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Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle/Base

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BASE, s. f. On nomme ainsi l’empattement inférieur d’une colonne ou d’un pilier. Les Grecs de l’antiquité ne plaçaient une assise formant base que sous les colonnes des ordres ionique et corinthien ; l’ordre dorique en était dépourvu. Sous l’empire, les Romains adoptèrent la base pour tous leurs ordres, et cette tradition fut conservée pendant les premiers siècles du moyen âge. L’ordre toscan, qui n’est que le dorique modifié par les Romains, fut très-rarement employé pendant le Bas-Empire ; on donnait alors la préférence aux ordres corinthien et composite, comme plus somptueux. Les bases appliquées aux colonnes de ces ordres se composaient, avec quelques variétés de peu d’importance, d’une tablette inférieure carrée ou plinthe, d’un tore, d’une ou deux scoties séparées par une baguette, et d’un second tore ; le fût de la colonne portait le listel et le congé. Souvent la base était posée sur un dé ou stylobate, simple ou décoré de moulures. Rien n’égale la grossièreté des bases de colonnes appartenant aux édifices des époques mérovingienne et carlovingienne, comme profil et comme taille. On y trouve encore les membres des bases romaines, mais exécutés avec une telle imperfection qu’il n’est pas possible de définir leur forme, de tracer leur profil. Leur proportion, par rapport au diamètre de la colonne, est complètement arbitraire ; ces bases sont parfois très-hautes pour des colonnes d’un faible diamètre, et basses pour de grosses colonnes. Tantôt elles ne se composent que d’un biseau, tantôt on y voit une série de moulures superposées sans motif raisonnable. Il nous serait difficile de donner une suite complète de bases de ces temps de barbarie ; car il semble que chaque tailleur de pierre n’ait été guidé que par sa fantaisie ou une tradition fort vague des formes adoptées pendant les bas temps. Nous ne pouvons que signaler les particularités que présentent certaines bases de l’époque carlovingienne, et surtout nous nous appliquerons à expliquer la transition de la base romaine corrompue à la base définitivement adoptée à la fin du XIIe siècle et pendant la période ogivale.

Un détail très-remarquable distingue la base antique romaine de la base du moyen âge dès les premiers temps ; la colonne romaine porte à son extrémité inférieure une saillie composée d’un congé et d’un listel, tandis que la colonne du moyen âge, sauf quelques rares exceptions dont nous tiendrons compte, ne porte aucune saillie inférieure, et vient poser à cru sur la base. Ainsi, dans la colonne antique, entre le tore supérieur de la base et le fût de la colonne, il y a une moulure dépendant de celle-ci qui sert de transition. Cette moulure est supprimée dès l’époque romane. Le congé et le filet inférieur du fût de la colonne exigeaient, pour être conservés, un évidement dans toute la hauteur de ce fût ; ces membres supprimés, les tailleurs de pierre s’épargnaient un travail considérable. C’est aussi pour éviter cet évidement à faire sur la longueur du fût que l’astragale fut réunie au chapiteau au lieu de tenir à la colonne (voyez Astragale).

Nous donnons tout d’abord quelques-unes des variétés de bases adoptées du VIIe au Xe siècle. La fig. 1 est une des bases trouvées dans les substructions de l’église collégiale de Poissy, substructions qui paraissent appartenir à l’époque mérovingienne[1]. La fig. 1 bis reproduit le profil de la plupart des bases de l’arcature carlovingienne ; visible encore dans la crypte de l’église abbatiale de Saint-Denis en France (Xe siècle). On retrouve dans ces deux profils une grossière imitation de la base romaine des bas temps. La fig. 2 donne une des bases des piliers à pans coupés de la crypte de Saint-Avit à Orléans : c’est un simple biseau orné d’un tracé grossièrement ciselé (VIIe ou VIIIe siècle) ; la fig. 3, les bases des piliers de la crypte de l’église Saint-Étienne d’Auxerre (IXe siècle). Ici les piliers se composent d’une masse à pan carré cantonnée de quatre demi-colonnes ; la base n’est qu’un biseau reposant sur un plateau circulaire.
Ce fait est intéressant à constater, car c’est une innovation introduite dans l’architecture par le moyen âge. L’idée de faire reposer les piliers composés de colonnes sur une première assise offrant une assiette unique aux diverses saillies que présentent les plans de ces piliers, ne cesse de dominer dans la composition des bases des époques romane et ogivale.
Nous en trouvons un autre exemple dans l’église Saint-Remy de Reims. Les piliers de la nef de cette église datent du IXe siècle ;
ils sont formés d’un faisceau de colonnes (4) avec leur base romaine corrompue reposant sur une assise basse circulaire (voy. Pilier). Dans les contrées où les monuments antiques restaient debout, il va sans dire que la base romaine persiste, est conservée plus pure que dans les provinces où ces édifices avaient été détruits. Dans le midi de la France, sur les bords du Rhône, de la Saône et du Rhin, on retrouve le profil de la base antique jusque vers les premières années du XIIIe siècle ; les innovations apparaissent plus tôt dans le voisinage des grands centres d’art, tels que les monastères. Jusqu’au XIe siècle cependant, les établissements religieux ne faisaient que suivre les traditions romaines en les laissant s’éteindre peu à peu ; mais quand, à cette époque, la règle de Cluny eut formé des écoles, relevé l’étude des lettres et des arts, elle introduisit de nouveaux éléments d’architecture, parmi les derniers restes des arts romains. Dans les détails comme dans l’ensemble de l’architecture, Cluny ouvrit une voie nouvelle (voy. Architecture Monastique) ; pendant que le chaos règne encore sur la surface de l’Occident, Cluny pose des règles, et donne aux ouvriers qui travaillent dans ses établissements certaines formes, impose une exécution qui lui appartiennent. C’est dans ses monastères que nous voyons la base s’affranchir de la tradition romaine, adopter des profils nouveaux et une ornementation originale. Les bases des colonnes engagées de la nef de l’église abbatiale de Vézelay fournissent un nombre prodigieux d’exemples variés ; quelques-uns rappellent encore la base antique, mais déjà les profils ne subissent plus l’influence stérile de la décadence ; ils sont tracés par des mains qui cherchent des combinaisons neuves et souvent belles ; d’autres sont couverts d’ornements (5)
et même de figures d’animaux (6). À la même époque (vers la fin du XIe siècle), on voit ailleurs l’ignorance et la barbarie admettre des formes sans nom, confuses et sans caractère déterminé.

