Diderot et la Société du baron d’Holbach/1/1
LIVRE PREMIER
CHAPITRE PREMIER
On ne doit pas s’attendre à trouver dans l’histoire de la jeunesse de Diderot cette constance dans les affections, cette persévérance dans les entreprises, cette fermeté dans les principes qui ont marqué sa maturité. Le contraire de ces qualités donnerait une idée plus vraie de son caractère pendant la première période de son existence. Dans une lettre à mademoiselle Voland, du 10 août 1759, il explique d’où vient aux habitants de Langres, en général, cette mobilité caractéristique : « Mes compatriotes, dit-il, ont beaucoup d’esprit, trop de vivacité, une inconstance de girouette ; cela résulte, je crois, des vicissitudes de leur atmosphère qui passe en vingt-quatre heures du froid au chaud, du calme à l’orage, du serein au pluvieux. Il est impossible que ces effets ne se fassent sentir sur eux, et que leurs âmes soient quelque temps de suite dans une même assiette. Elles s’accoutument ainsi, dès la plus tendre enfance, à tourner à tout vent. La tête d’un Langrois est sur les épaules comme un coq d’église au haut d’un clocher ; elle n’est jamais fixe dans un point ; et, si elle revient à celui qu’elle a quitté, ce n’est pas pour s’y arrêter. Avec une rapidité surprenante dans les mouvements, dans les désirs, dans les projets, dans les fantaisies, dans les idées, ils ont le parler lent. Pour moi, je suis de mon pays ; seulement, le séjour de la capitale et l’application assidue m’ont un peu corrigé. »
Cet aveu nous donnera la clef de l’espèce d’incohérence dont toutes les actions de Diderot portent l’empreinte, avant qu’il eût refait par lui-même son éducation, et qu’il eût acquis, par l’étude et la fréquentation d’esprits de forte trempe, les principes solides qui l’ont guidé plus tard.
Le père de Diderot exerçait, à Langres, la profession de coutelier. Il était renommé pour sa probité, la fermeté de son caractère et son adresse comme ouvrier. Il eut quatre enfants, dont deux garçons ; Denis, l’aîné, — c’est celui qui fait le sujet de cette étude, — naquit le 5 octobre 1713[1]. Son père le destinait à l’état ecclésiastique, dans l’espoir qu’il succéderait à un oncle qui était chanoine de la cathédrale. À huit ou neuf ans il entra chez les Jésuites, et à douze ans il reçut la tonsure.
Au collége, le jeune Diderot ne tarda pas à se faire remarquer par son goût pour l’étude et sa vive intelligence. Il a rappelé avec émotion, dans sa correspondance, ses succès d’écolier et la joie de ses parents quand il revenait, à la maison chargé de prix et de couronnes.
Mais, s’il aimait l’étude, Denis aimait également l’indépendance, les longues promenades à travers champs ; aussi était-il souvent inexact, et ses absences réitérées lui attiraient, comme bien on pense, de la part de ses maîtres, de sévères réprimandes[2]. Un jour, fatigué de remontrances, il va trouver son père, et lui déclare net qu’il ne veut plus continuer ses études : — « Tu veux donc être coutelier ? » — « De tout mon cœur. » Mais, le jeune apprenti avait sans doute la main malheureuse, car il gâtait plus de couteaux qu’il n’en fabriquait ; aussi, dut-on bientôt reconnaître qu’il n’avait aucune aptitude pour ces professions manuelles dont il devait pourtant faire, plus tard, de si lumineuses descriptions.
L’expérience faite, Denis revint au collége et poursuivit, dès lors, ses études sans interruption, d’abord à Langres, puis à Paris au collège d’Harcourt, toujours dans l’intention d’entrer dans les ordres. Toutefois, cette persévérance inaccoutumée ne devait pas être de longue durée. Le vent allait changer, et le canonicat de son oncle lui échapper au profit de son frère, lequel, disons-le, était bien plus propre à remplir convenablement les délicates fonctions d’un digne chanoine.
Parmi les condisciples de Diderot au collége d’Harcourt, se trouvait le jeune de Bernis (le même qui fit depuis, par la protection de madame de Pompadour, une fortune si imprévue). Sa figure heureuse, son naturel aimable et plus que tout cela sa bonne humeur, séduisirent Diderot, qui lui aussi était loin d’être enclin à la mélancolie. D’ailleurs, on ne connaissait pas encore cet état mental que depuis, quelques écrivains ont tant mis à la mode. Les deux jeunes gens dînaient ensemble, et la fille de Diderot, madame de Vandeul, a dit dans ses Mémoires qu’elle avait souvent entendu son père vanter la gaieté de ces repas.
Le côté enjoué, et même un peu espiègle, du caractère de Diderot, ne disparut jamais entièrement : il se trahira plus tard dans ses lettres à mademoiselle Voland et dans ses conversations chez d’Holbach ; pour le moment, il se faisait jour en saillies parfois très-risquées. Il a raconté lui-même que, passant devant le magasin de mademoiselle Babuti, la jolie libraire du quai des Augustins, qui devint ensuite madame Greuze, il entrait quelquefois, avec cet air vif, ardent et fou qu’il avait, et lui demandait, un jour les Contes de la Fontaine, un autre Pétrone, etc.
On voit qu’il n’avait pas alors les dispositions d’un futur prêtre ; aussi avait-il renoncé à cet état. L’idée lui était venue de se faire avocat. Il se disait sans doute que soit en robe soit en soutane, il pourrait toujours donner carrière à son éloquence naturelle. Cependant, il ne devait être ni prêtre ni avocat. De même qu’il avait jadis quitté le collége de Langres pour prendre le tablier de coutelier, il laissa l’étude du procureur, M. Clément de Ris, son compatriote, chez qui il était en pension. Cette dernière équipée mit fin à l’indulgence de sa famille : son père, à bout de patience, supprima sa pension, et lui signifia d’avoir désormais à pourvoir lui-même à ses besoins.
Alors commença pour Diderot la période la plus difficile de son existence. Elle dura plusieurs années, pendant lesquelles il se vit quelquefois privé du plus strict nécessaire ; mais ce fut aussi l’époque des fortes études, de l’indépendance, et pour une nature comme la sienne, il y avait là des compensations très-réelles. Il employait la plus grande partie de son temps à se perfectionner dans la connaissance des langues et de la philosophie ancienne. Il apprit l’italien et fit sa lecture favorite des ouvrages anglais, surtout de ceux des libres-penseurs et des vulgarisateurs scientifiques, qui commencèrent à modifier profondément ses opinions ; enfin, il enseigna les mathématiques, qu’il aima toujours avec passion.
C’est à ce temps qu’il fait allusion dans le Neveu de Rameau :
Là, Monsieur le Philosophe, la main sur la conscience, parlez net, il y eut un temps où vous n’étiez pas cossu comme aujourd’hui.
Je ne le suis pas encore trop.
