Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle/Arts (libéraux)

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ARTS (libéraux), s. m. p. Les monuments des XIIe et XIIIe siècles représentent fréquemment les sept arts libéraux. La belle encyclopédie manuscrite intitulée : Hortus deliciarum, composée au XIIe siècle par Herrade de Landsberg, abbesse du monastère de Hohenbourg (sainte Odile), en Alsace, et conservée à la Bibliothèque de Strasbourg[1], renferme parmi ses vignettes une personnification de la philosophie et des sept arts libéraux. La figure principale, la Philosophie, est représentée assise ; sept sources sortent de sa poitrine ; ce sont les sept arts libéraux : la Grammaire, la Rhétorique, la Dialectique, la Musique, l’Arithmétique, la Géométrie et l’Astronomie. Cette figure, qui occupe le centre de la vignette, est couronnée d’un bandeau duquel sortent trois têtes ; les trois noms : « Ethica, Logica, Physica, » les surmontent ; sous ses pieds, Socrate et Platon écrivent ; cette légende les accompagne : Naturam universæ rei queri docuit philosophia. Autour du cercle qui inscrit le sujet principal sont tracés les sept compartiments dans lesquels ses sept arts sont figurés. Au sommet, la Grammaire est représentée tenant des verges et un livre ; en suivant de gauche à droite, la Rhétorique tient un style et des tablettes ; la Dialectique, une tête de chien, caput canis, et cette légende : Argumenta sino concurrere more canino. La Musique porte une harpe, cithara ; devant elle est une sorte de viole, nommée lira ; derrière elle une vielle désignée par le mot organistrum. L’Arithmétique porte une verge demi-circulaire à laquelle sont enfilées des boules noires, sorte d’abaque encore en usage en Orient ; la Géométrie, un compas et une règle. L’Astronomie tient un boisseau plein d’eau, probablement pour observer les astres par réflexion ; au-dessus du boisseau sont figurés des astres. Quatre poëtes païens sont assis sous le cycle des arts ; ils tiennent des plumes et des canifs ou grattoirs ; sur leur épaule un oiseau noir (l’esprit immonde) semble les inspirer.

La porte de droite de la façade occidentale de la cathédrale de Chartres présente, sculptés dans ses voussures, les arts libéraux. Chaque science ou chaque art est personnifié par une femme assise ; au-dessous d’elle, un homme est occupé à écrire sur un pupitre (scriptionale) posé sur ses genoux. M. l’abbé Bulteau, dans sa Description de la cathédrale de Chartres[2], désigne chacune de ces figures ; et en effet la plupart d’entre elles, sinon toutes, sont faciles à reconnaître aux attributs qui les accompagnent. La Musique frappe d’un marteau trois clochettes ; sur ses genoux est posée une harpe à huit cordes ; des violes sont suspendues à ses côtés. Sous la Musique, Pythagore écrit ; il tient un grattoir de la main gauche. L’Arithmétique porte dans sa main droite un dragon ailé, et dans sa gauche un sceptre. Gerbert écrit sous sa dictée ; il trempe sa plume dans son écritoire. La Rhétorique discourt ; Quintilien, placé au-dessous d’elle, taille sa plume. La Géométrie tient un compas et une équerre ; Archimède écrit. La Philosophie tient un livre ouvert sur ses genoux. Platon semble parler. L’Astronomie regarde le ciel et porte un boisseau, comme dans le manuscrit d’Herrade. Ptolémée tient dans chaque main un objet cylindrique. La Grammaire tient dans sa droite une verge, un livre ouvert dans sa gauche ; deux écoliers sont accroupis à ses pieds : l’un étudie, l’autre tend la main pour recevoir une correction ; sa figure est grimaçante. Sous la Grammaire, Chilon écrit. Nous donnons (1) la copie de cette dernière sculpture du XIIe siècle, remarquablement traitée. Chilon est fort attentif ; penché sur son pupitre, il se sert du grattoir ; à sa droite, des plumes sont posées sur un râtelier. Les arts libéraux ne sont pas toujours seulement au nombre de sept. On les rencontre figurés en plus ou moins grand nombre. À la porte centrale de la cathédrale de Sens, qui date de la fin du XIIe siècle, les arts et les sciences sont au nombre de douze ; malheureusement, la plupart de ces bas-reliefs, sculptés dans le soubassement de gauche, sont tellement mutilés, qu’on ne peut les désigner tous. On distingue la Grammaire ; la Médecine (probablement), représentée par une figure tenant des plantes ; la Rhétorique, qui semble discourir ; la Géométrie ; la Peinture, dessinant sur une tablette posée sur ses genoux ; l’Astronomie (2) ; la Musique ;
