Diderot (Reinach)/Chapitre 4

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Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français), 1898, pp. 105–137).
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CHAPITRE IV

les « salons »

Diderot n’a point inventé de toutes pièces la critique d’art. — Qui peut se targuer d’avoir jamais inventé ainsi quoi que ce soit ? — La Font de Saint-Yenne avait publié avant lui des comptes rendus des Expositions, qui sont très plats, Grimm en avait écrit qui sont sensés, Gresset en avait rimé qui sont détestables. Ce qu’a fait Diderot, après quelques tâtonnements, c’est d’abord de fondre dans un genre nouveau deux éléments jusqu’alors étrangers l’un à l’autre : une critique qui n’avait pas su encore s’élever au-dessus d’une simple besogne d’informateurs, une esthétique qui n’avait pas daigné encore descendre du ciel nuageux des métaphysiciens. Ensuite, bien que ses Salons ne soient allés, de son vivant, qu’à peu de lecteurs privilégiés et n’aient été imprimés qu’assez longtemps après sa mort, il éveilla chez ses contemporains, dont les plus délicats n’aimaient la peinture qu’en poésie, comme un sixième sens, et les fit entrer dans le domaine des formes et des couleurs par les idées[1]. Le genre, tel qu’il l’a créé, s’est modifié. Le mouvement qu’il a donné à l’esprit français dure encore.

Grimm, qui avait pris en 1754 la direction de la Correspondance littéraire, y avait rédigé lui-même, au début, les nouvelles artistiques ; il offrit à Diderot, en 1759, de lui confier le compte rendu des Salons, qui étaient alors bisannuels. Le philosophe rôdait autour de cette besogne supplémentaire, bien qu’il parût ne l’avoir acceptée que pour rendre service à son ami. Comme il s’était lié, pendant les fécondes années de sa vie de bohème, à quantité de peintres et de sculpteurs dont les ateliers n’avaient point de visiteur plus assidu et plus curieux que lui, il était heureux de fixer sur le papier les idées qu’il y avait cueillies au vol et qui bourdonnaient dans sa tête. Grimm, qui n’était ni un penseur profond ni un brillant écrivain, était, avec un esprit d’une singulière netteté, le plus habile des impresarii, un admirable directeur de journal. Il savait, comme pas un, découvrir les talents, les diriger dans leur voie, les employer au mieux de leurs intérêts et des siens. Il aperçut le parti qu’il pourrait tirer des enthousiasmes de Diderot : quel régal pour ses abonnés que de leur servir, à peine défraîchies par la transcription sur le papier, ses éblouissantes causeries ! Il n’abdiquerait pas d’ailleurs tout contrôle sur les improvisations de son collaborateur. Après avoir deviné en lui cette vocation nouvelle, il s’appliquerait à le conduire, guide excellent qui, s’il manquait du tempérament de l’artiste, avait du moins une notion très élevée de l’art. Aussi bien Diderot l’a-t-il reconnu lui-même : « Si j’ai quelques notions réfléchies de la peinture et de la sculpture, écrit-il à Grimm, c’est à vous que je le dois ». Les notions brillantes, mais confuses et désordonnées, qu’avait Diderot ne devinrent, en effet, réfléchies que sous la férule de « Tyran-le-Blanc ». Sans ce Jean-Baptiste de la critique d’art, il n’eût écrit que l’article tout dogmatique de l’Encyclopédie sur le Beau ; mais il n’eût pas réussi à dégager d’une fumée épaisse, quoique déjà pleine d’éclairs, les vives lumières qui illuminent ses discours sur la peinture.

C’est donc à Grimm que nous devons les Salons de Diderot, c’est-à-dire, d’abord, une lecture qui restera, aussi longtemps que la langue française, l’une des plus captivantes qui soient, parce qu’elle promène l’esprit, l’instruisant et le divertissant tour à tour, à travers une variété infinie de sujets, et qu’elle stimule en lui, par une floraison de pensées et d’images, un afflux toujours nouveau d’idées et de sensations. Les jouissances que nous demandons à la lecture sont très diverses : un beau livre, qui distrait des plus amers chagrins, repose l’âme ou l’élève, la berce ou l’excite, la passionne ou la charme, la déride ou la fortifie. Mais la lecture la plus attrayante, qui ne préjuge pas d’ailleurs de la valeur de l’ouvrage, est celle qui nous met en communication directe avec l’auteur, nous fait voir, sentir et vivre avec lui. La correspondance de Cicéron, celle de Mme de Sévigné et celle de Voltaire, les Essais de Montaigne donnent cette intimité délicieuse ; la lettre morte s’anime ; au travail mécanique des yeux se substitue peu à peu comme une conversation avec l’écrivain lui-même : vous ne lisez plus, vous écoutez ; la distance des siècles s’efface ; il est là, près de vous, devant vous ; il vous parle : un peu plus vous le voyez ; un peu plus, vous discuterez avec lui.

Les Salons sont de la famille : quels qu’en soient les défauts, et peut-être même un peu à cause de ces défauts, ils évoquent Diderot et non point un fantôme, mais bien le philosophe en chair et en os, tel que le vit le jeune Garat le matin où il s’introduisit chez lui pour saisir sur le vif son grand voisin : « Il se lève, ses yeux se fixant sur moi, peu à peu sa voix devient distincte et sonore ; il était d’abord presque immobile, ses gestes deviennent fréquents et animés. » L’extraordinaire monologue, coupé à peine par quelques questions, roule sur tout :


« Si le discours amène le mot de lois, il me fait un plan de législation ; s’il amène le mot théâtre, il me donne à choisir entre cinq ou six plans de drames et de tragédies. À propos des tableaux qu’il est nécessaire de mettre sur le théâtre, il se rappelle que Tacite est le plus grand peintre de l’antiquité et il me récite ou me traduit les Annales et les Histoires. Mais combien il est affreux que les barbares aient enseveli sous les ruines un si grand nombre des chefs-d’œuvre de Tacite ! Si encore les monuments qu’on a déterrés à Herculanum pouvaient en rendre quelque chose ! Cette espérance le transporte de joie et, là-dessus, il disserte comme un ingénieur italien sur les moyens de faire des fouilles d’une manière prudente et heureuse. Promenant alors son imagination sur les ruines de l’antique Italie, il se transporte aux jours heureux des Lélius et des Scipion, où même les nations vaincues assistaient avec plaisir à des triomphes remportés sur elles. Il me joue une scène entière de Térence ; il chante presque plusieurs chansons d’Horace. Il finit enfin par me chanter réellement une chanson qu’il a faite lui-même en impromptu dans un souper, et par me réciter une comédie très agréable dont il a fait imprimer un seul exemplaire pour s’éviter la peine de la recopier ».