Vous n’iriez plus au Luxembourg en été, vous vous en souvenez ?
Laissons cela, oui, je m’en souviens.
En redingote de peluche grise.....
Oui, oui.
Éreintée par un des côtés, avec la manchette déchirée et des bas de laine noirs recousus par derrière avec du fil blanc.
Eh ! oui, oui, tout comme il vous plaira.
Que faisiez-vous, alors, dans l’allée des Soupirs ?
Une assez triste figure.
Au sortir de là, vous trottiez sur le pavé.
D’accord.
Vous donniez des leçons de mathématiques ?
Sans en savoir un mot. N’est-ce pas là que vous voulez eu venir ?
Justement.
J’apprenais en montrant aux autres, et j’ai fait quelques bons élèves.
Il faut bien que les leçons aient été peu productives, puisque malgré son goût pour la liberté, le professeur de mathématiques se vit, un jour, forcé de se placer chez un financier, M. Randon, comme précepteur de ses enfants. Cela dura trois mois, après lesquels, « jaune comme un citron », il regagna son grenier de la rue des Deux-Ponts, dans l’île Saint-Louis.
C’est vers l’année 1741 qu’il fit connaissance de madame Champion, veuve d’un manufacturier que de mauvaises opérations industrielles avaient ruiné, et qui, restée presque sans ressources, exerçait avec sa fille, rue Poupée, près de la rue de la Harpe, un petit commerce de dentelles et lingeries.
Sous un prétexte ou un autre, Diderot s’était introduit chez ces dames, tant et si bien, qu’à la fin madame Champion s’aperçut que le jeune homme avait « par sa langue dorée, renversé la cervelle de sa fille. »
On pense qu’une telle liaison n’était pas du goût de M. Diderot père, qui, en homme sage, jugeait imprudent d’unir ainsi la faim et la soif. Il écrivait sans fin à son fils : « Prenez un état ou revenez avec nous. » Pour d’autres motifs encore, l’union de Diderot avec mademoiselle Champion n’offrait aucune garantie d’un bonheur durable. Si l’on s’en rapporte à Rousseau, que nous allons voir bientôt entrer en scène, cette demoiselle ne rachetait par aucune qualité son manque de fortune. « Diderot, dit Jean-Jacques dans ses Confessions, avait une Nannette, ainsi que j’avais une Thérèse ; mais sa Nannette, pie-grièche et harengère, ne montrait rien aux yeux des autres qui pût racheter sa mauvaise éducation. Il l’épousa toutefois. » En effet, après des relations de plus de deux ans, Diderot, ayant fait une maladie grave durant laquelle mademoiselle Champion l’avait soigné avec dévouement, aussitôt qu’il put sortir, il la conduisit à Saint-Pierre-aux-Bœufs où ils furent mariés, à minuit, le 6 novembre 1743.
À l’époque où nous sommes arrivés, Jean-Jacques Rousseau, dont il sera si souvent question dans le cours de cette étude, habitait Paris depuis près de deux ans. Il y était venu une première fois dans l’automne de 1741, et s’était placé comme secrétaire, sur la recommandation du père Castel, chez M. Francueil, beau-fils de madame Dupin ; mais ayant offensé cette dame par une démarche inconsidérée (une déclaration en formes), il avait quitté la maison et la capitale, pour suivre, en qualité de secrétaire, le comte de Montaigu, nommé à l’ambassade de Venise.
Au bout de dix-huit mois, Jean-Jacques s’étant brouillé avec l’ambassadeur de France, revint à Paris où il renoua avec ses protecteurs, M. de Francueil et madame Dupin, qui voulut bien oublier son incartade, à la sollicitation de Thieriot, le triste ami de Voltaire[3].
Durant son premier séjour à Paris, Rousseau avait fait plusieurs connaissances ; entre autres, il avait eu occasion de voir Diderot, mais sans avoir entretenu avec lui des rapports bien suivis. Cette fois, ils se lièrent d’une manière très-étroite. Ils étaient à peu près du même âge ; tous deux aimaient la musique avec fureur, l’un et l’autre en connaissaient parfaitement la théorie[4]. Ce devait être pour eux à l’hôtel du Panier fleuri, où ils dînaient une fois la semaine, un sujet inépuisable de conversation.
Quelquefois, Condillac se joignait à eux. Jean-Jacques l’avait connu, ainsi que l’abbé Mably, en 1739, pendant qu’il était instituteur des deux fils de leur frère, le grand-prévôt de Lyon.
À l’hôtel, les trois jeunes gens s’entretenaient de leurs projets, de leurs espérances. Ils n’en étaient encore, en effet, qu’aux espérances. Sauf sa Notation nouvelle de la musique parue en 1742, Rousseau n’avait encore rien publié, et Diderot n’avait produit qu’une chétive traduction de l’Histoire de la Grèce par Stanyan, en 1743, bientôt suivie de celle du Dictionnaire de Médecine, de James, en collaboration avec Eidous et Toussaint, lesquelles étaient loin de donner la mesure de ses moyens. Quant à Condillac, il préparait son Essai sur l’origine des connaissances humaines, qu’il ne devait terminer qu’en 1746.
C’est sous l’aiguillon d’une passion, d’ailleurs injustifiable, que Diderot devait se mettre sérieusement à l’œuvre et pour ne plus se reposer.
Pendant un voyage que fit sa femme pour aller voir son beau-père[5], il s’éprit de madame de Puisieux, une manière de bel esprit dont les productions éphémères, aujourd’hui justement oubliées, étaient loin de pouvoir suffire à satisfaire les nombreuses fantaisies. Pour venir en aide à son amie, Diderot donna presque coup sur coup l’Essai sur le mérite et la vertu et les Pensées philosophiques ; puis, en 1749, l’année des grandes entreprises, la Lettre sur les Aveugles. Les Pensées philosophiques appelèrent l’attention sur leur auteur, elles lui attirèrent même quelques tracasseries ; mais la Lettre sur les Aveugles commença sa réputation. Pour la première fois, en effet, le philosophe s’était révélé.
Diderot envoya son livre à Voltaire, qui était alors à Paris, où, après avoir réussi à faire jouer, malgré le vieux Crébillon et ses protecteurs, sa Sémiramis, il assistait aux représentations de Nanine. Ainsi s’établit entre le poëte et le philosophe une correspondance qui, sans avoir été très-active, ne fut pourtant jamais complètement arrêtée.
