À valider

Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle/Chapiteau

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
Chapelle <
Index alphabétique - C
> Charnier
Index par tome

CHAPITEAU, s. m. Nom que l’on donne à l’évasement que forme la partie supérieure d’une colonne ou d’un pilastre, et qui sert de transition entre le support et la chose portée.

Les Romains, à partir de l’époque impériale, n’employaient plus, sauf de rares exceptions, dans leurs édifices, que l’ordre corinthien. Plus riche que les autres, se prêtant aux grandes dimensions des monuments, il convenait au goût et aux programmes romains. Mais, dans les derniers temps de la décadence, les sculpteurs étaient arrivés à pervertir étrangement les formes des chapiteaux antiques. Des chapiteaux ionique et corinthien, on avait fait un mélange que l’on est convenu d’appeler le chapiteau composite, mais qui, par le fait, n’est qu’un amalgame assez disgracieux de deux éléments destinés à rester séparés. Déjà même les Romains avaient introduit dans le chapiteau composite des figures, des victoires ailées, des aigles ; ils avaient chargé le tailloir d’ornements, et cherché, dans cette partie importante de la décoration architectonique, la richesse plutôt que la pureté du galbe, si bien comprise par les Grecs. Lorsque dans les Gaules, sous les rois mérovingiens, on voulut élever de nouveaux édifices sur les ruines qui couvraient le sol, les matériaux ne manquaient pas ; la sculpture était un art perdu ; on employa donc tous les anciens fragments que l’on put recueillir dans la construction des bâtisses nouvelles. Des colonnes et des chapiteaux, différents de diamètre et de hauteur, vinrent se ranger tant bien que mal dans un même monument. Les anciennes basiliques de Rome ne sont elles-mêmes qu’une réunion de fragments antiques. Cette variété d’ornementation, imposée par la nécessité, fut cause que les yeux s’habituèrent à voir, dans un même édifice, des chapiteaux fort différents par la composition, l’âge, le style et la provenance. Lorsque les fragments antiques vinrent à manquer, il fallut y suppléer par des œuvres nouvelles, et les sculpteurs, depuis le VIe siècle jusqu’au IXe siècle, cherchèrent à imiter les vieux débris romains qu’ils avaient sous les yeux. Ces imitations, faites par des mains inhabiles, avec des outils grossiers, sans aucune idée de la mise au point régulière, ne furent que d’informes réminiscences des arts antiques, dans lesquelles on chercherait vainement des règles, des principes d’art. Toutefois, il faut reconnaître que, dès cette époque reculée, il se fit une véritable révolution dans la manière d’employer le chapiteau ; ce membre de la colonne reçut une destination plus vraie que celle qui lui avait été affectée par les Grecs et les Romains.

Certains développements sont nécessaires pour faire comprendre toute l’importance de ce changement de destination donnée au chapiteau.

Les ordres grecs se composent, comme on sait, de la colonne avec son chapiteau supportant un entablement, autrement dit, une superposition de plates-bandes comprenant l’architrave, la frise et la corniche. Il en est de même des ordres romains. Avant les dernières années du Bas-Empire, pas de colonnes grecques ou romaines sans l’entablement, et ce n’est que fort tard, dans quelques édifices de la décadence, que l’on voit, par exception, l’archivolte romain posé sur le chapiteau sans entablement. Dans les ordres grecs et romains, le chapiteau est plutôt un arrêt destiné à satisfaire les yeux, qu’un appendice nécessaire à la solidité de l’édifice, car la première plate-bande ne dépasse pas l’aplomb du diamètre supérieur de la colonne, et le chapiteau est ainsi (au point de vue de la solidité) un membre inutile, dont la forte saillie ne porte rien sur deux de ses faces.

La fig. 1, qui donne un chapiteau d’un des temples d’Agrigente avec son entablement, exprime clairement ce que nous voulons indiquer. Supposant les parties A du chapiteau coupées, l’architrave portera tout aussi bien sur le fût de la colonne. En gens de sens et de goût, les Athéniens furent évidemment frappés de ce défaut, car, dans la construction du Parthénon, ils firent saillir l’architrave sur le nu de la colonne, ainsi que l’indique la fig. 2. La fonction du chapiteau est là bien marquée ; c’est un encorbellement placé sur le fût cylindrique de la colonne pour donner une large assiette à la plate-bande. Ces finesses échappèrent aux Romains ; ils ne virent dans le chapiteau qu’un simple ornement, et ne profitèrent pas de son évasement pour porter une plate-bande plus large que le diamètre supérieur du fût de la colonne. Dès les premiers temps du moyen âge, l’entablement disparaît totalement, pour ne plus reparaître qu’au XVIe siècle, et le chapiteau avec son tailloir porte l’archivolte sans intermédiaire. Alors, le chapiteau prend un rôle utile ; du cylindre il passe au carré par un encorbellement, et reçoit le sommier de l’arc ; ce rôle, il le conserve jusqu’à l’époque de la renaissance. Cependant, jusqu’au Xe siècle, en posant un sommier d’arcs sur le tailloir du chapiteau, on n’osait pas toujours profiter de l’évasement donné par la saillie de ce tailloir, et on tenait le lit de pose du sommier à l’aplomb de la colonne. C’est ainsi que sont disposés les chapiteaux de la nef de l’église Saint-Menoux (Allier), qui datent du IXe ou Xe siècle (fig. 3).
Ce n’était que successivement qu’on arrivait à se servir de l’évasement du chapiteau comme d’un encorbellement pouvant être utilisé pour porter un sommier dont le lit de pose débordait le diamètre de la colonne. Nous verrons quelles furent les conséquences importantes de cette innovation dans la construction des édifices, et comme le chapiteau dut peu à peu abandonner les formes antiques pour se prêter à cette fonction imposée par les principes de l’architecture du moyen âge. Dans les édifices mérovingiens et carlovingiens, on plaçait souvent des colonnes aux angles saillants, ainsi que l’indique la fig. 4, afin de dégager et d’orner ces angles ;


si une voûte en berceau venait se reposer sur le mur A B, le chapiteau de la colonne formait support de la tête du berceau et venait affleurer le nu A B suivant la ligne B B′C ; le tailloir seul formait saillie sur le nu du mur. C’est dans cette position que nous voyons les premiers chapiteaux porter une maçonnerie en encorbellement ; car, dans un même édifice, les colonnes isolées portent des sommiers d’archivoltes dont le lit de pose inscrit exactement le diamètre supérieur du fût, tandis que les colonnes d’angle sont déjà surmontées de chapiteaux dont l’évasement, comme dans la fig. 4, sert à supporter un sommier saillant.

La crypte de l’église Saint-Étienne d’Auxerre nous présente ces deux exemples, qui datent de la même époque (IXe ou Xe siècle). La fig. 4 bis est l’élévation perspective du plan 4, et la fig. 5 le chapiteau d’une colonne isolée.
On voit que si le chapiteau de la colonne d’angle porte un sommier plus saillant que le nu de la colonne, il n’en est pas encore de même pour la colonne isolée. Ces trois chapiteaux, fig. 3, 4 bis et 5, font voir comment les sculpteurs carlovingiens interprétaient le feuillé du chapiteau romain ; les uns, ne sachant comment réserver et dégager dans la pierre le revers de la feuille, posaient celle-ci de profil et comme rabattue sur la corbeille ; les autres se contentaient de quelques cannelures ciselées en éventail pour simuler les nerfs et découpures de la feuille romaine. Ces artistes primitifs tentaient cependant de se soustraire parfois à la tradition antique, et taillaient déjà, dès le Xe siècle, des figures sur les corbeilles de leurs chapiteaux, ou des formes dont il serait difficile de découvrir l’origine, des traits, des zigzags, de grossiers linéaments ; souvent aussi ils se contentaient de les épanneler. Mais nous ne voulons pas fatiguer nos lecteurs par des reproductions de ces premiers et informes essais, qui n’ont qu’un attrait de curiosité ; nous arriverons au XIe siècle, époque pendant laquelle la forme des chapiteaux, leur fonction et leur sculpture peuvent être parfaitement définies.

Il nous faut d’abord distinguer les chapiteaux, à partir de cette époque, en chapiteaux de colonnes isolées, monocylindriques, et en chapiteaux de colonnes engagées.

Dans les églises, les colonnes monocylindriques sont ordinairement réservées pour le tour des sanctuaires ; partout ailleurs la colonne est presque toujours engagée au moins d’un tiers dans une pile, un pilastre ou un mur. La fonction de la colonne engagée étant, dans l’intérieur des monuments, de supporter un archivolte, et son diamètre ne dépassant guère un pied (de 0,33 c. à 0,40 c., voy. Colonne), il fallait donner au chapiteau un évasement assez considérable pour recevoir le lit du sommier de cet archivolte qui devait soutenir un mur épais ou tout au moins un contrefort. Dès l’instant que le système de la construction des voûtes romanes était adopté, le chapiteau n’était plus un simple ornement, il entrait dans la construction comme une des parties les plus importantes, puisqu’il devenait l’assiette, le point de départ des voûtes (voy. Construction, Pile). Donc, après ces tâtonnements et ces grossiers essais des architectes et sculpteurs, nous voyons tout à coup, au XIe siècle, le chapiteau composé pour remplir une fonction nouvelle et utile. Cela est particulièrement sensible dans les édifices de l’Auvergne, du Nivernais et de la Bourgogne, qui datent de cette époque. Dans ces provinces, les archivoltes présentent une section carrée qui exige un point d’appui solide pour recevoir le sommier ; le chapiteau est alors muni d’un double tailloir, le premier tenant à l’assise même du chapiteau, et le second formant tablette saillante ; or c’est ce premier tailloir qui embrasse exactement la surface donnée par le lit de pose du sommier.

La fig. 6, copiée sur l’un des chapiteaux du tour du chœur de l’église de Saint-Étienne de Nevers (seconde moitié du XIe siècle), fera comprendre le rôle utile du chapiteau roman.

Dans l’Île de France et la Normandie, l’indécision dure plus longtemps ; les archivoltes sont munis souvent de gros boudins, sont maigres et ne viennent pas franchement se reposer sur la saillie du chapiteau. Cela est apparent dans la nef de la cathédrale d’Évreux, où quelques piles du XIe siècle, qui ont conservé leurs chapiteaux et archivoltes primitifs, nous présentent une disposition reproduite ici (fig. 7).

C’est toujours dans le voisinage des grands centres monastiques qu’il faut étudier l’architecture romane, c’est là qu’elle se développe avec le plus de vigueur et de franchise. En Bourgogne, l’ordre de Cluny forme une école, au XIe siècle, à nulle autre comparable ; c’est donc à lui que nous irons demander les exemples les plus beaux de cette époque. C’est à Vézelay, puisque l’église mère de Cluny est détruite aujourd’hui. La nef de l’église de Sainte-Madeleine de Vézelay présente une série de quatre-vingt-quatorze chapiteaux décorés d’ornements et de figures ; leur galbe, leur proportion et la façon monumentale dont la sculpture est traitée, sont un riche sujet d’études auquel on revient toujours après avoir examiné d’autres édifices du même temps. Parmi ces chapiteaux, on en remarque quelques-uns, vers les transsepts, qui appartiennent à une époque antérieure, et ont été replacés, lors de la reconstruction de la nef, à la fin du XIe siècle. Il ne semble pas que le maître de l’œuvre ait suivi un ordre méthodique dans le classement de ces chapiteaux ; étant tous appareillés de la même manière et sculptés, comme toujours, avant la pose, il est vraisemblable que les poseurs les ont montés et scellés à leur place sans suivre un ordre, mais au fur et à mesure qu’ils sortaient des mains des sculpteurs. Outre les chapiteaux feuillus et qui n’ont aucune signification, il en est un grand nombre, parmi ceux à figures, qu’il est difficile, pour nous du moins, d’expliquer. Quelques-uns représentent des scènes de l’Ancien Testament ; par exemple, la bénédiction de Jacob, la mort d’Absalon, David et Goliath, Moïse descendant du Sinaï (fig. 8).
Ce chapiteau est un de ceux qui sont traités avec le plus de verve ; son tailloir est décoré de gros boutons orlés qui rappellent les oves antiques. Le démon s’échappe par la bouche du Veau d’or à la vue de Moïse, un homme apporte un chevreau pour le sacrifier à l’idole et paraît interdit. Les gestes sont justes, bien sentis et fortement accentués ; la figure du démon est d’une énergie sauvage qui ne manque pas de style. En somme, si les détails de ces sculptures sont souvent barbares, jamais on ne peut leur reprocher d’être vulgaires. Dans les compositions, il y a toujours quelque chose de grand, de vrai, de dramatique qui captive l’attention et fait songer. Beaucoup de ces chapiteaux représentent des paraboles : le mauvais riche, l’enfant prodigue ; des légendes : celles de Caïn, tué par son fils Tubal, de saint Eustache ; des scènes de la vie de saint Antoine et de saint Benoît ; puis des vices et leur punition (le diable joue un grand rôle dans ces compositions) ; des travaux de l’année : la moisson, la mouture du grain, la vendange, etc. ; des animaux bizarres tirés des bestiaires (fig. 9) ;
des lions et des oiseaux adossés ou affrontés au milieu de feuillages. Tous ces ornements et figures se renferment dans le même épannelage, consistant en un cône tronqué renversé pénétré par un cube donnant en projection horizontale (fig. 10) le tracé A, et en projection verticale le tracé B.
L’astragale tient toujours au fût, et le second tailloir saillant est pris dans une autre assise ; du reste, tous les tailloirs sont variés comme profil ou décoration. Si les chapiteaux à figures de la nef de l’église de Vézelay sont d’un style tant soit peu sauvage, il n’en est pas ainsi de ceux composés uniquement de feuillages ; ces derniers sont d’une pureté d’exécution et d’une beauté incomparable.

