Dictionnaire raisonné du mobilier français de l’époque carlovingienne à la Renaissance/tome 1/Conclusion

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CONCLUSION


Lorsque l’empire romain tomba en Occident sous l’épée des barbares, ceux-ci trouvèrent chez les populations conquises, et particulièrement dans les Gaules, les habitudes de luxe qui s’étaient développées sous les derniers empereurs. En s’emparant du territoire, des propriétés publiques et privées, ces barbares cherchèrent bientôt à ressembler aux vaincus ; ils voulurent avoir des demeures abondamment pourvues de ce qui constitue le bien-être et le luxe. Mais en tarissant les sources de la richesse publique, des arts et du commerce, ils furent réduits à se servir longtemps des débris ramassés dans les villes et les campagnes ; le mobilier de leurs palais dut être ce qu’étaient ces palais eux-mêmes : un amas désordonné, produit du pillage et de la ruine. L’industrie, en Occident, fut anéantie à ce point que les Mérovingiens, et après eux les princes de la race carlovingienne, durent longtemps recevoir de l’Orient les meubles précieux, les étoffes et tous les objets de luxe dont ils voulaient s’entourer. Sous Justinien déjà, des fabriques de soieries s’établirent à Byzance, à Athènes, à Thèbes et à Corinthe. L’Occident acheta ces étoffes précieuses dans ces centres de fabrication, et aussi en Égypte, grand entrepôt des soieries de l’Asie, qui furent longtemps apportées par les marchands arabes trafiquant avec la Perse, l’Inde et même la Chine[1]. Plus tard les relations avec l’Orient s’établirent, d’une part, entre les pèlerins qui se rendaient à Jérusalem et les Arabes qui visitaient la Mecque. Ainsi ces pèlerinages religieux furent, pour les chrétiens occidentaux comme pour les mahométans, une des voies les plus actives de commerce qu’il y ait eu dans l’histoire du monde. Le but religieux n’était pas le seul qui faisait affluer les Occidentaux vers les lieux saints. Beaucoup certainement, dans ce mouvement qui dura plusieurs siècles, pensaient à s’enrichir. Voyant sans cesse venir d’Orient tous les objets précieux, les barbares dominateurs de l’Occident se sentaient attirés vers ces régions privilégiées qui leur envoyaient l’or, la soie, les épices, les parfums et tout ce qui constituait la richesse et le luxe, comme autrefois les Gaulois s’étaient rués sur l’Italie et la Grèce, mus par l’amour du pillage. Ces relations durent avoir et eurent en effet, dans les premiers siècles du moyen âge, une grande influence sur l’industrie qui se reformait péniblement en Occident.

Si donc nous voulons avoir une idée de ce que pouvait être le mobilier des seigneurs dans les Gaules, la Bretagne et la Germanie, jusqu’à la fin du Xe siècle, il faut aller chercher les types, les moyens de fabrication et les matières premières en Orient. Certes les traditions romaines occidentales avaient, dans ces contrées, laissé des traces profondes ; mais elles durent être peu à peu altérées par l’importation d’une quantité prodigieuse d’objets fabriqués en Asie ou à Constantinople et dans les villes grecques. L’architecture elle-même subit cette influence ; mais on ne transporte pas un édifice, et l’on transporte facilement un meuble. Ce mouvement des arts d’Orient en Occident se prononce d’une manière bien évidente déjà sous le règne de Charlemagne. Ce prince fait venir d’Orient des manuscrits, des objets de toute nature, des armes, des étoffes, et ce n’est véritablement qu’à partir de son règne que l’on voit percer les premiers germes de l’art appliqué à l’industrie en Occident. L’influence des manuscrits grecs et des étoffes orientales fut considérable à partir du IXe siècle. Nous avons l’occasion ailleurs de suivre pas à pas les traces de cette influence sur l’architecture[2] ; nous devons nous borner ici à constater qu’elle fait naître une véritable renaissance dans les produits industriels, tombés, avant cette époque, dans la plus grossière barbarie.