La lettre que Voltaire écrivit à Diderot, pour le remercier de son envoi, est tout à fait courtoise. Il le complimente sur son livre ingénieux et profond, qui dit beaucoup et fait entendre davantage, et l’invite à venir, avant qu’il parte pour Lunéville, faire un repas philosophique chez lui avec « quelques sages. »
Toutefois, il y avait dans la Lettre sur les Aveugles un passage au sujet duquel ces deux hommes ne pouvaient pas s’entendre ; et leur divergence, sur ce point, devait s’accentuer davantage par la suite : « Je vous avoue, disait Voltaire, que je ne suis point du tout de l’avis de Saunderson, qui nie un Dieu parce qu’il est né aveugle. »
En réalité, ce n’est pas ainsi que Diderot fait parler Saunderson ; il lui fait dire seulement que le grand raisonnement qu’on tire du spectacle de la nature, pour prouver l’existence de la divinité, est bien faible pour un aveugle. « Tout cela, continue Saunderson, n’est pas aussi beau pour moi que pour vous. » Puis, comme son interlocuteur le presse et invoque le témoignage des grands hommes que les merveilles de la nature, et en particulier celles que présente le règne animal, ont amené à la croyance en Dieu, l’aveugle se sent ébranlé, mais il ajoute : « Qui vous a dit que dans les premiers instants de la formation des animaux, les uns n’étaient pas sans tête et les autres sans pieds, et qu’il ne soit resté que ceux où le mécanisme n’impliquait aucune contradiction importante et qui pouvaient subsister par eux-mêmes et se perpétuer ?[6] »
Écartant la question métaphysique relative à l’origine des choses, origine à jamais inaccessible, il est incontestable que ni la conception du monde ni la morale ne sauraient être les mêmes pour un aveugle que pour un clairvoyant ; et c’est dans cette vérité, exposée d’une manière piquante, et dont on peut tirer des conséquences considérables, que consiste principalement la force de l’ouvrage.
Pendant que Diderot méditait son livre, il apprit que M. de Réaumur avait chez lui une aveugle-née à laquelle on allait abaisser la cataracte. L’occasion lui paraissant favorable à d’utiles observations, il pria M. de Réaumur de lui permettre d’assister à l’opération ; mais il essuya un refus catégorique. Alors, n’écoutant que son ressentiment, il écrivit au commencement de sa Lettre « que l’habile académicien n’avait voulu laisser tomber le voile que devant quelques yeux sans conséquence, et que les observations d’un homme aussi célèbre ont moins besoin de spectateurs quand elles se font, que d’auditeurs quand elles sont faites. »
Ces paroles irritèrent profondément M. de Réaumur ; et, comme par son renom de savant et sa parenté avec le président Hénault, il jouissait d’un grand crédit auprès des puissances, rien ne lui était plus facile que de se venger d’un homme sans protecteurs et que l’autorité avait déjà fort mal noté à cause de ses opinions. C’est ce qui arriva[7]. Le 24 juillet 1749, un commissaire se présenta chez Diderot avec ordre de l’arrêter et de le conduire au donjon de Vincennes.
Dans cette circonstance pénible, madame Diderot montra, disons-le, beaucoup de caractère. Qui ne sait que l’énergie n’est pas inconciliable avec les défauts dont elle paraît avoir été si amplement pourvue ! Comme M. Berrier, lieutenant de police, l’interrogeait et insistait pour qu’elle lui fît connaître où était caché un petit conte intitulé le Pigeon blanc, que son mari venait de terminer et qu’il avait lu à quelques amis, madame Diderot répondit : « que jamais elle n’avait rien vu ni rien lu des ouvrages de son mari ; que, livrée entièrement à son ménage, elle ne s’était jamais mêlée des sciences dont il aimait à s’occuper ; qu’enfin, elle ne connaissait ni pigeon blanc, ni pigeon noir. »
Connaissant le tempérament de Diderot, on comprend aisément que la prison dut lui faire une impression terrible. Cette solitude, ce manque absolu de mouvement, de liberté, ne pouvait durer longtemps sans altérer gravement sa santé. Enfin, après vingt-huit jours d’angoisses mortelles, on le fit sortir du donjon de Vincennes, et on le conduisit au château, en lui annonçant que le roi, par un excès de clémence, lui permettait d’y être prisonnier sur parole et lui accordait le parc pour se promener, avec permission de recevoir sa femme et ses amis. Ceux-ci, pendant ce temps, ne s’endormaient pas. Voltaire lui-même, bien qu’il ne fût pas encore de ses plus intimes, annonçait, le 30 juillet 1749, à l’abbé Raynal, que madame du Châtelet avait écrit au marquis du Châtelet, gouverneur de Vincennes[8], pour le prier d’adoucir autant qu’il le pourrait la prison de Socrate-Diderot. « Il est honteux, ajoutait Voltaire, que Diderot soit en prison et que le poëte Roi ait une pension. Ces contrastes-là font saigner le cœur. »
Au nombre des amis que recevait, au château, le prisonnier, un des plus assidus et alors un des plus affectionnés était Rousseau. C’est même en allant voir Diderot que, sur la route de Paris à Vincennes, Jean-Jacques médita sa réponse à la question proposée par l’Académie de Dijon pour le prix de l’année 1750 : Si le progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs.
On raconte, — et Marmontel est un des écrivains qui ont accrédité cette version, — que Diderot aurait conseillé à Jean-Jacques de prendre parti pour la négative. Rousseau, au contraire, dit que c’est sous l’influence d’une inspiration soudaine et presque surnaturelle qu’il conçut son éloquent plaidoyer contre les sciences et les arts. En présence de ces deux récits contradictoires, et à défaut de renseignements plus positifs, nous pencherions à accorder plus de créance au dire de Rousseau. Il a été, dans la suite, assez souvent en proie à cette sorte d’hallucination, pour qu’on n’ait pas lieu de douter qu’il en a ressenti alors les premières atteintes. Mais nous savons maintenant d’une façon très-précise ce qui s’est passé dans l’entrevue de Diderot avec Rousseau. C’est Diderot qui raconte : « J’étais à Vincennes, quand l’Académie de Dijon proposa pour sujet de prix, si les sciences étaient plus nuisibles qu’utiles à la société. Rousseau vint m’y voir, et, par occasion, me demander conseil sur le parti qu’il prendrait dans cette question : il n’y a pas à balancer, lui dis-je, vous prendrez le parti que personne ne prendra. — Vous avez raison, me répondit-il ; et il travailla en conséquence. Faisons maintenant une supposition : ce n’est plus moi qui suis à Vincennes, c’est le citoyen de Genève. J’arrive. La question qu’il me fit, c’est moi qui la lui fait ; il me répond comme je lui répondis. Croyez-vous que j’aurais passé trois ou quatre mois à étayer de sophismes un mauvais paradoxe, que j’aurais donné à ces sophismes-là toute la couleur qu’il leur donna, et qu’ensuite je me serais fait un système philosophique de ce qui n’avait été d’abord qu’un jeu d’esprit ?[9] »
En tout état de cause, Jean-Jacques était désormais engagé dans la voie fatale de ces dangereux sophismes qu’il devait soutenir avec tant d’éloquence, et l’attrait d’un style entraînant, que les leçons de Buffon, dont le grand ouvrage commençait à paraître, allait encore perfectionner. Il est à remarquer que Rousseau, tout en voulant éviter à tout prix les lieux communs, ne faisait pourtant que renouveler à grand fracas les plus anciennes traditions sur la perfection originelle et le danger des sciences.