Les bases de piliers appartenant à la nef romane de l’église Saint-Nazaire de Carcassonne (fin du XIe siècle) dénotent et l’oubli des traditions romaines

et le plus profond mépris pour la forme, l’invention la plus pauvre : (7) est une des bases des piles monocylindriques, et (8) une base des colonnes engagées de cette nef. Toutes portent sur un dé carré qui les inscrit.
Ailleurs, dans le Berry, dans le Nivernais, on faisait souvent alors des bases tournées, c’est-à-dire profilées au tour ; ce procédé était également appliqué aux colonnes (voy. Colonne).

Nous donnons (9) le profil de l’une des bases supportant les colonnes du tour du chœur de l’église Saint-Étienne de Nevers, qui est taillé d’après ce procédé (XIe siècle). Le tour invitait à donner aux profils une grande finesse ; il permettait de multiplier les arêtes, les filets ; et les tourneurs de bases usaient de cette faculté. La base tournée B, composée d’une assise, repose sur un socle à huit pans A qui inscrit son plus grand diamètre.

Dans le nord, en Normandie, dans le Maine, déjà dès le Xe siècle les tailleurs de pierre avaient laissé de côté les moulures romaines corrompues, et s’appliquaient à exécuter des profils fins, peu saillants, d’un galbe doux et délicat. Naturellement les bases subissaient cette nouvelle influence. C’est par la finesse du galbe et le peu de saillie que les profils normands se distinguent pendant l’époque romane (voyez Profil).

Voici une des bases des piédroits de l’arcature intérieure de la nef de la cathédrale du Mans (Xe siècle) (10), qui se rapproche plutôt des profils des bas temps orientaux que de ceux adoptés par les Romains d’occident. Toutefois, nous pourrions multiplier les exemples de bases antérieures au XIIe siècle, sans trouver un mode général, l’application d’un principe. Un monument antique encore debout, un fragment mal interprété, le goût de chaque tailleur de pierre influaient sur la forme des bases de tel monument, sans qu’il soit possible de reconnaître parmi tous ces exemples, d’une exécution souvent très-négligée, une idée dominante. Nous mettons cependant, comme nous l’avons dit déjà, les monuments clunisiens en dehors de ce chaos.

Dans les provinces où le calcaire dur est commun, la taille de la pierre atteignit, vers le commencement du XIIe siècle, une rare perfection. Cluny était le centre de contrées abondantes en pierre dure, et les ouvriers attachés à ses établissements mirent bientôt le plus grand soin à profiler les bases des édifices dont la construction leur était confiée. Ce membre de l’architecture, voisin de l’œil, à la portée de la main, fut un de ceux qu’ils traitèrent avec le plus d’amour. Il est facile de voir dans la taille des profils des bases l’application d’une méthode régulière ; on procède par épannelages successifs pour arriver du cube à la forme circulaire moulurée.

Comme principe de la méthode appliquée au XIIe siècle, nous donnons une des bases si fréquentes dans les édifices du centre de la France et du Charolais (11)[2].
Les deux disques A et B sont, comme la figure l’indique, exactement inscrits dans le plan carré du socle D. À partir du point E, le tailleur de pierre a commencé par dégager un cylindre E F, puis il a évidé la scotie C et ses deux listels, se contentant d’adoucir les bords des deux disques A B, sans chercher à donner autrement de galbe à son profil par la retraite du second tore B ou des tailles arrondies en boudins. Ce profil est lourd toutefois, et ne peut convenir qu’à des bases appartenant à des colonnes d’un faible diamètre ; mais ce système de taille est appliqué pendant le cours du XIIe siècle et reste toujours apparent ; il commande la coupe du profil.
Soit (12) un morceau de pierre O destiné à une base : 1o laissant la hauteur AB pour la plinthe, on dégage un premier cylindre AC, comme dans la fig. 11, puis un second cylindre ED ; on obtient l’évidement DEP. 2o on évide la scotie F. 3o On abat les deux arêtes GH. 4o On cisèle les filets IKLM. 5o On arrondit le premier tore, la scotie et le second tore. Quelquefois même, ainsi que nous le verrons tout à l’heure, la base reste taillée conformément au quatrième épannelage en tout ou partie. Le profil des bases du XIIe siècle conserve, grâce à cet épannelage simple dont on sent toujours le principe, quelque chose de ferme qui convient parfaitement à ce membre solide de l’architecture et qui contraste, il faut l’avouer, avec la mollesse et la forme indécise de la plupart des profils des bases romaines. Le tore inférieur, au lieu d’être coupé suivant un demi-cercle et de laisser entre lui et la plinthe une surface horizontale qui semble toujours prête à se briser sous la charge, s’appuie et semble comprimé sur cette plinthe. Mais les architectes du XIIe siècle vont plus loin, observant que, malgré son empattement, le tore inférieur de la base laisse les quatre angles de la plinthe carrée vides, que ces angles peu épais s’épaufrent facilement pour peu que la base subisse un tassement ; les architectes, disons-nous, renforcent ces angles par un nerf, un petit contre-fort diagonal qui, partant du tore inférieur, maintient cet angle saillant. Cet appendice, que nous nommons griffe aujourd’hui (voy. ce mot), devient un motif de décoration et donne à la base du XIIe siècle un caractère qui la distingue et la sépare complètement de la base romaine.

Nous donnons (13) le profil d’une des bases des colonnes monocylindriques du tour du chœur de l’église de Poissy taillé suivant le procédé indiqué par la fig. 12, et le dessin de la griffe d’angle de cette base partant du tore inférieur pour venir renforcer la saillie formée par la plinthe carrée. Il n’est pas besoin d’insister, nous le croyons, sur le mérite de cette innovation si conforme aux principes du bon sens et d’un aspect si rassurant pour l’œil. Quand on s’est familiarisé avec cet appendice, dont l’apparence comme la réalité présentent tant de solidité, la base romaine, avec sa plinthe isolée, a quelque chose d’inquiétant ; il semble (et cela n’arrive que trop souvent) que ses cornes maigres vont se briser au moindre mouvement de la construction, ou au premier choc. C’est vers le commencement du XIe siècle que l’on voit apparaître les premières griffes aux angles des bases ; elles se présentent d’abord comme un véritable renfort très-simple, pour revêtir bientôt des formes empruntées à la flore ou au règne animal (voy. Griffe).

Il nous serait difficile de dire dans quelle partie de l’Occident cette innovation prit naissance, mais il est incontestable qu’on la voit adoptée presque sans exception dans toutes les provinces françaises, à partir de la première moitié du XIIe siècle. Sur les bords du Rhin, comme en Provence et dans le nord de l’Italie, les bases des colonnes sont presque toujours dès cette époque, et pendant la première moitié du XIIIe siècle, munies de griffes.

