Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Trinité

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Éd. Garnier - Tome 20
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TRINITÉ[1].

Le premier qui parla de la Trinité parmi les Occidentaux fut Timée de Locres, dans son Âme du Monde.

Il y a d’abord l’idée, l’exemplaire perpétuel de toutes choses engendrées : c’est le premier verbe, le verbe interne et intelligible.

Ensuite la matière informe, second verbe ou verbe proféré.

Puis le fils ou le monde sensible, ou l’esprit du monde.

Ces trois qualités constituent le monde entier, lequel monde est le fils de Dieu, μονογενὴς. Il a une âme, il a de la raison, il est ἔμψυχος, λογιϰὸς.

Dieu, ayant voulu faire un Dieu très-beau, a fait un Dieu engendré : τοῦτον ἐποίει θειὸν γεννητὸν.

Il est difficile de bien comprendre ce système de Timée, qui peut-être le tenait des Égyptiens, peut-être des brachmanes. Je ne sais si on l’entendait bien de son temps. Ce sont de ces médailles frustes et couvertes de rouille, dont la légende est effacée. On a pu la lire autrefois, on la devine aujourd’hui comme on peut.

Il ne me paraît pas que ce sublime galimatias ait fait beaucoup de fortune jusqu’à Platon. Il fut enseveli dans l’oubli, et Platon le ressuscita. Il construisit son édifice en l’air, mais sur le modèle de Timée.

Il admit trois essences divines, le père, le suprême, le producteur :

Le père des autres dieux est la première essence.

La seconde est le Dieu visible, ministre du Dieu invisible, le verbe, l’entendement, le grand démon.

La troisième est le monde.

Il est vrai que Platon dit souvent des choses toutes différentes, et même toutes contraires : c’est le privilége des philosophes grecs, et Platon s’est servi de son droit plus qu’aucun des anciens et des modernes.

Un vent grec poussa ces nuages philosophiques d’Athènes dans Alexandrie, ville prodigieusement entêtée de deux choses, d’argent et de chimères. Il y avait dans Alexandrie des Juifs qui, ayant fait fortune, se mirent à philosopher.

La métaphysique a cela de bon qu’elle ne demande pas des études préliminaires bien gênantes. C’est là qu’on peut savoir tout sans avoir jamais rien appris : et pour peu qu’on ait l’esprit un peu subtil et bien faux, on peut être sûr d’aller loin.

Philon le juif fut un philosophe de cette espèce : il était contemporain de Jésus-Christ ; mais il eut le malheur de ne le pas connaître, non plus que Josèphe l’historien. Ces deux hommes considérables, employés dans le chaos des affaires d’État, furent trop éloignés de la lumière naissante. Ce Philon était une tête toute métaphysique, toute allégorique, toute mystique. C’est lui qui dit que Dieu devait former le monde en six jours, comme il le forma, selon Zoroastre, en six temps[2], « parce que trois est la moitié de six, et que deux en est le tiers, et que ce nombre est mâle et femelle ».

Ce même homme, entêté des idées de Platon, dit, en parlant de l’ivrognerie, que Dieu et la sagesse se marièrent, et que la sagesse accoucha d’un fils bien-aimé : ce fils est le monde.

Il appelle les anges les verbes de Dieu, et le monde verbe de Dieu, λόγον τοῦ Θεοῦ.

Pour Flavius Josèphe, c’était un homme de guerre qui n’avait jamais entendu parler du Logos, et qui s’en tenait aux dogmes des pharisiens, uniquement attachés à leurs traditions.

Cette philosophie platonicienne perça des Juifs d’Alexandrie, jusqu’à ceux de Jérusalem. Bientôt toute l’école d’Alexandrie, qui était la seule savante, fut platonicienne ; et les chrétiens qui philosophaient ne parlèrent plus que du Logos.

On sait qu’il en était des disputes de ces temps-là comme de celles de ce temps-ci. On cousait à un passage mal entendu un passage inintelligible qui n’y avait aucun rapport, on en supposait un second, on en falsifiait un troisième ; on fabriquait des livres entiers qu’on attribuait à des auteurs respectés par le troupeau. Nous en avons vu cent exemples au mot Apocryphe.

Cher lecteur, jetez les yeux, de grâce, sur ce passage de Clément Alexandrin[3] : « Lorsque Platon dit qu’il est difficile de connaître le père de l’univers, non-seulement il fait voir par là que le monde a été engendré, mais qu’il a été engendré comme fils de Dieu. » Entendez-vous ces logomachies, ces équivoques ; voyez-vous la moindre lumière dans ce chaos d’expressions obscures ?

Locke ! Locke, venez, définissez les termes. Je ne crois pas que de tous ces disputeurs platoniciens il y en eût un seul qui s’entendît. On distingua deux verbes : le Λόγος ἐνδιάθετος, le verbe en la pensée, et le verbe produit, Λόγος προφοριϰὸς. On eut l’éternité d’un verbe, et la prolation, l’émanation d’un autre verbe.

