Dictionnaire philosophique/La Raison par alphabet - 6e ed. - Cramer (1769)/Index alphabétique/J

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Cramer (Tome 1p. 356-357).
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JEPHTÉ.

ou des sacrifices de sang humain



Il est évident par le texte du livre des Juges que Jephté promit de sacrifier la première personne qui sortirait de sa maison pour venir le féliciter de sa victoire contre les Ammonites. Sa fille unique vint au-devant de lui ; il déchira ses vêtemens, & il l’immola après lui avoir permis d’aller pleurer sur les montagnes le malheur de mourir vierge. Les filles juives célébrèrent longtems cette avanture, en pleurant la fille de Jephté pendant quatre jours. (Voyez chap. 12. des Juges.)

En quelque temps que cette histoire ait été écrite, qu’elle soit imitée de l’histoire Grecque, d’Agamemnon & d’Idoménée, ou qu’elle en soit le modèle, qu’elle soit antérieure ou postérieure à de pareilles histoires assyriennes, ce n’est pas ce que j’examine ; je m’en tiens au texte : Jephté voua sa fille en holocauste, & accomplit son vœu.

Il était expressément ordonné par la loi juive, d’immoler les hommes voués au Seigneur. Tout homme voué ne sera point racheté, mais sera mis à mort sans rémission. La Vulgate traduit, Non redimetur, sed morte morietur. Lévitique, chap. 27. verset 29.

C’est en vertu de cette loi que Samuël coupa en morceaux le roi Agag, à qui (comme nous l’avons déjà dit) Saül avait pardonné ; & c’est même pour avoir épargné Agag, que Saül fut réprouvé du Seigneur, & perdit son royaume.

Voilà donc les sacrifices de sang humain clairement établis ; il n’y a aucun point d’histoire mieux constaté. On ne peut juger d’une nation que par ses archives, & par ce qu’elle rapporte d’elle-même.


JOB.



Bonjour, mon ami Job, tu es un des plus anciens originaux dont les livres fassent mention ; tu n’étais point Juif : on sait que le livre qui porte ton nom est plus ancien que le Pentateuque. Si les Hébreux qui l’ont traduit de l’arabe, se sont servis du mot Jéhova pour signifier Dieu, ils empruntèrent ce mot des Phéniciens & des Égyptiens, comme les vrais savants n’en doutent pas. Le mot de Satan n’était point hébreu, il était caldéen, on le sait assez.

Tu demeurais sur les confins de la Caldée. Des commentateurs dignes de leur profession, prétendent que tu croyais à la résurrection, parce qu’étant couché sur ton fumier, tu as dit dans ton 19e. chapitre, que tu t’en releverais quelque jour. Un malade qui espère sa guérison, n’espère pas pour cela la résurrection ; mais je veux te parler d’autres choses.

Avouë que tu étais un grand bavard, mais tes amis l’étaient davantage. On dit que tu possédais sept mille moutons, trois mille chameaux, mille bœufs & cinq cents ânesses. Je veux faire ton compte.

Sept mille moutons, à trois livres dix sous piéce, font vingt-deux mille cinq cents livres tournois, pose
22500 liv.
J’évalue les trois mille chameaux, à cinquante écus piéce,
450000 liv.-:-
Mille bœufs ne peuvent être estimés l’un portant l’autre moins de
80000 liv.-:-
Et cinq cents ânesses, à vingt francs l’ânesse,
10000 liv.-:-
Le tout se monte à
562500 liv.-:-

Sans compter tes meubles, bagues & joyaux.

J’ai été beaucoup plus riche que toi, & quoique j’aye perdu une grande partie de mon bien, & que je sois malade comme toi, je n’ai point murmuré contre Dieu, comme tes amis semblent te le reprocher quelquefois.