L’architecture répond à des besoins tellement impérieux, qu’elle avait pu se soutenir tant bien que mal à l’aide des traditions romaines occidentales. Depuis l’époque de l’invasion des barbares jusqu’à Charlemagne, l’architecture n’est plus un art, par le fait : c’est une imitation grossière ou plutôt un pillage des arts du Bas-Empire en Occident ; mais les types subsistaient et pouvaient encore servir de modèles. Il n’en est pas de même du mobilier antique, qui dut être promptement détruit ; sa fabrication exigeant des ouvriers habiles, instruits par des traditions non interrompues, était tombée dans l’oubli. L’introduction d’un grand nombre de manuscrits byzantins, d’étoffes et d’objets fabriqués en Orient, fut le point de départ des nouveaux artisans occidentaux, qui s’efforcèrent, non sans succès, de reproduire ces types d’un art très-avancé, assez mal connu chez nous encore aujourd’hui, malgré les nombreux documents que nous avons entre les mains. C’est surtout dans les contrées formant le centre du gouvernement impérial de Charlemagne que l’on voit combien la renaissance byzantine des VIIIe et IXe siècles fut complète, et combien elle laissa des traces profondes et durables. Le manuscrit d’Herrade de Landsberg souvent cité par nous[3] et qui datait du XIIe siècle, nous laissait voir encore, dans ce qui touche au mobilier et aux étoffes, l’influence très-prononcée des manuscrits antérieurs de l’école byzantine. Les quelques débris de meubles carlovingiens qui existent sur les bords du Rhin sont également empreints des arts industriels de l’empire d’Orient. Mais les manuscrits grecs des VIe, VIIe, VIIIe et IXe siècles, bien qu’ils soient nombreux, particulièrement dans la bibliothèque nationale, sont peu connus des gens qui s’occupent d’art, ainsi que nous le disions tout à l’heure ; cependant c’est en examinant leurs précieux feuillets que l’on peut se former une idée de ce qu’était l’art byzantin : c’était un art très-puissant, beaucoup plus fort et vivace que ne l’était l’art romain sous les derniers empereurs de Rome. L’art romain s’était évidemment retrempé en s’établissant à Byzance, et quand on compare les manuscrits grecs des VIIe et VIIIe siècles avec les derniers débris des arts romains sous Constantin en Italie, on constate mieux qu’un progrès : on reconnaît une véritable renaissance, pleine de jeunesse et d’avenir, une verdeur sauvage, plutôt que la décrépitude des derniers artistes de Rome. Ces éléments, importés chez des nations barbares, devaient être beaucoup plus fertiles que ne l’eussent été les traditions affaiblies de l’art romain occidental. Aussi la renaissance carlovingienne a cela de particulier qu’étant le résultat d’une importation étrangère, elle conserve cependant une séve pleine d’énergie, d’originalité, et se trouve en parfaite harmonie avec les mœurs de cette époque.

Dès le XIe siècle, Venise était non-seulement un entrepôt du commerce du Levant et de l’Occident ; c’était déjà une ville industrieuse, manufacturière. Venise tirait des laines de Flandre et d’Angleterre, et fabriquait des draps qu’elle vendait sur les côtes d’Asie et à Constantinople ; ne pouvant lutter avec les drapiers flamands et français qui fabriquaient à meilleur marché, puisqu’ils possédaient chez eux la matière première, elle laissa entrer les draps étrangers, et en échange elle livrait aux marchands occidentaux des épices, du sucre, de l’ivoire, des soieries, des tapis, des meubles ou ustensiles précieux, du verre coloré, du coton tissé, de la toile de lin d’Égypte, des lames d’or et d’argent, de la cire, des fourrures qu’elle tirait de Russie. A l’Orient, outre ses draps, elle fournissait du cuivre, de l’étain affinés, du fer, du bois, des armes (ce qui était, de la part des gouvernements chrétiens, l’objet de reproches incessants), des canevas, de la toile, des cuirs façonnés, du savon. La multitude d’artisans qui affluaient à Venise fit instituer des juges, des inspecteurs et toute une hiérarchie de fonctionnaires veillant à la fabrication, à la navigation, au trafic. A la fin du XIIe