Mais c’est surtout pendant le XIIe siècle que la sculpture des chapiteaux atteignit une singulière perfection. Leur fonction désormais arrêtée, supports avant d’être ornements, ils conservent cette forme dominante en se couvrant de la parure la plus riche, la plus délicate et la plus variée. Depuis longtemps déjà il était admis que les chapiteaux d’un même monument, en se renfermant dans un galbe uniforme, devaient tous être variés ; c’était donc là, pour les sculpteurs, une occasion de se surpasser les uns les autres, de faire preuve de talent dans la composition, de finesse d’exécution, de patience et de soin. C’étaient, dans les intérieurs des monuments, de nombreuses pages à remplir, destinées à captiver l’attention et à instruire la foule. Les chapiteaux à figures tiennent essentiellement à l’architecture romane, surtout dans les provinces éloignées de l’Île de France. Ils persistent, jusque vers la fin du XIIe siècle, dans le Poitou, le Berry, la Bourgogne, l’Aquitaine et l’Auvergne, tandis que les feuillages, les entrelacs sont adoptés de préférence dans les provinces dépendant du domaine royal. Nous ne trouvons ces grands chapiteaux avec tailloirs très saillants et large sculpture qu’à Vézelay et dans le voisinage de cette célèbre abbaye. Ailleurs, pendant les XIe et XIIe siècles, ils sont plus trapus, moins saillants sur la colonne, moins hauts, et ne sont pas couronnés par ces énormes tailloirs d’un effet si monumentalÀ Vézelay, les chapiteaux des colonnes engagées des bas-côtés ont en hauteur, compris le tailloir, le quart de la hauteur du fût, tandis que généralement, en Auvergne et dans le Berry, ils n’ont guère que le cinquième ou le sixième de la hauteur du fût. En Normandie, dans le Maine, l’Anjou et le Poitou, ils sont plus bas encore, comparativement à la longueur de la colonne.

La dimension des matériaux employés était pour quelque chose dans ces différences de proportion. En Bourgogne, les bancs de pierre sont hauts et ont toujours été extraits en blocs d’une grande dimension, tandis que, dans les provinces que nous venons de désigner, la pierre était, de temps immémorial, extraite par bancs d’une faible épaisseur. Or, pendant la période romane, les chapiteaux sont toujours sculptés dans une hauteur d’assise ; jamais un lit ne vient les séparer en deux assises. Les chapiteaux étant, comme tous les membres de l’architecture, taillés et terminés avant la pose, il eût été impossible de raccorder des sculptures faites sur deux pierres. Ce ne fut que plus tard que l’on composa des chapiteaux en deux ou trois assises, et nous verrons comment s’y prirent les appareilleurs et sculpteurs pour rassembler ces divers morceaux terminés sur le chantier. Il va sans dire que, si la hauteur des bancs calcaires influe sur la proportion donnée aux chapiteaux, la qualité de la pierre, pendant toute la période romane, vient en aide au sculpteur si elle est fine et compacte, gêne son travail si elle est grossière et poreuse. Là où les matériaux permettent une grande délicatesse de ciseau, les chapiteaux sont sculptés avec une rare perfection ; ils se couvrent de détails à peine visibles à la distance où ils sont placés. Il est tel chapiteau, du XIIe siècle, des provinces favorisées par la nature des matériaux, qui peut passer pour une œuvre destinée à être vue de près comme le serait un meuble. Les exemples abondent ; nous en choisirons un entre tous, tiré des ruines de l’église de Déols (Bourg-Dieu) près Châteauroux (11).


Ce chapiteau est, comparativement à ceux de la Bourgogne de la même époque, bas ; son tailloir est fin, peu saillant, les ornements exécutés avec une délicatesse remarquable ; il présente ces singuliers enchevêtrements d’animaux que l’on rencontre si souvent dans les provinces voisines de la Loire et jusque dans l’Angoumois. Ce n’est plus là cet art imposant de la Bourgogne, ce galbe hardi des chapiteaux du porche de Vézelay, contemporain de l’église de Déols. La sculpture n’est pas découpée sur le fond, mais très-modelée ; les traditions antiques ne paraissent pas avoir dominé l’artiste, qui semble plutôt inspiré par ces dessins d’étoffes, ces ivoires, ces bijoux vernis d’Orient et si fort prisés au XIIe siècle (voy. Sculpture).

Mais c’est surtout dans les contrées méridionales comprises entre la Garonne, la Loire et la mer, que, dès le XIe siècle, les chapiteaux se couvrent d’animaux traités avec une rare énergie, modelés simplement, d’un caractère étrange et plein de style. On en jugera par l’exemple que nous donnons (12), copié sur un chapiteau du porche de l’église de Moissac (partie du XIe siècle).


Cette sculpture, dessinée avec vigueur, coupée dans une pierre dure par une main habile, n’est cependant pas exempte de finesse ; la netteté de la composition, la franche disposition des masses, n’excluent pas la délicatesse des détails, comme le fait voir, autant que possible, notre gravure. Les articulations, les mouvements de ces lions fantastiques ayant une seule tête pour deux corps sont vrais, bien compris dans le sens de la décoration monumentale ; la sculpture est peu saillante, afin de ne pas déranger la silhouette du chapiteau, dont la forme est trapue comme celle de tous les chapiteaux de grosses colonnes. Car il est, dès l’époque romane, un fait à remarquer, c’est que la hauteur d’assises commandant la hauteur du chapiteau, il en résulte que, dans le même édifice, les chapiteaux des grosses colonnes sont bas, larges, écrasés, tandis que ceux des colonnettes sont sveltes, élancés. Il ne faut pas croire que ce principe est adopté d’une façon absolue, mais il a toujours une influence sur les proportions des chapiteaux qui sont d’autant plus allongées, relativement au diamètre des colonnes, que celles-ci sont plus grêles.

Nous avons dit qu’à partir des temps mérovingiens, les chapiteaux portent directement les sommiers des arcs et ne sont plus, comme dans l’architecture antique grecque et romaine, destinés à soutenir une plate-bande. À cette règle, quelque générale qu’elle soit, il y a cependant des exceptions.

Dans les provinces du centre, en Auvergne, dans le Poitou et l’Aquitaine, dès le XIe siècle, on rencontre souvent des colonnes tenant lieu de contreforts sur les parois extérieures des absides ou chapelles circulaires (voy. au mot Chapelle, les fig. 27 et 34). Les chapiteaux alors portent directement la corniche sous la couverture, l’intervalle entre ces chapiteaux étant soulagé par des corbeaux. On trouve de beaux exemples de ces chapiteaux autour des absides des églises d’Issoire, de Saint-Nectaire, de Chamaillères, de Notre-Dame du Port a Clermont (13), qui datent du XIe siècle ; nous les rencontrons encore au Mas-d’Agenais, sur les bords de la Garonne, à Saint-Sernin de Toulouse, à la cathédrale d’Agen, et jusqu’à Saint-Papoul sur les frontières du Roussillon. La corniche n’est, dans ce cas, qu’une simple tablette destinée à recevoir les premières dalles de la couverture et à protéger les murs par sa saillie. On sent encore l’influence antique dans le chapiteau (fig. 13) d’une des chapelles de Notre-Dame du Port ; mais ces réminiscences sont peu communes, et les chapiteaux appartenant à ce style et à l’architecture des XIe et XIIe siècles de ces provinces, ont un caractère original.

Pour rencontrer des chapiteaux dans la composition desquels les traditions gallo-romaines ont une grande influence jusqu’au commencement du XIIIe siècle, il faut aller dans certaines localités de l’Est et du Sud-Est, à Autun, à Langres, le long de la Saône et du Rhône. Les chapiteaux des colonnes monocylindriques du sanctuaire de la cathédrale de Langres, qui datent de la seconde moitié du XIIe siècle, sont évidemment imités de chapiteaux corinthiens gallo-romains ; on y retrouve même le faire de la sculpture, les trous nombreux de trépan percés pour dessiner les séparations des membres des feuilles, la découpure dentelée des feuillages, les volutes, culots et retroussis, le tailloir curviligne avec ses quatre fleurons et la corbeille corinthienne. Souvent, à côté de ces chapiteaux imités de l’antiquité, le goût particulier à l’époque apparaît, et les feuillages corinthiens sont remplacés par des figures, comme à la cathédrale d’Autun, par des entrelacs ou des rosaces, genre d’ornement fréquemment adapté aux chapiteaux pendant le XIIe siècle, ainsi que le fait voir la fig. 14, reproduisant un chapiteau de l’ancien cloître roman de l’abbaye de Vézelay[1].
Il faut reconnaître que, même dans les contrées où la tradition gallo-romaine persiste, à cause surtout du voisinage de fragments antiques qui couvraient encore le sol, cette influence n’a d’effet que sur les chapiteaux posés sur des colonnes monocylindriques comme les colonnes antiques, et sur des pilastres disposés comme le sont les pilastres antiques. Sur les colonnes engagées, d’angles, et les colonnettes, le chapiteau roman prend sa place, comme si ces genres de supports appartenaient exclusivement à ce style et ne pouvait admettre de mélanges. Cela est bien visible dans la cathédrale de Langres. Ce monument ne présente à l’intérieur et à l’extérieur que les colonnes monocylindriques du chœur, dont nous avons parlé tout à l’heure, et des pilastres. Les chapiteaux de ces colonnes et pilastres rappellent avec plus ou moins de fidélité la sculpture et la composition des chapiteaux corinthiens romains. Mais le triforium du chœur présente une suite d’arcatures supportées par des colonnettes accouplées. Ces colonnettes sont surmontées de chapiteaux jumeaux portant les sommiers des petits archivoltes. Cela est une disposition toute romane ; or les chapiteaux jumeaux des colonnes accouplées ont, la plupart, un caractère étranger aux arts antiques ; on en jugera par l’exemple que nous donnons ici (15).
Le mur supportant le triforium du chœur de la cathédrale de Langres est épais ; pour le porter sans avoir des colonnettes d’un fort diamètre, l’architecte a dû éloigner passablement ces colonnettes l’une de l’autre, suivant la section du mur ; voulant aussi que les chapiteaux jumeaux fussent pris dans une seule pierre, afin de ne pas donner trop de quillage à ses colonnettes, il les a réunis par une grosse tête de lion, ainsi que le fait voir notre figure.

Un procédé analogue avait été suivi pour la taille des bases jumelles de ces colonnettes, qui sont également dégagées dans un seul morceau de pierre (voy. Base, fig. 19). Ainsi, d’une part, nous voyons la forme primitive de la colonne ou des pilastres antiques faire conserver, à Langres, la forme et la composition du chapiteau corinthien ; et, de l’autre, l’adoption d’une disposition toute romane de colonnettes, faire adopter le chapiteau roman dans lequel les traditions antiques ne sont plus apparentes.

C’est, nous le répétons, pendant la seconde moitié du XIIe siècle, que ces influences diverses agissent à Langres. Mais il fallait que cette tradition de la forme antique fût bien forte dans cette contrée, puisque, pendant les dernières années du XIIe siècle ou les premières du XIIIe, lorsque l’on construit la nef de la cathédrale, en conservant le pilastre antique cantonnant les piles, on voit encore, dans la composition des chapiteaux de ces pilastres, la disposition corinthienne conservée avec certains détails et ornements qui appartiennent à la sculpture la plus belle et la plus caractérisée de la première période ogivale.

