Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle/Crochet

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CROCHET, s. m. Crosse. C’est le nom que l’on donne aujourd’hui à ces ornements terminés par des têtes de feuillages, par des bourgeons enroulés, si souvent employés dans la sculpture monumentale du moyen âge à partir du XIIe siècle. Les crochets se voient dans les frises, dans les chapiteaux, sur les rampants des gâbles ou pignons, dans les gorges des archivoltes entre les colonnettes réunies en faisceaux. Le XIIIe siècle a particulièrement adopté cet ornement ; il s’en est servi avec une adresse rare. Dans l’article Sculpture, nous essayons d’expliquer les origines de la plupart des ornements sculptés de l’architecture du moyen âge ; ici, nous nous contenterons de faire connaître à nos lecteurs les diverses transformations du crochet depuis le moment où il prend place dans la décoration jusqu’au moment où il disparaît entièrement de l’architecture.

Nous trouvons déjà l’embryon du crochet dans la corniche supérieure de la nef de l’église de Vézelay, c’est-à-dire dès les premières années du XIIe siècle (voy. Corniche, fig. 4). Les chapiteaux intérieurs de la nef de la même église nous montrent aussi, à la place de la volute antique, des feuillages retournés sur eux-mêmes qui sont déjà de véritables crochets (voy. Chapiteau, fig. 8). Toutefois, c’est dans l’Île-de-France et sur les bords de l’Oise que le crochet prend une place importante dans l’ornementation dès le milieu du XIIe siècle. Les premiers crochets apparaissant sous les tablettes de couronnement des corniches ornent déjà certaines églises bâties de 1150 à 1160. Ils sont petits, composés, à la tête, de trois folioles retournées ressemblant assez aux cotylédons du jeune végétal. La tigelle d’où sortent ces feuilles est grosse, élargie à la base, de manière à s’appuyer sur le profil servant de fond à l’ornement (1).


Vers 1160, le crochet se montre bien caractérisé dans les chapiteaux ; le chœur de Notre-Dame de Paris, élevé à cette époque, est entouré de piliers cylindriques dont les chapiteaux n’ont plus rien de la sculpture romane. Ce sont des feuilles sortant de bourgeons, à peine développées, et, aux angles, des crochets à tiges larges, puissantes, à têtes composées de folioles retournées sur elles-mêmes, grasses et modelées avec une souplesse charmante (1 bis).


Bientôt ces folioles font place à des feuilles ; la tête du crochet se développe relativement à la tigelle ; celle-ci est divisée par des côtes longitudinales, comme la tige du céleri. Si les crochets sont posés dans une gorge d’archivolte, il arrive souvent que la base de la tigelle côtelée est accompagnée d’une feuille avec son coussinet bien observé, tenant à cette tigelle (2) ; ce qui donne une grâce et une fermeté particulières à cette sorte d’ornementation.

À la fin du XIIe siècle, les crochets prennent souvent, dans les chapiteaux, la place importante : ils soutiennent les angles du tailloir ; ils font saillie sur la partie moyenne de la corbeille ; ils se divisent en folioles, découpées, se contournent et s’enroulent comme le fait un bourgeon commençant à se développer. Il est évident qu’alors les sculpteurs ont abandonné les dernières traditions de la sculpture antique, et qu’ils s’inspirent des végétaux, dont ils observent avec un soin minutieux les développements, les allures, la physionomie, sans toutefois s’astreindre à une imitation servile.

Nous donnons (3) plusieurs de ces crochets en bourgeons déjà développés, de la fin du XIIe siècle : celui A provient de la sacristie de l’église de Vézelay ; celui B, du chœur de la même église ; celui C, de la porte de l’église de : Montréal (Yonne) ; celui D, du chœur de l’église d’Eu, et celui E, du chœur de la cathédrale de Soissons. Tous ces crochets tiennent à des chapiteaux, et c’est à dater de cette époque que cet ornement se retrouve, presque sans exception, autour de leurs corbeilles. Quand les piles sont composées de faisceaux de colonnes laissant entre elles un intervalle de quelques centimètres, souvent une tête de crochet est placée entre les chapiteaux et possède deux tiges : c’est un moyen adroit d’éviter des pénétrations désagréables et de ne pas interrompre la zone de sculptures que présentent ces chapiteaux.
Voici (3 bis) un exemple de ces crochets à doubles tiges qui provient des piles de l’église d’Eu (voy. Chapiteau). C’est à l’origine de son développement que le crochet présente une plus grande variété dans la composition des têtes et la décoration des tiges. On voit souvent, dans des édifices qui datent de la fin du XIIe siècle et du commencement du XIIIe, des crochets terminés, soit dans les chapiteaux, soit dans les archivoltes, par des têtes humaines ; leurs tiges sont accompagnées de feuilles ou d’animaux. Le porche de l’église de Notre-Dame-de-la-Coulture au Mans est couvert par une archivolte qui présente une belle collection de ces sortes de crochets (4).


Il arrive même qu’un animal remplace parfois cet ornement, en conservant sa silhouette caractéristique (5).