la Philosophie ou la Théologie (3) ; la Dialectique (?) (4). Sous chacune de ces figures est sculpté un animal réel ou fabuleux, ou quelque monstre prodigieux, ainsi qu’on peut le voir dans la fig. 4. On distingue un lion dévorant un enfant, un chameau, un griffon, un éléphant portant une tour, etc. Il ne faut pas oublier que l’esprit encyclopédique dominait à la fin du XIIe siècle, et que dans les grands monuments sacrés tels que les cathédrales, on cherchait à résumer toutes les connaissances de l’époque. C’était un livre ouvert pour la foule, qui trouvait là, sur la pierre, un enseignement élémentaire. Dans les premiers livres imprimés à la fin du XVe siècle ou au commencement du XVIe, tels que les cosmographies par exemple, on reproduisait encore un grand nombre de ces figures que nous voyons sculptées sur les soubassements de nos cathédrales, et qui étaient destinées à familiariser les intelligences populaires non-seulement avec l’histoire de l’ancien et du nouveau Testament, mais encore avec la philosophie et ce qu’on appelait alors la physique, ou les connaissances naturelles. Dans la Cosmographie universelle de Sébastien Munster[3], nous trouvons des gravures sur bois qui reproduisent les singularités naturelles sculptées dans beaucoup de nos églises du XIIe siècle ; et pour n’en citer qu’un exemple, Sébastien Munster donne, à la page 1229 de son recueil, l’homme au grand pied qui est sculpté sur les soubassements de la porte centrale de la cathédrale de Sens (5)[4], et voici ce qu’il en dit : «…Similmente dicesi di alcuni altri populi, che ciascheduno di loro ha ne piedi che sono grandissimi una gamba sola, sensa piegar giuocchio, et pur sono di mirabili velocitade, li qua li si adimandono Sciopodi. Questi, come attesta Plinio, nel tempo dell’estade, distesi in terra col viso in su, si fanno ombra col piede. » Ces étranges figures, que nous sommes trop facilement disposés à considérer comme des fantaisies d’artistes, avaient leur place dans le cycle encyclopédique du moyen âge, et les auteurs antiques faisaient la plupart du temps les frais de cette histoire naturelle, scrupuleusement figurée par nos peintres ou sculpteurs des XIIe et XIIIe siècles, afin de faire connaître au peuple toutes les œuvres de la création (voy. Bestiaire). Mais revenons aux arts libéraux. Une des plus belles collections des arts libéraux figurés se voit au portail occidental de la cathédrale de Laon (de 1210 à 1230), dans les voussures de la grande baie de gauche, au-dessus du porche. Là, les figures sont au nombre de dix. La première, à gauche, représente la Philosophie ou la Théologie (6). Cette statuette tient un sceptre de la main gauche[5], dans la droite un livre ouvert ; au-dessus un livre fermé. Il est à présumer que le livre fermé représente l’ancien Testament, et le livre ouvert le nouveau. Sa tête n’est pas couronnée comme à Sens, mais se perd dans une nuée ; une échelle part de ses pieds pour arriver jusqu’à son col, et figure la succession de degrés qu’il faut franchir pour arriver à la connaissance parfaite de la reine des sciences. La seconde, au-dessus, représente la Grammaire (7). La troisième, la Dialectique (8) ; un serpent lui sert de ceinture. La quatrième, la Rhétorique (9). La cinquième, l’Arithmétique ; la statuette tient des boules dans ses deux mains (10). La première figure à droite représente la Médecine (probablement) ;
elle regarde à travers un vase (11). La seconde, la Peinture (12) ; c’est la seule statue qui soit figurée sous les traits d’un homme dessinant avec un style en forme de clou, sur une tablette pentagonale.