Nous représentons (14) une des bases des colonnes de la nef de l’église de Rosheim, près Strasbourg (rive gauche du Rhin), qui est renforcée de griffes très-simples (première moitié du XIIe siècle) ; et (15) une base des colonnes engagées de l’église de Schelestadt, même époque, qui offre la même particularité, bien que, de ces deux profils, l’un soit très-saillant et l’autre très-peu accentué. Mais on remarquera que dans ces deux exemples, comme dans tous ceux que nous pourrions tirer des monuments rhénans, le goût fait complétement défaut. Les bases des colonnes de l’église de Rosheim sont ridiculement empâtées et lourdes, celles de l’église de Schelestadt sont au contraire trop plates et leurs griffes fort pauvres d’invention.

C’est toujours dans l’Île-de-France ou les provinces avoisinantes qu’il faut chercher les beaux exemples de l’architecture du moyen âge, soit comme ensemble soit comme détails.
Tandis que dans ces contrées, centre des arts et du mouvement intellectuel au XIIe siècle, la base se soumettait, ainsi que tous les membres de l’architecture, à des règles raisonnées, l’anarchie ou les vieilles traditions régnaient encore dans les provinces du centre, qui ne suivaient que tardivement l’impulsion donnée par les artistes du XIIe siècle. En Auvergne, dans le Berry, le Bourbonnais et une partie du Poitou, la base reste longtemps dépourvue de son nouveau membre, la griffe, et les architectes paraissent livrés aux fantaisies les plus étranges. C’est ainsi que nous voyons au clocher d’Ébreuil (Allier) des colonnes dont les chapiteaux et les bases sont identiques de forme (16). Même chose à la porte de l’église de Neuvy-Saint-Sépulcre (Indre), à l’église de Cusset, qui nous laisse voir encore une base dont la forme et la sculpture appartiennent à un chapiteau (17)[3]. Là même où les traditions romaines avaient conservé le plus d’empire, à Langres, par exemple, mais où l’influence des écoles d’art de la France pénétrait, nous voyons, au XIIe siècle, la base antique adopter la griffe. Les bases des colonnes du tour du chœur de la cathédrale de Langres sont pourvues de griffes finement sculptées (18).
Le profil A de ces bases est presque romain, sauf la scotie, qui semble seulement épannelée ; la plinthe (voir le plan B), au lieu d’être tracée sur un plan carré, est brisée suivant l’angle du polygone sur lequel les colonnes du chœur s’élèvent. Il y a là une recherche qui dénote de la part des constructeurs de cet édifice un soin tout particulier[4]. Cette recherche dans les détails se retrouve poussée fort loin dans les bases des colonnettes du triforium du chœur de la cathédrale de Langres. Les colonnettes jumelles qui reposent sur des bases taillées dans un même morceau de pierre, lorsqu’elles sont très-chargées, portent toutes la charge aux deux extrémités de ce morceau de pierre, et manquent rarement de le faire casser au milieu, là où il est le plus faible, puisqu’il n’a sur ce point que l’épaisseur de la plinthe. Pour éviter cet inconvénient, les constructeurs du chœur de la cathédrale de Langres ont eu l’idée de réserver entre les deux colonnettes jumelles, sur la plinthe, un renfort pris dans la hauteur d’assise de la base (19).
Cela est fort ingénieux, et ce principe est également appliqué aux chapiteaux de ce triforium (voy. Chapiteau).

Il ressort déjà de ces quelques exemples que nous venons de donner un fait remarquable : c’est la propension croissante des architectes du XIIe siècle à établir des transitions entre la ligne verticale et la ligne horizontale, à ne jamais laisser porter brusquement la première sur la seconde sans un intermédiaire. Et pour nous faire comprendre par une figure (20) : soient A A deux assises horizontales d’une construction et B un point d’appui vertical ; les constructeurs ne laisseront jamais les angles C C vides, mais ils les rempliront par des renforts inclinés D D, des transitions qui sont des épaulements, contreforts, glacis, quand on part de la ligne horizontale pour arriver à la ligne verticale ; des encorbellements, quand on part de la ligne verticale pour arriver à l’horizontale. Tout est logique dans l’architecture du moyen âge, à dater de la grande école du XIIe siècle, dans les ensembles comme dans les moindres détails ; le principe qui conduisait les architectes à élever sur la colonne cylindrique un chapiteau évasé pour porter les membres divers des constructions supérieures, à multiplier les encorbellements pour passer, par une succession de saillies, du point d’appui vertical à la voûte, les amenait naturellement à procéder de la même manière lorsqu’il s’agissait de poser un point d’appui vertical mince sur un large empalement. Aussi, mettant à part les marches, les bancs qui doivent nécessairement, dans les soubassements des édifices, présenter des surfaces horizontales, voyons-nous toujours la surface horizontale exclue comme ne fonctionnant pas, ne portant pas.

En effet : soit (21) A une colonne et B une assise servant d’empattement inférieur, de base. Toute la charge de la colonne porte seulement sur la surface C D. Si forte que soit l’assise de pierre B, pour peu que la surface C D s’affaisse sous la charge, les extrémités C F, D G non chargées ne suivront pas ce mouvement, et la pierre ne possédant aucune propriété élastique cassera en E E. Mais si (21 bis), entre la colonne A et l’empattement B, on place une assise O, les chances de rupture n’existeront plus, car la charge se répartira sur une surface C D beaucoup plus large. Les angles E seront abattus comme inutiles ; dès lors, plus de surface horizontale apparente. Telle est la loi qui commande la forme de toutes les bases de l’époque ogivale[5].

Voyons maintenant comment cette loi une fois établie, non-seulement les architectes ne s’en écartent plus, mais encore l’appliquent jusque dans ses dernières conséquences, sans dévier jamais, avec une rigueur de logique qui, dans les arts, à aucune époque ne fut poussée aussi loin ; telle enfin, que chaque tentative, chaque essai nouveau dans cette voie, n’est qu’un degré pour aller au delà. Mais, d’abord, observons que la qualité des matériaux, leur plus ou moins de dureté, influe sur les profils des bases. Lorsque les architectes du XIIe siècle employèrent le marbre ou des calcaires compactes et d’une nature fière, ils se gardèrent de refouiller les scoties des bases ; ils multiplièrent les arêtes fines, les plans, pour obtenir des ombres vives, minces, et de l’effet à peu de frais. Dans le Languedoc, où les marbres et les pierres calcaires compactes froides se rencontrent à peu près seules, on trouve beaucoup de profils de bases taillés au XIIe siècle avec un grand soin, une grande finesse de galbe, mais où les refouillements profonds si fréquents dans le Nord sont évités.