Aussi voit-on alors des crochets dont les têtes reproduisent la forme d’une fleur (6).

Vers 1220, le crochet ne présente plus qu’un bouquet de feuilles développées, mais toujours roulées sur elles-mêmes ; l’imitation de la nature est plus exacte, la masse des têtes est moins arrondie et s’agrandit aux dépens de la tige. Les archivoltes des grandes baies des tours de la cathédrale de Paris présentent peut-être les plus beaux exemples de ce genre de décoration sculptée (7 et 7 bis).


Dans l’Île-de-France, de 1220 à 1230, l’architecte abuse du crochet : il en met partout, et s’en sert surtout pour denteler les lignes droites qui se détachent sur le ciel, comme les arêtiers des flèches, les piles extérieures des tours, ainsi qu’on peut le voir à Notre-Dame de Paris, au clocher de la cathédrale de Senlis. Dans ce cas, et lorsque les crochets sont placés à une grande hauteur, ils sont composés d’une tête simple terminant une tige à une seule côte centrale (7 ter.).


Il est entendu que chaque crochet est compris dans une hauteur d’assise. Vers 1230, cette végétation de pierre semble s’épanouir, comme si le temps agissait sur ces plantes monumentales comme il agit sur les végétaux.

Les archivoltes d’entrée de la salle capitulaire de la cathédrale de Noyon sont décorées d’une double rangée de crochets feuillus qui sont peut-être les plus développés de cette époque et les plus riches comme sculpture (8)[1].

L’école de sculpture bourguignonne se distingue entre toutes dans la composition des crochets. Cette école avait donné, dès l’époque romane, à la décoration monumentale sculptée, une ampleur, une hardiesse, une puissance, une certaine chaleur de modelé qui, au XIIIe siècle, alors que la sculpture se retrempait dans l’imitation de la flore locale, devait produire les plus brillantes compositions. Aussi les crochets sculptés sur les monuments qui datent du milieu de ce siècle présentent-ils une exubérance de végétation très-remarquable (9 et 9 bis)[2].


L’école normande et anglo-normande renchérit encore peut-être sur l’école bourguignonne : elle exagère l’ornementation du crochet, comme elle exagère tous les détails de l’architecture gothique arrivée à son développement ; mais, moins scrupuleuse dans son imitation de la flore, elle ne sait pas conserver dans la sculpture d’ornement cette verve et cette variété qui charment dans la sculpture bourguignonne. Tous les crochets anglo-normands du milieu du XIIIe siècle se ressemblent ; malgré les efforts des sculpteurs pour leur donner du relief, un modelé surprenant, ils paraissent confus et, à distance, ne produisent aucun effet, à cause du défaut de masses des têtes trop refouillées et de l’extrême maigreur des tiges. Nous donnons (9 ter) un de ces crochets anglo-normands provenant de la cathédrale de Lincoln.

Cependant, peu à peu, les têtes de crochets tendaient à se modifier ; ces feuilles, de recourbées, d’enveloppées qu’elles étaient d’abord dans une masse uniforme, se redressaient, poussaient pour ainsi dire, s’étendaient sur les corbeilles des chapiteaux, sous les profils des frises. À la Sainte-Chapelle de Paris (1240 à 1245), on voit déjà les têtes des crochets devenues groupes de feuilles, se mêlant, courant sous les corbeilles ; des pétioles sortent des tiges côtelées (10),


tandis que dans les grandes frises de couronnement les crochets conservent encore leur caractère monumental et symétrique jusqu’au XIVe siècle (11)[3].


Sur le rampant des gâbles qui couronnaient les fenêtres, dès le milieu du XIIIe siècle, le long des pignons des édifices, on posait des crochets incrustés en rainures dans les tablettes formant recouvrement (12).


Il est certain que ces découpures de pierre incrustées le long des tablettes des gâbles et maintenues de distance en distance par des goujons à T, ainsi que l’indique la fig. 12 bis, n’avaient pas une très-longue durée[4] ;


mais aussi pouvaient-elles être facilement remplacées en cas d’accident ou de détérioration causée par le temps. Il faut ne voir dans les crochets des rampants de pignons qu’une décoration analogue à ces antéfixes ou couronnements découpés, que les Grecs posaient aussi en rainure sur les larmiers des frontons. Nous avons souvent entendu blâmer, chez les architectes du moyen âge, cette ornementation rapportée, à cause de sa fragilité ; il faudrait, pour être justes, ne la point approuver chez les Grecs. L’architecture gothique devenant chaque jour plus svelte, plus déliée, les têtes arrondies des crochets espacées régulièrement tout le long de ces plans inclinés semblèrent bientôt lourdes, si délicates qu’elles fussent. Ces ornements retournés sur eux-mêmes, retombant sur leurs tiges, contrariaient les lignes ascendantes des gâbles. En 1260, on renonçait déjà à les employer, et on les remplaçait par des feuilles pliées, rampant sur les tablettes inclinées des pignons et se relevant de distance en distance pour former une ligne dentelée. On peut admettre que ces sortes de crochets ont été appliquées pour la première fois aux gâbles du portail de la cathédrale de Reims, à celui de la porte rouge de la cathédrale de Paris, constructions qui ont été élevées de 1257 à 1270 (13).