La mesure plus douce, qu’on venait de prendre à l’égard du prisonnier de Vincennes, annonçait que sa détention ne serait pas de longue durée. En effet, après trois mois et demi, il fut rendu à la liberté et à ses études.
L’année 1749, avons-nous dit, devait être pour Diderot celle des grands travaux. Ce fut vers le commencement de cette année, par conséquent avant sa détention, qu’il mit la première main à l’Encyclopédie. Une traduction du Dictionnaire de Chambers, que des libraires lui avaient proposée, devint, au dire de Condorcet[10], l’entreprise la plus grande et la plus utile que l’esprit humain ait jamais formée. Pour l’exécuter, il s’associa un des plus illustres géomètres que la France ait vu naître, le célèbre d’Alembert.
Jean le Rond d’Alembert est né le 17 novembre 1717. Il était fils naturel de madame de Tencin et de M. Destouches, commissaire-provincial d’artillerie. Exposé sur les marches de Saint-Jean-le-Rond, on le porta dans la boutique d’un pauvre vitrier dont la femme lui servit de nourrice et lui donna, pendant quarante ans qu’il demeura chez elle, les soins les plus dévoués. Aussi d’Alembert, reconnaissant, disait-il : « Ma vraie mère, c’est la vitrière. » M. Destouches fit pour l’éducation de son fils, et pour lui assurer une existence indépendante, « ce qu’exigeaient la nature et le devoir[11]. » Au collège des Quatre-Nations, où il fit ses études, le jeune d’Alembert manifesta bientôt des capacités singulières pour les mathématiques ; à vingt-quatre ans, il était déjà membre de l’Académie des sciences ; et à l’époque où nous sommes arrivés, il avait fait ses deux plus importantes découvertes : en 1743, le célèbre principe qui porte son nom et en vertu duquel les questions de mouvements rentrent dans de simples questions d’équilibre ; puis, en 1746, le calcul intégral aux différences partielles, dans lequel, suivant la juste remarque de Lagrange, les géomètres auraient dû voir réellement un calcul nouveau.
On sent quel crédit dut donner à l’entreprise le nom de d’Alembert, et combien Diderot fut bien inspiré en lui proposant une association qui était d’ailleurs honorable pour tous les deux.
Dans son éloge de d’Alembert, Condorcet, parlant de la liaison des deux amis, dit : « D’Alembert s’était lié depuis sa jeunesse par une amitié tendre et solide avec un homme d’un esprit étendu, d’une imagination vive et brillante, dont le coup d’œil vaste embrassait à la fois les sciences, les lettres et les arts ; également passionné pour le vrai et pour le beau, également propre à pénétrer les vérités abstraites de la philosophie, à discuter avec finesse les principes des arts, et à peindre leur effet avec enthousiasme. »
Dans le partage qu’il avait fait du travail encyclopédique, Diderot s’était réservé la tâche la plus étendue, la plus importante et la plus difficile : il devait traiter tous les sujets se rapportant à la philosophie, soit ancienne, soit moderne, ainsi que tout ce qui concernait les arts et métiers ; tandis que d’Alembert avait à s’occuper spécialement de la partie mathématique. Le reste du travail était à répartir entre un assez grand nombre de collaborateurs, parmi lesquels figuraient au premier rang Voltaire, Jean-Jacques Rousseau, Georges le Roy, le chevalier de Jaucourt, d’Holbach, etc.
En lisant le Prospectus de l’Encyclopédie, rédigé par Diderot, on est frappé tout d’abord de la révolution qui s’est accomplie dans son esprit. Depuis ses premières productions, son point de vue s’est sensiblement élargi. Son principal mobile, son principe d’action, il ne le cherche plus en lui-même : désormais, c’est à la postérité qu’il va demander justice et reconnaissance. « Quel avantage, dit-il, n’aurait-ce pas été pour nos pères et pour nous, si les travaux des peuples anciens, des Égyptiens, des Chaldéens, des Grecs, des Romains, avaient été transmis dans un ouvrage encyclopédique ! Faisons donc pour les siècles à venir ce que nous regrettons que les siècles passés n’aient pas fait pour le nôtre. »
Le Discours préliminaire de l’Encyclopédie, écrit par d’Alembert, outre l’exposé du but de l’entreprise et le résumé des grands résultats scientifiques ou philosophiques obtenus à l’époque où il paraissait, renferme aussi une tentative de hiérarchie des sciences sur le modèle de celle de Bacon. Or, un tel projet devait nécessairement avorter. Quiconque eût bien connu alors la situation de l’esprit humain aurait senti que l’entreprise était prématurée, et qu’elle ne pouvait être tentée que lorsque toutes nos conceptions seraient devenues positives. Les sciences qui forment l’ensemble du savoir humain n’étant pas constituées, leur dépendance mutuelle ne pouvait être aperçue, et il était, dès lors, impossible de procéder à une vraie classification fondée sur l’étude même des objets à classer. Au moment où l’Encyclopédie était publiée, il manquait, en effet, les quatre dernières branches de l’arbre encyclopédique, ajoutées plus tard par Lavoisier, Bichat, Gall et Auguste Comte[12]. On ne saurait donc être surpris que la systématisation de d’Alembert se borne aux trois premières sciences : les mathématiques, l’astronomie et la physique, seules alors parvenues à l’état positif. Mais ces trois sciences sont classées sans hésitation, et leur place est motivée d’une manière tout à fait magistrale. Après avoir développé cette idée, que les mathématiques sont la base de toutes nos connaissances, et avoir placé l’astronomie à son rang hiérarchique, d’Alembert ajoute : « L’usage des connaissances mathématiques n’est pas moins grand dans l’examen des corps terrestres qui nous environnent. Toutes les propriétés que nous observons dans ces corps ont entre elles des rapports plus ou moins sensibles pour nous. La connaissance ou la découverte de ces rapports est presque toujours le seul objet auquel il nous soit permis d’atteindre ; et le seul, par conséquent, que nous devions nous proposer. Ce n’est donc point par des hypothèses vagues et arbitraires que nous pouvons espérer de connaître la nature ; c’est par l’étude réfléchie des phénomènes, par la comparaison que nous ferons des uns avec les autres, par l’art de réduire, autant qu’il sera possible, un grand nombre d’entre eux à un seul, qui puisse en être regardé comme le principe… Cette réduction, qui les rend d’ailleurs plus faciles à saisir, constitue le véritable esprit systématique, qu’il faut bien se garder de confondre avec l’esprit de système. »
Ce passage du discours de d’Alembert pose les bases de la vraie méthode scientifique, et montre le but qu’on doit se proposer dans toute investigation sur les phénomènes physiques de la matière.