Ainsi nous trouvons (16) dans un même chapiteau, comme masse, les divisions des feuilles sur la corbeille corinthienne, les restes des volutes avec leurs caulicoles et bagues, puis les retroussis, et un beau crochet appartenant franchement à la sculpture des premières années du XIIIe siècle.

Un autre chapiteau de la même nef présente, avec un souvenir plus effacé mais persistant encore du chapiteau corinthien, des détails qui, quoique fort étranges, sont empreints du style des premières années du XIIIe siècle ; c’est ce chapiteau dont les retroussis des feuilles viennent couvrir des têtes humaines (17).

La Bourgogne nous présente quelques autres exemples de chapiteaux de cette époque décorés de têtes en guise de crochets ; nous en avons vu un dans la petite église de Sainte-Sabine (Côte-d’Or), entre Saint-Thibaut et Arnay le-Duc. La Normandie et le Maine en possèdent aussi en assez grand nombre, mais d’une date plus reculée.

Aucune époque de notre architecture ne fournit une aussi grande quantité de chapiteaux variés de forme et de détails que le XIIe siècle. À aucune époque aussi la sculpture de ce membre important de la colonne ne fut exécutée avec plus d’amour. Nous ne pouvons que donner quelques types bien caractérisés et en petit nombre, en essayant de les classer méthodiquement.

Puisque nous en sommes à l’interprétation plus ou moins exacte des formes antiques, nous ne saurions passer sous silence ces chapiteaux des bords de la Haute-Garonne qui ont une physionomie bien tranchée, et qui, en conservant à peu près les masses du chapiteau corinthien, subdivisent les grandes feuilles en gracieux fleurons s’enroulant les uns près des autres comme une sorte de damasquinage. L’église de Saint-Sernin de Toulouse en fournit de beaux échantillons exécutés avec une rare perfection.

Voici (18) un de ces chapiteaux. Dans le même monument, il en est d’autres qui ne donnent que l’épannelage de cette riche ornementation ; quelques-uns, posés sur les colonnes monocylindriques du sanctuaire, sont des copies assez fidèles de chapiteaux romains, copies dans lesquelles cependant on trouve un style, un goût et une pureté d’exécution, qui rendent ces sculptures supérieures aux chapiteaux des bas-temps.

Il est un fait que nous devons signaler, car il est particulier à l’église de Saint-Sernin ainsi qu’à certaines églises méridionales du XIIe siècle, c’est qu’à l’intérieur de ces édifices les chapiteaux sont seulement décorés de feuillages, sauf de rares exceptions, tandis que ceux qui décorent les portails à l’extérieur sont presque tous couverts de figures légendaires, symboliques, ou d’animaux bizarres. Les colonnes du portail s’ouvrant à l’extrémité du transsept sud de l’église de Saint-Sernin sont surmontées de chapiteaux sur lesquels on a figuré la personnification des vices et leur punition. Le portail de la nef, du même côté, reproduit, sur ses chapiteaux, l’Annonciation, la Visitation, le massacre des Innocents, etc. Cette méthode de figurer des scènes de l’Ancien et du Nouveau Testament sur les chapiteaux des portails est généralement adoptée, au XIIe siècle, non-seulement dans le Midi, mais encore dans quelques-unes de nos églises du Nord. Le portail royal de la cathédrale de Chartres, par exemple, développe sur ses chapiteaux une série de scènes sacrées qui se suivent et forment comme une frise pourtournant les ressauts produits par la disposition des colonnes en retraite les unes sur les autres.

Mais c’est dans les cloîtres surtout que les chapiteaux sont, au XIIe siècle, couverts de scènes empruntées à l’histoire sacrée ou aux légendes des saints. Les cloîtres de Saint-Trophyme d’Arles, de Moissac, d’Elne, sont particulièrement riches en représentations de ce genre, ainsi que les admirables cloîtres, détruits aujourd’hui, des églises de Toulouse et d’Avignon. Les musées de ces villes renferment encore quelques-uns de ces fragments qui sont de la plus grande beauté et d’une finesse d’exécution incomparable. Les chapiteaux des cloîtres romans sont presque toujours doubles, les colonnes supportant les arcatures des galeries étant jumelles ; et, dans ce cas, ces chapiteaux ne sont souvent qu’une frise sculptée supportée par un rang de feuilles au-dessus de chacune des astragales. Quelques-uns des chapiteaux déposés dans le musée de Toulouse et provenant, dit-on, du cloître de Saint-Sernin (XIIe siècle), sont ainsi composés.

Nous donnons (19) une copie de l’un d’eux.
Il représente une chasse à l’ours au milieu d’enroulements d’un goût exquis. L’ours est remarquablement imité, contrairement aux habitudes des sculpteurs du XIIe siècle, qui donnaient presque toujours à leurs animaux une forme conventionnelle ; on voit que le voisinage des Pyrénées a permis à l’artiste de prendre la nature sur le fait. Quant aux chapiteaux du cloître de Moissac, ils représentent des scènes diverses, dont les figurines sont sculptées avec la plus grande délicatesse, ou des ornements dans le genre de ceux du chapiteau de Saint-Sernin (fig. 18).

Mais, dans ces provinces méridionales, l’école des sculpteurs qui étaient arrivés, au XIIe siècle, à une si rare habileté, s’éteint pendant les guerres des Albigeois, et il nous faut retourner vers le Nord pour trouver la transition entre le chapiteau roman et le chapiteau appartenant au style ogival. Cette transformation suit pas à pas celle de l’architecture ; elle est, à cause de cela même, fort intéressante à étudier. Dans les provinces septentrionales, et particulièrement dans le domaine royal, la sculpture avait atteint, au XIIe siècle, une perfection d’exécution qui ne le cède guère aux écoles méridionales. Toutefois, dans les chapiteaux de cette époque et appartenant aux édifices de ces contrées, les figures sont rares, l’ornementation, composée de feuillages ou d’enroulements, domine. L’influence du chapiteau corinthien antique se fait souvent sentir, mais elle est déjà soumise à des formes particulières ; c’est plutôt un souvenir qu’une imitation. L’artiste adopte un galbe, certaines dispositions des masses qui lui appartiennent ; il ne tâtonne plus, il a trouvé un type auquel il se soumettra de plus en plus jusqu’au moment où il abandonnera complètement les dernières traces de l’art romain. La transition entre le chapiteau roman plus ou moins fidèlement inspiré de la tradition antique, et le chapiteau appartenant à l’art ogival, peut être observée dans un assez grand nombre d’édifices construits pendant la première moitié du XIIe siècle.

Nous prendrons un exemple, entre beaucoup d’autres analogues, dans l’église de Sainte-Madeleine de Châteaudun (20).
Les piliers de la nef de cette église (côté nord) sont cantonnés de colonnes engagées de diamètres différents ; cependant tous les chapiteaux pris dans la même assise sont de la même hauteur, qu’ils appartiennent aux grosses ou minces colonnes. La corbeille du chapiteau de la colonne mince s’entoure de feuilles peu recourbées à leur extrémité, tandis que déjà le chapiteau de la grosse colonne retourne vigoureusement les bouts de ses feuilles de façon à former, à chaque extrémité, une masse assez volumineuse pour accrocher la lumière et faire prévaloir ainsi, au milieu du groupe de feuillages, certaines masses fortement accentuées. C’est, en effet, dans les gros chapiteaux que l’on voit se développer d’abord ces extrémités de feuilles qui peu à peu prennent une grande importance, jusqu’à figurer ces volumineux bourgeons, ces paquets de folioles que l’on désigne aujourd’hui sous le nom de crochets.

Les puissants tailloirs carrés des chapiteaux romans, encore conservés dans l’architecture du XIIe siècle, supportant des sommiers d’arcs dont le lit était lui-même inscrit dans des angles droits, obligeaient les sculpteurs à donner aux angles du chapiteau une grande résistance pour ne pas être brisés sous la charge. Ces retroussis de feuilles, non point évidés comme les volutes du chapiteau corinthien antique qui n’ont rien à porter, mais pleins, formaient comme une console, un encorbellement nécessaire à la solidité. C’est pourquoi nous voyons ces retroussis adoptés d’abord dans les gros chapiteaux portant les arcs principaux, tandis qu’ils ne paraissent pas nécessaires dans les chapiteaux plus grêles qui n’ont que des arcs ogives à soutenir. À plus forte raison donnait-on aux angles des chapiteaux des colonnes isolées, portant de très-lourdes charges et répartissant cette charge sur un fût assez mince comparativement, un très-grand développement.

Cela est bien accusé dans les chapiteaux des colonnes monocylindriques du tour du chœur de l’église de Saint-Denis, quoique là encore on sente l’influence de la sculpture romane. Le développement est complet dans les chapiteaux du sanctuaire de l’église de Saint-Leu d’Esserent (21).


Nous n’avons pas besoin de faire ressortir les belles qualités de cette dernière sculpture, qui réunit au plus haut degré la finesse à la fermeté. Dans cet exemple, nulle confusion, pas de tâtonnements. Les angles de l’épais tailloir sont puissamment soutenus par les gros crochets, composés avec un art infini ; entre eux on voit paraître la corbeille circulaire qui fait le fond du chapiteau ; des têtes d’animaux sortant à la réunion des larges feuilles découpées occupent et décorent la partie moyenne. Les feuilles, afin de présenter à l’œil une masse plus ferme, sont cernées par deux nerfs qui servent de tige au crochet d’angle, en s’enroulant sur eux-mêmes.

Pour tout artiste de goût, c’est là, quelle que soit l’école à laquelle il appartienne, une œuvre digne de servir d’exemple, autant par la manière dont elle est composée que par son exécution, à la fois sobre, fine et monumentale.

La révolution qui s’opère dans la forme et les détails des chapiteaux, vers la fin du XIIe siècle, arrive promptement, dans le domaine royal et les provinces environnantes, à son entier développement, comme nous le verrons tout à l’heure ; elle se fait moins rapidement en Bourgogne. L’influence romane persiste plus longtemps. Dans les provinces de l’Est, sur les bords du Rhin et de la Moselle, le chapiteau roman se décore de détails plus délicats, mais conserve sa forme primitive. Le chapiteau roman rhénan est bien connu ; c’est une portion de sphère posée sur l’astragale et pénétrée par un cube.

La fig. 22 nous dispensera de plus longues explications au sujet de cette forme singulière que l’on rencontre dans presque toute l’Allemagne, et dont on trouve la trace dans certains édifices du Xe siècle, du nord-est de l’Italie et en Lombardie. Ces chapiteaux ont leurs faces plates décorées souvent, soit par des peintures, soit par des ornements déliés, découpés, peu saillants, comme une sorte de gravure.

Au XIIe siècle, lorsque tous les profils de l’architecture prirent plus de finesse, la forme cubique de ces chapiteaux dut paraître grossière ; on divisa donc les gros chapiteaux en quatre portions de sphères se pénétrant et pénétrées ensemble par un cube, ainsi que l’indique la fig. 23 ; puis on orna chacune de ces parties qui formaient comme un groupe de quatre chapiteaux réunis.

La nef de l’église de Rosheim près Strasbourg, qui date du XIIe siècle, nous donne un bel exemple de ces sortes de chapiteaux (24). On voit que l’ornementation n’est qu’accessoire dans les chapiteaux rhénans ; ce n’est guère qu’une gravure à peine modelée qui ne modifie pas le galbe géométrique du sommet de la colonne ; on sent là l’influence byzantine, car si l’on veut examiner les chapiteaux de Saint-Vital de Ravenne et de Saint-Marc de Venise, on reconnaîtra que dans ces édifices la plupart des chapiteaux, appartenant aux constructions primitives, ne sont décorés que par des sculptures très-plates, découpées, ou même quelquefois, comme dans le bas-côté nord de cette dernière église, par des incrustations de couleur. Quelle que soit la beauté de travail de ces sculptures, la forme romane, même à la fin du XIIIe siècle, reste maîtresse ; il ne semble pas que cet art puisse se transformer.

L’architecture comme la sculpture romane du Rhin ne peuvent se débarrasser de leurs langes carlovingiennes ; elles tournent dans le même cercle jusqu’au moment où les arts français importés viennent prendre leur place. Cette immobilité ou ce respect pour les traditions, si l’on veut, existent, quoique avec moins de force, en Normandie. La forme du chapiteau normand roman persiste, sans modification sensible dans les masses, jusqu’au moment où le style français fait invasion dans cette province lors de la conquête de Philippe-Auguste. Le chapiteau cubique simple ou divisé se rencontre aussi dans cette province ; il est souvent décoré de peintures, comme on peut le voir encore dans l’église de Saint-Georges de Boscherville et dans celle de l’abbaye de Jumièges. Nous retrouvons même ces chapiteaux dans des parties carlovingiennes des églises françaises de l’Est. La crypte de l’église Saint-Léger de Soissons contient encore un chapiteau cubique peint, fort remarquable, qui paraît dater du Xe siècle. Nous en donnons une copie (25). Les ornements sont blancs sur fond jaune ocre.


