange qu’une âme produite, une âme qui dort et qui se réveille, une âme détruite[4].


  1. Questions sur l’Encyclopédie, huitième partie, 1771 ; l’auteur avait écrit Polipes. (B.)
  2. Cet alinéa n’est pas en 1771 ; il fut ajouté en 1774. (B.)
  3. Fin de l’article en 1771 ; le reste est de 1774. (B.)
  4. Phèdre (III, 10) a dit : Periculosum est credere, et non credere. M. de Voltaire porte ici le doute trop loin. Il est difficile de ne pas regarder le polype comme un véritable animal, après avoir lu avec attention les belles expériences de M. Trembley. Au reste, M. de Voltaire ne nie point les faits, mais seulement que les polypes soient des animaux ; et il croit que leur analogie plus forte avec les plantes doit les faire reléguer dans le règne végétal. Voilà ce qu’auraient dû observer ceux qui lui ont reproché cette opinion avec tant d’humeur, et qui avaient eux-mêmes besoin d’indulgence pour des opinions bien moins excusables. Voyez le chapitre iii des Singularités de la nature (Mélanges, année 1768). (K.)


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