Nous prenons comme exemple une des bases des colonnes jumelles de la galerie du premier étage de l’hôtel de ville de Saint-Antonin près Montauban (22).
La pierre employée est tellement compacte et fière qu’elle éclate sous le ciseau, à moins de la tailler à très-petits coups, sans engager l’outil. Or le profil A de cette base montre avec quelle adresse les tailleurs de pierre ont évité les refouillements, les membres saillants des moulures, comme ils ont tiré parti de la finesse du grain de la pierre pour obtenir, par des ciselures faites à petits coups, des plans nettement coupés, des arêtes vives quoique peu accentuées. Les traditions antiques, là où elles étaient vivantes, comme en Provence, conservaient encore, à la fin du XIIe siècle, leur influence, tout en permettant l’introduction des innovations. Parmi un grand nombre d’exemples que nous pourrions citer, il en est un fort remarquable : ce sont les bases des piliers du tour du chœur de l’église de Saint-Gilles (23).
Les griffes d’angle viennent s’attacher au tore inférieur de la base ionique romaine ; leur sculpture rappelle la sculpture antique. Cette base qui, en se retournant entre les piles, forme le socle d’une clôture, porte sur le sol du chœur et n’est surélevée que du côté du bas-côté en A. Il est à présumer que les colonnes portaient le filet et le congé comme la colonne antique[6]. Dans le chœur de l’église de Vézelay, peu postérieur à celui de Saint-Gilles (dernières années du XIIe siècle), nous retrouvons encore la tradition romaine, mais seulement dans le fût de la colonne qui porte en B un tore, un filet et un cavet (24). Quant à la base elle-même, outre ses griffes, qui sont bien caractérisées et n’ont rien d’antique (voy. Griffe), son profil est le profil de la fin du XIIe siècle ; le bahut, qui surélève cette base sur le bas-côté, n’est pas couronné par le quart de rond antique de Saint-Gilles, mais par un profil beaucoup mieux approprié à cette place, en ce qu’au lieu de former une arête coupante, il présente un adouci. Ces quelques exceptions mises de côté, la base ne dévie plus de la forme rationnelle que lui avaient donnée les architectes français du XIIe siècle ; elle ne fait que la perfectionner jusqu’à l’abus du principe logique qui avait commandé sa composition. Un des plus beaux et derniers exemples de la base du XIIe siècle se rencontre dans une petite église de Bourgogne, l’église de Montréal près Avallon[7]. Nous donnons ici (25) une des bases des colonnes engagées de la nef de cette église et son profil A moitié d’exécution.
L’épannelage indiqué par la ligne ponctuée est encore parfaitement respecté ici. Les piles de cette église présentent parfois des pilastres à pans coupés au lieu de colonnes engagées ; ces pilastres ne portent pas sur un profil de base répétant celui des colonnes : ils ont leur base spéciale (26), dont la composition vient appuyer notre théorie expliquée par la fig. 21 bis.
Ce n’est guère que dans les monuments élevés sous une influence romaine, comme les cathédrales de Langres et d’Autun, comme beaucoup d’édifices du Charolais et de la haute Bourgogne, que les pilastres (fréquents dans ces constructions pendant le XIIe siècle) posent sur des profils de bases semblable à ceux des colonnes. La véritable architecture française, naissante alors, n’admettait pas qu’un même profil de base pût convenir à un pilastre carré et à un cylindre. Et en cela, comme en beaucoup d’autres choses, la nouvelle école avait raison. Les tores et filets des bases, fins, détachés, présentent dans les retours d’équerre des aiguités désagréables à la vue, et surtout fort gênants à la hauteur où ils se trouvent placés ; car il est rare que le niveau supérieur des bases, à dater du XIIe siècle, excède 1m, 20 au-dessus du pavé. Les arêtes saillantes des bases de pilastres se fussent donc trouvées à la hauteur des hanches ou du coude d’un homme ; et si les architectes du moyen âge avaient toujours en vue l’échelle humaine dans leurs compositions (voy. Architecture), s’ils tenaient à ce qu’une base fût plutôt proportionnée à la dimension humaine qu’à celle de l’édifice, on ne doit pas être surpris qu’ils évitassent avec soin ces angles dont les vives arêtes menacent le passant. Tenant compte de la dimension humaine, ils devaient naturellement penser à ne pas gêner ou blesser l’homme, pour lequel leurs édifices étaient faits[8].
Ces raisons, celles non moins impérieuses déduites du nouveau système de construction adopté dès le commencement du XIIIe siècle, amenèrent successivement les architectes à modifier les bases. C’est dans l’Île de France qu’il faut étudier ces transformations suivies avec persistance. Les architectes de cette province ne tardèrent pas à reconnaître que le plan carré de la plinthe et du socle était gênant sous le tore inférieur, quoique ses angles fussent adoucis et rendus moins dangereux par la présence des griffes. S’ils conservèrent les plinthes carrées pour les bases des colonnes hors de portée, ils les abattirent aux angles pour les grosses colonnes du rez-de-chaussée. Témoin les colonnes monocylindriques du tour du chœur de la cathédrale de Paris (fin du XIIe siècle) ; celles de la nef de la cathédrale de Meaux, du tour du chœur de l’église Saint-Quiriace de Provins, dont les bases sont élevées sur des socles et des plinthes donnant en plan un octogone à quatre grands côtés et quatre petits.
Toutefois, comme pour conserver à la base son caractère de force, un empatement considérable sous le fût de la colonne, les constructeurs reculent encore devant l’octogone à côtés égaux ; ils conservent la griffe, mais en lui donnant moins d’importance puisqu’elle couvre une plus petite surface. La fig. 26 bis indique le plan, et l’angle abattu avec sa griffe d’une des bases du tour du chœur dans la cathédrale de Paris, taillée d’après ce principe. Mais que l’on veuille bien remarquer que ces bases, à plan octogonal irrégulier, ne sont placées que sous les grosses colonnes isolées du rez-de-chaussée ; ces angles abattus ne se trouvent pas aux bases des colonnes engagées d’un faible diamètre. L’intention de ne pas gêner la circulation est ici manifeste[9]. Autour du chœur de la cathédrale de Chartres (commencement du XIIIe siècle), les grosses colonnes qui forment la précinction du deuxième bas-côté sont portées sur des bases dont le socle est cubique, et la plinthe octogonale régulière (27). Mais la position de ces colonnes accompagnant un emmarchement justifie la présence du socle à pan carré. En effet, ces marches interdisant la circulation en tous sens, il était inutile d’abattre les angles des carrés. Ici la griffe est descendue d’une assise ; elle dégage la base dont la plinthe à la portée de la main est franchement octogone. Déjà même le tore inférieur de cette base, pour garantir par sa courbure les arêtes du polygone, éviter la saillie des angles obtus, déborde les faces de ce polygone, ainsi que l’indique en A le profil pris sur une ligne perpendiculaire au milieu de l’une d’elles. En si beau chemin de raisonner, les architectes du XIIIe siècle ne s’arrêtent plus.
À la cathédrale de Reims (28), nous les voyons conserver la plinthe carrée avec ses griffes, mais garder les passants des arêtes par la première assise du socle B, qui est taillée sur un plan octogonal ; le tore inférieur C déborde les faces D. À la même époque, on construisait la nef de la cathédrale d’Amiens et une quantité innombrable d’édifices dont les bases des gros piliers sont profilées sur des plinthes et socles octogones. La griffe alors disparaît. Voici un exemple de ces sortes de bases à socle octogone tiré des colonnes monocylindriques des bas-côtés du chœur de l’église Notre-Dame de Semur en Auxois (29).
Pendant que l’on abattait partout, de 1230 à 1240, les angles des plinthes et les socles des grosses piles, afin de laisser une circulation plus facile autour de ces piliers isolés, on maintenait encore les bases à plinthes et socles carrés pour les colonnes engagées le long des murs, pour les colonnettes des fenêtres, des arcatures, et toutes celles qui étaient hors de la circulation ; seulement, pour les colonnes engagées, on posait, lorsqu’elles étaient triples (ce qui arrivait souvent afin de porter l’arc doubleau et les deux arcs ogives des voûtes), les bases ainsi que l’indique la fig. 30. Il y avait à cela deux raisons : la première, que les tailloirs des chapiteaux étant souvent à cette époque posés suivant la direction des arcs des voûtes, les faces B des tailloirs étaient perpendiculaires aux diagonales A ; que dès lors les bases prenaient en plan une position semblable à celle des chapiteaux ; la seconde, que les bases ainsi placées présentaient des pans coupés B ne gênant pas la circulation. Déjà, dès 1230, la direction et le nombre des arcs des voûtes commandaient non-seulement le nombre et la force des colonnes, mais la position des bases (voy. Construction).