La pénétration du cube dans la sphère est tracée par une légère entaille double, ainsi que l’indique le profil fait sur l’axe A B, ce qui donne à ce chapiteau une physionomie particulière. Ce n’est pas là le pur chapiteau rhénan.

De tous ces divers styles romans, dont la variété est infinie et dont nous n’avons pu que tracer les caractères les plus saillants, un seul arrive à une transformation à la fin du XIIe siècle ; c’est le style français proprement dit, car les chapiteaux suivaient naturellement les progrès de l’architecture (voy. Architecture, Cathédrale). Les autres se traînent sur des traces vieillies, se perdent, ou tombent dans des raffinements puérils. Nous allons donc pouvoir suivre pas à pas les transformations successives du chapiteau français, sans plus faire d’excursions, comme dans la première partie de cet article.

Ainsi que nous l’avons fait voir, il avait toujours existé une différence marquée dans la composition des chapiteaux romans appartenant à des colonnes isolées monocylindriques d’un diamètre assez fort par conséquent, et des chapiteaux de colonnettes et colonnes engagées. Toutefois, cette différence est plutôt le résultat d’un instinct naturel d’artiste que d’un système arrêté. En abandonnant la tradition romane pour entrer dans l’ère ogivale inaugurée, à la fin du XIIe siècle, dans les provinces du domaine royal, de la Champagne, de la Picardie et de la Bourgogne, la composition des chapiteaux se soumet à un mode fixe ; elle devient logique comme le principe général de l’architecture. Ce sera dorénavant le sommier des arcs supporté par le chapiteau qui commandera la forme du tailloir ; ce sera la forme du tailloir qui commandera la composition du chapiteau. Notons encore une fois ce fait, sur lequel nous reviendrons souvent, et dont nous ne saurions trop faire ressortir l’importance : dans l’architecture ogivale, c’est la voûte et ses divers arcs qui imposent aux membres inférieurs de l’architecture, aux supports, leur nombre, leur place et leur forme jusque dans les moindres détails.

À la fin du XIIe siècle, le chapiteau devient, comme tous les membres nombreux de l’architecture, un moyen de construction ; il est comme une expansion intelligente de la pile ; il prend ses fonctions de support au sérieux.

Dans l’Île de France on avait, à la fin du XIIe siècle, adopté fréquemment la colonne monocylindrique comme pile, non-seulement autour des sanctuaires, mais aussi dans les nefs, peut-être parce que cette forme est celle qui prend le moins d’espace, gêne moins que toute autre la circulation, et démasque le mieux les diverses parties intérieures d’un édifice. Mais la colonne cylindrique d’une nef devait porter : 1o deux archivoltes de travées, 2o l’arc doubleau et les deux arcs ogives du collatéral, 3o le faisceau de colonnettes montant jusqu’aux naissances des grandes voûtes. Ces membres compliqués, se pénétrant, ayant chacun leur fonction, demandaient une assiette large, sur laquelle ils devaient s’asseoir, et qui ne pouvait se renfermer dans la section horizontale d’un cylindre, dans un cercle, ni même dans le carré qui aurait inscrit ce cercle.

À la cathédrale de Paris, par exemple, dont le chœur et la nef sont portés sur des colonnes monocylindriques, la section de la colonne étant un cercle dont le centre est en A (26), les lits de sommiers des archivoltes tracent la projection horizontale B ; ceux de l’arc doubleau du bas-côté et des deux arcs ogives, les projections C, D D ; et, enfin, les bases des faisceaux de colonnettes montant jusqu’aux grandes voûtes, la projection horizontale E. Qu’ont fait les constructeurs ? Ils ont tracé simplement le tailloir du chapiteau suivant le carré F G H I qui inscrit tous les lits de ces divers membres, et se sont contentés d’abattre ses angles pour éviter des aiguités désagréables, lorsque l’on regarde le chapiteau parallèlement à ses diagonales. Mais ce tailloir n’inscrit pas exactement les traces données, sur plan horizontal, par le lit des sommiers et bases des colonnettes ; il reste deux surfaces K inutiles ; on ne tarda pas à les éviter. Avant de passer outre, nous faisons voir (27) l’élévation de ces chapiteaux des gros piliers cylindriques de la cathédrale de Paris, du côté de la nef. Les bancs de beau cliquart dont sont composés ces piles et leurs chapiteaux sont bas d’assises et ne portent guère plus de 0,40 c. à 0,45 c. de hauteur. Force était donc, pour donner aux chapiteaux une proportion convenable par rapport au diamètre de la colonne, de les sculpter dans deux assises.
Notre fig. 27 montre comment l’ornementation de ces chapiteaux concorde avec la hauteur des assises, et comment on a pu raccorder les deux tambours des chapiteaux très-facilement, quoiqu’ils aient été sculptés avant la pose[2]. Les chapiteaux des piles du chœur, sculptés et posés quelques années avant ceux de la nef, présentent les mêmes dispositions d’ensemble ; seulement leurs crochets d’angles sont plus forts, plus larges, les feuilles plus grasses et moins découpées. Il est, du reste, une observation à faire au sujet des chapiteaux du chœur de Notre-Dame de Paris, que nous ne devons pas omettre, c’est que les chapiteaux des colonnettes isolées de la galerie du premier étage paraissent d’un travail plus ancien que les chapiteaux des grosses piles cylindriques du rez-de-chaussée. Ils ont dû tous cependant être taillés en même temps, et s’il y a quelques années de différence entre leur sculpture, évidemment ceux du triforium sont postérieurs à ceux du rez-de-chaussée. Mais, à cette époque de transition, encore rapprochée de la période romane, il n’est pas rare de rencontrer de ces sortes d’anachronismes en sculpture. Noyon, Senlis nous en offrent des exemples. Cela tenait à ce que l’on employait en même temps, pour sculpter les nombreux chapiteaux de ces grands monuments, des artistes d’âge différent ; les uns appartenaient encore à la vieille école romane, d’autres plus jeunes suivaient les nouveaux errements. Or, comme en France on a toujours été enclin à préférer la nouveauté aux traditions, on confiait les sculptures les plus en vue, les plus importantes, aux artistes appartenant à la nouvelle école, et les œuvres des vieux sculpteurs étaient reléguées dans les parties des édifices le moins en vue. Les corporations laïques d’artisans ou d’artistes qui, à la fin du XIIe siècle, étaient à l’origine de leur puissance, avaient cette intelligence des corps qui s’organisent dans le but de produire et de progresser ; elles ne cherchaient pas à monopoliser les œuvres d’art entre les mains de quelques hommes dans un intérêt personnel ; elles favorisaient, au contraire, les innovations, et les patrons étaient débordés et supplantés par leurs apprentis devenus rapidement plus hardis et plus habiles. Les corporations, pour tout dire en un mot, étaient des corps et non des coteries[3].

Dans le même monument, la cathédrale de Paris, nous voyons les chapiteaux des piles séparant les deux collatéraux déjà combinés pour recevoir exactement les retombées des différents arcs des voûtes. Mais nous reviendrons tout à l’heure sur les fonctions si bien écrites du chapiteau appartenant à la période ogivale.

Pour faire ressortir l’influence exercée par la nature des matériaux employés, sur la sculpture des chapiteaux, nous présenterons un exemple tiré du tour du chœur de la grande église de Mantes, contemporaine du chœur de Notre-Dame de Paris, et qui paraît avoir été élevée par les mêmes maîtres. Les murs du sanctuaire de l’église de Mantes sont portés sur des colonnes en grès qui n’ont pas plus de 0,50 c. de diamètre. Pour résister à la charge supérieure, les chapiteaux durent être également sculptés dans un grès très-résistant, difficile à travailler et qu’il eût été dangereux de trop évider ; ils devaient encore présenter un évasement considérable pour recevoir, sur le lit supérieur du tailloir, le sommier de deux archivoltes, de deux arcs ogives, d’un arc doubleau, et le départ de la colonnette montant jusqu’à la naissance des voûtes hautes. Afin d’éviter les brisures qui pouvaient se manifester aux angles de ces chapiteaux très-évasés, il fallait que ces angles fussent soutenus par la sculpture entourant la corbeille, que cette sculpture formât comme un encorbellement reportant la charge d’un large sommier sur un fût très-mince. Les sculpteurs résolurent exactement ce problème, ainsi que le fait voir la fig. 28.
A est l’arc doubleau du collatéral. La composition de ce chapiteau a cela d’étrange que, sur quatre volutes d’angles, deux se retournent dans un sens, deux dans l’autre, mais toutes quatre sont fortement épaulées sous le retroussis. Cette méthode avait déjà été employée, quelques années auparavant, autour du chœur de l’église de Saint-Denis, pour les chapiteaux des colonnes monocylindriques qui datent de la construction de Suger, et qui portent les culées des arcs-boutants reconstruits au XIIIe siècle. Il est donc facile de reconnaître qu’au moment où l’architecture ogivale se développe, le chapiteau se soumet au système de construction adopté, sa fonction est nécessaire et sa forme se modèle sur les membres des arcs dont il doit porter la charge.

Si rapides que soient les transformations dans un art, il est certains usages, certaines traditions qui persistent, dont on ne s’affranchit qu’avec peine. Déjà la section horizontale du pilier roman était abandonnée depuis longtemps, le pilier ogival, dans les nefs, se composait d’un cylindre cantonné de quatre colonnes, qu’autour des sanctuaires on conservait encore la colonne monocylindrique, soit parce que cette forme était traditionnelle et que le clergé y tenait, soit parce qu’elle dégageait mieux les bas-côtés du chœur et permettait aux fidèles assemblés autour du sanctuaire de mieux voir les cérémonies, soit enfin parce que les travées de rond-point étant plus étroites que les autres, on voulait donner une grande légèreté apparente aux points d’appui, et ne pas diminuer la largeur des vides (voy. Pilier).

Cependant le système général de la construction des voûtes ogivales franchement appliqué ne pouvait concorder avec la colonne monocylindrique. L’esprit impérieusement logique des constructeurs excluait les surfaces horizontales ne supportant rien, inutiles par conséquent, quelque peu étendues qu’elles fussent (voy. Base).

Passer d’un lit de sommier tel que celui donné (29), par exemple, à un cercle, en évitant les surfaces horizontales sur le tailloir du chapiteau, devenait difficile ; on pouvait bien inscrire le lit des différents arcs C C′, D D′, E dans un octogone régulier, et de l’octogone régulier passer au cercle, mais les trois colonnettes A B B′, destinées à recevoir trois nerfs des voûtes hautes, sortaient avec leur base de l’octogone ; il fallait ajouter un appendice au tailloir pour les soutenir, et cet appendice du tailloir devait être lui-même soutenu par un ornement du chapiteau ; de là des combinaisons que les architectes faisaient concourir avec un art exquis à la décoration de l’ensemble.

Le plan de tailloir et la trace de sommier, fig. 29, provenant du chœur de la jolie église de Sémur en Auxois, donne, en élévation perspective, la fig. 30[4].
On voit avec quel scrupule l’architecte a évité des angles saillants présentant des surfaces horizontales sans emploi, comment il a su conduire l’œil du fût cylindrique à la rencontre compliquée des différents membres des voûtes et des colonnettes, de manière à faire voir que ce chapiteau porte réellement et qu’il n’est pas seulement une décoration banale. Une fois le principe admis, il y a dans ces combinaisons une sincérité et une grâce bien éloignées de notre architecture moderne, dont la plupart des membres se superposent sans qu’il soit possible de dire quelle est leur fonction, pourquoi ils occupent une place plutôt qu’une autre.

La pierre mise en œuvre pour la construction des églises de Sémur en Auxois est, il faut le dire, fort résistante ; c’est un gros grès (pierre de Pouillenay) qui, bien qu’il se taille assez facilement en sortant de la carrière, acquiert la dureté du granit.

L’assise du chapiteau représenté fig. 30 n’a pas moins de 0,86 c. de hauteur, non compris le tailloir pris dans une autre assise. Les constructeurs n’avaient pas partout des matériaux de cette hauteur de banc et de cette force. Alors, s’ils voulaient maintenir la colonne monocylindrique dans les sanctuaires (comme ils l’ont fait plus tard encore dans la Bourgogne), ils lui donnaient, comparativement au sommier, un plus fort diamètre, et ils sculptaient le chapiteau dans deux assises, ainsi qu’on peut le voir à la cathédrale d’Auxerre.

