Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle/Construction -- Militaires

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constructions militaires. Entre les constructions militaires des premiers temps du moyen âge et les constructions romaines, on ne peut constater qu’une perfection moins grande apportée dans l’emploi des matériaux et l’exécution ; les procédés sont les mêmes ; les courtines et les tours ne se composent que de massifs en blocages revêtus d’un parement de moellon menu ou d’un très-petit appareil. Il semble que les Normands les premiers aient apporté, dans l’exécution des ouvrages militaires, certains perfectionnements inconnus jusqu’à eux et qui donnèrent, dès le XIe siècle, une supériorité marquée à ces constructions sur celles qui existaient sur le sol de l’Europe occidentale. L’un de ces perfectionnements les plus notables, c’est la rapidité avec laquelle ils élevaient leurs forteresses. Guillaume le Conquérant couvrit en peu d’années l’Angleterre et une partie de la Normandie de châteaux forts en maçonnerie, exécutés avec une parfaite solidité, puisque nous en trouvons un grand nombre encore debout aujourd’hui. Il est à croire que les Normands établis sur le sol occidental employèrent les procédés usités par les Romains, c’est-à-dire les réquisitions, pour bâtir leurs forteresses, et c’est, dans un pays entièrement soumis, le moyen le plus propre à élever de vastes constructions qui ne demandent que des amas très-considérables de matériaux et beaucoup de bras. On ne trouve, d’ailleurs, dans les constructions militaires primitives des Normands, aucune trace d’art : tout est sacrifié au besoin matériel de la défense. Ces sortes de bâtisses n’ont rien qui puisse fournir matière à l’analyse ; elles n’ont d’intérêt pour nous qu’au point de vue de la défense, et, sous ce rapport, leurs dispositions se trouvent décrites dans les articles Architecture Militaire, Château, Donjon, Tour.

Ce n’est guère qu’à la fin du XIIe siècle que l’on voit employer des procédés de construction particuliers aux ouvrages défensifs, composant un art à part. Aux blocages massifs opposant une résistance égale et continue, on substitue des points d’appui réunis par des arcs de décharge et formant ainsi, dans les courtines comme dans les tours, des parties plus résistantes que d’autres, indépendantes les unes des autres, de façon à éviter la chute de larges parties de maçonnerie, si on venait à les saper. C’est alors aussi que l’on attache une grande importance à l’assiette des ouvrages militaires, que les constructeurs choisissent des sols rocheux difficiles à entamer par la sape, et qu’ils taillent souvent le rocher même pour obtenir des escarpements indestructibles ; c’est qu’en effet, pendant les grands sièges entrepris à cette époque, notamment par Philippe-Auguste, la sape et la mine étaient les moyens les plus ordinaires employés pour renverser les murailles (voy. Siége).

Un des bas-reliefs qui décorent la façade occidentale de Notre-Dame-la-Grande à Poitiers, et qui date du commencement du XIIe siècle, nous représente déjà des murs de ville composés d’arcs de décharge portant sur des contre-forts extérieurs peu saillants (141).


Mais il ne faut pas trop s’arrêter à ces représentations de monuments qui ne sont pas toujours conformes à la réalité. Les arcs de décharge, lorsqu’ils existent, sont habituellement apparents à l’intérieur des murailles pour porter le chemin de ronde et masqués par le parement extérieur. Le simple bon sens indiquait, en effet, que les arcs de décharge vus à l’extérieur marquaient aux assiégeants les points où il fallait attacher la sape et que la saillie des contre-forts cachait les pionniers. On doit donc prendre l’exemple ci-dessus comme la figure retournée de la muraille pour les besoins de la décoration sculpturale.

L’esprit que nous voyons déployer par les constructeurs français, vers la fin du XIIe siècle, dans les édifices religieux et civils, se retrouve dans les édifices militaires : ils songent à remplacer les forces passives de la construction romaine par des forces actives ; mais, dans l’architecture militaire, il ne s’agit pas seulement de résister aux agents extérieurs, aux lois naturelles de la pesanteur, il faut opposer une résistance à la main destructive des hommes. La logique des artistes qui développent l’art de l’architecture au moyen âge, et le font sortir de l’ornière romane, est rigoureuse ; nous avons eu l’occasion de le démontrer à nos lecteurs dans les deux premières parties de cet article ; on comprendra que cet esprit logique et vrai trouvait une belle occasion de s’exercer dans la construction des édifices militaires, où tout doit être sacrifié au besoin de se défendre. La sape et la mine pratiquées au moyen des étançonnements auxquels on mettait le feu étant le principe d’attaque le plus ordinaire au XIIe siècle, il fallait opposer à ce principe un système capable de rendre inutiles les travaux des assaillants.