Supprimant les griffes aux bases des piliers isolés, on ne pouvait les laisser aux bases des colonnes engagées et des colonnettes des galeries, des fenêtres, etc. Les architectes du XIIIe siècle tenaient trop à l’unité de style pour faire une semblable faute ; mais nous ne devons pas oublier leur aversion pour toute surface horizontale découverte et par conséquent ne portant rien. Les griffes enlevées, l’angle de la plinthe carrée redevenait apparent, sec, contraire au principe des épaulements et transitions. Pour éviter cet écueil, les architectes commencèrent par faire déborder de beaucoup le tore inférieur de la base sur la plinthe (31)[10] ;
mais les angles A, malgré le bizeau C, laissaient encore voir une surface horizontale, et le tore B ainsi débordant (quoique le bizeau C ne fût pas continué sous la saillie en D) était faible, facile à briser ; il laissait voir par-dessous, si la base était vue de bas en haut, une surface horizontale E. On ne tarda guère à éviter ces deux inconvénients en entaillant les angles et en ménageant un petit support sous la saillie du tore.
La fig. 32 A indique en plan l’angle de la plinthe dissimulé par un congé, et B le support réservé sous la saillie du tore inférieur.
La fig. 33 donne les bases d’une pile engagée du cloître de la cathédrale de Verdun taillées d’après ce principe. On voit que là les angles saillants, contre lesquels il eût été dangereux de heurter les pieds dans une galerie destinée à la promenade ou à la circulation, ont été évités par la disposition à pan coupé des assises inférieures P. Toutes ces tentatives se succèdent avec une rapidité incroyable ; dans une même construction, élevée en dix ans, les progrès, les perfectionnements apparaissent à chaque étage. De 1235 à 1245, les architectes prirent le parti d’éviter les complications de tailles pour les plinthes et socles des bases des colonnes secondaires, comme ils l’avaient fait déjà pour les grosses colonnes des nefs, c’est-à-dire qu’ils adoptèrent partout, sauf pour quelques bases de colonnettes de meneaux, la plinthe et le socle octogones. À la cathédrale d’Amiens, dans les parties inférieures du chœur, à la Sainte-Chapelle de Paris, dans la nef de l’église de Saint-Denis, dans le chœur de la cathédrale de Troyes, etc., toutes les bases des colonnes engagées ou isolées sont ainsi taillées (34).
Quelques provinces cependant avaient, à la même époque, pris un autre parti. La Normandie, le Maine, la Bretagne établissaient les bases de leurs piliers, colonnes ou colonnettes isolées ou engagées, sur des plinthes et socles circulaires concentriques à ces tores.
Telles sont les bases des piles de la nef de la cathédrale de Séez (35), les bases des colonnes de la partie de l’église d’Eu qui date de 1240 environ, du chœur de la cathédrale du Mans de la même époque, etc. ; car il est à remarquer que, pendant les premières années du XIIIe siècle, ces détails de l’architecture normande ne diffèrent que bien peu de ceux de l’architecture de l’Île de France, et qu’au moment où, dans les diocèses de Paris, de Reims, d’Amiens, d’Auxerre, de Tours, de Bourges, de Troyes, de Sens, on faisait passer le plan inférieur de la base du carré à l’octogone, on adoptait en Normandie et dans le Maine le socle circulaire. Cette dernière forme est molle, pauvre, et est loin de produire l’effet encore solide de la base sur socle octogone. C’est aussi à la forme circulaire que s’arrêtèrent les architectes anglais, à la même époque. L’influence du style français se fait sentir en Normandie à la fin du règne de Philippe-Auguste ; plus tard, le style anglo-normand semble prévaloir, dans cette province, dans les détails sinon dans l’ensemble des constructions. Cependant le profil de la base avait subi des modifications essentielles de 1220 à 1240. Le tore inférieur (fig. 34) A s’était aplati ; la scotie C se creusait et arrivait parfois jusqu’à l’aplomb du nu de la colonne ; le tore supérieur B, au lieu d’être tracé par un trait de compas, subissait une dépression qui allégeait son profil et lui donnait de la finesse. Le but de ces modifications est bien évident : les architectes voulaient donner plus d’importance au tore inférieur aux dépens des autres membres de la base, afin d’arrêter la colonne par une moulure large et se dérobant le moins possible aux yeux. Mais ce n’est que dans les provinces mères de l’architecture ogivale que ces détails sont soumis à des règles dictées par le bon sens et le goût ; ailleurs, en Normandie, par exemple, où la dernière période romane jette un si vif et bel éclat, on voit que l’école ogivale est flottante, indécise ; elle mêle ses profils romans au nouveau système d’architecture ; elle trace ses moulures souvent au hasard, ou cherche des effets dans lesquels l’exagération a plus de part que le goût. Le profil de la base que nous donnons (fig. 35) en est un exemple : c’est un profil roman ; la scotie est maladroitement remplie par un perlé qui amollit encore ce profil, déjà trop plat pour une pile de ce diamètre. Ce n’est pas ainsi que procédaient les maîtres, les architectes tels que Robert de Luzarches, Pierre de Corbie, Pierre de Montereau et tant d’autres sortis des écoles de l’Île de France, de la Champagne, de la Picardie et de la Bourgogne ; ils ne donnaient rien au hasard, et ils se rendaient compte, dans leurs compositions d’ensemble comme dans le tracé des moindres profils, en praticiens habiles qu’ils étaient, des effets qu’ils voulaient produire. Qu’on ne s’étonne pas si, à propos des bases, nous entrons dans des considérations aussi étendues. Les bases, leur compositions leurs profils, ont, dans les édifices, une importance au moins égale à celle des chapiteaux ; elles donnent l’échelle de l’architecture. Celles qui sont posées sur le sol étant près de l’œil deviennent le point de comparaison, le module qui sert à établir des rapports entre les moulures, les faisceaux de colonnes, les nervures des voûtes. Trop fines ou trop accentuées, elles feront paraître les membres supérieurs d’un monument lourds ou maigres[11]. Aussi les bases sont-elles traitées par les grands maîtres des œuvres du XIIIe siècle avec un soin, un amour tout particulier.
Si elles sont posées très-près du sol et vues de haut en bas, leurs profils s’aplatiront, leurs moindres détails se prêteront à cette position (36 A). Si, au contraire, elles portent des colonnes supérieures telles que celles des fenêtres hautes, des triforiums, et si, par conséquent, on ne peut les voir que de bas en haut, leurs moulures, tores, scoties et listels prendront de la hauteur (36 B), de manière que, par l’effet de la perspective, les profils de ces bases inférieures et supérieures paraîtront les mêmes. Cette étude de l’effet des profils des bases est bien évidente dans la nef de la cathédrale d’Amiens, bâtie d’un seul jet de 1225 à 1235. Là, plus les bases se rapprochent de la voûte et plus leurs profils sont hauts, tout en conservant exactement les mêmes membres de moulures. Depuis les premiers essais de l’architecture du XIIe siècle, dans les provinces de France, jusque vers 1225 environ, lorsque des piles se composent de faisceaux de colonnes inégales de diamètre, la réunion des bases donne des profils différents de hauteur en raison de la grosseur des diamètres des colonnes ; du moins cela est fréquent ; c’est-à-dire que la grosse colonne a sa base et la colonne fine la sienne, les profils étant semblables mais inégaux. Ce fait est bien remarquable à la cathédrale de Laon[12], dont quelques piles de la nef se composent de grosses colonnes monocylindriques flanquées de colonnettes détachées, d’un faible diamètre (37).
A donne le profil de la grosse colonne centrale et B le profil des colonnettes reposant tous deux sur un socle et une plinthe de même épaisseur. Mais déjà, de 1230 à 1240, nous voyons les piles composées de colonnes de diamètres inégaux posséder le même profil de base pour ces colonnes, indépendamment de leur diamètre. Il est certain que, quelle que fût la composition de la pile, les architectes du XIIIe siècle voulaient qu’elle eût sa base, et non ses bases ; c’était là une question d’unité. À la Sainte-Chapelle de Paris (voy. fig. 34), les trois colonnes des piles engagées et les colonnettes de l’arcature ont le même profil de base, qui se continue entre ces colonnettes le long du pied de la tapisserie ; seulement le profil appliqué aux colonnettes de l’arcature et courant le long du parement est plus camard que celui des grosses colonnes. Les architectes du XIIIe siècle, artistes de goût autant au moins que logiciens scrupuleux, avaient senti qu’il fallait, dans leurs édifices composés de tant de membres divers, nés successivement du principe auquel ils s’étaient soumis, rattacher ces membres par de grandes lignes horizontales, d’autant mieux accusées qu’elles étaient plus rares. La base placée presque au niveau de l’œil était, plus que le sol encore, le véritable point de départ de toute leur ordonnance ; ils cherchaient si bien à éviter, dans cette ligne, les ressauts, les démanchements de niveaux, qu’ils réunissaient souvent les bases des piles adossées aux murs par une assise continuant le profil de ces bases, ainsi qu’on peut le voir à la Sainte-Chapelle de Paris.