Je ne suis point du tout content de Satan, qui pour t’induire au péché & pour te faire oublier Dieu, demande la permission de t’ôter ton bien & de te donner la gale. C’est dans cet état que les hommes ont toûjours recours à la Divinité. Ce sont les gens heureux qui l’oublient. Satan ne connaissait pas assez le monde ; il s’est formé depuis ; & quand il veut s’assurer de quelqu’un, il en fait un fermier-général, ou quelque chose de mieux, s’il est possible. C’est ce que notre ami Pope nous a clairement montré dans l’histoire du chevalier Balaam.

Ta femme était une impertinente, mais tes prétendus amis Éliphas natif de Théman en Arabie, Baldad de Suez, & Sophar de Nahamath étaient bien plus insupportables qu’elle. Ils t’exhortent à la patience d’une manière à impatienter le plus doux des hommes. Ils te font de longs sermons plus ennuyeux que ceux que prêche le fourbe V.....e à Amsterdam, & le &c.

Il est vrai que tu ne sais ce que tu dis quand tu t’écries, mon Dieu ! Suis-je une mer ou une baleine pour avoir été enfermé par vous comme dans une prison ? mais tes amis n’en savent pas davantage quand ils te répondent, que le jonc ne peut reverdir sans humidité, & que l’herbe des prés ne peut croître sans eau. Rien n’est moins consolant que cet axiome.

Sophar de Nahamath te reproche d’être un babillard, mais aucun de ces bons amis ne te prête un écu. Je ne t’aurais pas traité ainsi. Rien n’est plus commun que gens qui conseillent, rien de plus rare que ceux qui secourent. C’est bien la peine d’avoir trois amis pour n’en pas recevoir une goutte de bouillon quand on est malade. Je m’imagine que quand Dieu t’eut rendu tes richesses & ta santé, ces éloquents personnages n’osèrent pas se présenter devant toi ; aussi, les amis de Job ont passé en proverbe.

Dieu fut très mécontent d’eux, & leur dit tout net au chap. 42. qu’ils sont ennuyeux & imprudens ; & il les condamne à une amende de sept taureaux & de sept béliers pour avoir dit des sottises. Je les aurais condamnés pour n’avoir point secouru leur ami.

Je te prie de me dire s’il est vrai que tu vécus cent quarante ans après cette avanture. J’aime à voir que les honnêtes gens vivent longtems ; mais il faut que les hommes d’aujourd’hui soient de grands fripons tant leur vie est courte.

(Par un malade aux eaux d’Aix-la-Chapelle.)


Au reste le livre de Job est un des plus précieux de toute l’antiquité. Il est évident que ce livre est d’un Arabe qui vivait avant le tems où nous plaçons Moïse. Il est dit qu’Éliphaz l’un des interlocuteurs est de Théman ; c’est une ancienne ville d’Arabie. Baldad était de Sué autre ville d’Arabie ; Sophar était de Naamath, contrée d’Arabie encor plus orientale.

Mais ce qui est bien plus remarquable, & ce qui démontre que cette fable ne peut être d’un Juif, c’est qu’il y est parlé des trois constellations que nous nommons aujourd’hui l’Ourse, l’Orion & les Hiades. Les Hébreux n’ont jamais eu la moindre connaissance de l’astronomie, ils n’avaient pas même de mot pour exprimer cette science ; tout ce qui regarde les arts de l’esprit leur était inconnu jusqu’au terme de géométrie.

Les Arabes au contraire habitant sous des tentes, étant continuellement à portée d’observer les astres, furent peut-être les premiers qui réglèrent leurs années par l’inspection du ciel.

Une observation plus importante, c’est qu’il n’est parlé que d’un seul Dieu dans ce livre. C’est une erreur absurde d’avoir imaginé que les Juifs fussent les seuls qui reconnussent un Dieu unique ; c’était la doctrine de presque tout l’Orient, & les Juifs en cela ne furent que des plagiaires comme ils le furent en tout.