Cependant on ne tarda pas à s’affranchir de la difficulté résultant de la retombée des membres des voûtes sur un chapiteau unique, et à oublier ce dernier vestige des traditions romanes. Admettant définitivement, vers 1225, que les voûtes devaient commander la section horizontale des piliers, on cantonna les colonnes monocylindriques de deux ou de quatre colonnes ; cette nouvelle combinaison vint déranger l’ordonnance des chapiteaux (voy. Pilier).

Un des premiers exemples de cette transformation se rencontre à l’entrée de la nef de la cathédrale de Paris ; les premières travées de cette nef sont d’une époque un peu postérieure aux suivantes (voy. Cathédrale). L’architecte, en laissant subsister au centre du groupe de colonnes le gros pilier monocylindrique adopté dans le reste du monument, lui conserva son chapiteau ; seulement il l’interrompit au droit de chacune des colonnes engagées.

La fig. 31 rendra notre description plus claire. On voit en A la colonne qui porte, comme un renfort ajouté au pilier, les colonnettes montant jusqu’à la naissance des voûtes hautes ; en B l’une des trois autres colonnes qui portent les deux archivoltes et l’arc doubleau du collatéral ; les arcs ogives posent sur les sections circulaires du tailloir du gros chapiteau, laissées encore inutiles, en partie, du côté de la nef. Si le gros chapiteau est formé de deux assises, les trois chapiteaux des colonnes engagées B sont sculptés dans une seule. L’instinct de l’artiste lui commandait cette différence de hauteur donnée à des chapiteaux de colonnes de diamètres différents. Quant à la colonne engagée A ne portant pas d’arc, mais un groupe de colonnettes, elle n’a pas de chapiteaux. Ce fait indique bien clairement que l’on n’admettait alors le chapiteau (comme déjà pendant la période romane) que pour porter des arcs de voûtes, et servir de transition, d’encorbellement, entre le sommier large de ces arcs et les fûts minces des colonnes.

Ce moyen transitoire trouvé, les architectes ne purent manquer d’être choqués par ces démanchements d’assises ornées, ce tailloir d’une forme assez peu gracieuse et compliquée en plan. Ils cherchèrent à concilier l’effet d’unité donné par le chapiteau unique possédant un seul tailloir avec les nécessités de proportions qui obligeaient d’avoir des hauteurs de chapiteaux en rapport avec le diamètre des fûts des colonnes réunies. Ils résolurent ce problème avec beaucoup d’adresse dans la construction des piliers latéraux du chœur de la cathédrale d’Auxerre (1230 environ), ainsi que le fait voir la fig. 32.
Les colonnes engagées ne viennent ici qu’épauler quatre des faces du tailloir octogone du chapiteau de la grosse colonne centrale. L’astragale des petits chapiteaux passe également sur le gros, indique le lit ; et au-dessous, ce gros chapiteau, entre l’astragale fausse et sa véritable astragale, présente une sculpture plus simple, plus en rapport avec son diamètre. L’ornementation de la partie supérieure du gros chapiteau participe, comme échelle de celle des petits, tandis qu’elle lui appartient en propre dans la partie inférieure où il reste seul visible. Ce n’est pas là, il faut bien en convenir, l’effet du hasard ou d’une fantaisie d’artiste, mais la conséquence d’un principe qui cherche à devenir de plus en plus absolu jusque dans les moindres détails de la construction et de la décoration des édifices.

Entre le chapiteau de Notre-Dame de Paris (fig. 31) et celui que nous représentons ici (32), il y a un grand pas de fait vers l’unité d’aspect ; mais les quatre colonnes engagées viennent encore couper le gros chapiteau, et le démanchement qui choque, dans la fig. 31, n’est pas évité malgré le passage de l’astragale des petits chapiteaux sur la corbeille du gros. On voulut tout concilier à Reims en construisant les piliers de la cathédrale (1230 à 1240)[5]. Le gros chapiteau conservera son ordonnance propre au milieu des quatre autres[6]. Ceux-ci prirent toute la hauteur du gros chapiteau en deux assises ; mais une seconde astragale vint les diviser à mi-hauteur (33).

On remarquera, en outre, dans les chapiteaux de la nef de la cathédrale de Reims, la forme des tailloirs ; celui du gros chapiteau est un carré posé diagonalement, ceux des petits chapiteaux sont octogones ; ils sont combinés de manière à circonscrire exactement la trace du lit du sommier des arcs et des bases des cinq colonnettes montant jusqu’à la naissance des grandes voûtes, ainsi que le démontre la section horizontale (34).
La ligne ponctuée indique le pilier ; en A, B B, C C sont les cinq colonnettes qui, posant sur un des quatre chapiteaux octogones, portent le gros arc doubleau, les deux arcs ogives et les deux formerets des voûtes hautes ; en D D les traces des sommiers des archivoltes sur lesquels reposent les écoinçons entre les piles, le triforium et les grandes fenêtres supérieures ; en E E les deux arcs ogives des voûtes des bas-côtés ; en F l’arc doubleau de ces mêmes voûtes ; Le tailloir du chapiteau principal avait ses deux diagonales G H, I K parallèles et perpendiculaires à l’axe de la nef, ce qui était motivé par la trace du sommier de tous les arcs. On arrivait ainsi successivement à prendre le lit inférieur du sommier comme générateur du tailloir du chapiteau. Ce que l’on ne saurait trop remarquer dans la structure de la cathédrale de Reims, c’est la méthode, la régularité de toutes les parties. Le tracé de ces sommiers d’arcs est très-savant, et nous avons l’occasion d’y revenir aux mots Construction, Sommier, Voûte. Il nous suffira de faire observer ici que la disposition du groupe de chapiteaux, n’ayant pour eux tous qu’un seul tailloir, se soumettant déjà au nombre des arcs principaux et à leur section, est un acheminement vers les chapiteaux isolés appartenant à chaque colonne. La transition est encore plus sensible dans la disposition des chapiteaux du tour du chœur de la cathédrale d’Amiens (1240 environ). Leurs tailloirs prennent des formes rectangulaires qui, non-seulement se modèlent exactement sur la trace du lit inférieur du sommier, mais encore accusent chacun des arcs des voûtes.
Ainsi (35) : soit la ligne ponctuée la section horizontale du pilier ; en A est la colonnette qui monte jusqu’aux voûtes hautes, le tailloir ne fait que la pourtourner comme une bague sans chapiteau ; en B les archivoltes et leurs doubles claveaux C ; en D l’arc doubleau du collatéral, et en E les arcs ogives. On voit que chacun de ces arcs porte sur une portion du tailloir qui lui appartient en propre ; ce n’est plus un tailloir commun pour plusieurs arcs. En élévation perspective du côté du collatéral, ces chapiteaux affectent la disposition donnée par la fig. 36. Si la naissance du chapiteau est composée comme celle des chapiteaux des piliers du chœur de la cathédrale d’Auxerre, son tailloir se découpe, se sépare en autant de membres qu’il y a d’arcs. Il n’y a encore que quatre chapiteaux, un gros et trois plus petits et il y a déjà six tailloirs. Du moment que les architectes se laissaient ainsi entraîner par une suite de raisonnements, la pente était irrésistible. Les arcs des voûtes (à cause de cette sorte d’horreur que les maîtres avaient pour les surfaces horizontales inoccupées), en forçant de subdiviser le tailloir du chapiteau, influèrent bientôt sur les piles. Dès 1250, on donnait déjà aux piles autant de colonnes qu’il y avait d’arcs, et par suite autant de chapiteaux ; on arriva à donner aux piles autant de membres que les arcs avaient de nerfs, et les chapiteaux perdirent alors leur véritable fonction de support, d’encorbellement, pour ne plus devenir que des bagues ornées, mettant une assise de séparation entre les lignes verticales des piles et les naissances des arcs. Puis enfin, comprenant que les chapiteaux n’avaient plus de raisons d’exister, les maîtres les supprimèrent complétement, et les arcs, avec toutes leurs moulures, vinrent descendre jusque sur les bases des piliers. C’est ainsi que par l’observation rigoureuse d’un principe on tombe du vrai dans l’absurde, par l’excès même de la vérité ; car la vérité (dans les arts du moins) a ses excès.

On est fondé à soutenir que l’art ogival, à son déclin, aboutit à des recherches ridicules ; quand on le considère isolément, de 1400 à 1500, il est impossible, en effet, de deviner son origine et de prédire jusqu’à quelles extravagances il pourra s’abaisser ; mais si l’on suit pas à pas les transformations par lesquelles il passe, de sa naissance à sa décrépitude, on est forcé de reconnaître que l’excès n’est, chez lui, que l’exagération d’un principe juste basé dans l’origine sur l’application du vrai absolu, trop absolu puisqu’il a conduit par une pente rapide à de tels résultats. Le goût peut seul, dans les arts, comme en toute chose, opposer une barrière à l’exagération, même dans l’application du vrai ; mais le goût ne peut exister dans une société qui, ayant rompu avec les traditions, se trouve à l’état d’enfantement perpétuel ; le goût n’est alors qu’un sens individuel propre à chaque artiste, il n’existe pas à l’état de doctrine. L’architecture de la fin du XIIe siècle prend sa source dans la raison des artistes ; ceux-ci ne font que poser des principes matériels étrangers aux principes admis jusqu’alors ; la forme, si belle qu’ils l’aient trouvée, n’est qu’un moyen, qu’une enveloppe soumise aux calculs de l’esprit. Une fois engagés dans cette voie, les artistes qui suivent ne cherchent qu’à la pousser plus avant ; entraînés par une succession de lois qui se déduisent fatalement comme des problèmes de géométrie, ne possédant pas ce tempérament de l’esprit qu’on appelle le goût, ils ne peuvent revenir en arrière ni même s’arrêter, et ils étendent si loin leurs raisonnements qu’ils perdent de vue le point de départ. C’est toujours la même voie parcourue dans le même sens ; mais elle va si avant, que ceux qui sont forcés de la suivre ne savent où elle les conduira. Les arts antiques conservent un étalon auquel ils peuvent recourir, car pour eux la forme domine le raisonnement ; les arts du moyen âge n’ont d’autre guide qu’un principe abstrait auquel ils soumettent la forme ; cela nous explique comment, dans un espace de temps très-court, des raisonnements justes, le savoir, l’expérience, peuvent aboutir à l’absurde, si une société n’est pas réglée par le goût (voy. Goût).

On voudra bien nous pardonner cette digression à propos de chapiteaux ; mais c’est que, dans l’architecture ogivale, ce membre est d’une grande importance ; il est comme la mesure servant à reconnaître les doses de science et d’art qui entrent dans les combinaisons architectoniques ; il permet de préciser les dates, de constater l’influence de telle école, ou même de tel monument ; il est comme la pierre de touche de l’intelligence des constructeurs, car, jusque vers le milieu du XIIIe siècle, le chapiteau est non-seulement un support, mais aussi le point sur lequel s’équilibrent et se neutralisent les pressions et poussées des constructions ogivales (voy. Construction).

L’histoire que nous avons tracée, de la transition entre le chapiteau roman et le chapiteau appartenant définitivement à l’ère ogivale, devait être trop succincte pour que nous n’ayons pas été forcés de négliger de nombreux détails. Du jour où chaque colonne ou colonnette porte son chapiteau propre, ce n’est plus qu’une question de décoration. Mais cette question a sa valeur, et nous devons la traiter. Elle ne peut cependant être séparée de la forme et des dispositions données aux tailloirs.

Vers le milieu du XIIIe siècle, lorsque, dans l’Île de France, la Champagne et la Picardie, les architectes s’efforçaient de tracer les tailloirs des chapiteaux suivant des figures qui inscrivaient méthodiquement les lits des sommiers des arcs, en Normandie on tranchait brusquement la difficulté ; au lieu de formes anguleuses, on donnait aux tailloirs la figure d’un cercle sur lequel venaient s’asseoir les arcs avec leurs divers membres. L’architecture en Normandie et en Angleterre a cela de particulier, à cette époque, qu’elle emploie des moyens que nous pourrions appeler mécaniques dans l’exécution des détails. Ainsi se révélait déjà l’esprit pratique de ce peuple plus industrieux que raisonneur. Cette observation s’applique également à la sculpture qui, en Angleterre et en Normandie, à partir du XIIIe siècle devient d’une monotonie insupportable ; on y sent le travail manuel, mais point l’empreinte de l’imagination de l’artiste. Nous reviendrons sur ce fait.