Le livre des Constitutions apostoliques[4], ancien monument de fraude, mais aussi ancien dépôt des dogmes informes de ces temps obscurs, s’exprime ainsi :

« Le père, qui est antérieur à toute génération, à tout commencement, ayant tout créé par son fils unique, a engendré sans intermède ce fils par sa volonté et sa puissance. »

Ensuite Origène avança[5] que le Saint-Esprit a été créé par le fils, par le verbe.

Puis vint Eusèbe de Césarée, qui enseigna[6] que l’esprit, paraclet, n’est ni Dieu ni fils.

L’avocat Lactance fleurit en ce temps-là. «[7]Le fils de Dieu, dit-il, est le verbe, comme les autres anges sont les esprits de Dieu. Le verbe est un esprit proféré par une voix significative, l’esprit procédant du nez, et la parole de la bouche. Il s’ensuit qu’il y a différence entre le fils de Dieu et les autres anges, ceux-ci étant émanés comme esprits tacites et muets. Mais le fils étant esprit est sorti de la bouche avec son et voix pour prêcher le peuple. »

On conviendra que l’avocat Lactance plaidait sa cause d’une étrange manière. C’était raisonner à la Platon ; c’était puissamment raisonner.

Ce fut environ ce temps-là que, parmi les disputes violentes sur la Trinité, on inséra dans la première épître de saint Jean ce fameux verset : « Il y en a trois qui rendent témoignage en terre, l’esprit ou le vent, l’eau, et le sang ; et ces trois sont un. » Ceux qui prétendent que ce verset est véritablement de saint Jean sont bien plus embarrassés que ceux qui le nient : car il faut qu’ils l’expliquent.

Saint Augustin dit que le vent signifie le Père, l’eau le Saint-Esprit, et que le sang veut dire le Verbe : cette explication est belle, mais elle laisse toujours un peu d’embarras.

Saint Irénée va bien plus loin ; il dit[8] que Rahab, la prostituée de Jéricho, en cachant chez elle trois espions du peuple de Dieu, cacha le Père, le Fils, et le Saint-Esprit : cela est fort, mais cela n’est pas net.

D’un autre côté, le grand, le savant Origène nous confond d’une autre manière. Voici un de ses passages parmi bien d’autres : «[9]Le Fils est autant au-dessous du Père que lui et le Saint-Esprit sont au-dessus des plus nobles créatures. »

Après cela que dire ? Comment ne pas convenir avec douleur que personne ne s’entendait ? Comment ne pas avouer que depuis les premiers chrétiens ébionites, ces hommes si mortifiés et si pieux, qui révérèrent toujours Jésus, quoiqu’ils le crussent fils de Joseph, jusqu’à la grande dispute d’Athanase, le platonisme de la Trinité ne fut jamais qu’un sujet de querelles ? Il fallait absolument un juge suprême qui décidât : on le trouva enfin dans le concile de Nicée ; encore ce concile produisit-il de nouvelles factions et des guerres.

EXPLICATION DE LA TRINITÉ
SUIVANT ARAUZIT.

« L’on ne peut parler avec exactitude de la manière dont se fait l’union de Dieu avec Jésus-Christ qu’en rapportant les trois sentiments qu’il y a sur ce sujet, et qu’en faisant des réflexions sur chacun d’eux.

SENTIMENT DES ORTHODOXES.

« Le premier sentiment est celui des orthodoxes. Ils y établissent : 1° une distinction de trois personnes dans l’essence divine avant la venue de Jésus-Christ au monde ; 2° que la seconde de ces personnes s’est unie à la nature humaine de Jésus-Christ ; 3° que cette union est si étroite que par là Jésus-Christ est Dieu ; qu’on peut lui attribuer la création du monde, et toutes les perfections divines, et qu’on peut l’adorer d’un culte suprême. »

SENTIMENT DES UNITAIRES.

« Le second est celui des unitaires. Ne concevant point la distinction des personnes dans la Divinité, ils établissent : 1° que la Divinité s’est unie à la nature humaine de Jésus-Christ ; 2° que cette union est telle que l’on peut dire que Jésus-Christ est Dieu ; que l’on peut lui attribuer la création et toutes les perfections divines, et l’adorer d’un culte suprême. »

SENTIMENT DES SOCINIENS.

« Le troisième sentiment est celui des sociniens, qui, de même que les unitaires, ne concevant point de distinction de personnes dans la Divinité, établissent : 1° que la Divinité s’est unie à la nature humaine de Jésus-Christ ; 2° que cette union est fort étroite ; 3° qu’elle n’est pas telle que l’on puisse appeler Jésus-Christ Dieu, ni lui attribuer les perfections divines et la création, ni l’adorer d’un culte suprême ; et ils pensent pouvoir expliquer tous les passages de l’Écriture sans être obligés d’admettre aucune de ces choses. »

RÉFLEXIONS SUR LE PREMIER SENTIMENT.