siècle déjà, la douane vénitienne fonctionne régulièrement pour les marchandises importées de l’étranger, soit par la voie de mer, soit par la voie de terre. Au commencement du XIIIe siècle, il existe des consuls étrangers. C’est donc à Venise qu’il faut chercher le nœud des arts industriels en Europe. C’est elle, qui la première, fabrique et exporte. Placée entre l’Orient et l’Occident, c’est chez elle que la plupart des objets nécessaires à la vie journalière de la classe riche prennent une forme, un style partie oriental, partie occidental. Venise est, pendant la première période du moyen âge, un vaste creuset dans lequel se fondent les traditions de l’antiquité romaine, les arts de l’Orient, quelques industries des barbares, pour former les modèles de tout ce qui tient au mobilier, aux ustensiles, aux vêtements, aux armes adoptés par les Occidentaux. Il ne faut donc pas s’étonner si, dans le mobilier primitif du moyen âge, on trouve des éléments étrangers que l’architecture laisse à peine entrevoir, des formes qui sont empreintes d’une influence orientale très-franche ; c’est dans les tissus principalement que l’on reconnaît cette influence, dans de petits meubles ou ustensiles de marqueterie ou de métal fondu, facilement transportables. On constate cependant qu’en France, dès le XIIIe siècle, les arts industriels s’affranchissent de cette influence ; ils ont leurs écoles, leur style particulier beaucoup mieux caractérisé qu’en Italie, qu’en Allemagne et en Angleterre. Les corps de métiers réglementés à cette époque indiquent, d’ailleurs, une industrie locale avancée, indépendante, possédant ses procédés et son goût propre. Aussi voit-on alors les autres contrées envoyer des artistes et des artisans étudier à Paris, centre de l’unité des arts pendant les XIIIe et XIVe siècles. Jusqu’à la fin du XIIe siècle, on ne peut dire qu’il y ait un mobilier français ; il n’en est plus ainsi au XIIIe siècle. Alors les artisans procèdent méthodiquement dans leur fabrication, tout comme les maîtres des œuvres d’architecture dans la construction ; le mobilier suit une mode locale, il se transforme chez lui sans subir d’influences étrangères. Certaines villes sont renommées pour leurs tissus, pour les ouvrages de métal fondu ou repoussé. Les fabricants emploient de préférence les matières premières provenant du sol. Le bois, et le bois de chêne particulièrement, sculpté, peint ou doré, remplace ces ouvrages de marqueterie en faveur en Orient et même en Italie. Le fer forgé remplace le bronze coulé. Les étoffes de laine couvrent les murs et les pavés. L’ivoire, l’ébène, l’or et l’argent, les verroteries ne sont employés que pour de petits meubles très portatifs, mais ne trouvent plus guère leur emploi pour les meubles d’un usage ordinaire. La main-d’œuvre, enfin, l’emporte sur la valeur de la matière employée, ce qui est le signe d’un art qui n’a plus rien de barbare, chez qui le goût s’est développé. La ligne de démarcation entre les arts industriels empruntés à l’Orient et ceux qui s’élèvent chez nous au XIIIe siècle est facile à tracer. Jusque vers le milieu du XIIe siècle, l’ornementation sculptée ou peinte est toute conventionnelle ; on reconnaît parfaitement qu’elle subit une influence dont elle ne se rend pas compte ; elle ne consiste même souvent qu’en un travail mécanique dans lequel la main, guidée par des traditions, suit certaines lois importées ; tandis qu’à dater de la fin du XIIe siècle, dans l’architecture comme dans les meubles, la décoration peinte ou sculptée commence à rechercher l’imitation des végétaux de la contrée ; plus tard elle arrive même à pousser cette imitation jusqu’au réalisme. Alors les dernières traces des arts byzantins sont complétement effacées et l’art industriel nous appartient : car si, dans l’ornementation, l’imitation des végétaux et animaux se fait sentir, dans la composition des meubles les traditions font place à l’observation des besoins auxquels il faut satisfaire et des propriétés particulières à la matière employée. C’est le rationalisme substitué à la tradition.