En même temps qu’ils préparaient ou publiaient les premiers volumes de l’Encyclopédie, les deux infatigables collaborateurs trouvaient encore du temps à consacrer à d’autres grands travaux. Le géomètre, en 1749, résolvait le problème de la précession des équinoxes, et, en 1752, il publiait un Traité sur la résistance des fluides[13]. De son côté, le philosophe donnait en 1751, — l’année même où paraissait le premier volume de l’Encyclopédie, — sa Lettre sur les sourds et muets, qui complétait sa première dissertation sur les aveugles, et, en 1753, les Pensées sur l’interprétation de la nature.
Sans être aussi original que les deux précédents, puisqu’il est fortement imbu des préceptes de Bacon, ce livre est un des plus forts que l’on ait faits sur la méthode dans les sciences expérimentales. Tout d’abord, il établit la division du travail humain en théorique et pratique, puis il fixe le but à atteindre : « l’utilité circonscrit tout » et la nature des questions à traiter : le physicien abandonnera le pourquoi et ne s’occupera que du comment ; enfin, il expose les trois moyens principaux d’investigation : l’observation, le raisonnement, l’expérience : « Tant que les choses ne sont que dans notre entendement, ce sont des notions qui peuvent être vraies ou fausses. Elles ne prennent de la consistance qu’en se liant aux êtres extérieurs. Cette liaison se fait, ou par une chaîne interrompue d’expériences, ou par une chaîne interrompue de raisonnements qui tient d’un bout à l’observation et de l’autre à l’expérience ; ou par une chaîne d’expériences dispersées d’espace en espace entre des raisonnements, comme des poids sur la longueur d’un fil suspendu par ses deux extrémités. Sans ces poids, le fil deviendrait le jouet de la moindre agitation qui se ferait dans l’air. »
De même que pour Diderot, l’année 1749 est, dans la vie de Rousseau, d’une importance considérable. Non-seulement, ainsi que nous l’avons vu, il avait composé, pendant la détention de son ami, le discours contre les arts et les sciences ; mais il était entré au printemps de cette année, par l’intermédiaire de M. de Francueil, dans une société qui devait exercer sur une grande partie de sa vie l’influence la plus décisive : nous voulons parler de la maison de madame d’Épinay.
Louise-Florence-Pétronille d’Esclavelles avait vingt ans quand elle épousa, le 23 décembre 1745, son cousin, M. d’Épinay, âgé de vingt et un ans, et fils aîné de M. la Live de Bellegarde, fermier général[14]. Cette union, formée sous les plus heureux auspices, fut troublée, dès le début, par la faute de M. d’Épinay. Avec les dehors de l’homme du monde, il avait tous les défauts qui relâchent et détruisent les liens de famille : il était prodigue et libertin. Bien qu’il eût pu trouver chez sa femme un commerce agréable et sûr ; à la tendresse et à la grâce unie à l’intelligence, il préféra toujours les amours faciles.
L’indifférence et l’exemple de son mari, la société d’une demoiselle d’Ette, femme méchante et sans principes, plus tard cruellement punie par l’abandon de son amant, le chevalier de Valori, enfin, les assiduités d’un homme très-séduisant, du patron de Jean-Jacques, M. de Francueil, détournèrent madame d’Épinay de ses devoirs d’épouse[15].
Au printemps de 1749, avons-nous dit, Rousseau, sur la présentation de M. de Francueil, fut admis à prendre part aux amusements de la Chevrette[16], auxquels il contribuait, du reste, par son talent pour la composition musicale. On jouait sur le théâtre du château l’Engagement téméraire, sa première comédie qui avait déjà été représentée en 1747, chez M. Dupin, dans son beau domaine de Chenonceaux.
L’intrigue de M. de Francueil avec madame d’Épinay eut pour lui les suites les plus déplorables. C’est à propos de ces suites qu’il écrit à son amie[17], « Quant au genre de mes maux, tout ce que je puis vous dire, c’est que votre mari est un monstre et vous une adorable créature. Mais la sécurité où vous êtes sur votre santé m’effraye pour vous. »
La société de madame d’Épinay était alors des plus agréables : elle se composait, outre M. de Francueil, Jean-Jacques Rousseau, mademoiselle d’Ette et le chevalier de Valori ; de ses deux belles-sœurs : madame d’Houdetot, mariée au comte depuis l’année précédente, et la spirituelle Madame de Jully ; de Gauffecourt, homme de beaucoup d’esprit, très-aimable et très-gai[18], amené chez madame d’Épinay par la comtesse d’Houdetot ; puis, un peu plus tard, cette réunion s’augmenta de Duclos et de Saint-Lambert, avec lesquels la châtelaine de la Chevrette lia connaissance chez mademoiselle Quinault.
Le 18 juillet 1750, le Discours de Rousseau avait remporté le prix à Dijon. Imprimé de suite par les soins de Diderot, il faisait grand bruit dans le monde des lettres. « Votre discours, lui écrivait Diderot, prend tout par-dessus les nues ; il n’y a pas d’exemple d’un pareil succès. » Mais, en même temps qu’il faisait sortir Jean-Jacques de son obscurité, il stimulait sa vanité, et le poussait à accomplir dans ses mœurs une réforme bizarre et à dévoiler des travers de caractère qu’il avait jusqu’alors tenus soigneusement cachés. « J’étais cynique et caustique par honte, j’affectais de mépriser la politesse que je ne savais pas pratiquer. » Ses amis en étaient choqués, mais ils lui pardonnaient son humeur en faveur de ses talents. Toutefois, avec le temps, une rupture entre Jean-Jacques et le parti philosophique était inévitable. À part sa misanthropie naturelle, il existait encore d’autres motifs de dissidence. Entêté dans ses opinions, il ne souffrait pas sans impatience qu’on soutînt devant lui des idées contraires aux siennes. Un jour, dans une conversation chez mademoiselle Quinault, comme Saint-Lambert s’élevait contre le déisme, prétendant que c’était le germe de toutes les folies : « Messieurs, dit Rousseau, un mot de plus et je sors. » Cependant, ces négations hardies n’étaient pas rares dans les sociétés du temps. Sans compter le salon du baron d’Holbach, chez lequel nous allons bientôt pénétrer, on les entendait exprimer dans des réunions plus frivoles, et même par des femmes. Qui ne se rappelle cette causerie chez madame d’Épinay, où madame de Jully, sa belle-sœur, à qui on demandait : — Vous ne croyez donc qu’en Dieu ? répondait — « Pas même en Dieu, ma petite mère, si vous voulez qu’on vous le dise. — Paix donc, ma sœur, si votre mari vous entendait ! — Qu’est-ce que cela fait donc ? c’est à son amant qu’il ne faut jamais dire qu’on ne croit pas en Dieu : mais à son mari, cela est bien égal. — Et pourquoi donc cette distinction ? — C’est qu’avec un amant on ne sait jamais ce qui peut arriver et qu’il faut se réserver une porte de dégagement. La dévotion, les scrupules, coupent court à tout ; il n’y a ni suites, ni éclat, ni emportement à redouter avec cette raison de changement. »
La prévoyante madame de Jully, qui avait imaginé ce beau prétexte de rupture, paraît s’être mise souvent dans le cas d’en faire usage : car après avoir aimé le charmant virtuose Jélyotte, elle prenait, peu de temps après, le goût le plus vif pour un certain chevalier de V***[19].