Maintenant, ouvrez les Salons. Si la promenade à travers la galerie du Louvre nous amène devant un de ces tableaux de martyrs qui « nous feraient prendre pour des bêtes féroces ou des anthropophages », Diderot part en guerre contre la « folie du Christ » et tous les crimes qu’elle a fait commettre ; s’il s’arrête devant une scène familiale l’invective furieuse tourne en idylle attendrie, il entonne un hymne en l’honneur des vertus domestiques et du « bonheur d’aimer ». À propos d’une esquisse qu’il trouve sublime et dont l’auteur n’est pourtant qu’une bête, il se demande quelles sont, chez l’artiste, les marques extérieures du génie : « Méfiez-vous de ces gens qui ont leurs poches pleines d’esprit et qui le sèment à tout propos. Le pinson, l’alouette, la linotte, le serin, jasent et babillent tant que le jour dure. Le soleil couché, ils fourrent leur tête sous l’aile et les voilà endormis. C’est alors que le génie prend sa lampe et l’allume, et que l’oiseau solitaire, sauvage, inapprivoisable, brun et triste de plumage, ouvre son gosier, commence son chant, et rompt mélodieusement le silence et les ténèbres de la nuit. » Mais il ne suffit pas d’avoir reçu du ciel la divine étincelle : « Roslin, Suédois de naissance, pouvait être un peintre, mais il fallait venir de bonne heure dans Athènes ! » et, là-dessus, il découvre la théorie du milieu et l’établit en quatre coups de plume qui ne laissent rien d’essentiel à dire. Tout à l’heure, un mauvais tableau d’église le transportait de colère contre l’Inquisition. À l’autre bout de la salle, un autre tableau religieux ramène son souvenir aux processions de la Fête-Dieu, aux adorations de la Croix le vendredi saint, et la pompe des belles cérémonies remplit cet athée d’enthousiasme : « Je n’ai jamais vu cette longue file de prêtres en habits sacerdotaux, ces jeunes acolytes vêtus de leurs aubes blanches et jetant des fleurs devant le Saint-Sacrement, cette foule qui les précède et qui les suit dans un silence religieux ; tant d’hommes, le front prosterné contre la terre ; je n’ai jamais entendu ce chant grave et pathétique donné par les prêtres, et répondu affectueusement par une infinité de voix d’hommes, de femmes, de jeunes filles et d’enfants, sans que les entrailles ne s’en soient émues, n’en aient tressailli, et que les larmes ne m’en soient venues aux yeux. » Et puis, tout à coup, il me fait un conte, « parce qu’un conte et un propos plaisant valent mieux que cent mauvais tableaux et que le mal qu’on en pourrait dire » ; ou il déclame à pleine voix, à la manière de Perse, une satire révolutionnaire contre le luxe ; ou il m’explique encore par un apologue pourquoi les amis d’un peintre, dont le talent diminue en raison de l’étendue de sa toile, cherchent en vain à réchauffer et à l’animer de concepts plus hauts : « Un jour Roland prit un capucin par la barbe et, après l’avoir bien fait tourner, il le jeta à deux milles de là où il ne tomba qu’un capucin. »

Reconnaissez-vous la muse du poète qu’une pierre arrête et qui poursuit tous les papillons ?


Quand arriverons-nous si nous marchons ainsi ?…


Hé ! que t’importe d’arriver si tu n’es pas l’Anglais qui court le monde pour vérifier la nature sur son Guide ; je voyage avec Diderot pour voyager.

La première qualité du touriste qui raconte ses promenades est de bien voir ; la deuxième de faire bien voir ce qu’il a vu. Diderot a l’œil très clair et la mémoire très sûre. Quand il allait au Salon, il prenait ses notes sur de petits bouts de papier dont il remplissait ses poches, mais il les prenait avec une telle précision et ses souvenirs étaient si fidèles que, rédigeant son compte rendu assez longtemps, parfois un an après, il reproduisait le tableau dans toute sa vivante vérité. J’ai devant moi, en écrivant ces lignes, une ébauche sans signature achetée au hasard d’une vente. Lisant un jour le Salon de 1767, je tombe en arrêt sur cette page :


Hercule enfant, étouffant des serpents, au berceau. On voit à droite une suivante effrayée, puis Alcmène et son époux. Celui-ci saisit son enfant et l’enlève de son berceau. Dans le berceau voisin, le jeune Hercule, assis, tient par le cou un serpent de chaque main, et s’efforce des bras, du corps et du visage, de les étouffer. Sur le fond à gauche, au delà des berceaux, des femmes tremblent pour lui. Tout à fait à gauche, deux autres femmes debout : celles-ci sont assez tranquilles. De ces deux femmes, celle qu’on voit par le dos montre le ciel de la main et semble dire à sa compagne : « Voilà le fils de Jupiter ». Du même côté, colonnes. Dans l’entre-colonnement, grand rideau qui, relevé par le plafond, vient faire un dais au-dessus des berceaux. Beau sujet, digne d’un Raphaël. Cette esquisse est fortement coloriée, mais sans finesse de tons. Je ne dis pas que Taraval vaille mieux que Fragonard…