Si donc (142) nous construisons une tour conformément au plan A, et que les mineurs viennent s’attacher sur deux points rapprochés de la paroi extérieure et pratiquent les deux trous BC en les étançonnant avec des potelets, lorsqu’ils mettront le feu à ces potelets, toute la partie EF de la tour tombera en dehors et l’ouvrage sera détruit ; mais si, en employant le même cube de matériaux et en occupant la même surface de pleins, nous avons le soin d’élever, au lieu d’un mur plein, une suite de niches comprises entre des contre-forts intérieurs, comme l’indique le plan G, il y a chance égale pour que le mineur tombe au-dessous d’un vide au lieu de tomber sous un plein, et alors son travail d’étançonnements incendiés ne produit pas de résultats ; mais s’il s’attache sous un plein, celui-ci offrant une épaisseur plus grande que dans le plan A, son travail devient plus long et plus difficile ; les renfoncements H permettent d’ailleurs de contre-miner, s’il travaille au-dessous de ces niches. De plus, les niches H peuvent être étançonnées elles-mêmes, à l’intérieur, de façon à rendre la chute d’une portion de la tour impossible, en admettant même que les trous de mine aient été faits en I et en K, sous les piédroits. Ainsi, déjà vers la fin du XIIe siècle, avec un cube de matériaux égal à celui employé précédemment, et même moindre, les constructeurs militaires étaient arrivés à donner une assiette beaucoup plus forte à leurs ouvrages. De plus, les constructeurs noyaient, dans l’épaisseur des maçonneries, de fortes pièces de bois chevillées entre elles par des chevilles de fer, afin de cercler leurs tours à différentes hauteurs. Le principe était excellent, mais le moyen très-mauvais ; car ces pièces de bois, complètement dépourvues d’air, s’échauffaient rapidement et pourrissaient. Plus tard on s’aperçut de la destruction très-prompte de ces bois, et on y suppléa par des chaînages composés de crampons de fer scellés entre deux lits d’assises (voy. Chaînage).

Il est une remarque que chacun peut faire et qui ne laisse pas d’être intéressante. Les mortiers employés généralement, pendant le XIIe siècle et le commencement du XIIIe, dans les églises et la plupart des constructions religieuses, sont mauvais, manquent de corps, sont inégalement mélangés, souvent même le sable fait défaut et paraît avoir été remplacé par de la poussière de pierre ; tandis que les mortiers employés dans les constructions militaires à cette époque, comme avant et après, sont excellents et valent souvent les mortiers romains ; il en est de même des matériaux. Les pierres employées dans les fortifications sont d’une qualité supérieure, bien choisies et exploitées en grand ; elles accusent, au contraire, une grande négligence ou une triste économie dans la plupart des constructions religieuses. Évidemment les seigneurs laïques, lorsqu’ils faisaient bâtir des forteresses, avaient conservé la méthode romaine de réquisitions et d’approvisionnements que les abbés ou les évêques ne voulaient ou ne pouvaient pas maintenir. Il semblerait que les seigneurs normands eussent été les premiers à réorganiser le système de travail de bâtiments employé par les Romains[1], et leur exemple avait été suivi dans toutes les provinces du nord et de l’ouest. L’enthousiasme produit de grandes choses, mais il est de peu de durée. C’était un sentiment de réaction contre la barbarie qui avait fait élever les églises abbatiales et les vastes bâtiments qui les entouraient, c’était un désir de liberté et un mouvement de foi qui avaient fait élever les cathédrales (voy. Cathédrale) ; mais, ces moments d’effervescence passés, les abbés comme les évêques ne trouvaient plus qu’un dévouement refroidi ; par suite, des négligences ou des tromperies dans l’exécution des travaux. Avec la noblesse laïque, il n’en pouvait pas être ainsi ; on ne demandait pas aux paysans du dévouement, on exigeait d’eux des corvées régulièrement faites, sous une surveillance inflexible. Cette méthode était certainement meilleure pour exécuter régulièrement des travaux considérables. Aussi ne devons-nous pas être surpris de cette haine transmise de génération en génération chez nous contre les forteresses féodales, et de l’affection que les populations ont conservée à travers les siècles pour leurs cathédrales. À la fin du dernier siècle, on a certes détruit beaucoup d’églises, surtout d’églises conventuelles, parce qu’elles tenaient à des établissements féodaux ; mais on a peu détruit de cathédrales, tandis que tous les châteaux, sans exception, ont été dévastés, beaucoup même avaient été ruinés sous Louis XIII et Louis XIV. Pour nous constructeurs, qui n’avons ici qu’à constater des faits dont chacun peut tirer des conséquences suivant sa manière de voir les choses, nous sommes obligés de reconnaître qu’au point de vue du travail matériel on trouve, dans les forteresses du moyen âge, une égalité et une sûreté d’exécution, une marche régulière et une attention qui manquent dans beaucoup de nos édifices religieux.