Un grave événement (il ne s’agit pas de la querelle de la Cour et du Parlement) agitait alors le monde parisien. Il était le sujet de toutes les conversations et souvent un motif de discussions et même de querelles.
Vers la fin de l’année 1752 était venue, à Paris, une troupe de chanteurs italiens qu’on fit jouer sur le théâtre de l’Opéra, « sans prévoir, dit Rousseau, l’effet qu’ils y allaient faire… La comparaison des deux musiques entendues le même jour sur le même théâtre, déboucha les oreilles françaises. » Il se forma aussitôt deux partis : l’un pour les bouffons italiens, qui s’appelait le coin de la reine, parce qu’il se rassemblait à l’Opéra, sous la loge de Marie-Leczinska ; l’autre, pour l’ancien opéra français et qui s’appelait le coin du roi, parce qu’il se plaçait sous la loge de Louis XV. Rousseau, pour qui la musique a été pendant plus de trente ans la principale occupation, et qui préparait alors son Devin du Village, prit parti pour la musique italienne. Mais celui qui engagea le premier la lutte fut Grimm.
Frédéric-Melchior Grimm naquit à Ratisbonne le 26 décembre 1723. Ses parents, pauvres et obscurs, s’imposèrent des privations pour donner à leur fils une éducation soignée. Ils furent bien récompensés de leur zèle, car il fit d’excellentes études à l’université de Leipzig. Son goût pour les arts et la littérature le fit apprécier du comte de Schomberg, qui lui confia ses enfants pour les conduire à Paris. Quelque temps après, il entra comme lecteur chez le prince héréditaire de Saxe-Gotha. C’est dans la maison du prince, à Fontenay-aux-Roses, que Rousseau le vit pour la première fois, en 1749, pendant la détention de Diderot à Vincennes : « On parla musique, dit Rousseau, il en parla bien. Je fus transporté d’aise en apprenant qu’il accompagnait du clavecin. Après le dîner, on fit apporter de la musique, nous musiquâmes toute la journée, et ainsi commença cette amitié qui, d’abord, me fut si douce. »
C’est Grimm, avons-nous dit, qui engagea la lutte contre la musique française. Il attaqua, dans une Lettre sur l’opéra d’Omphale[20], « cette façon de pousser avec efforts des sons hors du gosier et de les fracasser sur les dents par un mouvement de menton convulsif, que les Français appellent chanter, et que partout ailleurs, en Europe, on appelle crier. » Voilà pour le chant ; puis, dans le Petit Prophète de Bœhmischbrod, brochure écrite en style et en verset bibliques, il prend à partie l’orchestre de l’opéra de la manière la plus comique ; qu’on voie plutôt :
Chap. iv. — Le bûcheron (c’est le chef d’orchestre) : « Et pendant que je me parlais ainsi à moi-même (car j’aime à me parler à moi-même quand j’en ai le temps), je trouvai que l’orchestre avait commencé à jouer sans que je m’en fusse aperçu et ils jouaient quelque chose qu’ils appelaient une ouverture ;
» Et je vis un homme qui tenait un bâton et je crus qu’il allait châtier les mauvais violons ;
» Et il faisait un bruit comme s’il fendait du bois, et j’étais étonné de ce qu’il ne se démettait pas l’épaule, et la vigueur de son bras m’épouvanta ;
» Et je disais : si cet homme là était né dans la maison de mon père, qui est à un quart de lieue de la forêt de Bœhmischbroda, en Bohême, il gagnerait jusqu’à 30 deniers par jour, et sa famille serait riche et honorée ;
» Et je vis qu’on appelait cela battre la mesure, et encore qu’elle fut battue bien fortement, les musiciens n’étaient jamais ensemble. »
Après Grimm vint Jean-Jacques qui, dans sa Lettre sur la Musique française, porta le plus rude coup au parti antibouffon. Il mit le feu aux quatre coins de Paris[21]. Il conclut que « les Français n’ont point de musique et n’en peuvent avoir, ou que, si jamais ils en ont une, ce sera tant pis pour eux. » Et pourtant, par une contradiction dont il ne faudrait pas trop s’étonner de sa part, il venait de faire représenter le Devin du Village.
Cet intermède, joué à Fontainebleau devant le roi, obtint le plus grand succès. « Ceux qui ont vu cette première représentation, dit Rousseau, doivent s’en souvenir, car l’effet en fut unique[22]. » Sous l’impression du plaisir qu’on y avait goûté, on était disposé à la Cour à donner une pension à l’auteur. Mais l’orgueil de Rousseau détruisit ces bonnes intentions, et c’est de là que date son premier désaccord avec le Philosophe. Diderot, sans doute, ne lui fit pas un crime de n’avoir pas voulu être présenté au roi ; mais il lui en fit un de son indifférence pour la pension. Il lui dit que s’il était désintéressé pour son compte, il ne lui était pas permis de l’être pour celui de Thérèse et de sa vieille mère, madame Levasseur ; qu’il leur devait de ne négliger aucun moyen honnête de leur donner du pain.
Ces conseils de Diderot étaient tout à fait raisonnables et ils auraient dû être écoutés, surtout si l’on considère que celui qui les donnait faisait à madame Levasseur, et à l’insu de Jean-Jacques, une pension de cinquante écus[23].
Malgré de légères disputes où se révélaient de temps en temps le caractère insociable de Rousseau, il ne cherchait pas encore à s’éloigner de ses amis et se plaisait au contraire à les faire admettre dans les sociétés où il était reçu. C’est ainsi qu’il venait d’introduire dans la maison de madame d’Épinay, Grimm, qui ne devait pas tarder à supplanter M. de Francueil dans les bonnes grâces de cette dame. Madame d’Épinay allait se trouver, et bien par sa faute, dans une situation fort embarrassante : elle recevait habituellement trois hommes qui étaient amoureux d’elle. D’abord, M. de Francueil, son ami le plus ancien et le plus engagé ; puis Grimm, le plus nouveau, et enfin Duclos, si l’on peut dire que Duclos ait jamais été réellement amoureux. Or, la séduisante châtelaine se flattait de retenir dans sa société ses trois amis. Mais on pense que malgré tout son manège, un tel projet était irréalisable, de là des brouilleries, bientôt suivies d’une rupture avec Duclos qui, par dépit, fit grand tort à la réputation de la dame. De là, vint aussi que Diderot demeura bien des années sans vouloir aller chez elle, quoiqu’elle reçût son plus intime ami, dans la crainte d’être mêlé à toutes ces tracasseries. Sur les rapports de Duclos, il la jugeait[24] fausse, tracassière, intrigante, quand elle n’était que faible, imprudente et coquette, puisque toutes ces chiffonneries provenaient de la fausse position où elle s’était mise en voulant garder ses trois adorateurs.