C’était mon tableau, décrit avec une précision de greffier, l’esquisse de Taraval. Les couleurs ont pâli, mais sans perdre de leur vigueur ; les tons ne sont pas devenus plus fins, mais se sont fondus dans une harmonie dorée. Les deux cents autres numéros du Salon ne sont pas moins fidèlement racontés. Vérifiez pour les Greuze et les Vernet du Louvre : la description en est toujours mathématiquement exacte. Seulement, avec cette faculté d’évocation qui fait la magie de son style, tout en détaillant l’œuvre qu’il étudie, il l’anime, la met en relief. Ce n’est plus un tableau d’histoire : c’est la scène d’histoire elle-même. Ce n’est plus un tableau de genre : c’est l’anecdote, le roman même. Ce n’est plus un paysage : c’est la nature vibrante et frémissante de lumière, éclatant dans toute sa variété, sa splendeur ou son charme mélancolique. Tout cela, sans nul apprêt, d’une seule venue, d’une seule inspiration. Il a toujours marqué un goût particulier pour les esquisses : « Pourquoi une belle esquisse nous plaît-elle plus qu’un beau tableau ? C’est qu’il y a plus de vie et moins de formes. À mesure qu’on introduit les formes, la vie disparaît. » Les comptes rendus de Diderot, écrits d’une haleine, dans une fièvre de dix jours et d’autant de nuits, sont « des esquisses de descriptions ». Il y donne tout ce qu’il y a d’essentiel dans le tableau, mais il n’insiste sur rien. Voici les contours, mais indiqués d’un seul jet de plume ; voilà les couleurs, mais fraîches et légères comme sur l’ébauche même. Cette vivacité de touche, ce mouvement rapide qui emporte sa plume, rendent insensible la transition aux digressions les plus imprévues. L’anecdote jaillit de la narration, comme aux marges de la toile les fioritures et les arabesques où le pinceau se distrait, se repose ou s’exerce. Notre imagination excitée suit le philosophe partout où il lui plaît de la mener, et ne s’étonne de rien. L’œuvre d’art, qu’il a si scrupuleusement décrite, a éveillé en lui des idées, des souvenirs sans nombre. Il étoufferait s’il ne s’en délivrait. C’est alors une gerbe éblouissante de pensées, un feu d’artifice ininterrompu de paradoxes… « Sonate, que me veux-tu. » Évidemment ; mais si la sonate m’enchante, pourquoi chicaner, gâter, empoisonner mon plaisir ? Prenons-le d’abord. Il y a bien assez de gens, de par le monde, qui ressemblent au pauvre Parrocel : « Il a beau se frapper le front, il n’y a personne ». Derrière le front de Diderot il y a une légion toujours prête à s’élancer, orateurs, physiciens, moralistes, poètes, dramaturges, satiriques, pour se livrer sous nos yeux aux exercices les plus variés. Tout le grise, surtout la peinture. Pourquoi ne pas jouir, nous aussi, de cette griserie ?

Sans se défendre contre le charme de ces merveilleuses causeries, d’autres que de simples cuistres se sont demandé si la peinture n’a point été pour Diderot ce que l’histoire a été plus tard pour Dumas : la patère où il accroche ses contes et ses théories. En fondant la critique d’art, ne l’a-t-il point faussée ?

Voici d’abord un premier point : quel but se propose Diderot en écrivant ses Salons ? Bien qu’il ne l’ait défini en aucune page de ses trois volumes, son ambition ne peut être celle d’un vulgaire amuseur : ce qu’il cherche, c’est à initier au sentiment des arts plastiques un siècle qui ne manque ni de sculpteurs ni de peintres, mais où le public lui-même est à l’égard de la peinture d’une ignorance qui touche à l’indifférence et, n’ayant d’oreilles que pour l’esprit, n’a plus d’yeux pour la forme. Dès lors, imaginez que Grimm, au lieu de s’adresser à Diderot pour le compte rendu des Expositions, se fût adressé à un Winckelmann. Au lieu de ces causeries en zigzag et de ces discours étonnants où l’art, en effet, ne paraît souvent qu’un prétexte à philosopher, nous aurions eu une série d’études d’une science achevée, où les défauts et les qualités de l’art français eussent été mis en lumière avec une grande force de critique. Mais quel en eût été l’effet ? quelle en eût été l’action ? Mme Necker les eût lues évidemment, parce qu’elle lisait tout, mais, les ayant lues, eût-elle dit ensuite de Winckelmann ce qu’elle dira de Diderot, ce que la France entière a pu dire après elle : qu’il lui avait ouvert les yeux et qu’il avait donné pour elle aux tableaux le relief et la vie ? Pour amener ou ramener à l’art un pays qui n’était plus épris que des choses de l’esprit, il fallait ruser avec lui : comment ruser plus habilement qu’en le conduisant à la forme par l’esprit même ? Si le sens des beaux arts est devenu plus général en France que partout ailleurs, c’est un service que l’âme française doit à Diderot.

En faisant ainsi de la description des œuvres d’art un genre littéraire, Diderot a fait acte, plus ou moins consciemment, d’éducateur et de politique. Il n’en reste pas moins que l’art et la littérature ne se distinguent pas seulement comme moyen d’expression, mais bien plus encore comme principes — et Diderot ne l’a point nettement aperçu, — et qu’il y a plus de différence entre le domaine des formes, qui est celui de l’art, et le domaine des idées, qui est celui de la littérature, qu’entre un pinceau et une plume. Diderot, en effet, part de ce principe qu’il y a un beau éternel, immuable, règle et modèle du beau subalterne, et que cette règle est également applicable à la nature, à la littérature et à l’art : c’est tout son puissant article de l’Encyclopédie où il appelle indistinctement « beau hors de lui » tout ce qui contient en soi de quoi réveiller dans son entendement l’idée de rapports, et « beau par rapport à lui » tout ce qui réveille cette idée. Mais alors même que cette conception serait bien la clef de l’esthétique, il ne s’ensuivrait pas qu’il suffirait d’avoir forgé cette clef pour savoir juger infailliblement. Or Diderot, s’il était, plus qu’aucun de ses contemporains, sensible à la beauté des lignes, à l’harmonie des formes et à la qualité des couleurs, l’était surtout à l’émotion littéraire qui se dégageait pour lui d’une statue ou d’un tableau. Il a l’intelligence trop ouverte pour ne pas se rendre compte, d’abord par accident, que les idées ne sont pas les formes. Il fait ainsi, devant le Saint Grégoire de Vien, cette hypothèse : « Supposez devant ce tableau un artiste et un homme de goût. Le beau tableau ! dira le peintre. La pauvre chose ! dira l’homme de lettres ; et ils auront raison tous les deux. » L’homme de lettres n’a point raison ; c’est déjà beaucoup, en plein xviiie siècle, que de donner demi-raison à l’artiste. Mais, neuf fois sur dix, Diderot regarde les œuvres d’art avec les yeux de l’homme de lettres et juge d’un tableau comme d’un roman ou d’une tragédie. Pour qu’une statue ou qu’un tableau lui plaise, il faut qu’il y trouve d’abord matière à littérature. « Le premier point, le point important, c’est de trouver une grande idée. » Mais qu’est-ce, en peinture ou en sculpture, qu’une grande idée ? Où est-elle, par exemple, dans le Gladiateur de la galerie des Antiques, beau seulement par la forme et par le mouvement, ou dans la Bethsabée de Rembrandt, belle seulement par le modelé et par la couleur ?