Dieu dans le 38e chapitre parle lui-même à Job du milieu d’un tourbillon, & c’est ce qui a été imité depuis dans la Genèse. On ne peut trop répéter que les livres Juifs sont très nouveaux. L’ignorance & le fanatisme crient que le Pentateuque est le plus ancien livre du monde. Il est évident que ceux de Sanchoniaton, ceux de Thaut antérieurs de huit cents ans à ceux de Sanchoniaton ; ceux du premier Zerdust, le Shasta, le Védam des Indiens que nous avons encor, les cinq Kings des Chinois, enfin le livre de Job, sont d’une antiquité beaucoup plus reculée qu’aucun livre Juif. Il est démontré que ce petit peuple ne put avoir des annales que lorsqu’il eut un gouvernement stable ; qu’il n’eut ce gouvernement que sous ses Rois ; que son jargon ne se forma qu’avec le temps d’un mélange de phénicien & d’arabe. Il y a des preuves incontestables que les Phéniciens cultivaient les lettres très longtems avant eux. Leur profession fut le brigandage & le courtage ; ils ne furent écrivains que par hasard. On a perdu les livres des Égyptiens & des Phéniciens ; les Chinois, les Brames, les Guèbres, les Juifs ont conservé les leurs. Tous ces monumens sont curieux ; mais ce ne sont que des monumens de l’imagination humaine dans lesquels on ne peut apprendre une seule vérité, soit physique, soit historique. Il n’y a point aujourd’hui de petit livre de physique, qui ne soit plus utile que tous les livres de l’antiquité.

Le bon Calmet ou Dom Calmet (car les bénédictins veulent qu’on leur donne du Dom) ce naïf compilateur de tant de rêveries & d’imbécillités, cet homme que sa simplicité a rendu si utile à quiconque veut rire des sottises antiques, rapporte fidèlement les opinions de ceux qui ont voulu deviner la maladie dont Job fut attaqué, comme si Job eût été un personnage réel. Il ne balance point à dire que Job avait la vérole, & il entasse passage sur passage à son ordinaire pour prouver ce qui n’est pas. Il n’avait pas lu l’histoire de la vérole par Astruc : car Astruc n’étant ni un Père de l’Église ni un docteur de Salamanque, mais un médecin très savant, le bonhomme Calmet ne savait pas seulement qu’il existât ; les moines compilateurs sont de pauvres gens.

JOSEPH.



L’histoire de Joseph, à ne la considérer que comme un objet de curiosité & de littérature, est un des plus précieux monumens de l’antiquité, qui soient parvenus jusqu’à nous. Elle paraît être le modèle de tous les écrivains orientaux ; elle est plus attendrissante que l’Odyssée d’Homère ; car un héros qui pardonne, est plus touchant que celui qui se venge.

Nous regardons les Arabes comme les premiers auteurs de ces fictions ingénieuses qui ont passé dans toutes les langues ; mais je ne vois chez eux aucune avanture comparable à celle de Joseph. Presque tout en est merveilleux, & la fin peut faire répandre des larmes d’attendrissement. C’est un jeune homme de seize ans dont ses frères sont jaloux ; il est vendu par eux à une caravane de marchands Ismaëlites, conduit en Égypte, & acheté par un eunuque du roi. Cet eunuque avait une femme, ce qui n’est point du tout étonnant ; le Kislar-Aga eunuque parfait, à qui on a tout coupé, a aujourd’hui un sérail à Constantinople : on lui a laissé ses yeux & ses mains, & la nature n’a point perdu ses droits dans son cœur. Les autres eunuques, à qui on n’a coupé que les deux accompagnements de l’organe de la génération, emploient encor souvent cet organe ; & Putiphar à qui Joseph fut vendu, pouvait très bien être du nombre de ces eunuques.

La femme de Putiphar devient amoureuse du jeune Joseph, qui fidèle à son maître & à son bienfaiteur, rejette les empressements de cette femme. Elle en est irritée, & accuse Joseph d’avoir voulu la séduire. C’est l’histoire d’Hippolite & de Phèdre, de Bellérophon & de Stenobée, d’Hebrus & de Damasippe, de Tanis & de Péribée, de Mirtil & d’Hipodamie, de Pélée & de Demenette.