Dans la construction des églises, on remarque des interruptions, des tâtonnements, des modifications fréquentes aux projets primitifs ; ce qui s’explique par le manque d’argent, le zèle plus ou moins vif des évêques, des chapitres ou des abbés, les idées nouvelles qui surgissaient dans l’esprit de ceux qui ordonnaient et payaient l’ouvrage. Tout cela est mis bénévolement sur le compte de l’ignorance des maîtres des œuvres, de la faiblesse de leurs moyens d’exécution[2]. Mais quand un seigneur puissant voulait faire construire une forteresse, il n’était pas réduit à solliciter les dons de ses vassaux, à réchauffer le zèle des tièdes et à se fier au temps et à ses successeurs pour terminer ce qu’il entreprenait. C’était de son vivant qu’il voulait son château, c’était en vue d’un besoin pressant, immédiat. Rien ne coûte à Richard Cœur-de-Lion quand il veut élever la forteresse des Andelis, le château Gaillard, ni les usurpations, ni les sacrifices, ni les violences, ni l’argent ; il commence l’édification de la place, malgré l’archevêque de Rouen, bien que la ville d’Andeli lui appartînt. La Normandie est déclarée en interdit, à l’instigation du roi de France. L’affaire est portée aux pieds du pape, qui conclut à une indemnité en faveur du prélat et lève l’interdit. Mais pendant ces protestations, ces menaces, ces discussions, Richard ne perd pas une journée ; il est là, surveillant et activant les ouvriers ; sa forteresse s’élève, et en un an elle est construite, et bien construite, la montagne et les fossés taillés, la place en état complet de défense, et l’une des plus fortes du nord de la France. Quand Enguerrand III fit élever le château de Coucy, c’était dans la prévision d’une lutte prochaine et terrible avec son suzerain. Un mois de retard pouvait faire échouer ses projets ambitieux ; aussi peut-on voir encore aujourd’hui que les énormes travaux exécutés sous ses ordres furent faits avec une rapidité surprenante, rapidité qui ne laisse passer aucune négligence. De la base au fait, ce sont les mêmes matériaux, le même mortier, bien mieux, les mêmes marques de tâcherons ; nous en avons compté, sur les parements encore visibles, près d’une centaine. Or chaque marque de tâcheron appartient à un tailleur de pierre, comme encore aujourd’hui en Bourgogne, en Auvergne, dans le Lyonnais, etc.[3] Cent tailleurs de pierre, de nos jours, donnent les proportions suivantes dans les autres corps d’ouvriers, en supposant une construction semblable à celle d’Enguerrand III :

Tailleurs de pierre 
100
Traceurs, appareilleurs, souffleurs 
20
Bardeurs, pinceurs, poseurs 
100
Terrassiers, manœuvres, corroyeurs 
200
Maçons et aides 
200

Pour approvisionner les chantiers :

Carriers et chaufourniers 
100
Tireurs de sable 
25
Charretiers et aides 
50
Total 795
Soit, nombre rond.     800