Des maisons particulières, décorées à l’extérieur comme celles dont nous voyons quelques débris dans nos vieilles villes françaises, devaient être garnies intérieurement de meubles en rapport avec cette richesse ; si quelque chose doit surprendre, c’est qu’on ait pu si longtemps croire au dénûment et à la simplicité barbare des habitants de ces demeures. Le luxe décroît chez les bourgeois vers la fin du XVIe siècle ; cela tient principalement aux longues guerres religieuses qui ruinèrent alors la portion élevée de la classe moyenne. La renaissance, qui produisit de si gracieuses compositions et modifia les meubles comme l’architecture, fit abandonner bon nombre d’habitudes attachées à notre vieux mobilier français. A peine la bourgeoisie avait-elle commencé à remplacer les décorations intérieures de ses appartements (ce qu’elle ne pouvait faire qu’avec plus de lenteur que la noblesse), que la guerre civile éclata. Sous Henri IV, la bourgeoisie respira ; mais la révolution dans les arts était terminée, les traditions s’étaient perdues ; les mobiliers des châteaux comme des maisons ne se rattachait plus guère au passé. La réformation avait apporté avec elle certaines habitudes de simplicité qui n’étaient pas faites pour développer le goût. Les seigneurs les plus riches s’étaient pris d’engouement pour tout ce qui venait d’Italie, Les corps de métiers, si florissants au commencement du XVIe siècle, avaient vu s’éteindre les traditions du passé et ne possédaient pas encore un nouvel art applicable aux objets usuels de la vie. Si bien qu’au commencement du XVIIe siècle, alors que l’architecture civile prenait un nouvel essor, tout ce qui tenait au mobilier était comparativement grossier, d’une exécution lâche, d’un goût bâtard, visant au magnifique et n’arrivant qu’à faire lourd et gros. Si l’Italie brillait par ses monuments des XVe et XVIe siècles, elle n’avait à nous fournir, pour le mobilier, que des objets d’un usage incommode et assez rares. On était venu en France, à cette époque, à faire de l’architecture en petit lorsqu’on voulait une armoire, un cabinet, un dressoir, et nous avions pris ce faux goût à nos voisins d’outre-monts. Ce ne fut guère que pendant le siècle de Louis XIV que la France reconquit, dans la fabrication des meubles, la juste influence qu’elle avait conservée pendant plusieurs siècles. Ce prince fit de grands efforts pour organiser des fabriques d’objets mobiliers, comme chacun sait, et de son temps la noblesse ne pensa plus guère à imiter dans les châteaux les meubles inutiles et fastueux qui sont clair-semés dans les palais de Rome. En plein XVIe siècle tous les gens de bon sens ne croyaient pas qu’il fallût tout prendre à l’Italie, et comme preuve nous terminons par cette boutade d’Henri Étienne : « … Et toutesfois c’est aujourd’huy plus grant honneur d’avoir esté en telle escole (à Rome) que ce n’estoit anciennement d’avoir esté en celle d’Athènes, remplie de tant et de si grands philosophes ; voire tant plus un François sera romanizé, ou italianizé, tant plus tost il sera avancé par les grands seigneurs, comme ayant très bien estudié, et pour ceste raison estant homme de service, par le moyen de ceste messinge de deux naturels ; comme si un François de soy-mesme ne pouvoit estre assez meschant pour estre employé en leurs bonnes affaires. »

Si la noblesse et la bourgeoisie vivaient dans des demeures bien pourvues de tout le nécessaire et même du superflu, les petits marchands, les artisans, et surtout les paysans, n’avaient qu’une existence fort précaire. Dans les villes, le menu peuple habitait des chambres louées dans lesquelles s’entassait une famille entière. Le même lit recevait le père, la mère et les enfants ; ou bien, dans un angle de l’unique pièce qui servait de chambre à coucher, de cuisine et de salle, des cases superposées, comme des tiroirs, recevaient les membres de toute une famille, depuis l’aïeul jusqu’au petit-fils ; de grands volets glissant sur galets fermaient ces lits posés les uns sur les autres. On peut se figurer ce que devaient être ces intérieurs, souvent exigus, donnant sur des rues étroites, dans lesquelles le soleil ne pénétrait jamais, et traversées par un ruisseau puant et recouvert de planches ou de dalles disjointes. La peste, inconnue de nos jours dans les villes de l’Europe, faisait invasion parfois au milieu de ces demeures et enlevait en quelques jours un cinquième de la population. Les écoliers et les ouvriers qui ne demeuraient pas chez les patrons, couchaient dans des maisons garnies, sur la paille ou sur des grabats fourmillant d’insectes. On peut encore prendre une idée de ce qu’étaient ces habitations, si l’on parcourt certains quartiers de Paris, comme le faubourg Saint-Marceau, les alentours de Sainte-Geneviève, la Cité, et quelques-unes de ces rues, heureusement devenues rares, qui se croisaient en tous sens dans le centre de Paris il y a quelques années. Nous avons vu encore, dans la rue des Gravilliers, des Ménétriers, Simon-le-Franc, de la Grande-Truanderie, du