Il est difficile de savoir quelle est l’originale de toutes ces histoires ; mais chez les anciens auteurs arabes, il y a un trait touchant l’avanture de Joseph & de la femme de Putiphar, qui est fort ingénieux. L’auteur suppose que Putiphar incertain entre sa femme & Joseph, ne regarda pas la tunique de Joseph que sa femme avait déchirée comme une preuve de l’attentat du jeune homme. Il y avait un enfant au berceau dans la chambre de la femme ; Joseph disait qu’elle lui avait déchiré & ôté sa tunique en présence de l’enfant ; Putiphar consulta l’enfant dont l’esprit était fort avancé pour son âge ; l’enfant dit à Putiphar, regardez si la tunique est déchirée par devant ou par derrière ; si elle l’est par devant, c’est une preuve que Joseph a voulu prendre par force votre femme qui se défendait ; si elle l’est par derrière, c’est une preuve que votre femme courait après lui. Putiphar, grace au génie de cet enfant, reconnut l’innocence de son esclave. C’est ainsi que cette avanture est rapportée dans l’Alcoran d’après l’ancien auteur Arabe. Il ne s’embarrasse point de nous instruire à qui appartenait l’enfant qui jugea avec tant d’esprit. Si c’était un fils de la Putiphar, Joseph n’était pas le premier à qui cette femme en avait voulu.

Quoi qu’il en soit, Joseph, selon la Genèse, est mis en prison, & il s’y trouve en compagnie de l’échanson & du panetier du Roi d’Égypte. Ces deux prisonniers d’État rêvent tous deux pendant la nuit ; Joseph explique leurs songes, il leur prédit que dans trois jours l’échanson rentrera en grace, & que le panetier sera pendu, ce qui ne manqua pas d’arriver.

Deux ans après le roi d’Égypte rêve aussi ; son échanson lui dit qu’il y a un jeune Juif en prison, qui est le premier homme du monde pour l’intelligence des rêves ; le roi fait venir le jeune homme, qui lui prédit sept années d’abondance, & sept années de stérilité.

Interrompons un peu ici le fil de l’histoire, pour voir de quelle prodigieuse antiquité est l’interprétation des songes. Jacob avait vu en songe l’échelle mystérieuse au haut de laquelle était Dieu lui-même : il apprit en songe une méthode de multiplier les troupeaux ; méthode qui n’a jamais réussi qu’à lui. Joseph lui-même avait appris par un songe qu’il dominerait un jour sur ses frères. Abimélec, longtems auparavant, avait été averti en songe que Sara était femme d’Abraham. (Voyez l’article Songe.)

Revenons à Joseph. Dès qu’il eut expliqué le songe de Pharaon, il fut sur le champ premier ministre. On doute qu’aujourd’hui on trouvât un Roi, même en Asie, qui donnât une telle charge pour un rêve expliqué. Pharaon fit épouser à Joseph une fille de Putiphar. Il est dit, que ce Putiphar était grand-prêtre d’Héliopolis ; ce n’était donc pas l’eunuque son premier maître ; ou si c’était lui, il avait encor certainement un autre titre que celui de grand-prêtre, & sa femme avait été mère plus d’une fois.

Cependant, la famine arriva, comme Joseph l’avait prédit, & Joseph pour mériter les bonnes graces de son roi, força tout le peuple à vendre ses terres à Pharaon, & toute la nation fit esclave pour avoir du bled. C’est-là apparemment l’origine du pouvoir despotique. Il faut avouer que jamais Roi n’avait fait un meilleur marché ; mais aussi le peuple ne devait guère bénir le premier ministre.