Huit cents ouvriers occupés à la maçonnerie seulement supposent un nombre à peu près égal de charpentiers, serruriers, plombiers, couvreurs, paveurs, menuisiers et peintres (car tous les intérieurs du château de Coucy étaient peints sur enduit frais). On peut donc admettre que seize cents ouvriers au moins ont travaillé à la construction de cette forteresse. Et si nous examinons l’édifice : l’égalité de la pose et de la taille, la parfaite unité de la conception dans son ensemble et dans ses détails, l’uniformité des profils, indiquent une promptitude d’exécution qui rivalise avec ce que nous voyons faire de nos jours. Une pareille activité aboutissant à des résultats aussi parfaits sous le rapport de l’exécution ne se trouve qu’exceptionnellement dans les constructions religieuses, comme, par exemple, à la façade de Notre-Dame de Paris, dans les soubassements de la cathédrale de Reims, dans la nef de la cathédrale d’Amiens. Mais ce sont des cas particuliers, tandis que dans les forteresses du moyen âge, du XIIe au XVe siècle, on retrouve toujours la trace de cette hâte en même temps qu’une exécution excellente, des plans bien conçus, des détails étudiés, nul tâtonnement, nulle indécision.

Prenons, par exemple, une des tours d’angle du château de Coucy, qui ont chacune 15 mètres de diamètre hors œuvre, non compris les talus inférieurs. Chacune de ces tours renferme cinq étages, plus l’étage de combles. L’étage inférieur, dont le sol est un peu au-dessus du sol extérieur, est voûté en calotte entre des murs d’une épaisseur de 3m, 50 c. environ, plus le talus. Au-dessus de cet étage, qui n’est qu’une cave destinée aux provisions, s’élève un étage voûté en arcs d’ogive, à six pans intérieurement. Les autres étages sont fermés par des planchers.


Voici (143) les plans superposés des étages au-dessus de la cave. Les piles de l’hexagone sont alternativement posées, pleins sur vides, de sorte qu’en coupe perspective nous voyons que les pieds-droits s’élèvent sur les clefs des arcs en tiers-point formant niches d’une pile à l’autre, ainsi que l’indique la fig. 144.
Cette construction évite le déliaisonnement qui peut se produire et se produit ordinairement dans un cylindre renfermant des niches percées les unes au-dessus des autres ; elle permet aussi d’ouvrir des meurtrières se chevauchant et découvrant tous les points de l’horizon. Nous supposons détruite la voûte de l’étage inférieur au-dessus de la cave, afin de laisser voir l’ensemble de la construction. On ne peut descendre dans cette cave que par l’œil percé au sommet de la voûte. On comprend comment une pareille construction, reposant sur un massif plein et sur un étage inférieur dont les murs cylindriques sont très-épais et renforcés par un talus extérieur, s’épaulant à chaque étage par le moyen des piles chevauchées, devait défier tous les efforts de la sape ; car, pour faire tomber une tour ainsi bâtie, il eût fallu saper la moitié de son diamètre, ce qui n’était pas facile à exécuter au sommet d’un escarpement, et en présence d’une garnison possédant des issues souterraines sur les dehors.

Examinons maintenant la construction du donjon de Coucy, bâti par Enguerrand III vers 1225. C’est un cylindre de plus de 30 mètres de diamètre hors œuvre sur une hauteur de 60 mètres. Il comprend trois étages voûtés de 13 mètres de hauteur chacun et une plate-forme crénelée. Le sol du rez-de-chaussée est à 5 mètres au-dessus du fond du fossé, et depuis ce sol intérieur jusqu’au dallage du fossé, le cylindre s’empatte en cône. La maçonnerie, pleine dans la hauteur des deux étages inférieurs, a 5m,50 c. d’épaisseur et est encore consolidée par des piles intérieures formant douze contre-forts portant les retombées des voûtes (voy. Donjon).

