Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle/Construction

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CONSTRUCTION, s. f. — aperçu général. — La construction est une science ; c’est aussi un art, c’est-à-dire qu’il faut au constructeur le savoir, l’expérience, et un sentiment naturel. On naît constructeur ; la science que l’on acquiert ne peut que développer les germes déposés dans le cerveau des hommes destinés à donner un emploi utile, une forme durable à la matière brute. Il en est des peuples comme des individus : les uns sont constructeurs dès leur berceau, d’autres ne le deviennent jamais ; les progrès de la civilisation n’ajoutent que peu de chose à cette faculté native. L’architecture et la construction doivent être enseignées ou pratiquées simultanément : la construction est le moyen ; l’architecture, le résultat ; et cependant, il est des œuvres d’architecture qui ne peuvent être considérées comme des constructions, et il est certaines constructions qu’on ne saurait mettre au nombre des œuvres d’architecture. Quelques animaux construisent, ceux-ci des cellules, ceux-là des nids, des mottes, des galeries, des sortes de huttes, des réseaux de fils : ce sont bien là des constructions, ce n’est pas de l’architecture.

Construire, pour l’architecte, c’est employer les matériaux en raison de leurs qualités et de leur nature propre, avec l’idée préconçue de satisfaire à un besoin par les moyens les plus simples et les plus solides ; de donner à la chose construite l’apparence de la durée, des proportions convenables soumises à certaines règles imposées par les sens, le raisonnement et l’instinct humains. Les méthodes du constructeur doivent donc varier en raison de la nature des matériaux, des moyens dont il dispose, des besoins auxquels il doit satisfaire et de la civilisation au milieu de laquelle il naît.

Les Grecs et les Romains ont été constructeurs ; cependant ces deux peuples sont partis de principes opposés, n’ont pas employé les mêmes matériaux, les ont mis en œuvre par des moyens différents, et ont satisfait à des besoins qui n’étaient point les mêmes. Aussi l’apparence du monument grec et celle du monument romain diffèrent essentiellement. Le Grec n’emploie que la plate-bande dans ses constructions ; le Romain emploie l’arc, et, par suite, la voûte : cela seul indique assez combien ces principes opposés doivent produire des constructions fort dissemblables, quant aux moyens employés et quant à leur apparence. Nous n’avons pas à faire connaître ici les origines de ces deux principes et leurs conséquences ; nous prenons l’architecture romaine au point où elle est arrivée dans les derniers temps de l’Empire, car c’est la source unique à laquelle le moyen âge va d’abord puiser.

Le principe de la construction romaine est celui-ci : établir des points d’appui présentant, par leur assiette et leur parfaite cohésion, des masses assez solides et homogènes pour résister au poids et à la poussée des voûtes ; répartir ces pesanteurs et poussées sur des piles fixes dont la résistance inerte est suffisante. Ainsi la construction romaine n’est qu’une concrétion habilement calculée dont toutes les parties dépourvues d’élasticité se maintiennent par les lois de la pesanteur et leur parfaite adhérence. Chez les Grecs, la stabilité est obtenue seulement par l’observation judicieuse des lois de la pesanteur ; ils ne cherchent pas l’adhérence des matériaux ; en un mot, ils ne connaissent ni n’emploient les mortiers. Les pesanteurs n’agissant, dans leurs monuments, que verticalement, ils n’ont donc besoin que de résistances verticales ; les voûtes leur étant inconnues, ils n’ont pas à maintenir des pressions obliques, ce que l’on désigne par des poussées. Comment les Romains procédaient-ils pour obtenir des résistances passives et une adhérence parfaite entre toutes les parties inertes de leurs constructions et les parties actives, c’est-à-dire entre les points d’appui et les voûtes ? Ils composaient des maçonneries homogènes, au moyen de petits matériaux, de cailloux ou de pierrailles réunis par un mortier excellent, et enfermaient ces blocages dans un encaissement de brique, de moellon ou de pierre de taille. Quant aux voûtes, ils les formaient sur cintres au moyen d’arcs de brique ou de pierre en tête et de béton battu sur couchis de bois. Cette méthode présentait de nombreux avantages : elle était expéditive ; elle permettait de construire, dans tous les pays, des édifices sur un même plan ; d’employer les armées ou les réquisitions pour les élever ; elle était durable, économique ; ne demandait qu’une bonne direction, en n’exigeant qu’un nombre restreint d’ouvriers habiles et intelligents, sous lesquels pouvaient travailler un nombre considérable de simples manœuvres ; elle évitait les transports lents et onéreux de gros matériaux, les engins pour les élever ; elle était enfin la conséquence de l’état social et politique de la société romaine. Les Romains élevèrent cependant des édifices à l’instar des Grecs, comme leurs temples et leurs basiliques ; mais ces monuments sont une importation, et doivent être placés en dehors de la véritable construction romaine.