Enfin, le père & les frères de Joseph eurent aussi besoin de bled, car la famine désolait alors toute la terre. Ce n’est pas la peine de raconter ici comment Joseph reçut ses frères, comment il leur pardonna & les enrichit. On trouve dans cette histoire tout ce qui constitue un poëme épique intéressant ; exposition, nœud, reconnaissance, péripétie, & merveilleux. Rien n’est plus marqué au coin du génie oriental.

Ce que le bon homme Jacob père de Joseph répondit à Pharaon, doit bien frapper ceux qui savent lire. Quel âge avez-vous ? lui dit le roi. J’ai cent trente ans, dit le vieillard, & je n’ai pas eu encor un jour heureux dans ce court pèlerinage.


JUDÉE.



Je n’ai pas été en Judée, Dieu merci, & je n’irai jamais. J’ai vu des gens de toute nation qui en sont revenus. Ils m’ont tous dit que la situation de Jérusalem est horrible ; que tout le pays d’alentour est pierreux ; que les montagnes sont pelées ; que le fameux fleuve du Jourdain n’a pas plus de quarante-cinq pieds de largeur, que le seul bon canton de ce pays est Jérico. Enfin ils parlent tous comme parlait St. Jérôme qui demeura si longtems dans Bethléem, & qui peint cette contrée comme le rebut de la nature. Il dit qu’en été il n’y a pas seulement d’eau à boire. Ce pays cependant devait paraître aux Juifs un lieu de délices en comparaison des déserts dont ils étaient originaires. Des misérables qui auraient quitté les Landes pour habiter quelques montagnes du Lampourdan vanteraient leur nouveau séjour, & s’ils espéraient pénétrer jusque dans les belles parties du Languedoc, ce serait là pour eux la terre promise.

Voilà précisément l’histoire des Juifs. Jérico, Jérusalem sont Toulouse & Montpellier, & le désert de Sinaï est le pays entre Bordeaux & Bayonne.

Mais si le Dieu qui conduisait les Juifs, voulait leur donner une bonne terre, si ces malheureux avaient en effet habité l’Égypte, que ne les laissait-il en Égypte ? à cela on ne répond que par des phrases théologiques.

La Judée, dit-on, était la terre promise. Dieu dit à Abraham ; Je vous donnerai tout ce pays depuis le fleuve d’Égypte jusqu’à l’Euphrate. (Genèse chap. 15.)

Hélas mes amis ! vous n’avez jamais eu ces rivages fertiles de l’Euphrate & du Nil. On s’est moqué de vous. Les maîtres du Nil & de l’Euphrate ont été tour à tour vos maîtres. Vous avez été presque toûjours esclaves. Promettre & tenir sont deux, mes pauvres Juifs. Vous avez un vieux rabbin qui en lisant vos sages prophéties qui vous annoncent une terre de miel & de lait, s’écria qu’on vous avait promis plus de beurre que de pain. Savez-vous bien que si le grand Turc m’offrait aujourd’hui la seigneurie de Jérusalem, je n’en voudrais pas ?

Frédéric second en voyant ce détestable pays, dit publiquement que Moïse était bien malavisé d’y mener sa compagnie de lépreux ; que n’allait-il à Naples, disait Frédéric. Adieu, mes chers Juifs ; je suis fâché que terre promise soit terre perdue.

(par le baron de Broukans.)

JULIEN LE PHILOSOPHE
EMPEREUR ROMAIN.



On rend quelquefois justice bien tard. Deux ou trois auteurs ou mercenaires, ou fanatiques parlent du barbare & de l’efféminé Constantin comme d’un Dieu, & traitent de scélérat le juste, le sage, le grand Julien. Tous les auteurs copistes des premiers, répètent la flatterie & la calomnie ; elles deviennent presque un article de foi. Enfin, le tems de la saine critique arrive ; & au bout de quatorze cents ans des hommes éclairés revoient le procès que l’ignorance avait jugé. On voit dans Constantin un heureux ambitieux qui se moque de Dieu & des hommes. Il a l’insolence de feindre que Dieu lui a envoyé dans les airs une enseigne qui lui assure la victoire. Il se baigne dans le sang de tous ses parents, & il s’endort dans la mollesse ; mais il était chrétien, on le canonisa.