La fig. 145 donne la coupe perspective de cette énorme tour. Les niches inférieures sont étrésillonnées à moitié de leur hauteur par des arcs A formant des réduits relevés au-dessus du sol, propres au classement des armes et engins. Au premier étage, les niches entre les contre-forts s’élèvent jusqu’à la voûte, et leurs arcs en sont les formerets. Au second étage, la construction pouvait être plus légère ; aussi le cylindre se retraite à l’intérieur pour former une galerie relevée B permettant à un très-grand nombre de personnes de se réunir dans la salle supérieure. Mais il faut expliquer la construction remarquable de cette galerie. En plan, le quart de cet étage du donjon présente la fig. 146. Sur les douze piles AB portent les arcs doubleaux de tête C tenant lieu de formerets à la grande voûte centrale D. Ces piles AB ont leurs deux parements latéraux parallèles. Des points b sont bandés d’autres arcs doubleaux G parallèles aux arcs C, mais plus ouverts, et dont les naissances viennent pénétrer les surfaces biaises des piles. Sur les arcs doubleaux C et G sont bandés des berceaux en tiers-point EF. D’autres berceaux IK parallèles aux côtés L du polygone à vingt-quatre côtés viennent reposer sur les pieds-droits e, sur les faces M et sur les cornes en encorbellement O. La coupe perspective, vue du point P, donne la fig. 146 bis, qui explique les pénétrations des arcs et berceaux dans ces surfaces verticales biaises.
Le plan 146 et la coupe perspective 146 bis font assez voir qu’au commencement du XIIIe siècle les architectes s’étaient familiarisés avec les combinaisons les plus compliquées de voûtes, et qu’ils savaient parfaitement en varier les dispositions en raison des besoins. Ce ne sont plus là les constructions religieuses. Ces contre-forts qui s’évasent pour se relier puissamment au cylindre extérieur et l’épauler au moyen des berceaux IK du plan 146, indiquent une observation très-savante des effets qui peuvent se produire dans d’aussi vastes constructions ; et, en effet, bien que l’ingénieur Métézau ait chargé un fourneau de mine au centre du donjon pour le faire sauter, il ne put parvenir qu’à lancer les voûtes en l’air et à lézarder la tour sur trois points de son diamètre sans la renverser. L’énorme cylindre produisit l’effet d’un tube chargé de poudre et lançant les voûtes comme de la mitraille. Cette galerie supérieure porte un large chemin de ronde D (voy. la fig. 145) à ciel ouvert, et la voûte centrale était couverte en plomb.

En E (même figure) sont des chaînages en bois de 0,30 c. d’équarrissage formant un double dodécagone à chaque étage et se reliant à des chaînages rayonnants K, également en bois, qui se réunissaient au centre de la voûte au moyen d’une enrayure. Les trois voûtes centrales se composent chacune de douze arêtiers plein-cintre avec des formerets dont les clefs sont posées au niveau de la clef centrale ; les triangles entre les douze arêtiers sont construits suivant la méthode ordinaire. Ainsi, chacune des douze travées étant très-étroite relativement au diamètre de la voûte, il en résulte que les arêtiers ne portent que des murs rayonnants jusqu’aux deux tiers de la voûte environ, et que cette construction centrale, étant très-légère, produit cependant un étrésillonnement puissant au centre du cylindre. Il n’est pas de système de voûtes, en dehors du système gothique, qui pût offrir des dispositions aussi favorables, il faut bien le reconnaître. L’ouvrage est, du haut en bas, construit en pierre d’appareil de 0,40 c. à 0,45 de hauteur, dont les parements sont taillés au taillant droit, librement, mais parfaitement dressés. À mesure que l’art de l’attaque des places devient plus méthodique, les constructions militaires se perfectionnent, les matériaux employés sont plus grands et mieux choisis, les murs plus épais et mieux maçonnés, les massifs remplis avec plus de soin et le mortier plus égal et plus ferme. Pendant le XIIIe siècle, les constructions militaires sont exécutées avec le plus grand soin, les moyens de résistance opposés aux attaques singulièrement étendus. On renonce le plus souvent aux parements de petit appareil ou de moellons usités pendant les XIe et XIIe siècles ; ils sont faits en pierre d’appareil dure, possédant des queues assez longues pour ne pas être facilement arrachées par la pince ou le pic-hoyau des pionniers. Dans les massifs, on rencontre souvent des chaînes de pierre et des arcs de décharge noyés en pleine maçonnerie. Les parapets sont composés de parpaings, les surfaces extérieures admirablement dressées. Jusque vers 1240 il arrive souvent que les assises sont posées sur des lits de mortier très-épais (0,04 c. à 0,05 c.), garnis d’éclats de pierre dure (147) ;


mais ce procédé, qui donnait aux lits des assises une grande adhérence à cause de la quantité de mortier qui s’y trouvait employée[4], avait l’inconvénient de faciliter aux pionniers l’introduction de la pince entre les lits pour desceller les pierres. Au contraire, à dater de cette époque, les lits des assises formant les parements des fortifications sont minces (0,01 c. environ, quelquefois moins), les arêtes des pierres sont vives, sans épauffrures, et leurs faces rugueuses formant même souvent des bossages saillants afin de cacher la ciselure des lits et joints (148).