Les barbares qui envahirent les provinces romaines n’apportaient pas avec eux des arts et des méthodes de bâtir, ou du moins les éléments qu’ils introduisaient au milieu de la civilisation romaine expirante ne pouvaient avoir qu’une bien faible influence. Ils trouvèrent des monuments bâtis et ils s’en servirent. Longtemps après l’envahissement des barbares sur le sol gallo-romain, il existait encore un grand nombre d’édifices antiques ; ce qui indique que les hordes germaines ne les détruisirent pas tous. Ils tentèrent même souvent de les réparer et bientôt de les imiter.

Mais, après de si longs désastres, les traditions laissées par les constructeurs romains devaient être en grande partie perdues ; et sous les Mérovingiens, les édifices que l’on éleva dans les Gaules ne furent que les reproductions barbares des constructions antiques épargnées par la guerre ou qui avaient pu résister à un long abandon. Le peu de monuments qui nous restent, antérieurs à la période carlovingienne, ne nous présentent que des bâtisses dans lesquelles on n’aperçoit plus qu’un pâle reflet de l’art des Romains, de grossières imitations des édifices dont les restes nombreux couvraient encore le sol. Ce n’est que sous le règne de Charlemagne que l’on voit les constructeurs faire quelques tentatives pour sortir de l’ignorance dans laquelle les siècles précédents étaient plongés. Les relations suivies de ce prince avec l’Orient, ses rapports avec les Lombards, chez lesquels les dernières traditions de l’art antique semblent s’être réfugiées, lui fournirent les moyens d’attirer près de lui et dans les pays soumis à sa domination des constructeurs qu’il sut utiliser avec un zèle et une persévérance remarquables. Son but était certainement de faire renaître les arts romains ; mais les sources auxquelles il lui fallut aller puiser pour arriver à ce résultat s’étaient profondément modifiées dans leurs principes. Charlemagne ne pouvait envoyer des architectes étudier les monuments de la vieille Rome, puisqu’il n’en avait pas ; il ne pouvait demander des artistes, des géomètres, des ouvriers habiles qu’à l’Orient, à l’Espagne ou à la Lombardie, contrées qui seules en possédaient. Ceux-ci apportaient avec eux des méthodes qui déjà s’étaient éloignées de celles de l’antiquité. La renaissance carlovingienne produisit donc des résultats fort différents de ce que son auteur en attendait probablement. Après tout, le but était atteint, puisque les nouveaux éléments importés en Occident produisirent bientôt des efforts considérables, et qu’à partir de cette époque les arts progressèrent rapidement. C’est l’histoire de cette progression, au point de vue de la construction seulement, que nous allons essayer de faire, en renvoyant nos lecteurs au mot Architecture pour tout ce qui tient aux développements de cet art, du Xe au XVIe siècle.

Pendant la durée de l’Empire romain, soit à Rome, soit à Byzance, il est facile de reconnaître que les voûtes avaient été la préoccupation dominante des constructeurs. De la voûte en berceau ils étaient promptement arrivés à la voûte d’arête, et de la coupole portée sur un mur circulaire ou tambour, ils étaient arrivés, dans la construction de l’église de Sainte-Sophie, à la voûte hémisphérique portée sur pendentifs : pas immense, qui établit une ligne de démarcation tranchée entre les constructions romaines de l’antiquité et celles du moyen âge. Ni Rome, ni l’Italie, ni les Gaules ne laissent voir un seul édifice romain dans lequel la voûte hémisphérique soit portée sur pendentifs. L’église de Sainte-Sophie est la première qui nous fournisse un exemple de ce genre de construction, et, comme chacun sait, c’est la plus vaste coupole qui existe. Comment les architectes romains établis à Byzance étaient-ils arrivés à concevoir et exécuter une construction de ce genre ? C’est ce que nous ne chercherons pas à démêler. Nous prenons le fait là où, pour la première fois, il se manifeste avec une grandeur et une franchise incontestées. Couvrir une enceinte circulaire par une voûte hémisphérique, c’était une idée fort naturelle et qui fut adoptée dès une haute antiquité ; faire pénétrer des cylindres, des voûtes en berceau dans le tambour circulaire, c’était une conséquence immédiate de ce premier pas. Mais élever une coupole hémisphérique sur un plan carré, c’est-à-dire sur quatre piles isolées et posées aux angles d’un carré, ce n’était plus une déduction du premier principe, c’était une innovation, et une innovation des plus hardies.