« Dans la distinction qu’on fait des trois personnes dans la Divinité, ou on retient l’idée ordinaire des personnes, ou on ne la retient pas. Si on retient l’idée ordinaire des personnes, on établit trois dieux : cela est certain. Si l’on ne retient pas l’idée ordinaire des trois personnes, ce n’est plus alors qu’une distinction de propriétés, ce qui revient au second sentiment. Ou, si on ne veut pas dire que ce n’est pas une distinction des personnes proprement dites, ni une distinction de propriétés, on établit une distinction dont on n’a aucune idée. Et il n’y a point d’apparence que pour faire soupçonner en Dieu une distinction dont on ne peut avoir aucune idée, l’Écriture veuille mettre les hommes en danger de devenir idolâtres en multipliant la Divinité. Il est d’ailleurs surprenant que cette distinction de personnes ayant toujours été, ce ne soit que depuis la venue de Jésus-Christ qu’elle a été révélée, et qu’il soit nécessaire de les connaître. »

RÉFLEXIONS SUR LE DEUXIÈME SENTIMENT.

« Il n’y a pas, à la vérité, un si grand danger de jeter les hommes dans l’idolâtrie dans le second sentiment que dans le premier ; mais il faut avouer pourtant qu’il n’en est pas entièrement exempt. En effet, comme, par la nature de l’union qu’il établit entre la Divinité et la nature humaine de Jésus-Christ, on peut appeler Jésus-Christ Dieu, et l’adorer, voilà deux objets l’adoration, Jésus-Christ et Dieu. J’avoue qu’on dit que ce n’est que Dieu qu’on doit adorer en Jésus-Christ ; mais qui ne sait l’extrême penchant que les hommes ont de changer les objets invisibles du culte en des objets qui tombent sous les sens, ou du moins sous l’imagination : penchant qu’ils suivront ici avec d’autant moins de scrupule qu’on dit que la Divinité est personnellement unie à l’humanité de Jésus-Christ ? »

RÉFLEXIONS SUR LE TROISIÈME SENTIMENT.

« Le troisième sentiment, outre qu’il est très-simple et conforme aux idées de la raison, n’est sujet à aucun semblable danger de jeter les hommes dans l’idolâtrie : quoique par ce sentiment Jésus-Christ ne soit qu’un simple homme, il ne faut pas craindre que par là il soit confondu avec les prophètes ou les saints du premier ordre. Il reste toujours dans ce sentiment une différence entre eux et lui. Comme on peut imaginer presque à l’infini des degrés d’union de la Divinité avec un homme, ainsi on peut concevoir qu’en particulier l’union de la Divinité avec Jésus-Christ a un si haut degré de connaissance, de puissance, de félicité, de perfection, de dignité, qu’il y a toujours eu une distance immense entre lui et les plus grands prophètes. Il ne s’agit que de voir si ce sentiment peut s’accorder avec l’Écriture, et s’il est vrai que le titre de Dieu, que les perfections divines, que la création, que le culte suprême, ne soient jamais attribués à Jésus-Christ dans les Évangiles. »

C’était au philosophe Abauzit à voir tout cela. Pour moi, je me soumets de cœur, de bouche, et de plume, à tout ce que l’Église catholique a décidé, et à tout ce qu’elle décidera sur quelque dogme que ce puisse être. Je n’ajouterai qu’un mot sur la Trinité : c’est que nous avons une décision de Calvin sur ce mystère. La voici :

« En cas que quelqu’un soit hétérodoxe, et qu’il se fasse scrupule de se servir des mots Trinité et Personne, nous ne croyons pas que ce soit une raison pour rejeter cet homme ; nous devons le supporter sans le chasser de l’Église, et sans l’exposer à aucune censure comme un hérétique. »

C’est après une déclaration aussi solennelle que Jean Chauvin, dit Calvin, fils d’un tonnelier de Noyon, fit brûler dans Genève, à petit feu, avec des fagots verts, Michel Servet de Villa-Nueva. Cela n’est pas bien.



  1. Questions sur l’ Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)
  2. Page 4, édition de 1719. (Note de Voltaire.)
  3. Strom., livre V. (Note de Voltaire.)
  4. Livre VIII, chapitre xlii. (Id.)
  5. I. Partie sur saint Jean. (Id.)
  6. Théol., livre II, chapitre vi. (Note de Voltaire.)
  7. Livre IV, chapitre viii. (Id.)
  8. Livre IV, chapitre xxxvii. (Note de Voltaire.)
  9. Livre XXIV, sur saint Jean. (Id.)


Transsubstantiation

Trinité

Tyran