Lorsque les édifices se composent, comme les grandes églises, de rangées de piles isolées et de piles engagées dans les murs latéraux, les bases atteignent des niveaux différents, celles des grandes piles isolées étant plus hautes que celles des piles des bas-côtés ; cela est fort bien raisonné, car un niveau unique pour les bases des piles courtes et des piles élancées devait être choquant ; ce niveau eût été trop élevé pour les piles des bas-côtés ou trop bas pour les piles isolées qui montent jusqu’à la grande voûte. Ainsi, pour les grandes piles, la base se compose généralement de trois membres : 1o d’un socle inférieur circonscrivant les polygones, 2o d’un second socle avec moulure, 3o de la base proprement dite avec sa plinthe ; tandis que pour les piles des bas-côtés, la base ne se compose guère que de deux membres : 1o d’un socle à la hauteur du banc, 2o de la base avec sa plinthe. Si le bas-côté est double, le second rang de piles isolées est porté sur des bases dont le niveau est le même que celui des bases des piles engagées, puisque ce second rang de piles n’a que la hauteur de celles adossées aux murs latéraux. Si grand que soit l’édifice, les bases dont le niveau est le plus élevé ne dépassent jamais et atteignent rarement, dans les monuments construits par les artistes de France au XIIIe siècle, la hauteur de l’œil, c’est-à-dire 1m,60. La hauteur de la base est donc le véritable module de l’architecture ogivale ; c’est le point de comparaison, l’échelle ; c’est comme une ligne de niveau tracée au pied de l’édifice, qui rappelle partout la stature humaine. Si le sol s’élève de quelques marches, comme dans les chœurs des églises, le niveau de la base ressaute d’autant, retrace une seconde ligne de niveau, indique un autre sol. Ces règles sont bien éloignées de celles qu’on a voulu baser sur les ordres romains, et qui sont du reste rarement confirmées par les faits ; mais n’oublions pas qu’il faut étudier l’architecture antique et l’architecture ogivale à deux points de vue différents.