Cependant les constructeurs que Charlemagne fit venir de Lombardie et d’Orient en Occident n’apportèrent pas avec eux ce mode de construction ; ils se contentèrent d’élever, comme à Aix-la-Chapelle, des voûtes à base octogonale ou circulaire sur des tambours montant de fond. Ce ne fut que plus tard que les dérivés de la construction byzantine eurent une influence directe en Occident. Quant aux méthodes de bâtir des constructeurs carlovingiens, elles se rapprochaient des méthodes romaines, c’est-à-dire qu’elles consistaient en des massifs de blocages enfermés dans des parements de brique, de moellon ou de pierre, ou encore de moellons alternant avec des assises de brique, le tout maintenu par des joints épais de mortier, ainsi que le fait voir la fig. 1.

Nous indiquons en A les assises de briques triangulaires présentant leur grand côté sur le parement, et en B les assises de moellons à peu près réguliers et présentant leurs faces, le plus souvent carrées, sur les parements. En C est figurée une brique dont l’épaisseur varie de 0,04 c. à 0,05 c., et en D un moellon de parement. Ce n’était qu’une construction romaine grossièrement exécutée. Mais les Romains n’employaient guère cette méthode que lorsqu’ils voulaient revêtir les parements de placages de marbre ou de stuc ; s’ils faisaient des parements de pierre de taille, ils posaient celles-ci à joints vifs, sans mortier, sur leurs lits de carrière, et leur laissaient une large assiette, pour que ces parements devinssent réellement un renfort capable de résister à une pression que les massifs seuls n’eussent pu porter.

Dès les premiers temps de l’époque carlovingienne, les constructeurs voulurent aussi élever des constructions parementées en pierre de taille, à l’instar de certaines constructions romaines ; mais ils ne disposaient pas des moyens puissants employés par les Romains : ils ne pouvaient ni transporter, ni surtout élever à une certaine hauteur des blocs de pierre d’un fort volume. Ils se contentèrent donc de l’apparence, c’est-à-dire qu’ils dressèrent des parements formés de placages de pierre posés en délit le plus souvent et d’une faible épaisseur, évitant avec soin les évidements et remplissant les vides laissés entre ces parements par des blocages noyés dans le mortier. Ils allèrent quelquefois jusqu’à vouloir imiter la construction romaine d’appareil, en posant ces placages de pierre à joints vifs sans mortier. Il n’est pas besoin de dire combien cette construction est vicieuse, d’autant que leurs mortiers étaient médiocres, leur chaux mal cuite ou mal éteinte, leur sable terreux et les blocages extrêmement irréguliers. Quelquefois aussi ils prirent un moyen terme, c’est-à-dire qu’ils élevèrent des parements en petites pierres de taille réunies par des lits épais de mortier.

