Dictionnaire topographique, historique et statistique de la Sarthe/Précis historique/V/IV

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Julien Remy Pesche
(Tome 1p. CDIV-CDXI).

§ IV. Gouvernement Impérial, 1.re période.

1804 — 1814. L’acte du Sénat-Conservateur, du 28 floréal an XII (18 mai 1804), qui confère la dignité d’Empereur des français à Napoléon Bonaparte, fut reçu dans la Sarthe avec la même bienveillance, et y obtint à-peu-près les mêmes suffrages, que celui qui lui avait accordé le consulat à vie. A l’exception d’un petit nombre d’hommes invariables dans leur opinion républicaine, et de quelques partisans de la famille des Bourbons, qui ne se prêtaient à aucunes concessions en matière de dynastie, le nouvel ordre de choses obtint l’assentiment général, comme un gage assuré de paix et de fixité. Cependant, quelques officiers municipaux de communes rurales eurent le courage, assez rare alors, de refuser le serment de fidélité à l’empereur[1], prescrit par le sénatus-consulte du 28 floréal, et, par conséquent, encoururent la destitution.

Cette époque de l’empire, pendant laquelle tant de gloire militaire fut acquise à la France et à son chef, qui vit son industrie et ses arts, prendre une marche ascendante devenue si rapide, n’offre aucun événement particulier à notre pays, qui mérite une mention particulière. Comme dans le reste de la France, des routes furent reparées et ouvertes dans la Sarthe ; des ponts, des aqueducs, des édifices publics construits ou embellis ; une ère de prospérité et de bonheur, dont cette contrée n’eût même pu concevoir l’espérance sous le Directoire, commença enfin pour elle, et ne fut troublée que par cette funeste conscription militaire, si dévorante, qui décimait sans cesse la jeunesse, mais dont le fléau était supporté plus ou moins patiemment, selon que les abus et les injustices qu’elle traînait à sa suite, étaient plus ou moins intolérables, et jusqu’à ce que, enfin, elle eût refroidi l’affection, diminué l’attachement des citoyens, pour le chef de l’état.

De même aussi que dans le reste de l’empire, les Sarthois ne refusèrent au chef de la nouvelle dynastie, à sa jeune épouse, et à son fils, aucunes marques d’amour, de respect, de dévouement. Adresses, députations, sermons, mandemens, félicitations de tout genre, sous toutes les formes, soit de la part des individus, des corporations, des villes même, et, enfin, au nom du département tout entier, par l’organe de son conseil-général ; rien ne fut épargné pour prouver à l’auguste empereur napoléon-le-grand, ainsi qu’à sa dynastie, le dévouement et l’amour de ses sujets. Jusqu’au jour de sa chute, les discours et les écrits adulateurs se soutinrent, avec un redoublement de ferveur, qui paraissait être en raison inverse de la réalité ; enfin, l’abnégation devint telle, qu’un des hommes les moins dévoués en réalité, franchissant les limites de l’hyperbole, sans doute d’après la maxime que qui veut prouver trop ne prouve rien, assurait le monarque que nos vies et nos biens lui appartenaient : idée servile, qui déjà avait été produite dans un banquet préfectural, donné le 5 décembre 1813, pour la fête anniversaire du couronnement, et dans lequel avait été porté ce toast : à la dynastie de napoléon ! Citoyens, soldats et administrateurs, nous verserons notre sang s’il le faut, nous consacrerons nos fortunes, pour le service du plus grand des héros, pour défendre la patrie, et conquérir une paix digne de notre chère France. ! A peine quelques mois, quelques jours s’étaient-ils écoulés, que le même langage était employé, les mêmes protestations d’amour étaient adressées, par les mêmes hommes et les mêmes corporations, au prince à qui venait d’être rendu le trône de l’usurpateur !