Il était difficile, en effet, d’entamer les assises de pierres ainsi parementées ; soit au moyen de la sape, soit par le mouton, le bélier et tous les engins propres à battre les murailles.

Sous Philippe le Hardi et Philippe le Bel, les constructions militaires firent un retour vers les traditions antiques. Nous avons vu comme les constructeurs du château d’Enguerrand III, à Coucy, avaient adopté pour les tours une enveloppe cylindrique épaisse extérieure, et comme, intérieurement, ils avaient admis des dispositions assez légères pour porter les voûtes ou les planchers, des piles minces formant entre elles des cellules voûtées en tiers-point ; ils semblaient ainsi vouloir concilier les besoins de la défense avec les nouvelles méthodes de bâtir des architectes laïques du commencement du XIIIe siècle. Si, dans les constructions religieuses et civiles, ces principes nouveaux, développés dans le commencement de cet article, ne cessèrent de progresser et de s’étendre jusqu’à l’abus et la recherche, il n’en fut pas de même dans les constructions militaires ; les architectes revinrent à des dispositions plus simples, à un système de construction plus homogène. À chaque pas, nous sommes obligés ainsi de nous arrêter dans l’étude de l’art de bâtir des artistes du moyen âge et de reprendre une nouvelle voie ; car cet art logique se prête à toutes les exigences, à tous les besoins qui se développent, sans tenter jamais d’imposer une routine. Au moment où nous voyons les édifices religieux exclure le plein-cintre et l’art de la construction s’abandonner à une recherche excessive dans les églises, il revient, dans les constructions militaires, aux formes les plus sévères, au système de bâtisse concret, passif, aux principes, enfin, si bien développés par les Romains. Nous avons, dans les fortifications de la cité de Carcassonne, bâties à la fin du XIIIe siècle et au commencement du XIVe, un exemple frappant de cette révolution.

Comme nous avons l’occasion de présenter, dans le Dictionnaire, une grande partie des ouvrages principaux et des détails de ces fortifications[5], nous nous bornerons ici à donner, dans son ensemble et ses détails, une des défenses les plus importantes de cette enceinte, afin de faire voir à nos lecteurs ce qu’était devenu l’art de la construction militaire sous Philippe le Hardi. Nous choisissons la tour principale de cette enceinte, la tour dite du Trésau, qui ne le cède en rien aux plus belles constructions antiques que nous connaissions. Cette tour défend un des saillants de l’enceinte intérieure. Elle est construite suivant le système expliqué dans notre fig. 142(G), c’est-à-dire que ses deux étages au-dessus du sol extérieur se composent, du côté de l’attaque, de niches comprises entre des contre-forts intérieurs, niches au fond desquelles sont percées des meurtrières qui battent les dehors. D’un étage à l’autre, ces niches se chevauchent comme celles de la tour du château de Coucy.


Le sol de la ville est à 7 mètres au-dessus du sol extérieur. La fig. 149 donne le plan de la tour du Trésau, au niveau du rez-de-chaussée (cave pour la ville), de plain-pied avec le sol extérieur. Sous cet étage existe une cave taillée dans le roc, revêtue de maçonnerie et voûtée, à laquelle on descend par l’escalier à vis placé dans l’angle de droite de la tour.


Le premier étage (150) est élevé de quelques marches au-dessus du sol de la ville. Ce rez-de-chaussée et ce premier étage (rez-de-chaussée pour la ville) sont voûtés au moyen d’arcs doubleaux, de formerets et d’arcs ogives, suivant la méthode gothique. Le premier étage (fig. 150) possède une cheminée G, une porte donnant sur le terre-plein de la cité, un réduit E pour le chef du poste, et des latrines F en encorbellement sur le dehors.


Le second étage (premier pour la ville) (151) possède des murs pleins vers le dehors, afin de charger et de relier puissamment la construction inférieure, dont le mur circulaire est percé de niches chevauchées et de meurtrières ; cet étage est couvert par un plancher.