Ces essais, ces tâtonnements ne constituaient pas un art. Si, dans les détails de la construction, les architectes faisaient preuve d’un très-médiocre savoir, s’ils ne pouvaient qu’imiter fort mal les procédés des Romains, à plus forte raison, dans l’ensemble de leurs bâtisses, se trouvaient-ils sans cesse acculés à des difficultés qu’ils étaient hors d’état de résoudre : manquant de savoir, ne possédant que des traditions presque effacées, n’ayant ni ouvriers habiles, ni engins puissants, marchant à tâtons, ils durent faire et ils firent en effet des efforts inouïs pour élever des édifices d’une petite dimension, pour les rendre solides et surtout pour les voûter. C’est là où l’on reconnaît toujours, dans les monuments carlovingiens, l’insuffisance des constructeurs, où l’on peut constater leur embarras, leurs incertitudes, et souvent même ce découragement, produit de l’impuissance. De cette ignorance même des procédés antiques, et surtout des efforts constants des constructeurs du IXe au XIe siècle, il sortit un art de bâtir nouveau : résultat d’expériences malheureuses d’abord, mais qui, répétées avec persévérance et une suite non interrompue de perfectionnement, tracèrent une voie non encore frayée. Il ne fallut pas moins de trois siècles pour instruire ces barbares ; ils purent cependant, après des efforts si lents, se flatter d’avoir ouvert aux constructeurs futurs une ère nouvelle qui n’avait pris que peu de chose aux arts de l’antiquité. Les nécessités impérieuses avec lesquelles ces premiers constructeurs se trouvèrent aux prises les obligèrent à chercher des ressources dans leurs propres observations plutôt que dans l’étude des monuments de l’antiquité qu’ils ne connaissaient que très-imparfaitement, et qui, dans la plupart des provinces des Gaules, n’existaient plus qu’à l’état de ruines. Prêts, d’ailleurs, à s’emparer des produits étrangers, ils les soumettaient à leurs procédés imparfaits, et, les transformant ainsi, ils les faisaient concourir vers un art unique dans lequel le raisonnement entrait plus que la tradition. Cette école était dure : ne s’appuyant qu’avec incertitude sur le passé, se trouvant en face des besoins d’une civilisation où tout était à créer, ne possédant que les éléments des sciences exactes, elle n’avait d’autre guide que la méthode expérimentale ; mais cette méthode, si elle n’est pas la plus prompte, a du moins cet avantage d’élever des praticiens observateurs, soigneux de réunir tous les perfectionnements qui les peuvent aider.