Julien est sobre, chaste, désintéressé, valeureux, clément, mais il n’était pas chrétien, on l’a regardé longtems comme un monstre.

Aujourd’hui, après avoir comparé les faits, les monumens, les écrits de Julien & ceux de ses ennemis, on est forcé de reconnaître que s’il n’aimait pas le christianisme, il fut excusable de haïr une secte souillée du sang de toute sa famille ; qu’ayant été persécuté, emprisonné, exilé, menacé de mort par les Galiléens sous le règne du barbare Constance, il ne les persécuta jamais ; qu’au contraire, il pardonna à dix soldats chrétiens qui avaient conspiré contre sa vie. On lit ses lettres, & on admire. Les Galiléens, dit-il, ont souffert sous mon prédécesseur l’exil & les prisons ; on a massacré réciproquement ceux qui s’appellent tour à tour hérétiques. J’ai rappelé leurs exilés, élargi leurs prisonniers ; j’ai rendu leurs biens aux proscrits ; je les ai forcés de vivre en paix. Mais telle est la fureur inquiète des Galiléens qu’ils se plaignent de ne pouvoir plus se dévorer les uns les autres. Quelle lettre ! quelle sentence portée par la philosophie contre le fanatisme persécuteur !

Enfin en discutant les faits on a été obligé de convenir que Julien avait toutes les qualités de Trajan, hors le goût si longtems pardonné aux Grecs & aux Romains ; toutes les vertus de Caton, mais non pas son opiniâtreté et sa mauvaise humeur ; tout ce qu’on admira dans Jules César, & aucun de ses vices ; il eut la continence de Scipion. Enfin il fut en tout égal à Marc-Aurèle le premier des hommes.

On ose plus répéter aujourd’hui après le calomniateur Théodoret, qu’il immola une femme dans le temple de Carres pour se rendre les Dieux propices. On ne redit plus qu’en mourant il jeta de sa main quelques gouttes de son sang au ciel, en disant à Jésus-Christ : Tu as vaincu Galiléen, comme s’il eût combattu contre Jésus en faisant la guerre aux Perses ; comme si ce philosophe qui mourut avec tant de résignation, avait reconnu Jésus ; comme s’il eût cru que Jésus était en l’air, & que l’air était le ciel ! ces inepties de gens qu’on appelle pères de l’Église, ne se répètent plus aujourd’hui.

On est enfin réduit à lui donner des ridicules, comme faisaient les citoyens frivoles d’Antioche. On lui reproche sa barbe mal peignée & la manière dont il marchait. Mais, monsieur l’Abbé de La Bléterie, vous ne l’avez pas vu marcher, & vous avez lu ses lettres & ses loix, monumens de ses vertus. Qu’importe qu’il eût la barbe sale & la démarche précipitée, pourvu que son cœur fût magnanime & que tous ses pas tendissent à la vertu.

Il reste aujourd’hui un fait important à examiner. On reprocha à Julien d’avoir voulu faire mentir la prophétie de Jésus-Christ en rebâtissant le temple de Jérusalem. On dit qu’il sortit de terre des feux qui empêchèrent l’ouvrage. On dit que c’est un miracle, & que ce miracle ne convertit ni Julien, ni Alipius intendant de cette entreprise, ni personne de sa cour, & là-dessus l’Abbé de La Bléterie s’exprime ainsi : « Lui & les philosophes de sa cour mirent sans doute en œuvre ce qu’ils savaient de physique pour dérober à la Divinité un prodige si éclatant. La nature fut toûjours la ressource des incrédules, mais elle sert la religion si à propos qu’ils devraient au moins la soupçonner de collusion. »

Premièrement, il n’est pas vrai qu’il soit dit dans l’Évangile que jamais le temple juif ne serait rebâti. L’Évangile de Matthieu, écrit visiblement après la ruine de Jérusalem par Titus, prophétise, il est vrai, qu’il ne resterait pas pierre sur pierre de ce temple de l’Iduméen Hérode, mais aucun Évangéliste ne dit qu’il ne sera jamais rebâti.