Grand-Hurleur, du Mouton, etc., des maisons n’ayant que deux fenêtres de façade sur la voie, habitées par des familles nombreuses du rez-de-chaussée au cinquième étage, et dont tout le mobilier consistait en un lit, deux chaises, une table et un coffre, ne possédant qu’un escalier étroit, sombre, couvert de boue et d’ordures. Beaucoup de ménages n’avaient même pas une cheminée pour faire cuire leurs aliments et devaient aller prendre leur repas chez le gargotier voisin. Les meuble garnissant ces habitations n’ont pas besoin d’être décrits… Le paysan au moyen âge était relativement mieux logé et mieux meublé ; l’air et l’espace ne lui manquaient pas ; il possédait toujours son lit large et garni de gros draps, surtout dans les campagnes du Nord, sa huche, ses bancs, sa table et son foyer, et souvent son armoire bien remplie de linge, sa vaisselle de terre. Dans ces demeures, cependant, les animaux domestiques vivaient pêle-mêle avec les humains : le poulailler, le toit à porcs, étaient quelquefois près du lit des habitants ; mais le soleil pouvait réchauffer et assainir ces demeures, le foyer s’allumait chaque jour, et le paysan passait sa journée aux champs. Si la demeure de l’artisan citadin, du pauvre écolier, de l’ouvrier, ne fournit nulle matière à la description, si elle n’est qu’un amas sordide de meubles sans non, sans forme, qu’une sorte de détritus de la civilisation des villes, il n’en est pas de même de la chaumière : celle-ci conserve les traces de l’industrie de ses habitants, car le paysan peut créer ; la matière première ne lui fait pas défaut ; on n’éprouve pas, au milieu de la campagne, ce découragement profond qui saisit le pauvre dans les grandes villes. Si le chef de famille est robuste et intelligent, si la femme est active et laborieuse, on voit bientôt le mobilier satisfaire aux besoins de la vie ; car aux champs les bras suffisent pour tout créer, tandis qu’à la ville on ne peut rien obtenir qu’avec de l’argent. D’ailleurs le paysan avait, au moyen âge, une grande ressource : c’était celle du voisinage du château ou de l’abbaye. Tous les seigneurs féodaux n’étaient pas des tyrans aveugles, dépouillant les paysans pour le plaisir de les ruiner ; le paysan était une richesse, un revenu, et c’était d’une sage administration de lui laisser un bien-être qui profitait au seigneur. Beaucoup de vieux meubles du château ou de l’abbaye allaient garnir les chaumières. Quantité de bahuts ramassés par nos brocanteurs étaient installés depuis plusieurs siècles dans les maisons des paysans, et il ne faut pas croire qu’ils aient tous été pillés à la fin du dernier siècle. Les demeures seigneuriales s’étaient débarrassées depuis longtemps de ces meubles hors d’usage au profit des chaumières, comme beaucoup de villages s’étaient élevés avec les débris des donjons féodaux avant la révolution de 1792.

Lorsque la mode n’avait pas remis en honneur encordes meubles du moyen âge, il n’était guère de hameau, surtout dans le voisinage des châteaux ou des abbayes, qui ne possédât quantité d’objets précieux par leur âge et même leur travail. Les familles qui étaient devenues propriétaires de ces meubles les gardaient avec une sorte de respect, et conservant les meubles, elles conservaient les usages auxquels ils étaient destinés. Aujourd’hui les commissionnaires en vieilleries ramassent tous ces débris, les payent cher, et les paysans vont acheter à la ville voisine des meubles d’acajou ou de noyer plaqué. Or rien n’est plus ridicule que de voir ce faux luxe moderne installé dans la demeure du campagnard. Nous avons trouvé parfois ainsi des tables à ouvrage de la plus mauvaise fabrication du faubourg Saint-Antoine renfermant des oignons, leurs angles d’acajou plaqué laissant voir le bois blanc ; des commodes à dessus de marbre dont les tiroirs capricieux ne veulent pas rentrer dans leurs rainures ; des pendules de zinc représentant Geneviève de Brabant, ornant la chambre d’une paysanne. Tout cela avait été échangé contre une vieille huche sculptée en bois de chêne et un coucou dont la boîte vénérable avait vu passer plusieurs générations. Bien mieux, il est tel village non loin de Paris où nous trouvâmes un piano droit dans une chaumière ; sur ce que nous demandions à la maîtresse du logis si elle touchait de cet instrument, celle-ci, ouvrant de grands yeux, nous répondit : « Mais c’est une ormoëre. » Et en effet, à la place du clavier, il y avait des fourchettes et des couteaux, et le coffre inférieur s’ouvrant à deux battants renfermait du pain, du sel et des objets de ménage : un commis voyageur avait fourni ce meuble étrange en remplacement d’un vieux coffre incrusté de cuivre. Il n’y a pas grand mal à cela. Cependant il est toujours bon que les choses soient à leur place, les meubles comme le reste ; et si le luxe de mauvais aloi que nous voyons aujourd’hui pénétrer partout n’a pas sur les mœurs une fâcheuse influence, il faut avouer qu’il tend à avilir l’art industriel, si brillant et si fécond pendant plusieurs siècles en France.