Avec des ménagements, il était facile à Grimm d’écarter peu à peu M. de Francueil ; mais Duclos n’était pas homme à lâcher pied sans se défendre. Avant de se retirer, il chercha tous les moyens de perdre son rival dans l’esprit de madame d’Épinay. D’abord, il lui raconta l’histoire de sa passion pour mademoiselle Fel[25] ; ensuite, il éveilla sa jalousie au sujet des assiduités de Grimm dans la maison d’Holbach ; mais la réputation de madame d’Holbach était au-dessus de la médisance, et cette insinuation d’un jaloux devait tomber à la première explication. C’est même cette explication qui nous a mis à portée de bien apprécier les heureuses qualités de la première femme du baron d’Holbach.
« La baronne, dit Grimm dans sa justification, était la femme la plus attachée à ses devoirs que j’aie connue ; et ils n’étaient pas pour elle difficiles à remplir. Cette femme, par son caractère, n’avait jamais besoin des autres pour être satisfaite et heureuse, mais elle ne négligeait rien de ce qu’elle croyait utile ou agréable à son mari. C’était pour lui qu’elle caressait ses amis. Elle étudiait leurs goûts, elle était remplie de ces soins, de ces recherches qui font la douceur de la vie, mais ce n’était pas pour leur plaire qu’elle en agissait ainsi. »
C’est cette charmante femme que d’Holbach allait perdre à l’époque même où nous sommes arrivés. Sa mort fut l’occasion d’une absence que fit Grimm pour accompagner le baron dans un voyage que ses amis lui avaient conseillé après la mort de sa femme.
L’absence n’eut pas l’effet qu’en attendait peut-être Duclos : madame d’Épinay n’oublia pas son chevalier[26], et Grimm, qui n’était pas moins adroit que Duclos, lui porta à son retour un coup décisif, en disant à madame d’Épinay qu’il s’était vanté à Diderot d’avoir eu ses bonnes grâces.
Quand Rousseau, qui venait de passer quatre mois à Genève avec Thérèse, apprit, à son retour, au mois d’octobre 1754, la mort de madame d’Holbach, il écrivit au baron, quoiqu’il se fût éloigné de lui depuis quelque temps.
Il serait difficile d’assigner les motifs qui avaient amené entre le baron et Jean-Jacques ce refroidissement. Tous ceux qu’on a allégués n’ont aucune vraisemblance. Une anecdote, qu’on trouve dans la Correspondance littéraire, attribue l’éloignement de Rousseau à une scène plaisante où Diderot, d’Holbach, Saint-Lambert, Marmontel et l’abbé Raynal ont joué un rôle, et dont le bon curé de Montchauvet fut le héros ou plutôt la victime ; mais cette facétie date de l’année 1755[27] ; et à cette époque, Rousseau était revenu dans la société du baron, qu’il n’a cessé de fréquenter que depuis son départ pour l’Ermitage, en 1756. La supposition la plus probable est que Jean-Jacques, avec son caractère méfiant et son intolérance, ne pouvait supporter plus longtemps sans impatience d’entendre émettre des opinions si radicalement contraires aux siennes sur Dieu et ses attributs. Parmi les commensaux du baron il y avait bien des déistes à la façon de Rousseau, mais ils souffraient qu’on discutât leurs idées, tandis que, sur ce point, Jean-Jacques était intraitable : aussi aura-t-il pensé à rompre avec une société qui lui donnait tant de sujets d’irritation. Quoique brouillé avec le baron, Jean-Jacques n’avait pas cessé de voir intimement Grimm et Diderot. Pour déterminer une rupture avec ses deux amis, il fallait que l’isolement le rendît tout à fait misanthrope, et qu’une fatale passion lui fît oublier les plus simples devoirs de l’amitié et de la reconnaissance. Il fut perdu, dès qu’il eut accepté de madame d’Épinay la retraite qu’elle lui offrait à l’Ermitage. Diderot, pressentant que la solitude devait avoir sur lui la plus fâcheuse influence, essaya tous les moyens pour l’en faire sortir. Malheureusement chaque tentative le rendait encore plus ombrageux.
- ↑ Voici son extrait de baptême :
Le 6 octobre a été baptizé Denis, né d’hier, fils en légitime mariage de Didier Diderot, md coutelier, et d’Angélique Vigneron, ses père et mère ; le parain, Denis Diderot, md coutelier, la maraine. Claire Vigneron, lesquels ont signé avec le père présent. »
Denis DIDEROT. Claire VIGNERON.- Didier DIDEROT.
RIGOLOT. vic. - ↑ Nous tenons d’un habitant de Langres qu’on voyait encore, il y a quelques mois, dans cette ville, au fond de la sombre et magnifique promenade de Blanche-Fontaine plantée d’arbres plus que séculaires, un arbre, remarquable par son ombrage et sa hauteur, sur le tronc duquel le jeune Denis s’asseyait pour se livrer à l’étude de ses classiques. Cet abri était devenu légendaire, et on l’avait surnommé l’arbre de Diderot. « Hélas, m’écrivait mon obligeant correspondant, il n’existe plus aujourd’hui : les nécessités de notre défense ont forcé de l’abattre : sa superbe envergure gênait le tir de quelques canons de la forteresse ! »
- ↑ Voltaire avait connu Thieriot dans sa jeunesse et bien que celui-ci lui ait donné des motifs de mécontentements de tout genre, il n’a pas cessé de correspondre avec lui.
- ↑ Grétry dit dans ses Mémoires : « J’avais fait de deux manières différentes le morceau : Ah ! laissez-moi la pleurer de Zémire et Azor, lorsque Diderot vint chez moi : il ne fut pas content, sans doute, car sans approuver ou blâmer, il se mit à déclamer ce vers. Je substituai des sons au bruit déclamé de ce début et le reste du morceau alla de suite.
» Il ne fallait pas, continue Grétry, écouter ni Diderot ni l’abbé Arnaud, lorsqu’ils donnaient carrière à leur imagination : mais le premier élan de ces deux hommes brûlants était d’inspiration divine. »
- ↑ Diderot avait annoncé à son père la visite de sa femme par le billet suivant dont le laconisme et la forme sont à remarquer : « Partie hier, elle vous arrivera dans trois jours ; vous lui direz tout ce qu’il vous plaira et vous la renverrez quand vous en serez las. » Voy. Mémoires de madame de Vandeul.
- ↑ On voit dans ce passage le germe de la théorie de Lamarck, reproduite de nos jours, par Darwin, à grand renfort d’observations savantes.
- ↑ Madame Dupré de Saint-Maur, qui assistait à l’opération et qui s’était crue visée dans le paragraphe, usa, dit-on, de toute son influence auprès de M. d’Argenson, pour l’amener à sévir contre l’auteur.