La part que Diderot a faite à la technique semble aujourd’hui insuffisante ; cependant, sur ce point encore, s’instruisant en instruisant les autres, il a été des premiers à découvrir à nouveau que, si l’art commence où le métier cesse, le métier est le support de l’art. Au début (Salon de 1761), il avoue qu’« il ne se connaît pas en dessin » ; il se risquerait encore à acheter un tableau sur son goût, sur son jugement ; s’il s’agit d’une statue, il prendra l’avis de l’artiste. Mais l’aveu n’est pas sans lui coûter : que penserait-il du peintre qui, ayant à juger un écrivain, dirait d’abord : « Je ne connais pas la grammaire » ? Il cherche donc des excuses : « J’ai peur que les autres ne s’entendent pas plus au dessin que moi ; nous ne voyons jamais le nu ; la religion et le climat s’y opposent ; les anciens, eux, avaient des bains, des gymnases, peu d’idée de la pudeur, un climat chaud, un culte libertin. »

Cette excuse pourtant ne le satisfait pas : « L’artiste, quand il se défend avec le dessin, n’aurait-il pas raison contre l’homme de lettres ? » Deux ans plus tard, il discute à nouveau la question à propos du portrait. Qu’est-ce qu’un beau portrait ? Les artistes disent que le mérite principal d’un portrait, c’est d’être « bien dessiné et bien peint ». Les hommes de lettres, les gens du monde répondent : « C’est une chose bien douce que de retrouver sur la toile l’image vraie de nos pères, de nos mères, de ceux qui ont été les bienfaiteurs de l’humanité. Entre deux portraits, l’un de Henri IV, mal peint, mais ressemblant, l’autre d’un faquin de concussionnaire ou d’un sot auteur peint à miracle, quel est celui que vous choisirez ? » Diderot hésite, puis, tout à coup faisant un grand pas vers la technique : « Il faut qu’un portrait soit ressemblant pour moi et bien peint pour la postérité. » Il croira longtemps que la peinture d’histoire est supérieure à toutes les autres, il parle couramment d’un peintre de portraits qui « s’élève à la peinture d’histoire ». Toutefois il se méfie déjà des « grandes machines » ; bientôt, avec son exagération familière, bannissant de la peinture le Parnasse et la Cène, il s’écriera : « La toile comme la salle à manger de Varron, jamais plus de neuf convives ! » — Il a, naturellement, le sens de la vie, de la chair blonde et rose, du sang qui circule sous l’épiderme : « Mille peintres sont morts sans avoir senti la chair ; mille autres mourront sans l’avoir sentie. » Il a surtout l’instinct de la couleur. Il fait la leçon à Hallé : « On dirait que vous avez barbouillé cette toile d’une tasse de glace aux pistaches. » Il décrit la magie de Chardin : « Ce sont des couches épaisses de couleurs appliquées les unes sur les autres et dont l’effet transpire de dessous en dessus. D’autres fois, on dirait que c’est une vapeur que l’on a soufflée sur la toile : ailleurs une écume légère qu’on y a jetée. Approchez-vous : tout se brouille, s’aplatit et disparaît ; éloignez-vous : tout se recrée et se reproduit. » Plus il avance, plus il se montre exigeant pour le métier. La morale n’est plus la seule qualité qu’il requiert comme essentielle à l’artiste ; il y faut encore la perspective. Désormais, à chaque nouveau Salon, il fera des découvertes qui sont d’un véritable artiste : que la simplicité est l’un des principaux caractères de la beauté et qu’elle est essentielle au sublime ; que les raccourcis sont savants, mais rarement agréables : que la nonchalance embellit une petite chose et en gâte toujours une grande. Lui qui veut que la peinture soit vertueuse, il ne veut pas qu’elle vise à l’esprit : « Le bel esprit est la fin de toutes les qualités dans un grand artiste. » Au début, il a pu s’amuser de la manière ; il la déteste à présent : elle est dans les arts ce qu’est la corruption des mœurs chez un peuple. Il a reconnu de bonne heure que « la largeur du faire est indépendante de l’étendue de la toile et de la grandeur des objets. Réduisez tant qu’il vous plaira une Sainte Famille de Raphaël et vous n’en détruirez point la largeur de faire. «

Écoutez maintenant sa querelle avec La Grenée : « Lorsque je lui objectai la petitesse et le mesquin de cette tête de Pompée, il me répondit qu’elle était plus grande que nature. Que voulez-vous obtenir d’un artiste qui croit qu’une tête très grande, c’est une grosse tête, et qui vous répond du volume, quand vous lui parlez du caractère ? » Il sent encore le mot profond du sculpteur Lemoine : « Il faut trente ans de métier pour savoir conserver une esquisse » ; il écrit lui-même : « Je sais ce que cela deviendra est un mot qui n’est que d’un artiste consommé ». Le dessin surtout finit par le préoccuper : « Paul Véronèse se donnait la peine de faire des pieds, des mains ; mais on en a reconnu l’inutilité et ce n’est plus l’usage d’en peindre, quoique ce soit toujours l’usage d’en avoir. « Enfin, dans ses deux derniers Salons, ceux de 1775 et 1781, Diderot renonce entièrement à l’esprit, à la rhétorique, à la littérature ; sous l’influence des peintres et des sculpteurs qui l’ont initié : Chardin et Falconet, il ne s’occupe plus que de la technique et en remontre victorieusement aux hommes du métier. Ses beaux discours d’antan de onini re scibili sont remplacés presque exclusivement par des notes comme celles-ci : « Cette jambe est d’un bon pouce trop courte ; ces têtes sont trop grosses, ce qui rend les figures trop courtes ; carnation de pain d’épice ; point de dessin, draperies de bois ; les muscles mastoïdes forment deux cordes qui ont l’air de soutenir la tête avec effort ; les mains sont engorgées ; assez bien dessiné, mais sec. »

Et, peut-être, devant cette métamorphose, allez-vous regretter les scènes tragi-comiques qu’il donnait naguère devant l’Évanouissement d’Esther par Restout : « Il s’agit bien de toucher de son sceptre une femme charmante, adorée et qui meurt de douleur ! Que deviendrais-je si je voyais Sophie dans cet état ! Comme je serais éperdu, quels cris je pousserais ! Mais non, l’insensible et froid monarque ne dit rien de tout cela. Ah ! je ne veux pas régner ! j’aime mieux aimer à mon gré ! » Mais quoi ! vous lui reprochiez de n’être qu’un littérateur : il vous prouve qu’il est autre chose, qu’il est devenu vraiment le « sacristain de l’Église ». Et c’est dans cet aride et fastidieux salon de 1781 qu’il découvre David, qu’il le salue le premier, qu’il proclame avant tous la noblesse naturelle de ses attitudes, « son habileté à jeter des draperies et à faire de beaux plis », la solidité de son dessin. Il s’agit du Bélisaire, aujourd’hui au musée de Lille :


… Tous les jours je le vois,
Et crois toujours le voir pour la première fois.