Le troisième étage (152) présente un chemin de ronde A à ciel ouvert, et, au centre, une salle sous comble, éclairée par deux fenêtres percées dans le mur-pignon D. Outre l’escalier B qui monte de fond, se trouve cependant, à partir du chemin de ronde, un second escalier B′ ; tous deux montent jusqu’au sommet de deux guettes qui flanquent le pignon D. En se plaçant, le dos au pignon, sur le pavé du rez-de-chaussée (plan fig. 149), et regardant du côté de la défense, nous voyons (153) quelle est la construction intérieure de cette tour.
Nous supposons la voûte séparant le rez-de-chaussée du premier étage démolie, afin de faire comprendre la disposition des niches intérieures formant meurtrières, chevauchées et portant les pleins sur les vides, pour découvrir tous les points de la circonférence à l’extérieur, et aussi pour couper les piles et éviter les ruptures verticales, conformément au système adopté pour les tours de Coucy, expliqué plus haut. La simplicité de cette construction, sa solidité, le soin avec lequel les parements sont appareillés en belles pierres de taille à l’intérieur et à l’extérieur, indiquent assez l’attention que les architectes de la fin du XIIIe siècle donnaient à l’exécution de ces bâtisses, comment ils sacrifiaient tout au besoin de la défense, comme ils savaient soumettre leurs méthodes aux divers genres de construction.

En parcourant les fortifications élevées autour de la cité de Carcassonne, sous Philippe le Hardi, on ne supposerait guère que, peu d’années plus tard, on élevait, dans la même ville, le chœur de l’église de Saint-Nazaire, dont nous avons présenté quelques parties à nos lecteurs.

La tour du Trésau est couverte par un comble aigu formant croupe conique du côté de la campagne, et qui vient, du côté de la ville, s’appuyer sur un pignon percé de fenêtres éclairant les divers étages. Si nous faisons une coupe transversale sur la tour en regardant le pignon, nous obtenons la fig. 154.


En examinant les plans, on voit que ce mur-pignon est, relativement à sa hauteur, peu épais. Mais, de ce côté, il s’agissait seulement de se clore à la gorge de la tour, et ce mur est d’ailleurs solidement maintenu dans son plan vertical par les deux guettes FF, qui, par leur assiette et leur poids, présentent deux points d’appui d’une grande solidité. La jonction de la couverture avec le pignon est bien abritée par ces degrés qui forment solins sur le parement intérieur et qui facilitent la surveillance des parties supérieures de la tour. La toiture (dont la pente est indiquée par la ligne ponctuée IK) repose sur les deux grands bahuts K séparant absolument le chemin de ronde F de la salle centrale. Au niveau du rempart, le chemin de ronde G pourtourne la construction du côté de la ville, dont le sol est en CD, comme celui du dehors est en AB.

D’ailleurs, le soin apporté dans les conceptions d’ensemble de ces édifices militaires se manifeste jusque dans les moindres détails. On retrouve partout la marque d’une observation réfléchie et d’une expérience consommée. Ainsi, sans nous étendre trop sur ces détails qui trouvent leur place dans les articles du Dictionnaire, nous nous bornerons à signaler une de ces dispositions intérieures de la structure des fortifications de Carcassonne à la fin du XIIIe siècle. Quelques-unes des tours les plus exposées aux efforts de l’assaillant sont munies, à leur partie antérieure, de becs saillants destinés à éloigner les pionniers et à offrir une résistance puissante aux coups du mouton (bélier) (voy. Architecture Militaire, Tour ).


Or voici, dans ce cas particulier, comment est disposé l’appareil des assises (155). Les joints des pierres, dans la partie antérieure de la tour, ne sont point tracés normaux à la courbe, mais à 45 degrés par rapport à l’axe AB ; de sorte que l’action du mouton sur le bec saillant (point le mieux défilé et par conséquent le plus attaquable) est neutralisée par la direction de ces joints, qui reportent la percussion aux points de jonction de la tour avec les courtines voisines. Si l’assiégeant emploie la sape, après avoir creusé sous le bec et même au-delà, il trouve des joints de pierre qui ne le conduisent pas au centre de la tour, mais qui l’obligent à un travail long et pénible, car il lui faut entamer au poinçon chaque bloc qui se présente obliquement, et il ne peut les desceller aussi facilement que s’ils étaient taillés en forme de coins. Dans notre figure, nous avons tracé l’appareil de deux assises par des lignes pleines et des lignes ponctuées.