Les raisons qui font donner au chapiteau telle ou telle forme, qui l’influent sur le tracé du tailloir étant connues d’une façon sommaire, on remarquera que, pendant la seconde moitié du XIIe siècle, l’ornementation tend de plus en plus à prendre une fonction utile. Les retroussis ou crochets qui sont destinés à soutenir les angles du tailloir deviennent plus volumineux, plus solidement greffés sur la corbeille (voy. fig. 21) ; cependant la saillie de ces crochets ne dépasse pas l’angle du carré du tailloir tenant au chapiteau : c’est-à-dire que A étant le sommet de l’angle de la tablette du tailloir tenant au chapiteau, le crochet sera pris dans l’épannelage B C D E (37). On ne trouve que bien peu d’exceptions à cette règle jusqu’au moment où les tailloirs commencent à être tracés sur des polygones, vers 1230. Au contraire, à partir de ce moment, les crochets débordent plus ou moins les angles de la tablette supérieure du chapiteau, et il est certaines provinces, par exemple, où ils sortent de sa corbeille comme des végétations vigoureuses, pour s’épanouir en dehors de l’aplomb des moulures les plus saillantes des tailloirs.

Cette première observation faite sur le plus ou le moins d’étendue que prend la sculpture dans les chapiteaux, il en est une autre, non moins importante, c’est celle relative au caractère même de cette sculpture. Pendant la période romane, la décoration des chapiteaux suit des traditions, répète ou arrange certains ornements pris soit à l’antiquité, soit aux meubles, aux bijoux, aux étoffes venus de Lombardie ou d’Orient, tout en s’appropriant ces ornements et leur donnant une allure française, bourguignonne, normande, champenoise, poitevine, etc. ; cependant on voit bien qu’il y a là l’interprétation d’un autre art. Ce sont des plantes acclimatées, modifiées par la culture locale, mais ce ne sont pas des plantes indigènes.

Vers la fin du XIIe siècle, c’est tout autre chose ; une nouvelle plante naît sur le sol même et finit par étouffer celle qui était exotique. On voit, vers le milieu du XIIe siècle, percer autour de la corbeille du chapiteau certains bourgeons peu développés d’abord, qui se mêlent aux entrelacs romans, à leurs feuilles, à leurs animaux fantastiques. Peu à peu ces bourgeons s’étendent, ils s’ouvrent en folioles grasses, encore molles de duvet ; les tiges charnues, tendres, ont cette apparence vigoureuse des jeunes pousses. Mais déjà cette première végétation a expulsé les enroulements perlés et la feuille anguleuse, découpée, du commencement du XIIe siècle ; elle est luxuriante, quoique encore chiffonnée et repliée sur elle-même comme le sont les premières feuilles qui crèvent leur enveloppe. Entre ces feuilles repliées, on aperçoit les boutons des fleurs. Déjà les tiges deviennent plus nervées, elles accusent des angles dans leur section. Mais, chose singulière, il ne faut pas croire que cette floraison de l’ornementation des chapiteaux, au commencement du XIIIe siècle, imite la floraison de telle ou telle plante ; non, c’est une sorte de flore de convention qui ressemble à la flore naturelle et procède comme elle, mais à laquelle on ne pourrait donner un nom d’espèce.

Les beaux exemples de ce printemps de la sculpture française d’ornement sont innombrables ; nous en choisirons un parmi les chapiteaux si remarquablement exécutés du chœur de l’église abbatiale de Vézelay (fig. 38).


Malheureusement la gravure ne peut donner l’idée de l’extrême finesse de modelé de ces feuilles repliées, qui ont toute la grasse souplesse et la pureté de contours des bourgeons qui s’épanouissent.

Jamais la sculpture d’ornement n’avait atteint ce degré de perfection dans l’exécution, avec une entente aussi complète de l’effet des masses. En Bourgogne et dans le Nivernais, ce commencement de végétation est abondant ; puissant ; il se développe dans le même sens. Dans l’Île de France, et en Champagne surtout, il est plus délicat ; la plante est moins vigoureuse, son développement est aussi plus maigre. Ces observations pourront paraître étranges ; elles sont cependant établies sur des faits tellement nombreux, que chacun peut vérifier dans tous les monuments de la période ogivale, qu’on ne saurait en contester la réalité (voy. Flore).

Mais en même temps que se développait cette sorte de végétation de pierre, l’esprit des maîtres, comme nous l’avons vu, ne restait pas inactif. La corbeille[7] du chapiteau roman était formée par la pénétration d’un cône dans un cube. En voulant donner plus de souplesse à la sculpture, et plus de grâce au chapiteau, on avait successivement, pendant la seconde moitié du XIIe siècle, supprimé le cube et creusé le cône. Mais le solide qui servait de transition entre le cylindre de la colonne et le carré du tailloir ne pouvait être géométriquement tracé ; c’était un solide dont la forme n’était pas définie d’une façon rigoureuse, et qu’on laissait à chaque sculpteur la faculté de tailler à son gré. Il en résultait que les chapiteaux analogues d’un même édifice présentaient souvent des galbes très-différents. Cela ne devait point satisfaire les architectes du XIIIe siècle, qui tendaient chaque jour davantage à ne rien laisser au hasard et qui procédaient méthodiquement. On arriva donc à adopter pour les chapiteaux une corbeille indépendante du tailloir, et ne venant plus s’y relier tant bien que mal, comme on le voit dans la fig. 38, par des surfaces gauches. En cela, on se rapprochait de l’ordonnance du chapiteau corinthien antique. Mais, dans le chapiteau corinthien antique, le diamètre supérieur de la corbeille n’excède pas les côtés curvilignes du tailloir, et le tailloir n’est qu’une tablette horizontale par dessous, dont les angles saillants ne sont soutenus que par les volutes à jour qui terminent les caulicoles. Cela n’avait nul inconvénient, parce que les angles du chapiteau corinthien antique n’avaient rien à porter, et qu’on ne craignait pas, par conséquent, qu’une charge supérieure les fît casser. Mais toute autre est la fonction du chapiteau du XIIIe siècle ; les angles de son tailloir sont utiles, ils reçoivent la charge considérable des sommiers des arcs ; il était donc important de leur donner la plus grande solidité.

Nous avons vu qu’à Saint-Leu d’Esserent (voy. fig. 21), dès les dernières années du XIIe siècle, on avait adopté une corbeille circulaire dont le bord supérieur n’excédait pas les côtés du tailloir, et que les angles en porte-à-faux de ce tailloir n’étaient supportés que par des crochets auxquels on avait dû (à cause de ce porte-à-faux) donner un volume exagéré. Lorsqu’on voulut que les chapiteaux prissent un galbe plus élégant, une apparence moins écrasée, et qu’on sculpta des crochets d’angles plus fins, il fallut suppléer au manque de force qui en était la conséquence par un plus grand développement donné à la corbeille ; on traça donc le bord supérieur de celle-ci de façon à le faire déborder les côtés du carré du tailloir, ainsi que l’indique la fig. 39.


Il ne restait plus alors en porte-à-faux que les petits triangles A facilement soutenus par les crochets d’angles. Ces petits triangles même ne furent pas laissés plats, mais vinrent pénétrer le revers des crochets d’angles et le bord supérieur de la corbeille par un biseau qui évita toute surface horizontale, toute maigreur, tout porte-à-faux si minime qu’il fût. Le tracé B explique cet arrangement de l’angle du tailloir sur le crochet destiné à le supporter. On conviendra que si le hasard a seul inspiré les architectes du XIIIe siècle, ainsi qu’on l’a quelquefois, prétendu, ceux-ci ont eu un rare bonheur ; le hasard eût été cette fois bien prévoyant et subtil. Ces transformations, ces perfectionnements s’enchaînent si rapidement, qu’il faut une grande attention pour en suivre toutes les phases. La corbeille débordant les côtés du tailloir carré restait fort en vue ;


on décora son bord supérieur par un profil simple (40), ou même quelquefois par un profil orné de sculpture (41).

En Bourgogne, les tailloirs des chapiteaux sont très-développés par rapport au diamètre de la colonne, parce que dans cette contrée la pierre, étant forte, permettait de mettre en œuvre des colonnes minces comparativement aux sommiers qu’elles avaient à supporter ; aussi la corbeille s’évase-t-elle d’autant plus que le tailloir prend plus d’importance. En Champagne et en Picardie, au contraire, où la pierre n’a pas une très-grande résistance, les chapiteaux ne portent pas une grande saillie, et leurs corbeilles, par conséquent, ne sont pas très-évasées ; les crochets se serrent contre elle et ne se projettent que peu en dehors de son bord supérieur.

Pendant que se produisaient ces diverses modifications dans la forme et la décoration des chapiteaux, les archivoltes, arcs doubleaux et arcs ogives changeaient leurs profils ; au lieu d’être pris dans un épannelage rectangulaire dont les faces étaient parallèles aux faces des tailloirs carrés, on commençait à les tailler suivant un épannelage à pans abattus ou anguleux. Les cornes du tailloir carré excédaient alors inutilement les lits inférieurs des sommiers des arcs ; on les abattit et on donna à ces tailloirs des formes polygonales, ou on les posa diagonalement. La corbeille alors n’eut plus besoin de prendre autant d’évasement ; son bord supérieur fut seulement assez saillant pour inscrire à peu près exactement les angles du polygone du tailloir, ainsi que l’indique la fig. 42.


Cependant on n’adopta pas sans transition le tailloir polygonal pour les chapiteaux. On commença par abattre les cornes du tailloir carré, de manière à former un octogone à quatre grands et quatre petits côtés, et l’on maintint seulement quatre crochets sous les petits côtés de l’octogone ; pour meubler la partie moyenne de la corbeille, on posa un rang inférieur de feuilles ou crochets issant entre les tiges des crochets supérieurs à l’aplomb des quatre grandes faces du tailloir octogonal.

Le chapiteau que voici (43), l’un de ceux qui supportent les voûtes du réfectoire de Saint-Martin-des-Champs à Paris (1220 environ), explique ce premier pas vers le chapiteau à tailloir octogonal du milieu du XIIIe siècle. La transition est évidente dans les exemples tirés de Saint-Martin-des-Champs ; quelques-uns ont déjà des corbeilles à bord supérieur mouluré, comme l’indique la fig. 40 ; d’autres, comme celui donné fig. 43, ont aussi une corbeille, mais sans bord supérieur, et dont la courbe vient se perdre sous le biseau du tailloir. Dès que la corbeille est bien distincte du tailloir, son galbe est tracé de façon à prolonger à peu près jusqu’aux deux tiers de sa hauteur le fût de la colonne, au-dessus de l’astragale ; tandis que, pendant la période romane, et même encore à la fin du XIIe siècle, la corbeille commence à s’évaser tout de suite en sortant de l’astragale, ou quelque peu au-dessus d’elle. Il faut observer même, qu’au commencement du XIIIe siècle, la corbeille du chapiteau est légèrement étranglée au-dessus d’un filet qui surmonte l’astragale ; cette forme est indiquée dans le chapiteau qu’on voit ici.

Dans la fig. 38, nous avons laissé les crochets et folioles qui entourent la corbeille du chapiteau à l’état de bourgeons à peine développés ; nous les trouvons épanouis vers 1220 ; les feuilles sont ouvertes à la base du crochet (voy. fig. 43) ; celui-ci est plus refouillé, plus dégagé, les boutons de fleurs ne sont plus enveloppés dans le paquet de feuilles, ils poussent de leur côté. La sculpture conserve encore cependant quelque chose de monumental, de symétrique, de conventionnel qui n’exclut pas la souplesse, non cette souplesse molle de la jeune pousse, mais la souplesse vigoureuse, puissante de la végétation qui arrive à son développement et peut braver les intempéries.

Si nous ne consultions que notre goût particulier, nous dirions que c’est là le point où la sculpture eût dû s’arrêter. Car, malgré leur exubérance de végétation, ces magnifiques chapiteaux du réfectoire de Saint-Martin-des-Champs conservent un caractère de force, de résistance qui est en rapport avec leur fonction. Ce sont, en même temps, et de riches couronnements de colonnes, et des encorbellements dont la forme énergique est en rapport avec la charge énorme qui s’appuie sur leur tête. L’œil est à la fois rassuré et charmé. Mais l’ornementation de l’époque ogivale ne pouvait s’arrêter en chemin, pas plus que le système général de l’architecture. Chaque jour les membres des moulures des arcs tendaient à se diviser ; on excluait les plans planes, et on les remplaçait par des tores, des boudins nervés, séparés par de profondes gorges. Les chapiteaux qui portaient ces nerfs déliés devaient subir de nouvelles transformations. D’abord ces larges feuilles si monumentales parurent lourdes ; on alla chercher dans les forêts des feuillages plus légers, plus découpés ; les crochets perdirent peu à peu leur forme primitive de bourgeons pour n’être plus que des réunions de feuilles développées se recourbant à l’extrémité de la tige. Ces transitions sont si rapides qu’il faut les saisir au passage ; d’une année à l’autre, pour ainsi dire, les changements se font sentir.