Si Diderot n’a accordé que sur le tard à l’orthographe et à la grammaire de la peinture toute l’attention qui convient, il a eu, dès le début, un sentiment très vif de la composition. La composition n’est pas le sujet, c’est l’art d’interpréter un ensemble, et qu’il s’agisse d’un portrait ou d’une scène historique, d’une nature morte ou d’un paysage, il en parle à merveille. Ce n’est point qu’il refasse toujours avec autant de bonheur que d’esprit et d’allègre fantaisie la composition des tableaux. Un tableau recommencé sur ses indications restera le plus souvent un méchant tableau ; ses projets de statuaire ressemblent à des gâteaux montés. Encore Greuze, La Grenée et Chardin assuraient que « les images pouvaient passer sur la toile presque comme elles étaient ordonnées dans sa tête ». Mais il a d’abord un sentiment très rare de l’unité : ce qu’il appelle la force de l’unité n’a peut-être jamais été mieux senti et rendu plus sensible que par lui. Dégager le morceau principal à son plan et en pleine lumière, subordonner le détail à l’ensemble, lier toutes les parties du tableau dans une seule harmonie, il revient sans se lasser et avec une abondance toujours nouvelle d’arguments et d’images sur ces nécessités de la composition. « L’unité du tout naît de la subordination des parties, et de cette subordination naît l’harmonie qui suppose la variété. » Il montre comment « les accessoires trop soignés rompent l’équilibre », « comment il faut être clair n’importe par quel moyen ». La plume à la main, il n’a jamais eu le temps de composer : ses ouvrages sont une suite de digressions enfilées au hasard de l’inspiration comme un collier de perles baroques ; il n’a pas fait un seul livre. Mais l’artiste qui, le pinceau à la main, suit son exemple, n’échappe point à sa sévérité : « Voilà trois groupes que rien ne lie ; il y a de quoi découper dans ce tableau trois éventails ». Il se peut que chacun de ces trois éventails soit beau ; mais ce tableau lui-même est détestable, ce n’est pas un tableau. Il maltraite plus durement encore les Grâces de Van Loo : « Parce que ces figures se tiennent, le peintre a cru qu’elles étaient groupées. » Et avec une belle véhémence : « Que font-elles-là ? Je veux mourir si elles en savent rien. Elles se montrent. Ce n’est pas ainsi que le poète les a vues. » Il a pareillement le sentiment du cadre, du décor. Aucun de nos descripteurs les plus vantés n’a mieux fait voir que lui, avec plus de charme et de puissance, d’une touche plus large et plus expressive, le paysage où se détache une grande scène. Il s’agit du jugement de Pâris :


Que la scène se passe au bout de l’univers ; que l’horizon soit caché de tous côtés par de hautes montagnes ; que tout annonce l’éloignement des regards indiscrets ; que de nombreux troupeaux paissent dans la prairie et sur les coteaux ; que le taureau poursuive en mugissant la génisse ; que deux béliers se menacent de la corne pour une brebis qui paît tranquillement auprès ; que tout ressente la présence de Vénus et m’inspire la corruption du juge : tout, excepté le chien de Paris que je ferai dormir à ses pieds.


Enfin, ce moment du peintre et du sculpteur qui ne peut pas être le même que celui du poète, ce moment fugitif, « indivisible », Diderot l’arrête net au passage, comme le bon tireur son gibier. Le poète a la liberté de décrire les mouvements successifs des corps et des âmes ; le peintre, le sculpteur, doit les saisir au moment où l’action a atteint son maximum d’intensité dans son maximum de clarté. Tout le Laocoon de Lessing est en germe dans la page fameuse de la Lettre sur les Sourds-Muets quand Diderot démontre que ce qui fait bien en peinture fait toujours bien en poésie, mais que cela n’est pas réciproque ». L’une des plus belles images de Virgile, l’apparition majestueuse de la tête de Neptune au-dessus des flots, donnerait, traduite en peinture, le plus déplaisant des tableaux.

Presque tout ce que Diderot a écrit de la composition est excellent ; quelque importance que la technique ait dans les arts plastiques, le dessin et la couleur n’y sont pas tout ; ce reste, qui est tout simplement l’âme même de l’œuvre d’art. Diderot le sent profondément. Seulement, s’il a raison sur ce point contre l’école matérialiste de l’art pour l’art, contre les hommes de métier qui ne sont que des hommes de métier, des artisans et non des artistes, le sujet lui-même le préoccupe à l’excès et c’est par là qu’il offre prise. Qu’est-ce que le sujet ? C’est, j’imagine, l’objet que le peintre ou le sculpteur se propose de reproduire. Si l’artiste, par exemple, se propose exclusivement de me montrer une tête de femme, j’ai le droit de lui demander de faire choix d’un beau modèle, parce qu’un beau modèle me fait plus de plaisir qu’un vilain ; mais, cette réserve faite, que la tête soit belle ou laide, si la reproduction de cette tête est vraiment le seul objet de l’artiste, ma critique ne peut porter à bon droit que sur l’exécution, c’est-à-dire sur l’interprétation qui résulte du dessin et du modelé, de la lumière et du coloris. Que si l’artiste, au contraire, a l’ambition de me montrer Andromède, alors mes exigences augmentent ou plutôt c’est lui-même, de son propre fait, qui les a accrues. Il ne me suffit plus alors que la femme nue qu’il a liée au rocher soit bien dessinée, bien modelée, bien peinte et bien éclairée ; il faut encore que, frissonnant de peur à l’approche du monstre, ou de joie à l’arrivée de Persée, elle réponde par sa beauté, son mouvement, son attitude et son émotion, à l’idée que l’artiste m’a annoncée par l’étiquette de son tableau et qu’il a évoquée dans mon esprit nourri de mythologie. En résumé, pourvu que l’exécution soit parfaite, libre à lui de ne me montrer qu’une tête de vieille mendiante, un bœuf à l’étal ou un simple chaudron. Rembrandt et Chardin n’ont pas eu d’autres sujets pour des tableaux qui sont des chefs-d’œuvre. Mais quand l’artiste m’annonce la Vénus ou la Madeleine, alors la seule beauté de l’exécution ne me suffit plus et je hausse mes exigences au niveau même de sa prétention.