Cependant les désastres de l’armée de Russie en 1812, et les malheurs de la France qui en furent la suite, avaient trouvé la jeunesse Sarthoise disposée à un dévouement plus réel : ce dévouement en partie forcé, en partie volontaire, c’était surtout à la patrie qu’il s’adressait. Soit qu’ils marchassent à sa défense dans les rangs de la conscription, dans le premier ban de la garde nationale, dans les régimens de la garde d’honneur, ou qu’ils partissent enfin par bataillons de gardes nationales, pour cette pénible campagne de 1814, que les neiges, les marches forcées, le manque de subsistances, rendirent plus meurtrière, par les maladies qu’elles causèrent, qu’elle ne le fut par le fer de l’ennemi ; partout les Sarthois furent fidèles à l’honneur et à leur vieille illustration.

Ainsi, en 1806, le colonel du 11.e régiment de ligne, composé en majeure partie de conscrits de la Sarthe, faisait le plus grand éloge du sang-froid, de la bravoure, et de la fermeté, avec laquelle ces jeunes gens venaient de se battre à l’armée de Dalmatie, contre les Russes et les Monténégrins. Ainsi le colonel du 65.e régiment, M. Coutard, dans une lettre écrite d’Augsbourg en 1809, fait le même éloge de ses compatriotes, qui font la force principale de ce corps. A Lutzen, la 70.e cohorte des gardes nationales, celle de la Sarthe, se fait remarquer honorablement ; à Hanau, le 3.e régiment de la garde d’honneur se couvre de gloire, et c’est dans ce régiment que se trouve l’élite de la jeunesse Sarthoise, que des revers funestes viennent d’arracher de ses foyers. Enfin, dans la campagne de 1814, les deux bataillons de gardes nationales que fournit encore le département de la Sarthe, composés de conscrits libérés, la plupart mariés, arrachés aux arts industriels et au soc nourricier, qui manient un fusil depuis moins d’un mois, mais sont commandés par des officiers et des sous-officiers, anciens militaires pour la plupart, et électrisés par leur exemple, ne resteront point sourds à cette allocution de l’empereur, lorsqu’il les passe en revue près de Montereau : « Montrez, leur dit-il, de quoi sont capables les hommes de l’Ouest : ils furent de tout temps les fidèles défenseurs de leur pays, et les plus fermes appuis de la monarchie. »

L’occasion ne tarda pas de répondre à cet appel fait à leur patriotisme, car c’était la patrie envahie par l’étranger qu’il s’agissait de défendre alors, bien plus que telle ou telle famille, telle ou telle forme de gouvernement ; et si quelque illusion pouvait encore rendre puissantes les paroles du chef de l’état, elle était produite bien plus par la confiance qu’inspiraient ses talens militaires, et par cette auréole de gloire qui brillait sur son front, que par l’éclat de la couronne impériale dont ce front était orné.

Nous ne pouvons mieux justifier ce que nous venons de dire de la belle conduite de nos compatriotes, dans cette dernière circonslance, qu’en prenant dans l’Histoire de la campagne de 1814, par M. Alphonse de Beauchamp, et dans les pièces officielles à l’appui, un récit que nous sommes heureux d’en extraire, pour le sauver de l’oubli auquel il est exposé, au milieu d’une foule d’autres faits non moins héroïques[2].

« Paris avait vu sortir de son sein une colonne détachée, forte de cinq mille hommes, sous les ordres des généraux Amey et Pactod, escortant un immense convoi de munitions et cent mille rations de pain pour l’armée de Bonaparte. Ce convoi était par lui-même, et par le nombre des troupes qui le suivaient, d’une extrême importance. Protégé par le corps du maréchal de Raguse, il s’était avancé des environs de Montmirail, pour joindre Napoléon ; mais, par sa direction, il ne pouvait plus échapper aux deux grandes armées alliées, alors si près l’une de l’autre.