Dans la cathédrale de Nevers, monument qu’on ne saurait étudier avec trop de soin, à cause des curieuses modifications qu’il a subies, on voit encore, dans la nef, un triforium qui date de 1230 environ. Les chapiteaux de ce triforium sont exécutés par d’habiles sculpteurs, et ils présentent les dernières traces de l’ornementation plantureuse, grasse du commencement du XIIIe siècle, avec une tendance marquée vers l’imitation de la nature.

Nous donnons l’un de ces chapiteaux (44). Ses feuilles, bien qu’elles ne soient pas encore scrupuleusement reproduites d’après la flore, rappellent cependant déjà les feuilles des arbres forestiers de la France ; cela peut passer pour du poirier sauvage. La grosse tige du crochet est encore apparente derrière la branche de feuillage. Les têtes des crochets ne sont plus des bourgeons, mais se développent. Le tailloir est un polygone irrégulier ; c’est un carré dont les angles ont été abattus ; ce chapiteau conserve encore ses quatre crochets primitifs sous les petits côtés du polygone.

Vers 1230, il s’opère un nouveau changement ; on pose un crochet sous chacun des angles du tailloir ; autant d’angles saillants, autant de crochets, ou, pour mieux dire, de supports ; cela était logique. Mais alors aussi les crochets, se trouvant plus nombreux autour de la corbeille, diminuent de volume, deviennent moins puissants. Quand les chapiteaux étaient d’un fort diamètre, il fallut occuper l’intervalle laissé entre ces crochets par des feuillages multipliés (voy. fig. 32 et 33) ; lorsqu’ils étaient fins, posés sur des colonnettes grèles, on se contenta d’un crochet sous chaque angle du tailloir, d’abord avec une feuille en premier rang entre eux, puis, plus tard, vers 1240, la feuille fut remplacée par un crochet. Ce fait est remarquable dans les chapiteaux des meneaux des fenêtres, et peut servir à reconnaître leur date.

Nous devons à ce sujet entrer dans quelques explications. Tant que les meneaux ne se composèrent que d’un boudin avec deux biseaux, l’aspect de force que présentait ce genre de moulure exigeait que les chapiteaux portant les compartiments supérieurs conservassent eux-mêmes une apparence de résistance. D’un autre côté, le chapiteau adapté aux meneaux se trouvait en dehors de la règle commune imposée par le système ogival ; il ne portait rien, puisque la moulure supérieure au chapiteau est identiquement semblable à la colonnette inférieure (voy. Meneau). Cela embarrassa fort des architectes habitués à donner une fonction à chaque membre de l’architecture, si peu important qu’il fût. La raison eût indiqué de ne pas mettre de chapiteaux aux meneaux, mais cela eût été d’un aspect mou, désagréable ; d’ailleurs le chapiteau du meneau se trouvait à l’extrémité d’une colonnette posée en délit, servait d’assiette aux compartiments supérieurs, et de point de scellement pour la barre en fer transversale qui est toujours posée à la naissance des courbes.


Admettant donc le chapiteau comme nécessaire sur ce point, on lui donna d’abord un tailloir carré suivant l’usage admis (45), comme dans les meneaux des fenêtres supérieures de la cathédrale de Paris (1225 à 1230), et un seul rang de crochets soutenant les angles de ce tailloir ; mais les deux angles A ne portaient rien, n’avaient aucune raison d’exister ; on changea de système. Ce chapiteau des colonnettes des meneaux était une bague, non point un support ; on le reconnut promptement ; on supprima le tailloir carré, qui fut remplacé par un tailloir circulaire (vers 1235) ; on maintint la corbeille saillante sous ce tailloir, l’astragale, et un rang de crochets comme ornement (46). Des rationalistes du temps allèrent même jusqu’à supprimer les crochets et se contentèrent de la bague, qui seule marquait la transition entre les verticales et les courbes des meneaux. On peut voir de ces chapiteaux de meneaux à tailloirs circulaires aux fenêtres de la Sainte-Chapelle de Paris, des chapelles absidales de la cathédrale d’Amiens, des chapelles de la nef de la cathédrale de Paris (1240 environ). La section horizontale des meneaux commençait alors à donner, non plus seulement une ou trois colonnettes avec deux biseaux, mais des moulures plus compliquées ; cela était motivé par des raisons que nous n’avons pas à examiner ici (voy. Meneau). La multiplicité de ces nerfs verticaux, les ombres qu’ils projetaient absorbaient le chapiteau dont la décoration simple ne pouvait lutter avec ces effets de lumière et d’ombre ; il fallut orner davantage la corbeille du chapiteau ; on ajouta au-dessous des crochets un rang de feuilles qui épousaient la forme de la corbeille à leur naissance et s’en détachaient à leur extrémité supérieure ; puis bientôt ces feuilles elles-mêmes ne parurent pas prendre assez d’importance, et on les remplaça par une première rangée de crochets épanouis (1245 à 1250) (46 bis, A et B).


Le chapiteau du meneau, par le relief de son ornementation, put ainsi arrêter le regard préoccupé de la multiplicité des ombres verticales. C’est ainsi que peu à peu la sculpture devenait plus détaillée, plus compliquée, à mesure que les membres de l’architecture se subdivisaient ; les maîtres, en restant esclaves d’un principe, perdaient de vue l’effet général. Une moulure de plus ajoutée à un arc, à des meneaux, les obligeait à changer l’échelle de tous les détails de la sculpture. Dans certaines provinces même, de 1235 à 1245, en Champagne et en Normandie, on ne considéra le chapiteau des meneaux que comme un simple ornement destiné à marquer le point de départ des courbes ; on supprima quelquefois le tailloir qui présentait une saillie, un encorbellement, l’assiette d’un corps plus large que le fût de la colonnette ; les crochets ou feuillages vinrent seuls arrêter l’extrémité des colonnettes des meneaux.

Voici un exemple de ce dernier parti, tiré des fenêtres supérieures de la nef de la cathédrale d’Évreux (1240 environ) (47).


Afin de produire plus d’effet, ces chapiteaux sont peints à l’intérieur ; la corbeille (si on peut donner ce nom à ce qui n’est que la continuation du fût de la colonnette) reste couleur de pierre, les feuilles supérieures sont vert-olive bordées de noir et doublées de pourpre sombre ; celles inférieures sont blanches bordées, côtelées de noir et doublées aussi de pourpre ; l’astragale est vermillon. En Champagne, les meneaux des fenêtres supérieures de la nef de la cathédrale de Châlons-sur-Marne (même date) ont aussi des chapiteaux sans tailloirs.

Comme nous l’avons dit déjà souvent, les maîtres voulaient sans cesse perfectionner, donner plus d’unité à l’architecture. Les tailloirs circulaires avaient, au milieu des aiguités voisines, un aspect mou, indécis qui ne). Afin de produire plus d’effet, ces chapiteaux sont peints à l’intérieur ; la corbeille (si on peut donner ce nom à ce qui n’est que la continuation du fût de la colonnette) reste couleur de pierre, les feuilles supérieures sont vert-olive bordées de noir et doublées de pourpre sombre ; celles inférieures sont blanches bordées, côtelées de noir et doublées aussi de pourpre ; l’astragale est vermillon. En Champagne, les meneaux des fenêtres supérieures de la nef de la cathédrale de Châlons-sur-Marne (même date) ont aussi des chapiteaux sans tailloirs.

Comme nous l’avons dit déjà souvent, les maîtres voulaient sans cesse perfectionner, donner plus d’unité à l’architecture. Les tailloirs circulaires avaient, au milieu des aiguités voisines, un aspect mou, indécis qui ne pouvait les satisfaire ; ils voulurent leur trouver des angles, mais ne pas cependant tomber dans le défaut reconnu au tailloir carré (voy. fig. 45). Ils adoptèrent fréquemment le parti dont nous donnons un exemple (48) ;


c’est-à-dire qu’ils posèrent le tailloir en angle saillant sur la face, comme l’indique la section horizontale A, ayant le soin de ne pas faire déborder ce tailloir et les ornements de la corbeille en dehors de l’épannelage du meneau, pour éviter les déchets ou évidement de pierre sur toute sa longueur ; précaution d’appareilleur qui n’avait pas toujours été prise par les architectes de la première moitié du XIIIe siècle. Cette position donnée au tailloir du chapiteau n’est pas seulement réservée aux colonnettes des meneaux, elle est encore adoptée, dès 1240 à 1245, pour les chapiteaux d’arcs doubleaux dont les membres de moulures, comme à la Sainte-Chapelle du Palais, par exemple, s’inscrivent dans un angle droit présentant son sommet à l’intrados.

Plus tard, vers la fin du XIIIe siècle et le commencement du XIVe, l’angle droit présentant son aiguité sur la face du tailloir du chapiteau des meneaux parut trop vif, trop saillant, trop important, donnant une ombre trop prononcée ; en conservant le principe de l’angle sur la face, on traça le tailloir des chapiteaux de meneaux suivant un hexagone régulier.

Nous présentons (voy. 48 bis) un chapiteau des montants simples appartenant aux fenêtres des chapelles absidales de Notre-Dame de Paris ; son tailloir, ainsi que l’indique la section horizontale A, est un hexagone. Le fût de la colonnette se prolonge jusque sous le bord supérieur de la corbeille, ce qui est encore un des caractères particuliers aux chapiteaux de la fin du XIIIe siècle ; cette corbeille est décorée de bouquets de feuilles empruntées à la flore indigène, le crochet a disparu. Ces chapiteaux datent des premières années du XIVe siècle ; ils sont peints à l’intérieur ; la corbeille est rouge, les feuilles or, ainsi que le bord supérieur de la corbeille, l’astragale pourpre, la gorge du tailloir bleu verdâtre, son filet est pourpre et son tore doré.

C’est vers 1240 que les feuilles décoratives des chapiteaux s’épanouissent complétement, et qu’au lieu d’être copiées sur des plantes grasses, des herbacées, elles sont de préférence cueillies sur les arbres à haute tige, le chêne, l’érable, le poirier, le figuier, le hêtre, ou sur des plantes vivaces, comme le houx, le lierre, la vigne, l’églantier, le framboisier. L’imitation de la nature est déjà parfaite, recherchée même, ainsi que le fait voir un des chapiteaux de l’arcature de la Sainte-Chapelle haute de Paris (49).
On trouve encore, dans cet exemple, le crochet du commencement du XIIIe siècle ; mais sa tête n’a plus rien du bourgeon, c’est un bouquet de feuilles ; sur la corbeille déjà serpentent des tigettes ; la feuille ne tient plus à l’architecture, elle est indépendante ; c’est comme un ornement attaché autour de la corbeille. On comprendra tout le parti que des mains aussi habiles que celles des sculpteurs de cette époque pouvaient tirer de ce système de décoration ; et, en effet, une quantité innombrable de ces chapiteaux du milieu du XIIIe siècle sont, comme exécution et comme composition gracieuse, des œuvres charmantes. Les ensembles architectoniques perdent de leur grandeur cependant du jour où la sculpture commence à s’attacher plutôt à l’imitation de la nature qu’à satisfaire aux données générales de l’art. Les chapiteaux de cette époque deviennent déjà confus ; mais la corbeille bien visible, bien galbée, et le tailloir encore largement profilé (dans l’Île de France surtout) soutiennent les membres supérieurs que les chapiteaux sont destinés à porter. En Champagne, la décadence se fait sentir plus tôt ; dès 1240, les tailloirs des chapiteaux deviennent d’une excessive maigreur ; les bouquets de feuilles, plus nombreux, plus serrés, plus découpés, apportent une extrême confusion dans ces parties importantes de la décoration des édifices. À la fin du XIIIe siècle, le chapiteau n’existe déjà plus que comme ornement, il n’a plus de fonction utile ; les piles se sont divisées en faisceaux de colonnettes en nombre égal, au moins, au nombre des arcs ; la forme d’encorbellement donnée aux chapiteaux du commencement de ce siècle n’avait plus de raison d’être ; ils perdent de leur saillie et de leur hauteur ; sculptés désormais dans une seule assise, le tailloir compris, pour les colonnettes de diamètres différents, ils ne forment plus guère qu’une sorte de guirlande de feuillages à la naissance des arcs. La trace des crochets ou des bouquets se fait longtemps sentir cependant, mais ceux-ci sont tellement serrés, leurs intervalles si bien bourrés de feuillages et de tiges, qu’à peine si l’on soupçonne la corbeille. Non contents d’avoir apporté la confusion dans ces belles compositions du commencement du XIIIe siècle, les sculpteurs se plaisent à chiffonner leurs feuillages, à les contourner et à en exagérer le modelé. De cette recherche et de cet oubli de l’effet d’ensemble dans l’exécution des détails, il résulte une monotonie qui fatigue, et autant on aime à voir, à étudier ces larges et plantureux chapiteaux primitifs de l’ère ogivale, autant il faut de courage, nous dirons, pour chercher à démêler ces fouillis de feuillages dont les artistes de la fin du XIIIe siècle garnissent les corbeilles de leurs chapiteaux. Il faut cependant les connaître, car rien ne doit être négligé dans l’étude d’un art ; on n’arrive à en comprendre les beautés qu’après en avoir signalé les défauts et les abus, lorsque ces défauts et ces abus ne sont que l’exagération d’un principe poussé aux dernières limites.