- ↑ Plusieurs auteurs ont confondu le mari d’Émilie, Florent-Claude du Châtelet, seigneur de Cirey, alors à Lunéville, à la cour de Stanislas, avec François-Bernardin du Châtelet, gouverneur de Vincennes. Le premier était de la 3e branche et le second de la 4e. Voy. l’Histoire généalogique de la maison du Châtelet, par Dom Calmet ; Nancy, 1741.
- ↑ Voy. la réfutation de l’ouvrage d’Helvétius intitulé : l’Homme, dans les Œuvres complètes de Diderot, édition Assézat. (en cours de publication).
- ↑ Voy. Éloge de d’Alembert, par Condorcet.
- ↑ Voy. Éloge de d’Alembert, par Condorcet.
- ↑ Voy. la Philosophie positive d’Aug. Comte condensée par miss Martineau, traduction de Ch. Avezac-Lavigne.
- ↑ Vers la même époque, d’Alembert vulgarisait le Traité d’Harmonie, du célèbre Rameau. Comme tous les hommes distingués de son temps, il aimait la musique avec passion.
- ↑ On trouve, dans la Vie privée de Louis XV, cette notice sur le père de M. d’Épinay : « La Live de Bellegarde a, pour ainsi dire, été élevé et nourri dans les emplois des fermes générales. Il y a travaillé fort jeune et s’y est tellement distingué par son intelligence, qu’il devint directeur-général, et fut nommé fermier général en 1721, et continué dans les baux suivants. Il est secrétaire du roi du grand collége. Il est d’une grande dévotion, fort charitable et très-honnête homme ; il est extrêmement versé dans les ouvrages des cinq grosses fermes. De la Live d’Épinay, son fils aîné, est reçu en survivance. »
- ↑ On n’ignore pas que George Sand (Aurore Dupin) est petite-fille de M. de Francueil et d’une fille naturelle du maréchal de Saxe.
Quoi qu’en ait dit Rousseau dans ses Confessions, madame d’Épinay n’était pas sans charmes. Voltaire, qui la vit plus tard à Genève, ne lui écrivait jamais sans l’appeler ma belle philosophe et sans vanter ses beaux yeux. Rousseau parle d’ailleurs de son teint qui était très-blanc. Il existe au musée de Genève un portrait d’elle par Liotard, auquel Voltaire fait allusion dans une lettre à Linant. « Je remercie à deux genoux la philosophe qui met son doigt sur son menton et qui a un petit air penché que lui a fait Liotard….. Son âme est aussi belle que ses yeux. » Correspondance générale, 22 février 1760. (Voir le Supplément à la fin du volume.)
- ↑ La Chevrette était une dépendance du domaine d’Épinay. Cette propriété se trouvait entre Épinay et Montmorency, près de Deuil et d’Ormesson.
- ↑ Mémoires de madame d’Épinay.
- ↑ C’est le même que Jean-Jacques, devenu tout à fait misanthrope, a accusé d’avoir voulu séduire Thérèse.
Une particularité à signaler à propos de Gauffecourt, c’est que son portrait, peint par Nattier, a été gravé par Delvaux, et que cette estampe porte le nom de Gentil-Bernard. (Voir le Manuel de l’amateur d’illustrations, par M. J. Sieurin.)
- ↑ Madame de Jully mourut fort jeune, le 10 décembre 1752.
- ↑ Omphale, parole de Lamotte-Houdart, musique de Destouches.
- ↑ Voy. la Correspondance littéraire de Grimm, 15 octobre 1753. À propos de la Correspondance littéraire, il importe de remarquer que l’abbé Raynal en a rédigé le commencement, et que la plus grande partie doit en être attribuée à Meister. Pendant les fréquentes absences de Grimm, Diderot aussi y a très-largement contribué.
- ↑ Pendant la première représentation à Paris, le 1er mars 1753, deux hommes, appartenant aux partis opposés, défendaient bruyamment leurs opinions et troublaient la représentation. Un garde s’approcha pour faire baisser le ton, mais le Lulliste dit au grenadier : Monsieur est donc bouffonniste ? ce qui déconcerta tellement le militaire qu’il retourna tout confus à son poste (Anecdotes dramatiques, page 279).
Berlioz, dans ses intéressants Mémoires, raconte que pendant une représentation du Devin du Village, à laquelle il assistait, à l’Opéra, un railleur jeta sur la scène, aux pieds de Colette, une énorme perruque poudrée à blanc. Depuis cette soirée, la pièce de Rousseau n’a plus été représentée sur ce théâtre.
- ↑ Cet article était porté sur ses tablettes de dépense. Voy. les Mémoires sur Diderot, par madame de Vandeul.
- ↑ Rousseau avait aussi été pour beaucoup dans les préventions de Diderot contre madame d’Épinay.
- ↑ Mademoiselle Fel ou Fay, née à Bordeaux en 1706, a créé le rôle de Colette dans le Devin du Village. Elle eut pour amant le peintre de La Tour.
- ↑ Il faut remarquer que Grimm s’était battu pour elle ; et cette conduite chevaleresque, comme bien on pense, ne lui avait pas nui.
- ↑ Nous la reproduisons ici telle qu’elle se trouve dans la Correspondance de Grimm : le curé lit une tragédie de sa façon intitulée : David et Bethsabée.
« La lecture était commencée ; tout le monde rangé en cercle, écoutait attentivement. M. de la Condamine, entre autres, avait tiré le coton de ses oreilles pour entendre comme les autres, mais sa patience était à bout dès la première scène. Dans la seconde, David paraît, et se plaint de ce que l’amour le tourmente jour et nuit, et l’empêche de dormir. Il a cependant de quoi s’occuper ; il a de nouveaux ennemis dit-il : Quatre rois, vive Dieu, ci-devant mes amis.Vive Dieu ! s’écria la Condamine, pourquoi pas, ventre Dieu ! et en remettant les cotons dans ses oreilles, il sortit brusquement. Voilà, dit le curé froidement, un homme qui ne sait pas que vive Dieu est le serment des Hébreux. Dans un autre endroit, Bethsabée pressée par David de le rendre heureux, veut le piquer d’honneur et lui rappelle ses grandes actions passées ; elle dit :
- Vous sûtes arracher Saül à ses furies,
- Où ce prince vainqueur de mille incirconcis,
- Frémissait que David en eut dix mille occis.
Ah ! Dieu quel vers, s’écria le citoyen de Genève et pourquoi occis ? pourquoi pas tué ? — Je pourrais, lui dit froidement le curé, vous répondre que tué ne rime pas avec incirconcis ; mais, apparemment que vous vous imaginez que tué et occis sont des synonymes ; apprenez, Monsieur, que cela n’est pas : On dit tous les jours : cet homme me tue par ses discours et l’on n’en est pas occis pour cela. — J’avoue, reprit le citoyen, qu’il doit être fort fâcheux d’être occis, mais je ne me soucierais pas même d’être tué..... »