La troisième, la Géométrie (13). La quatrième, l’Astronomie (14). Il est à propos de remarquer que le disque que tient cette statue de l’Astronomie est coupé par un double trait brisé ; même chose à Sens. À Chartres, des anges tiennent également des disques coupés de la même façon. Est-ce une manière de figurer les solstices ? C’est ce que nous laissons à chacun le soin de découvrir. La cinquième, la Musique (15). Dans le socle de la statue du Christ qui décorait le trumeau de la cathédrale de Paris, étaient sculptés les arts libéraux. Sur l’un des piliers qui servent de supports aux belles statues du porche septentrional de la cathédrale de Chartres (1240 environ), on voit figurés le Philosophe (16),
l’Architecte ou le Géomètre (17), le Peintre (18) ; il tient de la main gauche une palette, sur laquelle des couleurs épaisses paraissent posées ; de la main droite, il tenait une brosse dont il ne reste qu’un morceau de la hampe, et les crins sur la palette. Le Médecin (probablement) (19) ; des plantes poussent sous ses pieds ; le haut de la figure est mutilé[6].
Nous trouvons encore une série assez complète des arts libéraux figurés sous le porche de la cathédrale de Fribourg en Brisgau. Ici les noms des figures sont peints sous les pieds des statues. Cette collection est donc précieuse, en ce qu’elle peut, avec le manuscrit d’Herrade, faciliter l’explication des figures sculptées ailleurs et qui ne sont accompagnées que d’attributs. Ainsi, à Fribourg, la Dialectique semble compter sur ses doigts, la Rhétorique tient un paquet de fleurs, la Médecine regarde à travers une bouteille, la Philosophie foule un dragon sous ses pieds ; elle est couronnée.

On voit par les exemples que nous donnons ici que, dans les grandes cathédrales, à la fin du XIIe siècle et au commencement du XIIIe, les arts libéraux occupaient une place importante ; c’est qu’en effet, à cette époque, l’étude de la philosophie antique, des sciences et des lettres, était en grand honneur, et sur nos monuments les personnifications des arts libéraux se trouvaient de pair avec les saints, les représentations des vertus, la parabole des vierges sages et folles. L’idée de former un ensemble des arts, de les rendre tous sujets de la philosophie, était d’ailleurs heureuse, et expliquait parfaitement les tendances encyclopédiques des esprits élevés de cette époque.

  1. Voy. la notice sur le Hortus deliciarum, par M. A. Le Noble ; Bibl. de l’école des Chartes, t. I, p. 238.
  2. Descript. de la cathéd. de Chartres, par M. l’abbé Bulteau, 1850.
  3. Sei libri della Cosmog. univ. Seb. Munstero, édit. de 1563.
  4. Nous donnons ici le fac-simile de cette gravure tirée du chapitre intitulé : « Delle maravigliose et monstruose creature che si trovano nel’ interne parti del’ Africa. »
  5. Le sceptre est brisé.
  6. Il y a des lois qui prononcent des peines assez sévères contre ceux qui mutilent les édifices publics ; les cathédrales et les églises, que nous sachions, ne sont pas exceptées. Tous les jours, cependant, des enfants, à la sortie des écoles, jettent des pierres, à heures fixes, contre leurs sculptures, et cela sur toute la surface de la France. Il nous est arrivé quelquefois de nous plaindre de cette habitude sauvage ; mais la plainte d’un particulier désintéressé n’est guère écoutée. Les magistrats chargés de la police urbaine rendraient un service aux arts et aux artistes, et aussi à la civilisation, s’ils voulaient faire exécuter à cet égard les lois en vigueur. On le fait bien pour la destruction intempestive du gibier. Or un bas-relief vaut, sinon pour tout le monde, au moins pour quelques-uns, une perdrix, et les lois s’exécutent d’ordinaire, quel que soit le petit nombre de ceux dont elles protègent les intérêts (voy. art. 257 du code Napoléon, code pénal). Toutes les mutilations des figures si curieuses, et belles souvent, que nous avons données ci-dessus, sont dues bien plus aux mains des enfants sortant de nos écoles publiques, qu’au marteau des démolisseurs de 1793.