Nous ne fatiguerons pas nos lecteurs en multipliant les exemples ; ce serait inutile d’ailleurs, car s’il y a, dans les détails des chapiteaux de la fin du XIIIe siècle et du commencement du XIVe, une grande variété, ils ont une uniformité d’aspect qui doit nous dispenser d’en donner un grand nombre de copies.

Il n’est pas possible d’admettre qu’à la fin du XIIe siècle et jusqu’à la moitié du XIIIe les architectes ne se soient préoccupés de la composition et de la décoration des chapiteaux. Ce membre de l’architecture tenait trop alors à la construction ; il avait, au point de vue de la solidité et de la répartition des forces, une trop sérieuse importance, pour que l’architecte n’imposât pas, non-seulement sa forme générale, son galbe, mais encore la disposition de ses détails. L’architecte créait alors une architecture ; tous les divers ouvriers qui concouraient à l’œuvre n’étaient que des mains travaillant sous l’inspiration d’une intelligence qui savait seule à quel résultat devaient tendre ces efforts isolés. À la fin du XIIIe siècle, il n’en était plus ainsi ; l’architecture était créée ; le maître de l’œuvre pouvait désormais se reposer sur les appareilleurs et les sculpteurs pour exécuter des conceptions qui ne sortaient jamais d’une loi fixe. Un sommier d’arcs donné exigeait une pile tracée d’une certaine manière, des chapiteaux de telle forme, l’assise portant ces chapiteaux était livrée au sculpteur, et celui-ci, trouvant les angles du tailloir et les astragales taillés qui indiquaient les sommiers des arcs et la section de la pile, n’avait rien à demander ; il pouvait travailler à son œuvre personnelle en toute assurance ; il s’y complaisait, ne se préoccupait guère, au fond de son atelier, de la place assignée à ce bloc de pierre, et souvent sculptait des feuillages délicats autour de chapiteaux destinés à une grande hauteur, des ornements larges autour de ceux qui devaient être placés près de l’œil. Ainsi l’excès de la méthode, le prévu en toute chose amenait la confusion dans l’exécution des détails.

Nous choisirons donc parmi les chapiteaux de cette période de l’art ogival ceux qui paraissent avoir été plus judicieusement sculptés pour la place qu’ils occupent et l’apparence de fonction qu’ils remplissent encore.
La fig. 50 donne un chapiteau du triforium de la cathédrale de Limoges (dernières années du XIIIe siècle). Ce chapiteau ne porte rien ; il n’est qu’un ornement, car les profils de l’arcature posés sur les tailloirs sont exactement ceux de la pile. On voit avec quelle finesse sont rendus et exagérés même les moindres détails des feuilles ; ici plus de crochets, mais toujours deux rangs de feuillages ; quant à la corbeille, son bord est perdu sous la couronne supérieure. Il faut dire en passant que cette sculpture est exécutée dans du granit ; ainsi, à cette époque, l’architecture adoptée est tellement impérieuse, faite, qu’elle ne tient plus compte de la nature des matériaux, même dans l’exécution des détails de la sculpture.
La fig. 51 présente un chapiteau de naissance d’arc ogive de la cathédrale de Carcassonne (commencement du XIVe siècle). La sculpture en est large relativement à celle de cette époque, convenable pour la place, à l’échelle du monument ; on voit encore dans ce chapiteau une dernière intention de faire paraître la masse du crochet ; mais le désir d’imiter la souplesse de la plante, le réalisme enfin, comme on dit aujourd’hui, domine l’artiste et lui fait perdre de vue l’effet monumental. À distance, ce chapiteau, malgré les qualités qui distinguent sa sculpture, ne produit que confusion, et c’est, parmi les bons, un des meilleurs.

À la fin du XIVe siècle, les chapiteaux prennent, dans les monuments, si peu d’importance, qu’à peine on les distingue. Alors toute ligne horizontale, toute sculpture qui arrêtait le regard et l’empêchait de suivre sans interruption les lignes verticales de l’architecture, gênaient évidemment les maîtres ; pour dissimuler l’importance déjà si minime des chapiteaux, les architectes réduisent le tailloir à un filet ou un boudin très-fin masqué par la saillie des feuillages ; si ce tailloir existe encore, on le soupçonne à peine ; il n’est plus qu’un guide pour le sculpteur, une assiette, pour qu’en posant le sommier, on ne brise pas les sculptures.

Vers le milieu du XVe siècle, on supprime généralement le chapiteau, qui ne reparaît qu’au commencement de la renaissance, en cherchant à se rapprocher des formes antiques. Si, par exception, le chapiteau existe encore de 1400 à 1480, il est bas, décoré de feuillages très-découpés, de chardons, de ronces, de passiflores ; son astragale est lourde, épaisse, et son tailloir maigre. Ce dernier chapiteau n’est plus réellement qu’une bague. Parfois aussi, dans les édifices du XVe siècle, on rencontre des chapiteaux à figures, mais qui sont plutôt des caricatures ou des représentations de fabliaux en vogue que des légendes sacrées.

Nous avons dit un mot des chapiteaux normands du XIIIe siècle, lorsque l’architecture de cette province cesse d’être une copie de l’architecture française du règne de Philippe-Auguste. Au moment où les architectes de l’Île de France, de la Champagne, de la Picardie et de la Bourgogne abandonnent le tailloir carré pour adopter les formes polygonales se pénétrant en raison de la disposition des arcs des voûtes, et afin d’éviter les angles saillants et les surfaces horizontales inutiles, les appareilleurs normands ne prennent pas tant de soin ; ils évitent ces tracés compliqués et qui ne pouvaient être arrêtés que lorsque les lits des sommiers, et par conséquent la place, la forme et la direction des arcs, étaient connus ; ils prennent un parti qui supprime les combinaisons géométriques rectilignes, et donnent, vers 1230, aux tailloirs des chapiteaux, la forme circulaire toutes les fois que la disposition des piles le leur permet, et surtout (cela va sans dire) lorsque ces piles sont monocylindriques. Les cathédrales de Coutances, de Bayeux, de Dol, du Mans, de Séez, l’église d’Eu nous donnent de nombreux exemples de ces chapiteaux à tailloirs en forme de disque. Ce qu’ils font pour les chapiteaux, ils le font également pour les bases (voy. Base).

Voici (52) un chapiteau en deux assises d’une des piles de la nef de la cathédrale de Séez, construite vers cette époque (1230), et (53) un chapiteau d’une des colonnettes de l’arcature intérieure de la même église appartenant aux mêmes constructions. Déjà, dans le gros chapiteau, les feuilles sont sculptées d’une façon sèche et maniérée, qui est bien éloignée de la souplesse des ornements du même genre appartenant à l’Île de France ou à la Bourgogne. Il y a quelque chose d’uniforme dans le faire et la composition de cette sculpture, une grande pauvreté d’invention et le désir de produire de l’effet par la multiplicité des détails et la recherche de l’exécution. Ce défaut est plus sensible encore dans les édifices anglais de cette époque. Il faut dire aussi que les sommiers des arcs paraissent mal soutenus par ces tailloirs circulaires qui n’indiquent plus, comme les faces anguleuses du tailloir du chapiteau français, l’assiette de chacun des arcs, et leur direction. Dans le chœur de la cathédrale du Mans, on trouve cependant des chapiteaux à tailloirs circulaires dont les rangs de crochets sont fort beaux.


Mais, au Mans, la sculpture n’est pas normande ; elle tient plutôt à l’école des bords de la Loire et du pays chartrain.

Les exemples donnés plus haut sont pris sur des chapiteaux ayant pour fonction de porter des arcs de voûte. Les architectes du moyen âge n’employaient pas seulement la colonne pour soutenir des voûtes ; ils s’en servaient aussi comme de supports destinés à soulager des poitraux de maisons, des maîtresses poutres de planchers. Dans ce cas, il était nécessaire que le chapiteau fût très-évasé ou très-saillant dans le sens de la portée, tandis que, dans l’autre sens, il n’était pas nécessaire qu’il prît une largeur plus forte que celle de la pièce de bois supportée. En d’autres termes, le chapiteau n’était plus qu’un double corbeau posé à l’extrémité de la colonne, comme on pose un chapeau avec ses liens à la tête d’un poteau en bois, lorsqu’il s’agit de soulager la portée d’une pièce de charpente horizontale,

Les habitations privées des XIIe, XIIIe, XIVe et XVe siècles nous ont conservé un grand nombre de ces sortes de chapiteaux corbeaux. Généralement ils sont dépourvus d’ornements ; on en voit encore dans les maisons de Dol en Bretagne, au mont Saint-Michel-en-Mer, en Normandie et en Picardie, dans les contrées enfin où le bois entrait pour beaucoup dans la construction des habitations privées.

Voici (54) un de ces chapiteaux que nous avons pu dessiner, il y a déjà plusieurs années, dans une maison que l’on démolissait à Gallardon, près de Chartres ; il datait des premières années du XIVe siècle. L’assise superposée était évidemment destinée à porter une seconde colonne en pierre à l’étage supérieur.


Le chapiteau est si bien admis, dans l’architecture civile, comme un chapeau destiné à soulager les portées des poutres, que nous en trouvons dans la cour de l’Hôtel-Dieu de Beaune (XVe siècle), qui, reposant sur des fûts à huit pans, se divisent à la tête en trois corbeaux, pour recevoir les poitraux de façade et la poutre transversale supportant les solives du portique (55).

Il n’est pas nécessaire, nous le pensons, de multiplier des exemples basés sur un principe aussi vrai. Avec les progrès de la renaissance du XVIe siècle disparaissent ces combinaisons ingénieuses et raisonnées toujours, belles quelquefois. Les ordres antiques modulés d’une façon beaucoup plus rigoureuse que les anciens ne l’avaient fait, prennent possession de l’architecture vers la fin du XVIe siècle, après de longues luttes entre le bon sens des constructeurs et les formules de quelques théoriciens qui avaient pour eux tous les gens qui se piquaient de bon goût.

Les chapiteaux du commencement de la renaissance nous donnent encore un grand nombre de charmantes compositions, dans lesquelles l’élément antique ne fait pas disparaître l’originalité native ; mais ces chapiteaux ne sont plus qu’une décoration ; leur fonction, comme support, est supprimée ; la plate-bande reparaît avec l’entablement, et le chapiteau, pendant le cours du XVIIe siècle, n’est plus qu’une copie abâtardie de la sculpture antique.

  1. Ce chapiteau est le seul de ce cloître qui soit conservé intact ; il est déposé dans le musée de l’église, et reproduit dans la nouvelle construction du cloître.
  2. Notre gravure ne peut donner qu’une idée fort incomplète de ces magnifiques chapiteaux dont la sculpture grassement traitée, quoique modelée avec un soin extrême, présente une série variée de compositions du meilleur style.
  3. Si des faits ne paraissent pas une preuve suffisante en faveur de notre opinion, on peut consulter les Règlements d’Étienne Boileau ; on y verra avec quelle sollicitude ils s’occupent de l’apprenti : s’ils obligent celui-ci à rester auprès de son patron, ils veulent que le patron lui donne un travail assuré. Un labeur constant entre les mains de jeunes gens devait naturellement amener des progrès rapides, et il était de l’intérêt du patron de l’encourager.
  4. Cette partie du chœur de l’église de Sémur en Auxois dut être construite de 1220 à 1230.
  5. Nous parlons des piliers de la partie la plus ancienne de la nef avoisinant les transsepts
  6. Par exception, les quatre colonnes engagées dans les piliers portent chacune un chapiteau au même niveau, les colonnettes supérieures reposant sur le chapiteau de la colonne engagée du côté de la nef (voy. Cathédrale, fig. 14, Pilier).
  7. On désigne par corbeille, dans le chapiteau, l’évasement qui sert de transition entre le fût et le tailloir, évasement autour duquel vient se grouper la sculpture.