Déjà, dans les édifices du XIe siècle, on voit la construction faire des progrès sensibles qui ne sont que la conséquence de fautes évitées avec plus ou moins d’adresse ; car l’erreur et ses effets instruisent plus les hommes que les œuvres parfaites. Ne disposant plus des moyens actifs employés par les Romains dans leurs constructions ; manquant de bras, d’argent, de transports, de relations, de routes, d’outils, d’engins ; confinés dans des provinces séparées par le régime féodal, les constructeurs ne pouvaient compter que sur de bien faibles ressources, et cependant, à cette époque déjà (au XIe siècle), on leur demandait d’élever de vastes monastères, des palais, des églises, des remparts. Il fallait que leur industrie suppléât à tout ce que le génie romain avait su organiser, à tout ce que notre état de civilisation moderne nous fournit à profusion. Il fallait obtenir de grands résultats à peu de frais (car alors l’Occident était pauvre), satisfaire à des besoins nombreux et pressants sur un sol ravagé par la barbarie. Il fallait que le constructeur recherchât les matériaux, s’occupât des moyens de les transporter, combattît l’ignorance d’ouvriers maladroits, fît lui-même ses observations sur les qualités de la chaux, du sable, de la pierre, fît approvisionner les bois ; il devait être non-seulement l’architecte, mais le carrier, le traceur, l’appareilleur, le conducteur, le charpentier, le chaufournier, le maçon, et ne pouvait s’aider que de son intelligence et de son raisonnement d’observateur. Il nous est facile, aujourd’hui qu’un notaire ou un négociant se fait bâtir une maison sans le secours d’un architecte, de considérer comme grossiers ces premiers essais ; mais la somme de génie qu’il fallait alors à un constructeur pour élever une salle, une église, était certainement supérieure à ce que nous demandons à un architecte de notre temps, qui peut faire bâtir sans connaître les premiers éléments de son art, ainsi qu’il arrive trop souvent. Dans ces temps d’ignorance et de barbarie, les plus intelligents, ceux qui s’étaient élevés par leur propre génie au-dessus de l’ouvrier vulgaire, étaient seuls capables de diriger une construction ; et la direction des bâtisses, forcément limitée entre un nombre restreint d’hommes supérieurs, devait, par cela même, produire des œuvres originales, dans l’exécution desquelles le raisonnement entre pour une grande part, où le calcul est apparent, et dont la forme est revêtue de cette distinction qui est le caractère particulier des constructions raisonnées et se soumettant aux besoins et aux usages d’un peuple. Il faut bien reconnaître, dussions-nous être désignés nous-mêmes comme des barbares, que la beauté d’une construction ne réside pas dans les perfectionnements apportés par une civilisation et une industrie très-développées, mais dans le judicieux emploi des matériaux et des moyens mis à la disposition du constructeur. Avec nos matériaux si nombreux, les métaux que nous livrent nos usines, avec les ouvriers habiles et innombrables de nos cités, il nous arrive d’élever une construction vicieuse, absurde, ridicule, sans raison ni économie ; tandis qu’avec du moellon et du bois, on peut faire une bonne, belle et sage construction. Jamais, que nous sachions, la variété ou la perfection de la matière employée n’a été la preuve du mérite de celui qui l’emploie ; et d’excellents matériaux sont détestables, s’ils sont mis en œuvre hors de la place ou de la fonction qui leur conviennent, par un homme dépourvu de savoir et de sens. Ce dont il faut s’enorgueillir, c’est du bon et juste emploi des matériaux, et non de la quantité ou de la qualité de ces matériaux. Ceci dit sous forme de parenthèses et pour engager nos lecteurs à ne pas dédaigner les constructeurs qui n’avaient à leur disposition que de la pierre mal extraite, du mauvais moellon tiré sur le sol, de la chaux mal cuite, des outils imparfaits et de faibles engins : car, avec des éléments aussi grossiers, ces constructeurs peuvent nous enseigner d’excellents principes, applicables dans tous les temps. Et la preuve qu’ils le peuvent, c’est qu’ils ont formé une école qui, au point de vue de la science pratique ou théorique, du judicieux emploi des matériaux, est arrivée à un degré de perfection non surpassé dans les temps modernes. Permis à ceux qui enseignent l’architecture sans avoir pratiqué cet art de ne juger les productions architectoniques des civilisations antiques et modernes que sur une apparence, une forme superficielle qui les séduit ; mais pour nous qui sommes appelés à construire, il nous faut chercher notre enseignement à travers les tentatives et les progrès de ces architectes ingénieux qui, sortant du néant, avaient tout à faire pour résoudre les problèmes posés par la société de leur temps. Considérer les constructeurs du moyen âge comme des barbares, parce qu’ils durent renoncer à construire en employant les méthodes des Romains, c’est ne pas vouloir tenir compte de l’état de la société nouvelle, c’est méconnaître les modifications profondes introduites dans les mœurs par le christianisme, appuyé sur le génie des peuples occidentaux ; c’est effacer plusieurs siècles d’un travail lent, mais persistant, qui se produisait au sein de la société : travail qui a développé les éléments les plus actifs et les plus vivaces de la civilisation moderne. Personne n’admire plus que nous l’antiquité, personne plus que nous n’est disposé à reconnaître la supériorité des belles époques de l’art des Grecs et des Romains sur les arts modernes ; mais nous sommes nés au XIXe siècle, et nous ne pouvons faire qu’entre l’antiquité et nous il n’y ait un travail considérable : des idées, des besoins, des moyens étrangers à ceux de l’antiquité. Il nous faut bien tenir compte des nouveaux éléments, des tendances d’une société nouvelle. Regrettons l’organisation sociale de l’antiquité, étudions-la avec scrupule, recourons à elle ; mais n’oublions pas que nous ne vivons ni sous Périclès ni sous Auguste ; que nous n’avons pas d’esclaves ; que les trois quarts de l’Europe ne sont plus plongés dans l’ignorance et la barbarie au grand avantage du premier quart ; que la société ne se divise plus en deux portions inégales, la plus forte absolument soumise à l’autre ; que les besoins se sont étendus à l’infini ; que les rouages se sont compliqués ; que l’industrie analyse sans cesse tous les moyens mis à la disposition de l’homme, les transforme ; que les traditions et les formules sont remplacées par le raisonnement, et qu’enfin l’art, pour subsister, doit connaître le milieu dans lequel il se développe. Or la construction des édifices, au moyen âge, est entrée dans cette voie toute nouvelle. Nous en gémirons, si l’on veut ; mais le fait n’en existera pas moins, et nous ne pouvons faire qu’hier ne soit la veille d’aujourd’hui. Ce qu’il y a de mieux alors, il nous semble, c’est de rechercher dans le travail de la veille ce qu’il y a d’utile pour nous aujourd’hui, et de reconnaître si ce travail n’a pas préparé le labeur du jour. Cela est plus raisonnable que de le mépriser.