Est-ce ainsi qu’il faut comprendre le sujet ? En tout cas, ce n’est pas ainsi que Diderot le comprend. Alors que pour les Italiens de la Renaissance, le véritable objet de l’art, c’est le corps humain, c’est de bien faire un homme et une femme nus, pour lui, c’est l’histoire et même l’historiette ; il faut une action pour l’intéresser. La forme, chez lui, est toujours étouffée par l’idée, comme un arbre par une végétation de lianes. Il veut d’abord qu’un tableau fasse penser. Au début du Salon de 1767, il dialogue avec Naigeon : « Que dites-vous de tout cela ? — Rien. — Comment, rien ? — Non, rien, rien du tout : est-ce que cela fait penser ? » Penser, penser à quoi ? Diderot explique lui-même comme il l’entend. Un tableau d’Hubert Robert représente des ruines, une rotonde, un obélisque, une fontaine et des marchandes d’herbes sous les arcades d’une grande fabrique. « Pourquoi, demande le philosophe, pourquoi ne lit-on pas, en matière d’enseigne, au-dessus de ces marchandes d’herbes : Divo Augusto, divo Neroni ? Pourquoi n’avoir pas gravé sur cet obélisque : Trigesies centenis millibus hominum cæsis, Pompeius ? » Et, sans laisser au pauvre Robert le temps de répondre qu’il a simplement cherché à rendre un coin de paysage, à l’éclairer de son mieux, à bien échelonner ses plans et ses personnages :


Cette dernière inscription, s’écrie Diderot, réveillerait en moi l’horreur que je dois à un monstre qui se fait gloire d’avoir égorgé trois millions d’hommes. Ces ruines me parleraient. Je m’entretiendrais de la vanité des choses de ce monde, si je lisais au-dessus de la tête d’une marchande d’herbes : Au divin Auguste, au divin Néron, et de la bassesse des hommes qui ont pu diviniser ce lâche proscripteur, ce tigre couronné. Voyez le beau champ ouvert aux peintres de ruines, s’ils s’avisaient d’avoir des idées.


Ainsi, ce que ces mots : faire penser, signifient pour lui, quand il les applique à la peinture, c’est que le tableau doit prêter à déclamation ; ut declamatio fiat. Le paysage, bien ou mal éclairé, bien ou mal dessiné, offre-t-il ou non l’impression vague et triste des campagnes désolées et de la ruine ? Il faut d’abord que le tableau donne aux philosophes l’occasion « de déverser leur bile sur les dieux, les prêtres, les tyrans et tous les imposteurs du monde ». Le peintre ingénu ayant négligé d’orner d’une inscription latine un pan de mur au-dessus d’une vieille femme, le tableau est dénué d’intérêt ; il ne fait point penser. Quand le marquis de Presles montre à son beau-père un paysage représentant neuf heures du soir, en été, dans les champs : « Ça n’est pas intéressant, ce sujet-là, s’écrie Poirier, ça ne dit rien ! J’ai dans ma chambre une gravure qui représente un chien au bord de la mer, aboyant devant un chapeau de matelot : À la bonne heure ! ça se comprend, c’est ingénieux, c’est simple et touchant ! » Avec son génie, Diderot raisonne-t-il autrement que M. Poirier ?

Encore s’il se contentait des tableaux qui font penser ! Mais une fois sur cette pente, il ne s’arrête pas ; il veut bientôt qu’un tableau soit une leçon de morale. « Quoi donc ! le pinceau n’a-t-il pas été assez et trop longtemps consacré à la débauche et au vice ! Courage, mon ami Greuze, fais de la morale en peinture ! » Et le voilà s’échauffant à perte d’haleine sur ce thème. Le projet de tout honnête homme qui prend le pinceau — l’auteur des Bijoux indiscrets ajoute même : « et la plume », — c’est de rendre la vertu aimable, le vice odieux et le ridicule saillant. Nos pédagogues modernes ont inventé la morale en action ; il préconise la morale en couleur. De là, sans doute, tant de pages délicieuses sur ce Greuze, « votre peintre et le mien, le premier qui se soit avisé parmi nous de donner des mœurs à l’art et d’enchaîner ces événements d’après lesquels il serait facile de faire un roman » ; de là, sur le Fils ingrat, le Fils puni, la Mère bien-aimée, tous ces petits récits, alertes et parfumés d’émotion, qui sont devenus bien supérieurs à leurs modèles. Pour vif que soit le charme de ces histoires si joliment contées, le genre d’anecdotes qu’elles célèbrent glisse vite vers un peu de niaiserie. Devant un tableau de Le Prince : « Portrait d’une jeune fille quittant les jouets de l’enfance pour se livrer à l’étude », il s’impatientera lui-même : « Tableau médiocre, mais excellente leçon pour un enfant ! » Il y a donc trop de Berquin dans cet émule de Crébillon le fils, et quel Berquin au surplus qui, même en pleine vertu, reste vicieux et libertin ! Écoutez-le devant la Mère bien-aimée : « Cela est excellent et pour le talent et pour les mœurs. Cela prêche la population et peint très pathétiquement le bonheur et le prix inestimable de la paix domestique. Cela dit à tout homme qui a de l’âme et des sens : Entretiens ta famille dans l’aisance, fais des enfants à ta femme, fais-lui en tant que tu pourras, n’en fais qu’à elle et sois sûr d’être bien chez toi ! » Où la vertu va-t-elle se loger ? Évidemment cet honnête et familial libertinage donne une idée très exacte de Greuze dont le dessin, dans ces douces scènes domestiques, caresse trop savamment, sous les mouchoirs de batiste et les fins corsages d’indienne, les contours onduleux et les formes arrondies. Dans le poème de la jeune fille qui pleure son oiseau mort, Diderot encore ne traduit pas avec moins de fidélité la toile de boudoir où la jeune fille n’est plus vierge, où l’oiseau n’est pas un oiseau. Mais ne trouvez-vous pas quelque chose d’également vilain, chez le peintre et chez l’écrivain, à cette vertu qui devient une enseigne de plaisir, à cette jatte de lait aux cantharides ?