En soumettant ainsi toutes les piles et les membres de ces piles à un seul profil de bases, sans tenir compte des diamètres des colonnes, les architectes obéissaient à leur instinct d’artiste plutôt qu’à un raisonnement de savants ; ils avaient dévié de l’ornière logique. Nous ne saurions trop le dire (parce que dans les arts, et surtout dans l’art de l’architecture, entre la science pure et le caprice, il est un chemin qui n’est ouvert qu’aux hommes de génie), ce qui nous porte à tant admirer nos architectes français du XIIIe siècle, c’est qu’ils ont suivi ce chemin, comme dans leur temps les Grecs l’avaient parcouru ; mais malheureusement cette voie, dans l’histoire des arts, n’est jamais longue. Le goût, le génie, l’instinct ne se formulent pas, et l’heure des pédants, des raisonneurs, succède bientôt à l’inspiration qui possède la science, mais la possède prisonnière et soumise.

Avant de passer outre et de montrer ce que devient ce membre si important de l’architecture ogivale, la base, nous ne devons pas omettre une observation de détail qui a son importance. Si les bases des piles de rez-de-chaussée exécutées de 1230 à 1260 ne présentent que peu de variétés dans la composition de leurs profils et de leurs plans ; si les architectes pendant cette période attachaient une grande importance à ces bases inférieures, le point de départ, le module de leurs édifices, il semble qu’ils aient abandonné souvent l’exécution des bases des colonnes secondaires des ordonnances supérieures aux tailleurs de pierre. Les ouvriers sortis de divers ateliers, réunis en grand nombre lorsqu’il s’agissait de construire un vaste édifice (et à cette époque on construisait avec une rapidité qui tient du prodige) (voy. Construction), se permettaient de modifier certains profils de détails suivant leur goût. Il n’est pas rare (et ceci peut être observé surtout dans les grands monuments) de trouver, dans les édifices qui datent de 1240 à 1270, des bases de colonnettes, de meneaux de fenêtres, de galeries supérieures, présentant des rangs de pointes de diamant dans la scotie, des bases sans scoties, avec tore supérieur d’une coupe circulaire, avec plinthe carrée simple ou avec angles abattus et supports sous la saillie du tore inférieur. Il y a donc encore à cette époque une certaine liberté, mais elle se réfugie dans les parties des édifices qui sont hors de la vue, et se produit sans la participation de l’architecte.

Au commencement du XIVe siècle, la base s’appauvrit, ses profils perdent de leur hauteur et de leur saillie. Dans l’église Saint-Urbain de Troyes déjà, qui ouvre le XIVe siècle, les bases des piliers et colonnettes comptent à peine ; les deux tores se sont réunis et la scotie a disparu (38) ; les moulures des socles sont maigres ; et partout, au rez-de-chaussée comme dans les galeries supérieures, le profil est le même. On voit qu’alors les architectes cherchaient à dissimuler ce membre d’architecture, si important dans les édifices des premiers temps de la période ogivale, à éviter des empatements dont l’importance était en désaccord avec le système vertical des constructions. En progressant, l’architecture ogivale multiplie ses lignes verticales et efface ses membres horizontaux ; ceux-ci se réduisent de plus en plus pour disparaître complétement au XVe siècle. Telle est la puissance d’un principe logique poursuivi à outrance dans les arts, qu’il finit par étouffer ses propres origines.