Secondement, qu’importe à la Divinité qu’il y ait un temple juif, ou un magasin, ou une mosquée au même endroit où les Juifs tuaient des bœufs & des vaches ?

Troisièmement, on ne sait pas si c’est de l’enceinte des murs de la ville, ou de l’enceinte du temple que partirent ces prétendus feux qui, selon quelques-uns, brûlaient les ouvriers. Mais on ne voit pas pourquoi Jésus aurait brûlé les ouvriers de l’Empereur Julien, & qu’il ne brûla point ceux du Calife Omar qui longtems après bâtit une mosquée sur les ruines du temple ; ni ceux du grand Saladin qui rétablit cette même mosquée. Jésus avait-il tant de prédilection pour les mosquées des Musulmans ?

Quatrièmement, Jésus ayant prédit qu’il ne resterait pas pierre sur pierre dans Jérusalem, n’avait pas empêché de la rebâtir.

Cinquièmement, Jésus a prédit plusieurs choses dont Dieu n’a pas permis l’accomplissement ; il a prédit la fin du monde & son avènement dans les nuées avec une grande puissance & une grande majesté, à la fin de la génération qui vivait alors. Cependant, le monde dure encor, & durera vraisemblablement assez longtems. (Luc. I. chap. 2.)

Sixièmement, si Julien avait écrit ce miracle, je dirais qu’on l’a trompé par un faux rapport ridicule ; je croirais que les Chrétiens ses ennemis mirent tout en œuvre pour s’opposer à son entreprise, qu’ils tuèrent les ouvriers, & firent accroire que ces ouvriers étaient morts par miracle. Mais Julien n’en dit mot. La guerre contre les Perses l’occupait alors. Il différa pour un tems l’édification du temple, & il mourut avant de pouvoir commencer cet édifice.

Septièmement, ce prodige est rapporté dans Ammien Marcellin qui était payen. Il est très possible que ce soit une interpolation des chrétiens ; on leur en a reproché tant d’autres qui ont été avérées.

Mais il n’est pas moins vraisemblable que dans un tems où on ne parlait que de prodiges & de contes de sorciers, Ammien Marcellin ait rapporté cette fable sur la foi de quelque esprit crédule. Depuis Tite-Live jusqu’à de Thou inclusivement, toutes les histoires sont infectées de prodiges.

Huitièmement, si Jésus faisait des miracles, serait-ce pour empêcher qu’on ne rebâtît un temple où lui-même sacrifia, & où il fut circoncis, ne ferait-il pas des miracles pour rendre chrétiennes tant de nations qui se moquent du Christianisme, ou plutôt, pour rendre plus doux & plus humains ses Chrétiens qui depuis Arius & Athanase jusqu’aux Roland & aux Cavalier des Cévennes ont versé des torrents de sang, & se sont conduits en cannibales ?

De là je conclus que la nature n’est point en collusion avec le Christianisme, comme le dit La Bléterie ; mais que La Bléterie est en collusion avec des contes de vieilles, comme dit Julien, Quibus cum stolidis aniculis negotium erat.

La Bléterie, après avoir rendu justice à quelques vertus de Julien, finit pourtant l’histoire de ce grand homme, en disant que sa mort fut un effet de la vengeance divine. Si cela est, tous les héros morts jeunes depuis Alexandre jusqu’à Gustave-Adolphe, ont donc été punis de Dieu. Julien mourut de la plus belle des morts en poursuivant ses ennemis après plusieurs victoires. Jovien qui lui succéda régna bien moins longtems que lui, & régna avec honte. Je ne vois point la vengeance divine, & je ne vois plus dans La Bléterie qu’un déclamateur de mauvaise foi ; mais où sont les hommes qui osent dire la vérité ?