Pour une âme pure, tout est pur ; rien ne l’est aux yeux de Diderot. Pour une page vraiment exquise sur ces gens « qui ne savent pas que les paupières fermées ont une espèce de transparence, qui n’ont jamais vu une mère venant la nuit voir son enfant au berceau, une lampe à la main, et craignant de l’éveiller », que de laides grossièretés entre deux bouffées de morale ! Pesez cette prétendue confession : « Je ne suis pas un capucin ; j’avoue toutefois que je sacrifierais volontiers le plaisir de voir de belles nudités, si je pouvais hâter le moment où la peinture et la sculpture songeront à concourir, avec les autres beaux-arts, à inspirer la vertu et à épurer les mœurs ». Épurer les mœurs par la peinture, c’est, nous le savons, raconter en couleur des drames de famille, des apologues, le théâtre bourgeois de Diderot. Mais quel est bien le genre de plaisir qu’il éprouve devant de belles nudités ? Il n’y a pas moyen de l’en défendre : c’est le plus bas, la vulgaire excitation des sens. Dans la nudité, il ne voit que la promesse du plaisir. « Ces objets séduisants contrarient l’émotion de l’âme par le trouble qu’ils jettent dans les sens. » L’aveu seul est une condamnation. « Je regarde Suzanne, et, loin de ressentir de l’horreur pour les vieillards, peut-être ai-je désiré être à leur place. » Il regarde ainsi, en louchant, toutes les Vénus et toutes les Galatées. Le faune en rut, la main tendue à l’affût des blondes tresses, poursuivant, comme le chasseur la biche, la nymphe dans le taillis et la napée sous l’onde, le faune, jeune, ardent et beau, n’a rien qui répugne : il est dieu, il est une force, une force de la nature. Or Diderot n’est point cet Ægipan, c’est Silène fatigué. Même plus jeune, malgré ses amplifications de rhétoricien sur la statuaire grecque et romaine, a-t-il éprouvé le beau et noble sentiment antique du nu ? Il sait assurément ce qui distingue le déshabillé du nu ; peut-être même a-t-il été le premier à formuler cette vérité devenue banale :


Une femme nue n’est point indécente, c’est une femme troussée qui l’est… Supposez devant vous la Venus de Médicis et dites-nous si sa nudité vous offensera. Mais chaussez les pieds de cette Vénus de deux petites mules brodées ; attachez sur son genou, avec des jarretières couleur de rose, un bas blanc bien tiré ; ajustez sur sa tête un bout de cornette ; et vous sentirez la différence du décent et de l’indécent. C’est la différence d’une femme qu’on voit et d’une femme qui se montre.


Mais c’est seulement son intelligence qui découvre à Diderot ces vérités ; il ne les sent point dans les profondeurs de son être, et, les exposant, il reste graveleux. Dans le domaine de l’art, l’instinct est supérieur à l’intelligence. Ce protagoniste ardent et souvent magnifique de la nature n’a pas réussi à s’émanciper de son siècle ; il reste essentiellement, comme lui, raffiné et corrompu. Les prétendues vierges de Greuze n’ont de l’innocence que le ragoût du fruit vert : il se délecte à ce piment. Et quand il proteste, toujours, bien entendu, au nom de la morale, sans subir la magie de leur art, contre les blondes visions de Fragonard et de Boucher, sa protestation, copieusement et lourdement descriptive, est cent fois plus indécente que la polissonnerie dont il s’effarouche, dieu des jardins vieilli qui se voilerait la face devant une gamine au bain. Pour désigner les différentes parties du corps humain, même devant un tableau de sainteté, il va toujours à l’expression la plus triviale, la plus sale, qui lui paraît « la plus simple ». Il éprouve régulièrement un besoin maladif de traduire en français l’épithète de la Vénus Callipyge. De sa source à son embouchure, ce grand fleuve ne cesse pas de rouler l’ordure dans le cristal.

Si l’on est curieux de chercher la cause de tant d’inutile grossièreté, il faut la trouver dans une vérité qui a l’apparence du paradoxe : c’est que Diderot, naturaliste et matérialiste en philosophie, est spiritualiste en art au lieu d’être sensualiste. L’artiste, en effet, ne voit dans les formes que des formes : « Après cela, dit Cellini, tu dessineras l’os appelé sacrum ; il est très beau ». Qu’est-ce que Cellini trouvait de beau dans le sacrum ? Cela ne se définit point, cela se sent et Diderot ne le sent pas. Une belle nudité n’inspire à l’artiste que le sentiment, qui est très pur, du beau, des belles lignes, des belles formes. Diderot, devant le nu, cherche l’esprit. Le sentiment plastique, en résumé, lui fait défaut, cette sensation physique et, pour ainsi dire, mécanique, dont l’artiste vrai est ému en présence d’une belle œuvre d’art, sensation pure comme la matière elle-même et que l’esprit seul peut troubler et vicier. — Et puis Diderot, jusqu’à son voyage en Russie, n’a jamais quitté Paris que pour Bourbonne et Langres ; il ne connaît ni l’Italie ni la Grèce, il n’a qu’une idée vague de la Renaissance ; il a vu trop peu de chefs-d’œuvre, son éducation artistique est par trop incomplète : il n’a pas salué, dans son sanctuaire même, la Beauté. Lui-même d’ailleurs en convient, pleure de n’avoir point fait le voyage aux pays de lumière « où son âme se serait ouverte sans réserve, eût versé toutes ces pensées retenues, tous ces sentiments secrets, tous ces mystères de la vie dont l’honnêteté scrupuleuse interdit la confidence à l’amitié même la plus intime et la plus réservée ». Il n’a pu que deviner, il n’a fait qu’entrevoir à l’horizon la Terre Promise. — Lisez les pages où il a esquissé cette histoire délicate et charmante, la formation de l’idéal de beauté chez les anciens ; toute l’invocation encore à la « ligne vraie ». — Mais quoi ! il ne lui a pas été donné de faire le voyage révélateur, de pénétrer dans le temple dont, tristement, il n’a pu qu’indiquer le chemin à ses héritiers, plus heureux que lui. « Connaît-on Virgile et Homère quand on a lu Desfontaines et Bitaubé ? » Il n’avait lu que Bitaubé.

Faut-il essayer maintenant de juger ses jugements sur les artistes et sur leurs œuvres ? On l’a fait vingt fois, mais à quoi bon ? Si je dis d’un critique qu’il est plein de sens et de goût, cela signifie surtout que je vois les choses et que je les apprécie comme lui. Quand Diderot écrit qu’« il donnerait dix Watteau pour un Téniers », vous qui avez aimé aux bords fleuris de l’Île Enchantée et rêvé à l’infini de son ciel, vous protestez, mais quel collectionneur flamand n’applaudira pas ? Quand il devine David et célèbre La Tour, si j’admire la sûreté de son jugement, c’est que je le partage. Autant de natures d’esprit, autant de goûts divers ; autant de couches sociales, autant de manières de voir et de sentir. « Ce que nous aimons le moins de Greuze, a écrit un contemporain, était justement ce qui touchait le plus Diderot : le drame sentimental et domestique. » Nous, combien sommes-nous ? Sur cinq mille visiteurs qui iront dimanche au Louvre, vous compterez sur les doigts de la main ceux qui ne pensent pas aujourd’hui encore comme Diderot. Et qu’est-ce enfin qu’un jugement ratifié par la postérité ? Carrache et Guide ont trôné pendant deux siècles à côté de Raphaël : où sont-ils descendus aujourd’hui ? Mais qui peut dire qu’ils ne remonteront pas demain ?