Aujourd’hui, tout le monde veut être meublé avec le luxe qui convient à un financier ; mais comme peu de gens possèdent une fortune qui permet de payer ce qu’ils valent des meubles somptueux et bien faits, il en résulte que les fabricants s’évertuent à donner l’apparence du luxe et de la richesse aux objets les plus vulgaires comme façon et matière. On ne trouve partout que tables garnies de cuivre, mais qui ne tiennent pas sur leurs pieds, que fauteuils sculptés et dorés dont les débris jonchent les parquets, que tentures de laine et de coton qui simulent la soie.

Nous ne prétendons pas qu’il faille, au milieu du XIXe siècle, s’entourer de meubles copiés sur ceux qui nous sont laissés par le moyen âge. Et s’il paraît ridicule aujourd’hui de voir une femme en robe bouffante assise sur un fauteuil imité d’un siége grec, il ne l’est guère moins de placer dans un salon une chaire de quelque seigneur du XVe siècle. Ce que nous voudrions trouver dans nos habitations, c’est une harmonie parfaite entre l’architecture, le mobilier, les vêtements et les usages. Lorsque nous voyons des hommes habillés comme nous le sommes, assis dans des fauteuils du temps de Louis XV, il nous semble assister à une réunion de notaires et de commissaires-priseurs procédant à un inventaire après décès. Évidemment ces formes molles, ces couleurs tendres, ne sont point en harmonie avec nos habitudes et notre costume. Le signe le plus certain d’une civilisation avancée c’est l’harmonie entre les mœurs, les diverses expressions de l’art et les produits de l’industrie. « Montre-moi ton mobilier, et je te dirai qui tu es. » Or, si l’on s’en tenait à l’apparence, on pourrait prendre aujourd’hui de petits bourgeois pour des seigneurs. Il est certain que, de nos jours, le sens moral s’est modifié. La résignation fière et digne est considérée comme un défaut de savoir-vivre et la vanité un moyen de succès. Nous n’avons pas à faire ici un sermon ou un cours de morale, mais il est difficile de ne pas parler des mœurs lorsqu’on s’occupe des objets qui en sont la vivante expression. Ces mœurs du moyen âge, tant vantées par les uns, si fort décriées par les autres, sont, à tout prendre, assez mal appréciées : comme citoyens d’un pays, nous valons mieux, il nous semble, qu’au moyen âge ; comme hommes privés, nous sommes loin d’égaler les caractères tranchés, énergiques, individuels, que l’on rencontre à chaque pas jusqu’au siècle de Louis XIV. La révolution de 1792 a laissé dans nos lois, dans nos habitudes et nos mœurs, une empreinte qu’aucun pouvoir ne saurait effacer ; ce que nous ne pouvons comprendre et ce qui nous paraît dangereux, c’est de ne pas admettre les conséquences de ce changement dans ce qui touche à la vie journalière. Vouloir imiter les habitudes de luxe, les idées et jusqu’aux préjugés d’une époque séparée de nous par l’abîme de 1792, est au moins un travers. Nous possédons des qualités précieuses ; nous possédons, à un haut degré, le sentiment des devoirs publics, comparativement aux siècles précédents ; nous avons la conscience de notre droit et de la justice ; nous sommes enfin en état de distinguer le vrai du faux : pourquoi donc étouffer ces sentiments dans la vie privée, prétendre être autres que nous ne sommes, et nous cramponner à ces vieilleries auxquelles personne, au fond, ne croit plus ? Veut-on mesurer l’abîme qui nous sépare de ces temps auxquels nous essayons de revenir par un seul exemple ? ce sera facile. N’allons pas au delà du XVIIe siècle. Nous trouvons, en ces temps, des gentilshommes, gens de bien et d’honneur, bons pères de famille, religieux, qui ne se font aucun scrupule de provoquer une guerre civile, de piller leur propre pays, de s’allier avec des souverains étrangers, parce qu’ils sont au prince de Condé ou au duc de Beaufort[4]. Nous avouons que lorsque nous voyons un notaire ou un négociant retirés vouloir aujourd’hui se meubler comme ces gens-là, c’est-à-dire vivre comme eux dans leur intérieur, le fou rire