Pendant les premières années du XIVe siècle, les piliers possèdent encore la base à niveaux et profils uniques. Non-seulement les colonnes formant faisceaux se subdivisent (voy. Pilier), mais elles commencent à porter des arêtes saillantes destinées à multiplier les lignes verticales. Le profil des bases obéit au contour donné par le plan de ces piliers ; et, dans ce cas, la plinthe conserve son plan carré, dont l’angle saillant est couvert par l’excroissance que forme le tore inférieur de la base.
Dans le chœur de l’église Saint-Nazaire de Carcassonne (39), les piles engagées présentent en section horizontale A des réunions de colonnettes portant, la plupart, des arêtes saillantes ; le profil de la base contourne ces arêtes, et les saillies des tores inférieurs sont accompagnées encore de petits supports. Les surfaces horizontales sont soigneusement évitées ici, car les plinthes carrées des bases pénètrent un bizeau continu dépendant du socle qui circonscrit le plan de ces plinthes. Toutefois un fait curieux doit être signalé ici : le chœur de l’église Saint-Nazaire de Carcassonne conserve encore de grosses colonnes cylindriques, et, par exception, l’architecte de cet édifice n’ayant pas admis la plinthe polygonale sous les tores des bases, fut entraîné à faire encore des griffes pour couvrir les angles saillants des plinthes que le tore des bases des grosses colonnes ne pouvait masquer (40).
Ces exemples indiquent parfaitement la transition entre la base du XIIIe siècle et la base du XIVe, car la plinthe à plan carré et la griffe ne se retrouvent plus à partir de cette dernière époque. À Saint-Nazaire de Carcassonne, nous voyons encore, sous la plinthe, le profil B (40), qui figure une assise sous cette plinthe, bien que par le fait ce profil B soit pris dans l’assise même de la base. C’était là un contre-sens qui ne fut pas souvent répété. Bientôt, en effet, le profil B du socle et la plinthe ne firent plus qu’un ; les deux profils des tores de la base arrivèrent également à ne former qu’une seule moulure. Soit A (41) le profil d’une base de la fin du XIIIe siècle ; la scotie D est encore visible ; ce n’est plus qu’un trait gravé ; l’ancienne moulure du socle E tient à la plinthe et lui donne un empatement détaché comme s’il y avait un joint en F, qui n’existe pas cependant. La base se modifie encore ; B, la scotie, disparaît entièrement ; le profil E s’amaigrit, son membre supérieur se détache. Puis enfin, vers 1230, C, les deux tores, se réunissent, et le profil E s’est fondu dans la plinthe.
Les petits supports sous les saillies du tore inférieur sont conservés lorsque la plinthe à plan carré persiste, ce qui est rare. La plinthe devient polygonale pour mieux circonscrire les tores. Ne comprenant plus les raisons d’art qui avaient engagé les architectes du milieu du XIIIe siècle à faire régner la même hauteur et le même profil de base sous toutes les colonnes, quel que fût leur diamètre, et tendant à soumettre tous les détails architectoniques à une logique impérieuse, les constructeurs du XIVe siècle reviennent aux bases inégales de hauteur en raison des diamètres des colonnes réunies en un seul faisceau. On peut en voir un exemple à la cathédrale de Paris, dont les chapelles absidales ont été construites de 1325 à 1330 ; les piles de tête de ces chapelles sont portées sur des bases ainsi taillées (42).
Toutefois, ici, les inégalités entre les hauteurs des bases sont peu sensibles, et les tores sont profilés au même niveau. L’œil est ramené à une seule ligne horizontale de laquelle les piles s’élancent. Pendant toute la durée du XIVe siècle, cette méthode est suivie sans déviations sensibles. Ce n’est qu’à la fin de ce siècle et au commencement du XVe que les architectes imaginent de faire ressauter les bases et de ne conserver ni les tores ni les plinthes au même niveau. Mais disons d’abord que les deux tores de la base, après l’abandon de la scotie, s’étaient si bien soudés qu’on avait fini par oublier l’origine de ce profil ; des deux moulures, pendant le XVe siècle, on n’en formait plus qu’une seule ; et comme cette moulure se trouvait prise dans la même pierre que la plinthe, on ne la sépara plus de celle-ci par une coupe vive à angle droit, coupe qui, pour les raisonneurs de cette époque, indiquait un lit qui n’avait jamais existé.
Du profil A (43) on arriva au profil B, et le membre C qui remplaçait l’ancien tore, au lieu d’être tracé sur un plan circulaire, prit la forme polygonale de l’ancienne plinthe D, la colonne restant cylindrique. Les architectes affectèrent de profiler les bases d’une même pile à des niveaux différents, comme pour mieux séparer chaque colonnette ou membre de ces piles, et pour éviter la continuité des lignes horizontales.
Voici (44) un exemple de bases d’une pile du XVe siècle tiré de la nef de la cathédrale de Meaux. Ces exemples sont très-fréquents, et nous ne croyons pas avoir besoin de les multiplier ; d’ailleurs il en est des bases du XVe siècle comme de tous les détails et ensembles architectoniques de cette époque, la complication des formes arrive à la monotonie. Plus d’originalité, plus d’art ; tout se réduit à des formules d’appareilleur. À la fin du XVe siècle, les piles, au lieu de se composer de faisceaux de colonnes cylindriques, reviennent à la forme monocylindrique ou aux groupes de prismes curvilignes.
Dans le premier cas, une seule base à socle polygonal porte le gros cylindre (45), dans le second, on retrouve la base principale, celle du corps du pilier, dans laquelle viennent pénétrer les petites bases partielles et ressautantes des prismes groupés autour de ce pilier. On se fait difficilement une idée de la confusion qui résulte de ce tracé ; mais les appareilleurs et tailleurs de pierre de ce temps se faisaient un jeu de ces pénétrations de corps (voy. Trait). Nous donnons ci-contre (46) la base d’une pile provenant du portique de l’hôtel de la Trémoille à Paris ; cet exemple confirme ce que nous disons[13].
On voit, en coupe, le profil principal D de la base du pilier, exprimé en D′ dans le plan P. Les bases ressautantes des prismes accolés à ce pilier viennent pénétrer dans le profil D de manière à ce que les angles saillants A E F G C H des plinthes tombent sur la circonférence de la courbe du socle inférieur. La colonne engagée B, qui a une fonction particulière, qui porte la retombée de l’arc doubleau et de deux arcs ogives, possède sa base distincte. Les petites surfaces I restant entre le profil D de base et le fond des gorges, sont taillées en pente, ainsi que l’indique la coupe I′. On en était donc venu, au XVe siècle, à donner à chaque membre des piliers sa base propre, indépendante, tout en laissant sous le corps du pilier une base principale destinée à recevoir les pénétrations des bases secondaires (voy. Pilier, Pénétration).

Lorsqu’au commencement du XVIe siècle on fit un retour vers les formes de l’architecture romaine, on reprit le profil de la base antique ; pendant quelque temps encore, le système de bases appliqué à la fin du XVe siècle se trouva mêlé avec le profil de la base romaine, ce qui produit une singulière confusion ; mais du moment que les ordres furent régulièrement admis, les dernières traces des profils des bases du XVe siècle disparurent (voy. Profil).

  1. C’est au-dessous du sol de l’église reconstruite au XIIe siècle que ces bases ont été découvertes à leur ancienne place ; autour d’elles ont été trouvés de nombreux fragments de chapiteaux et tailloirs du travail le plus barbare, des débris de tuiles romaines. Il n’est pas douteux que ces restes dépendent de l’église bâtie à Poissy par les premiers rois mérovingiens. Le sol de ces bases est à 0m,60 en contre-bas du sol de l’église du XIIe siècle.
  2. Cette base provient de l’église d’Ébreuil (Allier).
  3. Ces deux derniers exemples appartiennent au XIIe siècle. C’est à M. Millet, architecte, que nous devons les dessins de ces deux bases.
  4. Le chœur de la cathédrale de Langres ouvre un large champ à l’étude de la construction pendant le XIIe siècle ; nous avons l’occasion d’y revenir aux mots Construction, Voûte.
  5. Cette loi, bien entendu, ne s’applique pas seulement aux bases, mais à tout l’ensemble comme aux détails des constructions du moyen âge, à partir du XIIe siècle (voy. Construction).
  6. Ce chœur est malheureusement détruit, et les bases restent seules à leur place, ainsi que l’indique notre dessin.
  7. Les profils de l’église de Montréal sont d’une pureté et d’une beauté très-remarquables, et leur exécution est parfaite. Dans ce monument, toutes les bases et profils à la portée de la main sont polis, tandis que les parements sont taillés au taillant simple d’une façon assez rustique. Ce contraste entre la taille des moulures et des parements est fréquent à la fin du XIIe siècle et au commencement du XIIIe ; il prête un charme tout particulier aux détails de l’architecture (voy. Taille).
  8. Combien ne voyons-nous pas dans nos édifices modernes de ces corniches de stylobates présenter leurs angles vifs à la hauteur de l’œil ? de ces arêtes de pilastres ou de bases que l’on maudit avec raison lorsque la foule vous précipite sur elles ?
  9. Ces bases de la cathédrale de Paris doivent avoir été taillées et mises en place entre les années 1175 et 1180.
  10. Base de l’église de Notre-Dame de Semur, de Notre-Dame de Dijon, etc. Voyez aussi (37) la figure d’une base de la cathédrale de Laon, commencement du XIIIe siècle.
  11. Combien d’édifices, dont l’effet intérieur était détruit par ces amas de chaises ou de bancs encombrant leurs bases, paraissent cent fois plus beaux une fois ces meubles enlevés.
  12. Commencement du XIIIe siècle.
  13. Cette construction datait des dernières années du XVe siècle.