Dictionnaire philosophique/La Raison par alphabet - 6e ed. - Cramer (1769)/Fin, causes finales

La bibliothèque libre.
Cramer (Tome 1p. 288-291).

FIN. CAUSES FINALES.



Il paraît qu’il faut être forcené pour nier que les estomacs soient faits pour digérer, les yeux pour voir, les oreilles pour entendre.

D’un autre côté il faut avoir un étrange amour des causes finales pour assurer que la pierre a été formée pour bâtir des maisons, & que les vers à soye sont nés à la Chine afin que nous ayons du satin en Europe.

Mais, dit-on, si Dieu a fait visiblement une chose à dessein, il a donc fait toutes choses à dessein. Il est ridicule d’admettre la Providence dans un cas, & de la nier dans les autres. Tout ce qui est fait a été prévu, a été arrangé. Nul arrangement sans objet, nul effet sans cause ; donc tout est également le résultat, le produit d’une cause finale ; donc il est aussi vrai de dire que les nez ont été faits pour porter des lunettes, & les doigts pour être ornés de diamants, qu’il est vrai de dire que les oreilles ont été formées pour entendre les sons, & les yeux pour recevoir la lumière.

Je crois qu’on peut aisément éclaircir cette difficulté, quand les effets sont invariablement les mêmes, en tous lieux & en tout tems ; quand ces effets uniformes sont indépendants des êtres auxquels ils appartiennent, alors il y a visiblement une cause finale.

Tous les animaux ont des yeux, & ils voient ; tous ont des oreilles, & ils entendent ; tous une bouche par laquelle ils mangent ; un estomac, ou quelque chose d’approchant, par lequel ils digèrent ; tous un orifice qui expulse les excrémens, tous un instrument de la génération : & ces dons de la nature opèrent en eux sans qu’aucun art s’en mêle. Voilà des causes finales clairement établies, & c’est pervertir notre faculté de penser, que de nier une vérité si universelle.

Mais les pierres en tout lieu & en tout tems, ne composent pas des bâtiments ; tous les nez ne portent pas des lunettes ; tous les doigts n’ont pas une bague ; toutes les jambes ne sont pas couvertes de bas de soye. Un ver à soye n’est donc pas fait pour couvrir mes jambes, comme votre bouche est faite pour manger, & votre derrière pour aller à la garderobe. Il y a donc des effets produits par des causes finales, & des effets en très grand nombre qu’on ne peut appeler de ce nom.

Mais les uns & les autres sont également dans le plan de la providence générale : rien ne se fait sans doute malgré elle, ni même sans elle. Tout ce qui appartient à la nature est uniforme, immuable, est l’ouvrage immédiat du maître ; c’est lui qui a créé les loix par lesquelles la lune entre pour les trois quarts dans la cause du flux & du reflux de l’océan, & le soleil pour son quart : c’est lui qui a donné un mouvement de rotation au soleil, par lequel cet astre envoie en cinq minutes & demie des rayons de lumière dans les yeux des hommes, des crocodiles & des chats.

Mais, si après bien des siècles nous nous sommes avisés d’inventer des ciseaux & des broches, de tondre avec les uns la laine des moutons, & de les faire cuire avec les autres pour les manger, que peut-on en inférer autre chose, sinon, que Dieu nous a faits de façon qu’un jour nous deviendrions nécessairement industrieux & carnassiers ?

Les moutons n’ont pas sans doute été faits absolument pour être cuits & mangés, puisque plusieurs nations s’abstiennent de cette horreur. Les hommes ne sont pas créés essentiellement pour se massacrer, puisque les brames & les quakers ne tuent personne ; mais la pâte dont nous sommes pétris produit souvent des massacres, comme elle produit des calomnies, des vanités, des persécutions & des impertinences. Ce n’est pas que la formation de l’homme soit précisément la cause finale de nos fureurs & de nos sottises ; car une cause finale est universelle & invariable en tout tems & en tout lieu. Mais les horreurs & les absurdités de l’espèce humaine n’en sont pas moins dans l’ordre éternel des choses. Quand nous battons notre bled, le fléau est la cause finale de la séparation du grain ; mais si ce fléau en battant mon grain écrase mille insectes, ce n’est pas par ma volonté déterminée, ce n’est pas non plus par hasard ; c’est que ces insectes se sont trouvés cette fois sous mon fléau, & qu’ils devaient s’y trouver.

C’est une suite de la nature des choses, qu’un homme soit ambitieux, que cet homme enrégimente quelquefois d’autres hommes, qu’il soit vainqueur, ou qu’il soit battu ; mais jamais on ne pourra dire, L’homme a été créé de Dieu pour être tué à la guerre.

Les instrumens que nous a donnés la nature ne peuvent être toûjours des causes finales en mouvement qui aient leur effet immanquable. Les yeux donnés pour voir ne sont pas toûjours ouverts ; chaque sens a ses tems de repos. Il y a même des sens dont on ne fait jamais d’usage. Par exemple, une malheureuse imbécile enfermée dans un cloître à quatorze ans, ferme pour jamais chez elle la porte dont devait sortir une génération nouvelle ; mais la cause finale n’en subsiste pas moins, elle agira dès qu’elle sera libre.