Aussi bien, à cause de sa sincérité même et de sa spontanéité, rien de plus capricieux que les jugements de Diderot : au Salon, comme ailleurs, il reste l’homme de toutes les contradictions qu’il développe avec la même fougue et le même éclat. Il dira ainsi alternativement de Boucher qu’il est l’Arioste de la peinture, et qu’il n’est même point dans son genre ce que Crébillon fils est dans le sien, qu’il est un faux bon peintre comme on est un faux bel-esprit et qu’il a surmonté comme pas un les difficultés de la peinture. Aucun système, aucune idée préconçue ; il vous raconte ses impressions successives. Sa première impression devant tel tableau du même Boucher, c’est que le peintre abuse du détail ; il s’en explique avec sa véhémence ordinaire : « Quand on écrit, faut-il tout écrire ? Quand on peint, faut-il tout peindre ? De grâce, laissez quelque chose à suppléer pour mon imagination ! » Mais qu’au moment même où il disserte avec le plus de sévérité, le charme du peintre opère, il ne s’en défend ni s’en cache : « Quel tapage d’objets disparates ! On en sent toute l’absurdité : avec tout cela, on ne saurait quitter le tableau. Il vous attache, on y revient : c’est une vue si agréable ! » Savoir admirer, n’en point rougir, est la qualité la plus rare du critique ; c’est la sienne et, naturellement, il l’exagère : il crie tout suite : « Beau ! sublime ! divin ! je verse mille pleurs ! » et se complaît dans ces effusions : « La sotte occupation que celle de nous empêcher sans cesse de prendre du plaisir ou de nous faire rougir de celui que nous avons pris ! » Au début de ses promenades artistiques, il a porté la même violence dans le blâme et s’écriait à chaque instant : « À effacer avec la langue ! Hors le Salon ! Au pont Notre-Dame ! » À mesure seulement qu’il a pénétré les difficultés du métier, il est devenu plus indulgent : « De la douceur, lui a dit un jour Chardin. Entre tous les tableaux qui sont ici, cherchez les plus mauvais, et sachez que deux mille malheureux ont brisé leur pinceau entre leurs dents de désespoir de faire jamais aussi mal. » Cette parole lui est entrée dans l’âme.

Enfin, que l’on partage ou non ses opinions sur la peinture et sur les peintres, voici qui n’est pas contestable : il a retrouvé pour ses contemporains qui l’avaient oublié le grand principe qui domine l’Art à travers les âges : Allez à la nature ! Il a dégagé de l’Antiquité autre chose que la mythologie païenne « où se jetaient les peintres de son temps » ; mais il ne s’en est pas tenu là. Cette ligne idéale, cette ligne vraie des sculpteurs grecs, il ne suffit pas de la copier ; c’est de l’étude patiente et raisonnée de la nature que les anciens l’ont dégagée ; encore et toujours, il faut recommencer la même étude. Cet impérieux conseil est le fil conducteur de l’admirable Essai sur la peinture que Gœthe a traduit et commenté. Le premier, il se révolte contre l’Académie, contre un enseignement bon à peine à faire de froids copistes et des imitateurs glacés ; révolutionnaire dans l’âme, il ouvre les portes des ateliers à deux battants sur la vie extérieure et en casse les vitres sur la nature qu’il appelle. Le modèle, le modèle d’atelier, voilà l’ennemi !


Ces sept ans passés à l’Académie à dessiner d’après le modèle, les croyez-vous bien employés ? C’est là, pendant ces sept pénibles et cruelles années, qu’on prend la manière dans le dessin. Toutes ces positions académiques, contraintes, apprêtées, arrangées, toutes ces actions froidement et gauchement exprimées par un pauvre diable, et toujours par le même pauvre diable, payé pour venir trois fois la semaine se déshabiller et se faire mannequiner par un professeur, qu’ont-elles de commun avec les positions et les actions de la nature ? Qu’ont de commun l’homme qui tire de l’eau dans le puits de votre cour et celui qui, n’ayant pas le même fardeau à tirer, simule gauchement cette action, avec ses deux bras en haut, sur l’estrade de l’école ? Qu’a de commun celui qui fait semblant de se mourir là avec celui qui expire dans son lit ou qu’on assomme dans la rue ? Qu’a de commun ce lutteur d’école avec celui de mon carrefour ? Rien, mon ami, rien… Cependant la vérité de la nature s’oublie ; l’imagination se remplit d’actions, de positions et de figures fausses, apprêtées, ridicules et froides. Elles y sont emmagasinées ; et elles en sortiront pour s’attacher à la toile. Toutes les fois que l’artiste prendra ses crayons ou son pinceau, ces maussades fantômes se réveilleront, se présenteront à lui ; et ce sera un prodige s’il réussit à les exorciser pour les chasser de sa tête. J’ai connu un jeune homme plein de goût qui, avant de jeter le moindre trait sur sa toile, se mettait à genoux et disait : « Mon Dieu ! délivrez-moi du modèle ! »


Et Diderot de se camper hardiment sur le chemin du Louvre où passent, avec leur portefeuille sous le bras, les jeunes élèves :


Mes amis, laissez-moi cette boutique de manières ! Allez-vous-en aux chartreux : et vous y verrez la véritable attitude de la piété et de la componction ! Allez-vous-en à la ginguette et vous y verrez l’action vraie de l’homme en colère ! Cherchez les scènes publiques ; soyez observateur dans les rues, dans les jardins, dans les marchés, dans les maisons, et vous y prendrez des idées justes du vrai mouvement dans les actions de la vie. Autre chose est une attitude, autre chose une action. Toute attitude est fausse et petite ; toute action est belle et vraie.


« Allez aux chartreux ! Allez à la guinguette ! » Quand Diderot n’aurait donné aux artistes de son temps et de tous les temps que ce conseil, il suffirait à sa gloire d’esthéticien. Car ce qu’il veut dire, ce qu’il rappelle à un siècle qui allait l’oubliant, c’est que les deux sources éternelles de l’Art sont la nature et la vie.

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  1. « Je n’avais jamais vu dans les tableaux que des couleurs plates et inanimées : c’est presque un nouveau sens que je dois à son génie. » (Mme Necker.) « Diderot a fait entrer les Français dans la couleur par les idées. » (Sainte-Beuve, Causeries du lundi. III. 15.)