Lorsque l’architecture religieuse et civile se charge d’ornements superflus, que la construction devient de plus en plus recherchée, pendant les XIVe et XVe siècles, la construction militaire, au contraire, emploie chaque jour des méthodes plus sûres, des moyens plus simples et des procédés d’une plus grande résistance. Les constructions militaires de la fin du XIVe siècle et du commencement du XVe adoptent partout le plein-cintre et l’arc surbaissé ; l’appareil est fait avec un soin particulier ; les maçonneries de blocages sont excellentes et bien garnies, ce qui est rare dans les constructions religieuses. On évite toute cause de dépense inutile. Ainsi, par exemple, les arcs des voûtes qui, au XIIIe siècle et au XIVe encore, retombent sur des culs-de-lampe, pénètrent dans les parements, ainsi que l’indique la fig. 156[6].
Les sommiers de l’arc ogive sont pris dans les assises de parements de la tour. Il n’y a plus de formerets : ce membre paraît superflu avec raison. Le premier claveau A des remplissages des voûtes tient lui-même au parement ; une simple rainure taillée dans ce parement reçoit les autres moellons remplissant les triangles entre les arcs. En même temps que tous les détails de la construction deviennent plus simples, d’une exécution moins dispendieuse, l’appareil se perfectionne, les matériaux sont mieux choisis en raison de la place qu’ils doivent occuper ; les parements sont dressés avec un soin extrême jusque dans les fondations, car il s’agit de ne laisser prise sur aucun point au travail du mineur. Si l’on bâtit sur le roc, celui-ci est dérasé avec toute la perfection que l’on donne à un lit de pierres de taille ; si le rocher présente des anfractuosités, des vides, ils sont bouchés au moyen de bonnes assises. On reconnaît sur tous les points cette surveillance, cette attention, ce scrupule qui sont, pour les constructeurs, le signe le plus évident d’un art très-parfait, d’une méthode suivie.

L’artillerie à feu vient arrêter les architectes au moment où ils ont poussé aussi loin que possible l’étude et la pratique de la construction militaire. Devant elle, ces raffinements de la défense deviennent inutiles ; il faut opposer à ce nouveau moyen de destruction des masses énormes de maçonnerie ou des terrassements. Le canon, en bouleversant ces parapets couverts et ces mâchicoulis si bien disposés, en écrêtant les remparts, en les sapant à la base, ne permet plus l’emploi de ces combinaisons ingénieuses faites pour résister à l’attaque rapprochée. Et cependant telle était la puissance de beaucoup de places fortes aux XIVe et XVe siècles, qu’il a fallu souvent des sièges en règle pour y faire brèche et les réduire. Afin de ne pas étendre davantage cet article déjà fort long, nous renvoyons nos lecteurs, pour l’étude des détails de la fortification au moyen âge, aux mots Architecture Militaire, Boulevard, Château, Courtine, Créneau, Donjon, Échauguette, Mâchicoulis, Porte, Siége, Tour.

  1. En Normandie, il existait, pendant le moyen âge, une classe de paysans désignés sous le nom général de bordiers. Les bordiers étaient assujettis aux travaux les plus pénibles, et entre autres aux ouvrages de bâtiments, tels que transports de matériaux, terrassements, etc. ; en un mot, ils aidaient les maçons. (Voy. Étud. sur la condit. de la classe agric. en Normandie au moyen âge, par Léop. Delisle, 1851, p. 15, 20, 79, 83, et les notes p. 709.)
  2. On ne manque jamais, par exemple, de dire que l’on a mis deux siècles à bâtir telle cathédrale, sans songer que, sur ces deux cents ans, on y a travaillé dix ou vingt ans seulement.
  3. Les marques gravées sur les parements vus, par les tailleurs de pierre, étaient faites pour permettre au chef d’atelier de constater le travail de chacun ; ces marques prouvent que le travail était payé à la pièce, à la tâche, et non à la journée (voy. Corporation) ; de plus, elles donnent le nombre des ouvriers employés, puisque chacun avait la sienne.
  4. Il faut remarquer ici que le mortier a d’autant plus de force de cohésion, qu’il se trouve en plus grande masse ; un lit de mortier très-mince est brûlé (comme disent les maçons) par la pierre, et n’est plus qu’une lame poudreuse, gercée, sans adhérence, parce qu’en posant les pierres, celles-ci boivent rapidement l’eau contenue dans le mortier, et que celui-ci, se desséchant trop vite, perd sa qualité.
  5. Voy. aussi les Archives des monum. hist., publiées, sous les auspices de M. le ministre d’État, par la Commission des monuments historiques. (Gide, édit.)
  6. Des tours du château de Pierrefonds ; commencement du XVe siècle.