« Il fut d’abord apperçu par la cavalerie du maréchal Blucher, ou plutôt ce fut le capitaine Harris, aide-de-camp du lieutenant-général Stewart, commissaire anglais, qui, allant à la découverte avec quelques cosaques, donna au feld-maréchal le premier avis de la marche et de la position du convoi. Le maréchal détacha à l’instant les généraux de cavalerie Korf et Basilischikoff pour l’attaquer. A la vue de l’ennemi, la colonne et le convoi se replièrent sur Fère-Champenoise, au moment où arrivait sur ce point, par la route de Vitry, la cavalerie de la grande armée austro-russe. Informé de cette rencontre, le généralissime prince de Schwatzemberg, fait revenir en hâte une partie de la cavalerie qui poursuivait les maréchaux Mortier et Marmont ; en même temps, l’empereur Alexandre ordonne lui-même de faire avancer les canons russes. Pressée et chargée de tous côtés, par des troupes sous les ordres immédiats des souverains alliés et du généralissime, la colonne française se forme en plusieurs carrés, et se dispose à la plus courageuse résistance : elle n’était composée néanmoins que de jeunes soldats et de gardes nationales (dont faisaient partie celles de la Sarthe) ; mais rien ne put intimider ces militaires encore novices. Les carrés continuent leur marche en faisant feu, bravant les charges de cavalerie, rejetant les sommations réitérées des parlementaires russes, et refusant toujours de mettre bas les armes, malgré les plus vives attaques. En vain le colonel Rapatel, le même qui avait recueilli les dernières paroles et reçu les derniers soupirs du général Moreau, s’avança seul pour faire cesser la lutte inutile de cette brave troupe qui, entourée et désespérant de vaincre, voulait au moins mourir avec gloire : « Mes amis, leur crie le colonel, cessez de combattre, vous avez acquis l’honneur ; Alexandre vous rendra sur le champ la liberté ! » A peine il achève que, frappé de deux balles, il tombe et meurt… Il était aide-de-camp d’Alexandre.

« L’artillerie seule put vaincre la résistance de cette poignée de braves, qui luttaient contre toute une armée. Des batteries ouvrent leur feu et entament les carrés ; des charges simultanées de cavalerie, achèvent de les rompre et d’y porter la mort et le désordre ; il fallut céder. »

Voici comment l’ennemi lui-même a rendu hommage à l’héroïsme de nos concitoyens, et ce qu’on lit dans un rapport du lieutenant-général Stewart, au vicomte de Castlereagh, ministre du roi d’Angleterre.

« La cavalerie des corps des généraux Korf et Basilischikoff, fut sur le champ détachée après cette colonne, et la fit replier sur la Fère-Champenoise, au moment où la cavalerie de la grande armée s’avançait. La cavalerie attaqua ce corps, qui se forma en carrés, et il faut lui rendre la justice de reconnaître que, quoiqu’il fût composé de jeunes troupes et de gardes nationales, il se défendit avec le plus grand courage. Quand il fut entouré de tous côtés par la cavalerie des deux armées, on envoya quelques officiers l’engager à se rendre ; mais il continua à marcher en faisant feu, et ne mit pas bas les armes. Une batterie d’artillerie qui ouvrit son feu sur ces troupes, et les charges réitérées de cavalerie, les détruisirent complètement ; et les généraux Amey et Pactod, généraux de division, cinq généraux de brigade, cinq mille prisonniers, douze canons et le convoi, sont tombés entre nos mains. »

Enfin, et comme si, en fait de patriotisme et de courage, nos compatriotes devaient toujours se trouver au premier rang, c’était un Sarthois, que l’un des deux élèves de l’école polytechnique à qui Napoléon donna la croix d’honneur, à son retour de l’île d’Elbe, en récompense de la bravoure avec laquelle ils défendirent Paris le 30 mars 1814, la veille de l’entrée des armées alliées dans la capitale de la France.

Nous ne terminerons pas ce qui concerne cette époque, sans faire remarquer que ce fut sous le gouvernement impérial que fut supprimée l’école centrale de la Sarthe, pour être remplacée par un collège communal. Les élèves à qui les professeurs de cette école avaient inspiré le goût des connaissances exactes, de l’histoire naturelle particulièrement, ont rendu des services signalés à la statistique locale, en faisant connaître la nature du sol et ses productions ; mais déjà ils avancent en âge, et la suppression de l’école centrale ayant amené la cessation de ces études, ils ne seront point remplacés !

  1. Voir au Dictionnaire, les articles courcelles, montmirail, tronchet.
  2. Les relations, bulletins, rapports, etc., qui donnent les détails que nous allons rapporter, ne citent nominativement que les gardes nationales de la Normandie, de la Bretagne et du Poitou. Nous garantissons que celles de la Sarthe, se trouvent comprises dans ces noms collectifs.