nous prend… Il semble que, dans notre pays, le désordre et les contradictions doivent toujours exister quelque part. Jusqu’au commencement du dernier siècle, bien peu de citoyens possèdent le sentiment des devoirs publics ; mais, dans la vie privée, on trouve de grands caractères, un respect général pour les traditions, des mœurs qui s’accordent avec le milieu dans lequel on est né. Depuis 1792, l’esprit public présente une certaine unité, il s’est développé ; mais la confusion est entrée dans la vie privée, et l’on peut citer comme des exceptions les hommes qui savent être ce que la fortune les a faits ou s’accommoder à leur temps. Le besoin de paraître s’est introduit dans le mobilier comme dans les vêtements, et l’industrie s’efforce naturellement de satisfaire à ces travers. On concevrait que les petites fortunes prétendissent au luxe apparent que peuvent se permettre les grandes, et que le bien-être fût ainsi, parfois, sacrifié au désir de briller — il y a longtemps que pour la première fois on a reproché à la bourgeoisie de vouloir singer les gentilshommes, — mais notre temps dévoile une infirmité sociale qui ne s’était pas encore produite au même degré. C’est au contraire dans les classes élevées (ou du moins favorisées de la fortune) que se manifestent particulièrement ce besoin de paraître, ce goût pour le faux luxe qui semblaient autrefois réservés à ceux qu’on appelait les parvenus. Bien rares sont aujourd’hui, parmi les classes les plus riches de notre société, ceux qui aiment à s’entourer d’objets plus remarquables par leur qualité que par leur apparence, ceux qui s’enquièrent si un meuble est bien fait, s’il est conçu et exécuté de façon à être utile. On achète, il est vrai, à des prix fabuleux, des objets anciens, souvent faux, parce que cela est de mise, et qu’il convient de montrer dans sa galerie des faïences, des émaux, des bronzes et des raretés d’un autre âge ; mais s’il s’agit d’un objet moderne, sorti de nos ateliers, on s’adresse le plus souvent à la fabrication de pacotille, qui donne à bas prix des meubles bons pour la montre ; si bien que, chaque jour, les industriels consciencieux, et qui penseraient avant tout à ne produire que des œuvres de bon aloi, se découragent et suivent le courant qui pousse dans le luxe à bon marché.

On aurait pu croire que la vogue du bibelot, des vieux débris, épaves du passé, aurait fait pénétrer dans l’esprit des heureux du siècle le goût des bonnes et belles choses, ou du moins le dégoût pour ce luxe malsain qui envahit le salon et la mansarde. Il n’en est rien ; et l’on ne peut se résoudre à blâmer les petits de s’adonner à l’amour du luxe qui cache la misère, quand on voit les appartements les plus somptueux remplis d’objets dont l’apparence menteuse ne saurait tromper sur leur valeur réelle les gens de goût. Ce sont là des vanités qui accusent la faiblesse des convictions et des caractères d’une société qui ne sait trop ce qu’elle est et où elle va, et qui croit maintenir un passé qui croule, en simulant des goûts qu’elle n’a plus, une grandeur qui lui échappe. Mais que dire de ceux qui affectent des principes en fait d’art et de goût, et qui s’entourent d’objets aussi plats par le style que grossiers par l’exécution ; qui, nous entretenant de la supériorité de l’art grec à tout propos, remplissent leurs appartements de meubles mal copiés sur les débris des salons de Mme de Pompadour ou de Marie-Antoinette ; de ceux qui s’émerveillent sur les créations du moyen âge, et, ne voyant dans ces œuvres que l’apparence, non le sens vrai et pratique, garnissent leurs châteaux de meubles aussi incommodes que mal faits, ornés de pâtes, et rappelant ces formes que l’on qualifiait de style troubadour, il y a trente ans ? Quelques-uns (et ceux-ci au moins sont l’expression vivante de la confusion de nos principes en fait d’art) s’entourent des débris de tous les âges, de tous les styles, et ressemblent ainsi chez eux à des marchands de bric-à-brac. Beaucoup se soucient