On a prétendu souvent que le moyen âge est une époque exceptionnelle, ne tenant ni à ce qui la précède ni à ce qui la suit, étrangère au génie de notre pays et à la civilisation moderne. Cela est peut-être soutenable au point de vue de la politique, quoiqu’un pareil fait soit fort étrange dans l’histoire du monde, où tout s’enchaîne ; mais l’esprit de parti s’en mêlant, il n’est pas de paradoxe qui ne trouve des approbateurs. En architecture, et surtout en construction, l’esprit de parti ne saurait avoir de prise, et nous ne voyons pas comment les principes de la liberté civile, comment les lois modernes sous le régime desquelles nous avons le bonheur d’être nés se trouveraient attaqués, quand on aurait démontré que les constructeurs du XIIe siècle savaient bien bâtir, que ceux du XIIIe siècle étaient fort ingénieux et libres dans l’emploi des moyens, qu’ils cherchaient à remplir les programmes qu’on leur imposait par les procédés les plus simples et les moins dispendieux, qu’ils raisonnaient juste et connaissaient les lois de la statique et de l’équilibre des forces. Une coutume peut être odieuse et oppressive ; les abbés et les seigneurs féodaux ont été, si l’on veut, des dissipateurs, ont exercé un despotisme insupportable, et les monastères ou les châteaux qu’ils habitaient peuvent être cependant construits avec sagesse, économie et une grande liberté dans l’emploi des moyens. Une construction n’est pas fanatique, oppressive, tyrannique ; ces épithètes n’ont pas encore été appliquées à l’assemblage des pierres, du bois ou du fer. Une construction est bonne ou mauvaise, judicieuse ou dépourvue de raison. Si nous n’avons rien à prendre dans le code féodal, ce n’est pas à dire que nous n’ayons rien à prendre dans les constructions de ce temps. Un parlement condamne de malheureux juifs ou sorciers à être brûlés vifs ; mais la salle dans laquelle siège ce parlement peut être une construction fort bonne et mieux bâtie que celle où nos magistrats appliquent des lois sages, avec un esprit éclairé. Un homme de lettres, un historien, dit, en parlant d’un château féodal : « Ce repaire du brigandage, cette demeure des petits despotes tyrannisant leurs vassaux, en guerre avec leurs voisins… » Aussitôt chacun de crier haro sur le châtelain et sur le château. En quoi les édifices sont-ils les complices de ceux qui les ont fait bâtir, surtout si ces édifices ont été élevés par ceux-là même qui étaient victimes des abus de pouvoir de leurs habitants ? Les Grecs n’ont-ils pas montré, en maintes circonstances, le fanatisme le plus odieux ? Cela nous empêche-t-il d’admirer le Parthénon ou le temple de Thésée ?

Il est bien temps, nous le croyons, de ne plus nous laisser éblouir, nous architectes, par les discours de ceux qui, étrangers à la pratique de notre art, jugent des œuvres qu’ils ne peuvent comprendre, dont ils ne connaissent ni la structure, ni le sens vrai et utile, et qui, mus par leurs passions ou leurs goûts personnels, par des études exclusives et un esprit de parti étroit, jettent l’anathème sur des artistes dont les efforts, la science et l’expérience pratique, nous sont, aujourd’hui encore, d’un grand secours. Peu nous importe que les seigneurs féodaux fussent des tyrans, que le clergé du moyen âge ait été corrompu, ambitieux et fanatique, si les hommes qui ont bâti leurs demeures étaient ingénieux, s’ils ont aimé leur art et l’ont pratiqué avec savoir et soin. Peu nous importe qu’un cachot ait renfermé des vivants pendant des années, si les pierres de ce cachot sont assez habilement appareillées pour offrir un obstacle infranchissable ; peu nous importe qu’une grille ait fermé une chambre de torture, si la grille est bien combinée et le fer bien forgé. La confusion entre les institutions et les produits des arts ne doit point exister pour nous, qui cherchons notre bien partout où nous pensons le trouver. Ne soyons pas dupes à nos dépens de doctrines exclusives ; blâmons les mœurs des temps passés, si elles nous semblent mauvaises ; mais n’en proscrivons pas les arts avant de savoir si nous n’avons aucun avantage à tirer de leur étude. Laissons aux amateurs éclairés le soin de discuter sur la prééminence de l’architecture grecque sur l’architecture romaine, de celle-ci sur l’architecture du moyen âge ; laissons-les traiter ces questions insolubles ; écoutons-les, si nous n’avons rien de mieux à faire, discourir sur notre art sans savoir comment se trace un panneau, se taille et se pose une pierre : il n’est point permis de professer la médecine et même la pharmacie sans être médecin ou apothicaire ; mais l’architecture ! c’est une autre affaire.