Le Stoïcien Libanius fut un de ces hommes rares ; il célébra le brave & clément Julien devant Théodose le meurtrier des Thessaloniciens ; mais Le Beau & La Bléterie tremblent de le louer devant des habitués de paroisse.

(Tiré de Mr. Boulanger.)

DU JUSTE DE L’INJUSTE.



Qui nous a donné le sentiment du juste & de l’injuste ? Dieu, qui nous a donné un cerveau & un cœur. Mais quand votre raison vous apprend-elle qu’il y a vice & vertu ? quand elle nous apprend que deux & deux font quatre. Il n’y a point de connaissance innée, par la raison qu’il n’y a point d’arbre qui porte des feuilles & des fruits en sortant de la terre. Rien n’est ce qu’on appelle inné, c’est-à-dire, né développé : mais, répétons-le encor, Dieu nous fait naître avec des organes qui à mesure qu’ils croissent nous font sentir tout ce que notre espèce doit sentir pour la conservation de cette espèce.

Comment ce mystère continuel s’opère-t-il ? dites-le-moi, jaunes habitans des îles de la Sonde, noirs Africains, imberbes Canadiens, & vous Platons, Cicérons, Épictètes. Vous sentez tous également qu’il est mieux de donner le superflu de votre pain, de votre ris ou de votre manioc au pauvre qui vous le demande humblement, que de le tuer ou de lui crever les deux yeux. Il est évident à toute la terre qu’un bienfait est plus honnête qu’un outrage, que la douceur est préférable à l’emportement.

Il ne s’agit donc plus que de nous servir de notre raison pour discerner les nuances de l’honnête & du déshonnête. Le bien & le mal sont souvent voisins ; nos passions les confondent : qui nous éclairera ? nous-mêmes quand nous sommes tranquilles. Quiconque a écrit sur nos devoirs a bien écrit dans tous les pays du monde, parce qu’il n’a écrit qu’avec sa raison. Ils ont tous dit la même chose : Socrate & Épicure, Confutzée & Cicéron, Marc-Antonin & Amurath second ont eu la même morale.

Redisons tous les jours à tous les hommes, La morale est une, elle vient de Dieu ; les dogmes sont différens, ils viennent de nous.

Jésus n’enseigna aucun dogme métaphysique, il n’écrivit point de cahiers théologiques ; il ne dit point, Je suis consubstantiel, j’ai deux volontés & deux natures avec une seule personne ; il laissa aux cordeliers & aux jacobins qui devaient venir douze cents ans après lui, le soin d’argumenter pour savoir si sa mère a été conçue dans le péché originel ; il n’a jamais dit que le mariage est le signe visible d’une chose invisible ; il n’a pas dit un mot de la grace concomitante ; il n’a institué ni moines ni inquisiteurs ; il n’a rien ordonné de ce que nous voyons aujourd’hui.

Dieu avait donné la connaissance du juste & de l’injuste dans tous les tems qui précédèrent le Christianisme. Dieu n’a point changé & ne peut changer : le fond de notre âme, nos principes de raison & de morale seront éternellement les mêmes. De quoi servent à la vertu des distinctions théologiques, des dogmes fondés sur ces distinctions, des persécutions fondées sur ces dogmes ? La nature effrayée & soulevée avec horreur contre toutes ces inventions barbares, crie à tous les hommes, Soyez justes, & non des sophistes persécuteurs.

Vous lisez dans le Sadder, qui est l’abrégé des loix de Zoroastre, cette sage maxime. Quand il est incertain si une action qu’on te propose est juste ou injuste, abstiens-toi. Qui jamais a donné une règle plus admirable ? quel législateur à mieux parlé ? Ce n’est pas là le systême des opinions probables inventé par des gens qui s’appelaient la Société de Jésus.