médiocrement qu’un meuble remplisse son objet, pourvu qu’il sorte des ateliers de tel fabricant en vogue. Tout cela n’est pas très-sérieux, et nous avouons qu’il faut avoir l’esprit mal fait pour s’en fâcher ; mais ce qui n’est qu’un travers d’esprit chez un particulier devient une inconvenance au premier chef lorsqu’il s’agit des objets destinés à l’usage du culte religieux, par exemple. Or, depuis qu’il s’est fait une réaction chez nous en faveur des arts du moyen âge, nous voyons nos églises se remplir de meubles soi-disant gothiques, ridicules par la forme, insuffisants par la matière et l’exécution, et qui n’ont d’autre avantage que de périr promptement. Le zèle, respectable, mais peu éclairé souvent, des ecclésiastiques, la modicité des ressources dont ils disposent, les ont mis à la discrétion de cette classe de fabricants qui avilissent leur profession en produisant à bas prix des objets qui, par leur nature et leur destination, exigent sinon du luxe, au moins du soin, un travail consciencieux, du savoir et le respect pour tout ce qui tient au culte. C’est là une chose funeste, et à laquelle les esprits éclairés dans le clergé apporteront certainement un remède ; car, pour quelques dignes dévotes émerveillées devant ces productions barbares, il est beaucoup de gens qui s’attristent en voyant nos églises se garnir de meubles d’un goût déplorable, prêtant à rire, mal faits, inconvenants même, et qui, sous la dorure et les oripeaux, cachent les matières les plus fragiles eu les plus grossières, un art sans forme, une exécution misérable. La pauvreté décente et modeste commande partout le respect et la sympathie, mais la pauvreté qui se cache sous l’apparence du luxe et de la richesse, et laisse voir, malgré qu’elle en ait, les haillons sous la pourpre, n’est plus la pauvreté : c’est la misère vaniteuse qui n’excite que la pitié et la raillerie.

Parmi ces splendeurs à bon marché, ce faux goût et ce faux luxe, nous sommes ravi quand nous trouvons un banc bien fait, une bonne table de chêne portant d’aplomb sur ses pieds, des rideaux de laine qui paraissent être de laine, une chaise commode et solide, une armoire qui s’ouvre et se ferme bien, nous montrant en dedans et en dehors le bois dont elle est faite et laissant deviner son usage. Espérons un retour vers ces idées saines, et qu’en fait de mobilier, comme en toute chose, on en viendra à comprendre que le goût consiste à paraître ce que l’on est et non ce que l’on voudrait être.


  1. Voyez la Relat. de deux voyag. arabes ou IXe siècle, trad. par Renaudot. — Hist. du commerce entre le Levant et l’Europe. Depping. 1830.
  2. Voyez les Entretiens sur l’architecture, t. I.
  3. Biblioth. de Strasbourg. Brûlé par les Allemands.
  4. Une seule citation entre mille. Henri de Campion, bon gentilhomme, brave, excellent homme au fond, plein de droiture et d’honneur, dit, dans ses Mémoires, lorsque le duc de Longueville, auquel il s’était donné, rompt avec les princes : « Il avoit (le duc de Longueville) alors changé de projet, pour quelques mécontentemens qu’il eut des Princes, qui refusèrent de lui accorder des choses qu’il souhaitoit d’eux pour se déclarer » (c’est-à-dire pour concourir avec eux à faire entrer les troupes espagnoles sur le territoire français). « Il envoya à la cour le sieur de la Croisette, qui négocia si bien, que le duc (de Longueville) s’engagea entièrement dans les intérêts du roi. J’ai toujours eu une telle passion pour le maintien des lois, que je ressentis une extrême joie de cet arrangement, quoique je jugeasse que je ferois plutôt fortune dans l’autre parti. » Il est difficile de se réjouir plus naïvement de ne pas être traître à son pays. Remarquons, en passant, que ce même Henri de Campion, bien qu’il trouvât le procédé vif, était un des gentilshommes du duc de Beaufort qui devait assassiner le cardinal Mazarin dans sa voiture (voy. Mém de Campion, Jannet, 1857). Cela ne se passe pas sous Philippe-Auguste, mais au milieu du XVIIe siècle.