Les crochets à tête ronde demeuraient sur les petits gâbles des pinacles, des arcatures, des édicules, parce qu’il n’eût pas été possible de sculpter les feuilles rampantes dans de très-petites dimensions. Bien entendu, ces diminutifs de crochets sont d’une forme très-simple ; nous en donnons ici (14) plusieurs exemples, moitié de l’exécution.

À la cathédrale de Beauvais, nous voyons des crochets sur les arêtes des pinacles du chœur qui affectent une forme particulière ; ces crochets ont été sculptés vers 1260 ; ils rappellent certaines feuilles d’eau et se distinguent par leur extrême simplicité (15).
En général, les crochets sont comme tous les ornements sculptés de l’architecture gothique, très-saillants, très-développés quand la nature des matériaux le permet, maigres et portant peu de saillie, lorsque la pierre employée était friable. Pendant le XIVe siècle, les crochets des rampants de pignons ou de gâbles prennent plus d’ampleur ; ils se conforment, dans l’exécution, au goût de la sculpture de cette époque ; ils deviennent contournés, chiffonnés ; ils sont moins déliés que ceux du siècle précédent, mais figurent des feuilles pliées et ramassées sur elles-mêmes (16).
Vers le commencement de ce siècle, ils disparaissent pour toujours des corniches et des chapiteaux. Lorsque ces crochets sont de petite dimension, comme, par exemple, le long des arêtiers des pinacles, ils sont rapprochés les uns des autres et imitent souvent la forme de feuilles d’eau ou d’algues (17).

Au XVe siècle, au contraire, les crochets de rampants prennent un développement considérable, sont éloignés les uns des autres et reliés par des feuilles courant le long des rampants ; ils adoptent les formes contournées de la sculpture de cette époque. Mais, dans l’Île-de-France particulièrement, leur exécution est large, pleine de verve, de liberté et de souplesse ; les feuilles qui les composent sont des feuilles de chardons, de passiflores, de choux frisés, de persil, de géranium (18).

Ce genre d’ornement appartient à l’époque gothique, il est le complément nécessaire des formes ascendantes de cette architecture ; il accompagne ses lignes rigides et détruit leur sécheresse, soit que ces lignes se découpent sur le ciel, soit qu’elles se détachent sur le nu des murs ; il donne de l’échelle, de la grandeur aux édifices, en produisant des effets d’ombres et de lumières vifs et pittoresques. Dès que la renaissance revient à ce qu’elle croit être l’imitation de l’antique, le crochet ne trouve plus d’application dans l’architecture. Pendant la période de transition entre le gothique et la renaissance franche, c’est-à-dire entre 1480 et 1520 ; on signale encore la présence des crochets rampants. Il en est qui sont fort beaux et finement travaillés (19) :


tels sont ceux des hôtels de Cluny et de la Trémoille, de l’église de Saint-Germain-l’Auxerrois, du jubé d’Alby, de la façade occidentale de la cathédrale de Troyes, de l’église de Toul, etc. (Voy., pour les dispositions d’ensemble des crochets, Chapiteau, Corniche, Fleuron, Gâble, Pignon, Pinacle.).

Nos lecteurs trouveront peut-être que nous donnons à un détail d’ornement une importance exagérée ; mais ils voudront bien considérer qu’en ceci les sculpteurs de l’époque qui nous occupe particulièrement ont été créateurs : ils n’ont été chercher nulle part des modèles dans les arts antérieurs ; rien de pareil dans la sculpture romaine dont ils possédaient des fragments, ni dans la sculpture orientale qu’ils étaient à même de voir et d’étudier. Si nous avons donné un grand nombre d’exemples de ces crosses ou crochets, c’est que nous avons toujours entendu exprimer aux architectes étudiant l’architecture gothique la difficulté qu’ils éprouvaient, non-seulement à composer et faire exécuter cet ornement, si simple en apparence mais d’un caractère si tranché, mais encore à dessiner les crochets qu’ils avaient devant les yeux. Dans un style d’architecture, il n’y a pas, d’ailleurs, de détail insignifiant : la moindre moulure, l’ornement le plus modeste, ont une physionomie participant à l’ensemble, physionomie qu’il faut étudier et connaître.

  1. Cette belle salle vient d’être restaurée par les soins de la Commission des monuments historiques dépendant du Ministère d’État et sous la direction de M. Verdier. On peut dire que ce magnifique exemple de l’architecture du XIIIe siècle a été sauvé ainsi de la ruine.
  2. Des façades des églises de Vézelay et de Saint-Père-sous-Vézelay.
  3. De la tour sud de la façade de la cathédrale d'Amiens.
  4. On trouve encore, cependant, bon nombre de crochets du XIIIe siècle attachés aux rampants des pignons.