Pour nous rendre compte des premiers efforts des constructeurs du moyen âge, il faut d’abord connaître les éléments dont ils disposaient, et les moyens pratiques en usage alors. Les Romains, maîtres du monde, ayant su établir un gouvernement régulier, uniforme, au milieu de tant de peuples alliés ou conquis, avaient entre les mains des ressources qui manquaient absolument aux provinces des Gaules divisées en petits États, en fractions innombrables, par suite de l’établissement du régime féodal. Les Romains, lorsqu’ils voulaient couvrir une contrée de monuments d’utilité publique, pouvaient jeter sur ce point, à un moment donné, non-seulement une armée de soldats habitués aux travaux, mais requérir les habitants (car le système des réquisitions était pratiqué sur une vaste échelle par les Romains), et obtenir, par le concours de cette multitude de bras, des résultats prodigieux. Ils avaient adopté, pour construire promptement et bien, des méthodes qui s’accordaient parfaitement avec cet état social. Ces méthodes, les constructeurs du moyen âge, eussent-ils voulu les employer, où auraient-ils trouvé ces armées de travailleurs ? Comment faire arriver, dans une contrée dénuée de pierre par exemple, les matériaux nécessaires à la construction, alors que les anciennes voies romaines étaient défoncées, que l’argent manquait pour acheter ces matériaux, pour obtenir des bêtes de somme, alors que ces provinces étaient presque toujours en guerre les unes avec les autres, que chaque abbaye, chaque seigneur se regardait comme un souverain absolu d’autant plus jaloux de son pouvoir que les contrées sur lesquelles il s’étendait étaient exiguës ? Comment organiser des réquisitions régulières d’hommes, là où plusieurs pouvoirs se disputaient la prédominance, où les bras étaient à peine en nombre suffisant pour cultiver le sol, où la guerre était l’état normal ? Comment faire ces énormes amas d’approvisionnements nécessaires à la construction romaine la moins étendue ? Comment nourrir ces ouvriers sur un même point ? Les ordres religieux, les premiers, purent seuls entreprendre des constructions importantes : 1o parce qu’ils réunissaient sur un seul point un nombre de travailleurs assez considérable unis par une même pensée, soumis à une discipline, exonérés du service militaire, possesseurs de territoires sur lesquels ils vivaient ; 2o parce qu’ils amassèrent des biens qui s’accrurent promptement sous une administration régulière, qu’ils nouèrent des relations suivies avec les établissements voisins, qu’ils défrichèrent, assainirent les terres incultes, tracèrent des routes, se firent donner ou acquirent les plus riches carrières, les meilleurs bois, élevèrent des usines, offrirent aux paysans des garanties relativement sûres, et peuplèrent ainsi rapidement leurs terres au détriment de celles des seigneurs laïques ; 3o parce qu’ils purent, grâce à leurs privilèges et à la stabilité comparative de leurs institutions, former, dans le sein de leurs monastères, des écoles d’artisans, soumis à un apprentissage régulier, vêtus, nourris, entretenus, travaillant sous une même direction, conservant les traditions, enregistrant les perfectionnements ; 4o parce qu’eux seuls alors étendirent au loin leur influence en fondant des établissements relevant de l’abbaye mère, qu’ils durent ainsi profiter de tous les efforts partiels qui se faisaient dans des contrées fort différentes par le climat, les mœurs et les habitudes. C’est à l’activité des ordres religieux que l’art de la construction dut de sortir, au XIe siècle, de la barbarie. L’ordre de Cluny, comme le plus considérable (voy. Architecture Monastique), le plus puissant et le plus éclairé, fut le premier qui eut une école de constructeurs dont les principes nouveaux devaient produire, au XIIe siècle, des monuments affranchis des dernières traditions romaines. Quels sont ces principes ? comment se développèrent-ils ? C’est ce que nous devons examiner.